CHAPITRE XX

Vingt minutes plus tard, les Terriens embarquaient avec soulagement dans le Neptune. Ho-Huang, rancunier, avait absolument tenu à voir le corps de Smith avant que Ray ne le transporte dans l'une des baraques promises à l'incendie.

Pour grimper à bord, Marc avait dû soutenir Nancy encore mal remise de ses émotions. Il l'avait même aidée à reboutonner sa combinaison d'astronaute.

Elsa monta la première, bavardant à voix basse avec Ray. Lorsque tous les passagers furent regroupés dans la cabine-salon, Marc annonça :

-Miss Grant et Miss Swenson vont vous montrer vos cabines. Je vous demanderai de rester allongés jusqu'au passage dans le subespace car notre accélération sera brutale.

-Pourquoi une telle hâte? s'étonna Ho-Huang.

Marc esquissa une grimace.

-J'ignore si ces pirates n'avaient pas des complices que la destruction de l'astronef et des installations radio aurait pu alerter. Or je n'ai aucune envie de soutenir un combat contre un ou deux bâtiments adverses. J'estime avoir eu assez d'émotions ces temps derniers.

Goldman approuva vigoureusement.

-Le capitaine raisonne fort justement. J'avoue que je ne me sentirai en sécurité que dans ma maison.

Sous la conduite d'Elsa, ils évacuèrent rapidement la cabine-salon.

-Tu peux décoller, Ray. Cap sur la Terre ! Pendant ce temps, je file au bloc sanitaire me débarrasser de ta mixture avant qu'elle n'empuantisse toute l'atmosphère du vaisseau.

Lorsqu'il reparut, Marc avait enfilé une tenue d'astronaute et fleurait bon l'eau de toilette. Il s'installa avec une satisfaction visible sur le siège du copilote.

-Plongée dans dix-sept minutes, annonça Ray. J'ai juste le temps d'aller me nettoyer, moi aussi. Vérifie les écrans de surveillance!

Dès que le malaise de la transition se fut dissipé, Marc brancha la vidéo-radio. Après quelques tâtonnements, il accrocha l'émetteur du S.S.P.P.

-Je veux une liaison avec le général Khov. Priorité A 1 !

L'opérateur, un blond à l'air placide, haussa les épaules.

-Vous auriez dû consulter votre ordinateur. Il est deux heures du matin à New York, et le général n'est plus à son bureau.

-Je maintiens ma demande, répéta Marc.

-O.K., je vous branche sur son domicile mais ne vous plaignez pas si vous vous faites virer du Service !

L'écran s'assombrit une minute, puis le visage de Khov apparut. Quelques gouttes de sueur perlaient à son front. Il était torse nu.

-Bon Dieu, Stone ! s'exclamat-il en reconnaissant son interlocuteur. Où étiez-vous passé ?

A ce moment, la silhouette de la générale apparut en arrière-plan. Manifestement, elle ne portait aucun vêtement. Elle s'approcha et vint coller sa joue contre celle de son mari.

-Capitaine, nous vous avons cru mort et nous étions très affectés. Heureusement, je vois qu'il n'en est rien !

Elle cligna malicieusement de l'oeil et ajouta :

-Je n'oublie pas le service que vous m'avez rendu en dissipant les soupçons que j'avais conçus sur la conduite de mon mari lors d'une mission sur Wilk. Depuis, tous les soirs, je tente de me faire pardonner !

Khov, cramoisi, poussa un grognement et repoussa sa femme.

-Va me chercher un whisky, ordonna-t-il. Maintenant, Stone, expliquez-vous !

-Croyez bien, mon général, rétorqua Marc en dissimulant un sourire, que je ne vous aurais pas dérangé en pleine félicité conjugale pour vous donner simplement de mes nouvelles. Toutefois, j'ai pensé que vous désireriez être rapidement informé. J'ai récupéré Miss Grant et elle est à bord du Neptune. En bonne santé, quoique fatiguée.

Sans prêter attention à la stupéfaction de Khov, il ajouta :

-Bien que cela soit contraire au règlement, je me suis permis d'accueillir cinq autres personnes à bord.

-Qui? croassa le général.

