JEAN-PIERRE GAREN

CHAPITRE PREMIER

Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent avec un chuintement soyeux, livrant passage au capitaine Marc Stone. C'était un solide gaillard, trente-cinq ans, un visage aux traits énergiques surmonté d'une chevelure brune.

Dans la pièce, une secrétaire consultait de multiples écrans de contrôle.

-Bonjour, Peggy. Quelle est la raison de cette convocation urgente alors qu'il me reste encore deux semaines de permission ?

Peggy était une authentique vieille fille d'une cinquantaine d'années, sèche, anguleuse, à la mâchoire proéminente. Elle juchait sur son nez long et mince une antique paire de lunettes de myope faisant paraître ses yeux ridiculement petits. Un discret sourire étira ses lèvres minces. Peggy ne pouvait se défendre d'éprouver une très vive sympathie pour Stone. Certes, il la taquinait comme les autres agents du

Service de Surveillance des Planètes Primitives, mais elle aimait ses yeux aux reflets changeants. De plus, elle n'oubliait pas qu'il avait sauvé la vie du général Khov, perdu sur une lointaine planète.

-Le général vous expliquera ce qu'il souhaite. Méfiez-vous, il est de fort méchante humeur.

Marc étouffa un soupir.

-Annoncez-moi ! J'ai hâte de connaître ma prochaine destination. Somme toute, ce départ impromptu m'arrange bien. J'ai passé une agréable semaine avec Miss Swenson...

-Je constate que vous vous entendez toujours fort bien avec la femme la plus riche de la Galaxie...

-Effectivement ! Toutefois, elle doit partir en voyage d'affaires et s'était mis dans la tête de m'emmener. Je me serais ennuyé mortellement avec tous ces gens qui ne parlent que de finance.

La secrétaire désigna un voyant vert au-dessus d'une porte.

-Entrez, capitaine, le général vous attend.

En pénétrant dans le bureau de son supérieur, Marc réprima une grimace. L'air était saturé de fumée ! Or le général ne fumait pas, sauf lorsqu'un problème épineux le tracassait.

Khov était un colosse de deux mètres de haut qui pesait largement son quintal. Son crâne totalement dégarni brillait de mille feux. De ses lointains ancêtres mongols, il avait hérité ses yeux légèrement bridés. De l'extrémité de son cigare, il désigna un siège à Marc. Le geste fit tomber de la cendre sur la table qu'il chassa d'un revers négligent de son énorme main. Il dirigeait le Service de Surveillance des Planètes Primitives avec énergie depuis plus de dix ans.

-Asseyez-vous, Stone, grogna-t-il. Nous avons un problème.

Il se redressa sur le fauteuil qui gémit sous son poids.

-Je viens d'avoir un entretien avec le Président. Il en découle que j'ai besoin d'un volontaire pour une mission et...

Devant l'hésitation du général, Marc acheva en riant :

-... Et il faut que je sois ce volontaire. Si je ne m'abuse, c'est la troisième ou quatrième fois que vous me faites ce genre de proposition. Nous gagnerions du temps si vous m'indiquiez le but de ma mission.

Khov éclata d'un gros rire. Fouillant dans un tiroir de son bureau, il sortit une bouteille de scotch.

-Prenez les gobelets du distributeur, mon garçon. Je n'ai jamais douté de votre acceptation. Ma mauvaise humeur vient du fait que je n'apprécie guère la besogne ordonnée par le Président.

Il avala une généreuse rasade d'alcool et poursuivit :

-Vous allez devoir escorter Miss Nancy Grant.

-La fille du Président ?

-Exactement, marmonna Khov. Elle est mandatée par la faculté des sciences anciennes et vient d'obtenir du grand conseil l'autorisation de se rendre sur Armina.

Devant la mine interrogative de Stone, il précisa :

-C'est une planète humanoïde découverte il y a un siècle. Elle abrite une civilisation médiévale, aux dires des deux expéditions que nous avons envoyées là-bas. La dernière ne date que d'une année.

-Quel besoin a la fille du Président de se rendre là-bas ?

-Elle vous l'expliquera elle-même. Elle sera escortée de son fiancé Peter Anderson, un gros bonnet de la faculté, très fortuné de surcroît.

-La cause de votre mauvaise humeur? s'étonna Marc.

Le général abattit le poing sur son bureau, faisant dangereusement osciller la bouteille de scotch.

