CHAPITRE IX

Les quatre voyageurs étaient attablés dans la masure. Jalma s'affairait joyeusement autour de sa marmite. Marc étouffa discrètement un bâillement. La fin de la nuit avait été particulièrement houleuse et il n'avait regagné sa paillasse qu'un peu avant l'aube. Il s'efforçait de ne pas voir les regards ironiques de Ray, et soupçonneux de Miss Grant.

Marc ayant émis le désir d'avoir un peu d'eau fraîche, Jalma courut tirer un seau du puits. Nancy, qui paraissait reposée, ne put s'empêcher de maugréer :

-Les coutumes médiévales permettent à votre caractère macho de s'épanouir à merveille. Je commence à comprendre les motivations profondes qui vous ont poussé à choisir cette spécialisation.

Un cri provenant de l'extérieur évita à Marc de répondre. Il se précipita dehors.

Un groupe de cinq hommes entouraient Jalma. Ils étaient commandés par un chevalier en armure. Sa visière baissée empêchait de distinguer ses traits. A sa droite se tenait un prêtre, vêtu d'une longue robe de laine grise. Sur sa poitrine, un cercle rouge était brodé. Il avait un visage étroit, le nez busqué et d'épais sourcils qui surmontaient des yeux noirs très brillants. En retrait, un écuyer, très rouge, essayait de se faire oublier.

En voyant sortir plusieurs personnes de la cabane, le moine s'écria d'une voix aiguë :

-Qui êtes-vous? Que faites-vous dans l'antre de cette sorcière?

-Je suis un chevalier venu d'un lointain pays en quête du Graal, et cette jeune fille nous a accordé l'hospitalité pour la nuit.

Le moine se frappa la poitrine à l'endroit du cercle rouge.

-Recule, démon, recule ! éructa-t-il. Il aurait mieux valu pour toi et tes compagnons dormir au milieu d'une nature hostile, plutôt que d'approcher cette sorcière !

Pendant ce temps, deux gardes avaient lié les poignets de Jalma avec une solide corde qu'ils avaient ensuite passée sur la basse branche d'un arbre. La malheureuse, les bras tendus au-dessus de la tête, ne reposait plus que sur la pointe des pieds.

-Que reprochez-vous à cette jeune fille? s'impatienta Marc.

-Elle a été jugée hier par un saint tribunal qui l'a déclarée coupable !

-Beau procès, ironisa le Terrien, avec un accusé absent qui ne peut présenter sa défense, Le jugement est sans valeur.

Qu'un insolent puisse mettre en cause le tribunal ecclésiastique indigna le prêtre dont le visage s'empourpra.

-Sa présence était inutile ! Des témoins ont juré devant les autels. Le baron Kuk, ici présent, a raconté sous serment comment il avait été ensorcelé et contraint de frapper sa femme qui en est morte. La sorcière espérait ainsi l'amener à l'épouser ! C'est en pénétrant dans notre temple que son esprit a été en partie libéré.

-C'est faux ! s'écria Jalma. Le baron n'est jamais venu ici ! Je le jure.

Un sourire étira les lèvres minces du moine.

-Tu mens, sorcière ! Un témoin a confirmé les dires du baron !

L'écuyer lança alors précipitamment :

-J'accompagnais messire Kuk et j'étais resté en arrière, dissimulé dans un fourré. J'ai vu la sorcière s'avancer vers lui. Soudain, elle s'est transformée en un énorme serpent qui s'est enroulé autour de monseigneur. Ce reptile avait une tête énorme et des yeux rouges flamboyants. Ils sont restés de longues minutes à se regarder, puis le serpent a semblé disparaître brusquement tandis que le baron restait immobile. Il a mis plus d'une heure à retrouver ses esprits.

Le baron releva la visière de son heaume, montrant un visage rougeaud et grossier.

-La cause a déjà été jugée. Qu'on exécute la sentence. La sorcière doit être fouettée jusqu'à ce que mort s'ensuive, puis son corps sera brûlé et ses cendres dispersées.

Un garde décrocha de la selle de son cheval un long fouet à plusieurs lanières. Marc réfléchissait, se remémorant les différents enregistrements effectués sur Armina.

-Un instant, dit-il. Dans mon pays, tout condamné pour crime de sorcellerie a le droit de faire appel au jugement de Dieu et de demander un champion.

Une grimace de contrariété déforma les traits du moine qui éclata d'un rire forcé.

-Qui voudrait être le défenseur d'une sorcière ?

-Moi, rétorqua Marc. Jalma, m'acceptes-tu comme champion ?

La malheureuse fille hésita un court instant.

-Qui... oui, mais prends garde, le baron est un redoutable adversaire.