-Miss Swenson et quatre de ses amis. Ils étaient sur une planète primitive et j'ai pensé que nous pouvions les considérer comme des naufragés de l'espace. Les administratifs pourront même leur envoyer une facture. Je crois que mes invités ont les moyens de la régler.

Khov éructa quelques jurons bien sentis.

-Fichez-moi la paix avec votre règlement ! Je veux des détails.

Il vida d'un trait le verre que lui tenait sa femme.

-Tous les détails ! précisa-t-il.

Marc résuma ses diverses tribulations depuis son arrivée sur Armina.

-Voilà, conclut-il. Pour l'instant nous sommes à l'abri dans le subespace et, dans quatre jours, nous arriverons sur Terre.

-Quelle histoire! soupira Khov. Dites à Ray d'envoyer un rapport complet en accéléré. Moi, je vais avoir le plaisir de réveiller Neuman pour qu'il informe le Président.

Avec un sourire railleur, il ajouta :

-Quand je pense qu'il en est encore à interroger ses ordinateurs pour tenter d'identifier de vagues comparses !

Le visage du général fut bientôt remplacé par celui de l'opérateur qui affichait un air médusé.

-C'est la première fois que je vois le général réveillé en pleine nuit sans s'en plaindre. Vous devriez donner votre recette. Cela pourrait servir à vos collègues.

-Je lui ai simplement raconté une histoire drôle ! Vous ne vous en doutez pas, mais Khov est un petit plaisantin ! Essayez et vous verrez le résultat !

-Prêt pour l'enregistrement, répondit simplement l'opérateur, de plus en plus ébahi.

Marc se leva et gagna la cabine-salon, où Elsa était seule. Elle tendit un verre à Marc.

-A notre santé ! Quand je pense que tu es en partie responsable de mes déboires...

Marc manqua s'étouffer d'indignation.

-Comment?

-Si, au lieu d'aller jouer les Lancelot sur Armina, tu avais accepté mon invitation, nous aurions voyagé sur mon astronef, rétorqua Elsa avec un rire léger. Avec toi aux commandes, nous n'aurions pas été bêtement arraisonnés par les pirates.

-Vu sous cet angle, tu as raison, reconnut Marc.

Elle lui passa doucement la main dans les cheveux.

-J'aime beaucoup cette nouvelle coupe !

-C'est une idée de Ray pour faire couleur locale !

-Tu me surprendras toujours. Je t'ai vu en guerrier grec, en gladiateur, en chevalier du Moyen Age, mais je me demande si le rôle de l'homme préhistorique n'est pas le plus naturel pour toi.

L'arrivée des autres passagers interrompit leur tête-à-tête. Goldman arborait une mine fatiguée.

-Jamais je n'ai subi une transition aussi brutale. J'ai mis plus d'une heure avant de pouvoir me relever. Votre pilote manque singulièrement de délicatesse !

-Il n'y a pas de bloc sanitaire dans la cabine qui m'a été donnée, renchérit Penford. Je trouve cela fort regrettable.

-De plus, ajouta Ho-Huang, il n'y a aucun androïde de service. J'ai appelé en vain pour obtenir une tasse de thé.

-Et moi, je n'ai pas trouvé de vodka, dit Gorba.

Marc fit front avec le sourire à ce déluge de récriminations.

-Je suis désolé, mais vous êtes sur un bâtiment de service et non sur un yacht de croisière. Vous devrez donc vous en contenter. Il y a un seul bloc sanitaire dont vous vous répartirez l'usage. Si vous avez faim ou soif, le distributeur de repas est dans cette cabine !

-Comment ? hoqueta Goldman. Vous voulez dire que nous devons absorber ces plats tout préparés ?

-Belle occasion pour tester vos productions, ironisa Elsa.

-La nourriture est excellente, mais... mais...

-Mais pour les autres, compléta Gorba avec un gros rire.

-Enfin, reprit Marc, le bar est ma propriété personnelle. Il est toutefois à votre disposition.

-Voilà une bonne nouvelle, dit Penford en se servant. Vous avez bon goût, capitaine, ce scotch est de première qualité. Je sais, c'est moi qui le fabrique. De retour sur terre, je vous ferai porter une caisse de ma meilleure cuvée !