Ce dernier regarda Marc, l'air courroucé. Ses petits yeux vifs jaugeaient la carrure du Terrien. Se tournant vers le moine, il marmonna :

-Est-il réellement chevalier? C'est peut-être un vilain qui tente de nous abuser pour sauver sa complice.

-Mon lignage est aussi pur que le tien. Le baron Olgo m'a jugé d'assez bonne naissance pour défendre ses intérêts face au baron Wexo, et ensuite il m'a accordé la main de sa fille ! Seul mon désir d'approcher le Graal a retardé cette union.

Le prêtre, indécis, hocha la tête.

-Ainsi, tu es le chevalier à l'étoile qui a vaincu le baron Wexo, murmura-t-il. La nouvelle m'est parvenue hier.

-Il possède certainement un talisman donné par la sorcière, c'est ce qui le rend aussi arrogant ! protesta Kuk Le combat ne serait pas loyal.

-Je demande que le révérend père nous bénisse tous les deux, déclara Marc. Nul doute que ses pouvoirs divins soient supérieurs à n'importe quel sortilège.

Le moine fut bien obligé d'acquiescer.

-Je vous conjure de réfléchir, sire chevalier. Que vous importe la vie ou la mort d'une sorcière !

-En recevant mes éperons de chevalier, n'ai-je pas juré de toujours défendre le faible et l'innocent? Si je manquais à mon serment aujourd'hui, comment pourrais-je espérer approcher le Graal ?

Le baron et le prêtre se concertèrent à voix basse. Toutefois l'ouïe électronique de Ray perçut la conversation qu'il transmit psychiquement à Marc.

-Voilà un contretemps bien fâcheux, murmurait le moine. Il faut que vous éliminiez rapidement ce gêneur, sinon notre plan sera compromis.

-Je pourrais l'attaquer avec mes hommes...

-Prenez garde, ils sont quatre et l'un des écuyers semble un rude gaillard. Or vos soldats ne sont pas très dégourdis, c'est pour cela que vous les avez choisis. Il ne fallait pas qu'ils réfléchissent trop. Vous devez accepter un combat singulier.

Se tournant vers Marc, le moine dit à voix haute :

-Si tu n'as pas changé d'avis, jeune insensé, prépare-toi à mourir! De combien de temps as-tu besoin ?

-Le temps seulement de revêtir mon armure. Lorsqu'il combat pour une juste cause, un chevalier est toujours prêt !

Marc se dirigea vers l'appentis où Ray avait rangé l'armure de Wexo.

-Attention, Marc !

L'appel psychique de l'androïde le fit se retourner. Le baron avait dégainé son épée et s'apprêtait à frapper. Le Terrien esquiva d'un rapide saut de côté.

-Si Dieu doit juger, ricana Kuk, il le fera aussi bien avec ou sans armure !

Déjà il repartait à l'attaque. Marc réussit de justesse à saisir le bouclier que Ray lui tendait.

-Félon ! Tu seras puni pour une telle traîtrise.

De son écu, il para un coup de pointe et riposta d'un vigoureux revers qui ébranla le bouclier de son adversaire où était peinte une épée rouge.

Le combat se poursuivit durant de longues minutes, attaques et parades se succédant à un rythme accéléré. Le baron avait été contraint de reculer de plusieurs pas.

Une ride soucieuse barrait le front du moine qui s'efforçait de rester impassible. Les gardes s'étaient approchés pour mieux suivre le combat. Le prêtre lança à plusieurs reprises un regard de connivence à l'un des soldats. Ce dernier parut enfin comprendre et s'écarta du groupe de ses camarades. Lentement, sa main descendit vers le poignard suspendu à sa ceinture. Une piqûre au flanc droit interrompit soudain son mouvement. Tournant la tête, il découvrit le visage souriant de Ray, derrière lui.

-Si tu esquisses un geste, tu es mort, murmura l'androïde.

Le garde, les lèvres sèches, opina.

-Parfait! Maintenant, va rejoindre tes compagnons.

Marc entendait le souffle rauque de son adversaire. Lui-même commençait à peiner. Son bras gauche devenait douloureux. Estimant que le combat avait assez duré, il esquissa un coup de revers sur la gauche de son adversaire. Déjà Kuk levait son bouclier. Marc fit un dégagement et lança un coup de pointe qui atteignit le baron au cou, à la jonction du heaume et de la cuirasse. Aussitôt un jet de sang macula l'armure.

Etonné, Kuk s'immobilisa une fraction de seconde. Il voulut reculer, mais bascula à la renverse. Aussitôt, l'écuyer, vert de peur, se précipita pour ôter le heaume du baron. Une plaie apparut à la base du cou d'où s'écoulait un jet de sang rouge vif, trahissant une blessure à la carotide.