-Et moi, rétorqua Gorba, deux caisses de vraie vodka !

Seul, Godman ne se déridait pas.

-Où est mon yacht? lança-t-il d'un ton hargneux.

-Je l'ignore, répondit Marc. Si les pirates ne l'ont pas détruit, la Sécurité galactique l'aura récupéré.

-Je l'espère bien ! Rien que les aménagements n'ont coûté plus d'un million de dois !

Elsa intervint froidement :

-De toute manière, vous devriez le mettre à la ferraille ! Lorsqu'on invite des amis, on ne les transporte pas dans une boîte de conserve à la merci du premier tyranneau de l'espace !

-Chère amie, plaida-il, convenez que nous ne pouvons voyager quatre jours dans des conditions aussi lamentables.

-Je peux fort bien ramener sur la planète primitive ceux qui ne sont pas satisfaits de mon hospitalité, répliqua Marc, excédé. Là, ils attendront la venue d'un astronef digne de les accueillir.

Gorba, qui avait déjà vidé deux gobelets de whisky, s'esclaffa :

-Touché, capitaine ! Je reste votre passager. Même la nourriture des distributeurs de Goldman ne peut être pire que les rations données par les pirates. De plus, elle aura au moins le parfum de la liberté. Enfin, mieux vaut un peu de scotch que pas de vodka du tout !

Vexé, Goldman tenta d'attaquer sur un autre plan :

-Il est inadmissible que vous ayez mis tant de temps pour nous retrouver ! Je me plaindrai à Neuman ! Il aurait également pu envoyer plusieurs bâtiments. Nous sommes des personnalités importantes !

Marc respira profondément, levant les yeux au ciel.

-Chère Elsa, voudrais-tu avoir la gentillesse d'expliquer la situation à ton ami ? Si je reste une minute de plus ici, je risque de lui tordre le cou !

Rouge de colère, Goldman clama :

-Quelle impudence ! Je le ferai casser...

-Il suffit, coupa Elsa d'une voix glaciale. Le capitaine Stone ne dépend pas de la Sécurité galactique mais du S.S.P.P. Enfin, il n'était responsable que de la sécurité de Miss Grant.

En quelques phrases mordantes, elle résuma la situation et les motifs qui avaient conduit Marc à agir seul pour ne pas risquer leur vie, au péril de sa propre existence.

-Maintenant, conclut-elle, utilisez le premier le bloc sanitaire. J'espère que cela vous nettoiera la cervelle ! Dites-vous bien que le gouvernement n'aurait jamais accepté le paiement de la rançon et que, si une escadre nous avait retrouvés, les pirates n'auraient eu aucun scrupule à nous entraîner dans la mort! Seule l'intervention de Stone nous a évité ce sort.

Sur le seuil, Goldman croisa Nancy. La jeune fille était reposée et avait changé de tenue.

-Ma modeste garde-robe est à votre disposition, Miss Swenson.

-Merci, car cette combinaison est bonne pour l'incinérateur !

La voix de Ray résonna dans l'interphone :

-Communication pour Miss Grant de la part du Président.

Nancy gagna le poste de pilotage.

-Alors, fillette, comment te sens-tu? demanda le Président dont les traits étaient marqués par la fatigue et l'insomnie.

-Beaucoup mieux depuis quelques heures ! Je rapporte une extraordinaire communication sur le Graal. Toutefois, ajouta-t-elle avec un petit sourire, à l'avenir, je pense que je me consacrerai uniquement à l'étude des textes anciens.

-Cela voudra mieux, d'autant que je n'autoriserai plus jamais ce genre d'expédition.

-Tu sais, la légende avait raison sur un point. Seuls les preux peuvent approcher le Graal. Le capitaine Stone a été merveilleux et il est arrivé juste à temps. Il faudra l'inviter à la maison.

-Entendu, nous organiserons un dîner intime. Maintenant, je crois que nous avons tous besoin de repos.

-Je voudrais encore que tu transmettes un message au général Khov. Dis-lui que je lui présente mes excuses. C'est lui qui avait raison. Il sait fort bien recruter ses agents !