Kuk ne se trompa pas sur son état.

-Mon Dieu, pardonnez-moi, gémit-il.

-Reconnaissez-vous que Jalma est innocente ? le pressa Marc.

-Oui ! Oui ! J'ai menti ! Je ne suis jamais venu ici. J'ai tué ma femme dans un mouvement de colère et j'ai voulu faire supporter le poids de mon crime à cette fille. Dieu m'a puni, je me repens, je...

Il eut un dernier hoquet et ne bougea plus.

Tous les assistants étaient figés de stupeur. Marc pointa alors son épée sur l'écuyer resté agenouillé près du corps de son maître.

-Prétends-tu encore avoir vu Jalma se transformer en serpent ?

L'homme leva ses mains jointes.

-Pitié, monseigneur, pitié. J'ai aussi menti, mais c'est le baron qui me l'avait ordonné.

Le moine parut émerger d'un cauchemar.

-Tu as juré sur l'autel ! gronda-t-il. Tu mérites la mort comme ton maître !

-Je ne pouvais désobéir, souffla le malheureux. Le baron m'avait donné six pièces d'or.

Il sortit de la poche de son justaucorps une petite bourse. Le moine la rafla d'un geste preste et cria :

-Qu'on pende immédiatement ce sacrilège !

Les gardes, qui suivaient difficilement l'enchaînement des événements, tardèrent à réagir. L'écuyer mit à profit cette hésitation pour se relever et s'enfuir à toutes jambes, poursuivi par les malédictions du prêtre.

-Vous avez pu constater que j'ai loyalement combattu, dit Marc au serviteur de Dieu. Dieu a jugé cette jeune fille innocente !

Le moine opina lentement, tout en lançant au Terrien des regards furibonds. Sur l'injonction de Marc, Ray s'approcha de Jalma toujours suspendue à sa branche d'arbre. Un garde, trapu et le front bas, armé du fouet, tenta de s'interposer. L'androïde l'écarta de sa route d'un revers négligent du bras qui donna au soldat l'impression de recevoir une ruade de cheval. Il recula de quelques pas, plié en deux par la douleur.

Le geste de Ray, quoique discret, n'échappa pas au moine qui comprit que tout recours à la force était inutile. Ces maudits étrangers étaient de taille à se débarrasser des cinq gardes encore plus facilement que du baron. Qui sait même s'ils ne seraient pas capables de le liquider également ? Faire disparaître des corps dans ce marais serait un jeu d'enfant !

-Le cheval et les armes du vaincu vous reviennent, chevalier, dit-il.

-Je n'en veux pas, répondit Marc. Ils sont souillés par le contact d'un tel félon. Qu'ils soient vendus et que l'argent serve à des sacrifices pour le repos de son âme.

Cette idée arracha un discret sourire au moine qui darda son regard sur Marc, tandis que les gardes chargeaient le corps de leur maître sur son cheval.

-Lorsque votre quête sera terminée, fructueuse ou non, vous irez certainement à la cour du roi Arth. Le baron Kuk n'a pas d'héritier légitime et son fief sera attribué. Un chevalier brave et... intelligent serait un grand bienfait pour notre contrée. Ne tardez cependant pas trop !

Sur cette recommandation, il se jucha sur sa monture et partit au galop, suivi des gardes. Dès qu'ils eurent disparu dans la forêt, Jalma se jeta dans les bras de Marc et l'embrassa à pleine bouche.

Au bout d'un moment, Marc s'écarta doucement.

-Du calme, jeune fille, tout est terminé maintenant. Que dirais-tu de reprendre le déjeuner que l'arrivée de ces importuns a fâcheusement interrompu !

Cette suggestion arracha un cri à Jalma.

-Ma soupe ! Espérons qu'elle n'a pas brûlé.

Elle s'élança aussitôt dans la masure. Miss

Grant se manifesta alors d'un ton courroucé :

-Accepter ce duel vous a fait courir des risques inutiles. Si vous aviez été blessé, notre mission aurait été compromise.

-Je n'avais pas d'autre solution pour arracher Jalma à ces brutes. De plus, je ne craignais pas grand-chose. Souvenez-vous, vous avez affirmé que mon écran protecteur me maintenait dans un doux cocon !

-Il n'est pas aussi efficace que nous l'avions cru, grogna Peter en désignant son coquart qui virait au violet.

-N'importe ! Je ne suis pas blessé et nous n'avons perdu qu'une heure !

L'appel de Jalma les invitant à passer à table interrompit la discussion.