Le Président acquiesça.

-Capitaine Stone, conclut-il, je vous renouvelle mes félicitations et... merci !

Marc, stimulé par Ray, déclara d'une voix hésitante :

-Pourrais-je vous demander un service, monsieur le Président ?

-Naturellement.

-A mon arrivée sur Terre, je risque d'avoir quelques problèmes.

-Lesquels?

-Par exemple, le ministre de la Justice pourrait décréter mon intervention totalement illégale, car je n'étais investi d'aucun pouvoir de police !

-Je vois, sourit le Président.

-Il y a plus grave! Ignorant le nombre exact des pirates et pour empêcher qu'ils donnent prématurément l'alarme, j'ai dû pousser mon androïde à agir d'une manière assez... expéditive.

-C'est bien normal !

-Dans le feu de l'action, sans doute, mais un avocat rusé n'hésiterait pas à affirmer que les pirates n'étaient que de malheureuses victimes d'une société répressive. Si on leur avait expliqué la vilenie de leur action, ils se seraient rendus à la première injonction. Or j'ai peut-être omis de faire les sommations d'usage.

Malgré sa fatigue, le Président éclata de rire.

-Je crois vous comprendre ! Vous souvenez-vous de notre dernière conversation ?

Marc opina.

-Elle signifiait que vous aviez carte blanche pour agir. Alors, si on vous questionne, répondez simplement que vous n'avez fait qu'obéir à mes odres, comme votre devoir vous y obligeait. Si un reproche doit être formulé, moi, et moi seul, porterai la responsabilité de vos actes.

Avec un clin d'oeil complice, il ajouta :

-J'ai les épaules assez larges pour supporter ce genre d'accusation, d'autant que je serai appuyé par Khov, Neuman et... quatre-vingt-dix pour cent de la population! Les paisibles citoyens n'ont aucune sympathie pour les rançonneurs et les preneurs d'otages. A juste titre, ils les considèrent comme des lâches qui spéculent sur des sentiments de générosité et d'humanité que, justement, ils ne possèdent pas! Dormez tranquille ! Grâce à vos documents, la police traque les complices et je me charge du reste. Avertissez seulement lors de votre émergence du subespace. Une escadrille de la Sécurité galactique vous attendra pour vous escorter jusqu'à New York. Je ne tiens pas à ce qu'une foule de malfrats tente de récupérer l'opération à leur profit.

Nancy et Marc retournèrent dans la cabine-salon. Goldman, qui était sorti du bloc sanitaire, glapit :

-J'exige d'être mis en communication avec mes bureaux ! Notre enlèvement a certainement déclenché une panique à la Bourse, et mes actions ont dû s'effondrer. J'ai peut-être perdu une fortune.

Aussitôt, Penford, Ho-Huang et Gorba réclamèrent un traitement identique.

-La vidéo-radio est à votre disposition, arrangez-vous avec Ray.

Tandis qu'ils gagnaient le poste de pilotage en se bousculant, Nancy annonça ;

-Je vais me coucher ! Je crois que je dormirai vingt heures d'affilée.

Elsa tendit un nouveau verre à Marc.

-Je pense que tu as besoin d'un remontant.

-Merci ! Ne veux-tu pas aussi prévenir de ton retour ?

La jeune femme éclata de rire.

-Ils ont plusieurs heures de retard! En montant sur le Neptune, j'ai discuté avec Ray et je lui ai demandé d'envoyer mes ordres d'achat, avant même que nous décollions. Que veux-tu? Je dois me rembourser des frais de cet épouvantable voyage !

Marc leva son verre.

-A la femme d'affaires la plus désirable que je connaisse !

Redevenant sérieux, il demanda :

-Comment as-tu réussi à les caser tous ?

-J'ai donné une cabine à chacun.

-Mais il en manque une ! s'étonna-t-il.

-Effectivement, aussi ai-je jugé plus simple de m'installer dans la tienne. Il nous faut bien occuper le temps du voyage !

Elle se redressa et prit la main de Marc, le regard brillant.

-Mon guerrier primitif n'a-t-il pas envie d'un repos bien mérité ?