-Cette expédition crée un dangereux précédent ! Si des autorisations d'exploration sont délivrées, même dans un but purement scientifique, c'en est fait de la loi de non-immixtion! Nous allons être assaillis de demandes de toutes les facultés qui vont s'abattre sur ces malheureuses planètes primitives comme des mouches sur une tartine de m...

Marc approuva de la tête.

-Nous n'en sommes pas encore là ! Si je saisis bien, l'autorisation n'a été accordée qu'à titre exceptionnel. Que veut trouver cette fille sur Armina ?

-Je n'ai rien compris à l'objet de ses recherches.

Le général consulta l'horloge suspendue au mur.

-Elle ne devrait pas tarder à se manifester.

Avec un sourire gêné, Khov ajouta :

-Je vous ai toujours fait confiance, Stone, et je sais que vous saurez vous comporter en officier responsable. Cependant soyez prudent! La fille du Président a beaucoup d'influence sur son père, beaucoup trop! Si elle était mécontente de vous, elle ne manquerait pas de se plaindre. Malheureusement l'attribution des crédits de fonctionnement du S.S.P.P. doit se discuter le mois prochain. Vous n'ignorez pas que nous avons de nombreux adversaires qui seraient enchantés de l'abolition de la loi de non-immixtion, ce qui leur permettrait de mettre au pillage ces planètes primitives. Or, jusqu'à présent, notre principal soutien provient du Président. Il serait catastrophique qu'il vienne à nous manquer !

-Je ferai tout mon possible, général, soupira Marc. Mais vous savez que je ne suis pas un diplomate modèle. N'auriez-vous pas quelqu'un de plus malléable ?

Khov, à son tour, poussa un énorme soupir.

-Effectivement ! Mais le Président vous a désigné personnellement et il m'est difficile de ne pas obéir.

La voix de la secrétaire résonna dans l'interphone :

-Miss Nancy Grant vient d'arriver, général.

-Faites-la entrer, Peggy.

La fille du Président était grande, élancée, âgée de vingt-huit ans. Des cheveux blonds coupés court encadraient un visage rond aux traits réguliers. Elle était suivie de Peter Anderson. La trentaine, athlétique, le teint bronzé, il avait tout du jeune premier sympathique.

Khov qui s'était levé fit les présentations :

-Voici le capitaine Marc Stone qui dirigera votre mission.

Nancy dévisagea Marc de ses yeux très bleus, un peu froids.

-Enchantée, dit-elle d'une voix assez sèche. Vous avez pour mission de nous escorter, mais je vous précise que je suis le chef de notre expédition.

Avec un effort louable qui arracha un soupir de soulagement à Khov, Marc répondit :

-Je suis donc à vos ordres, mademoiselle.

Heureusement pour Marc, la poignée de main d'Anderson était franche et cordiale. Il eut même un petit haussement d'épaules traduisant qu'il ne fallait pas s'offusquer des propos de Miss Grant.

Cette dernière s'installa dans un fauteuil et ouvrit un attaché-case. Elle en tira un dossier épais qu'elle ouvrit.

-Il est inutile de perdre du temps. Venons-en à notre mission ! En tant que spécialiste des civilisations médiévales, capitaine, je pense que vous savez ce qu'est le Graal.

Devant les dénégations de Marc, elle prit un air excédé.

-L'inculture de vos agents, général, me semble encyclopédique, ironisa-t-elle.

Dans un lourd silence, elle reprit :

-La légende du Graal a inspiré une importante littérature du XIe au XIIIe siècle terrien. C'était un vase, une coupe, qui aurait recueilli quelques gouttes du sang du Christ. De nombreux chevaliers seraient partis à la recherche du Graal, mais seuls les plus vaillants et les plus purs ont pu l'approcher.

-Intéressant, ricana Marc, mais le Service ne dispose pas encore d'une machine à remonter le temps. Je ne comprends pas mon rôle dans cette histoire.

Miss Grant eut un mouvement d'impatience.

-Attendez un peu! jeta-t-elle hargneusement. Il me faut encore poursuivre votre éducation qui semble avoir été fort négligée. Je me demande encore comment vous avez pu être admis au S.S.P.P. ! Je conseillerai à l'avenir qu'un membre de la faculté assiste aux épreuves.

Irrité par cette critique de son Service, Khov réagit vivement :

-La question a déjà été évoquée de nombreuses fois. Jusqu'à nouvel avis, le S.S.P.P. est un service indépendant qui ne relève que du Grand Conseil dont j'ai l'honneur d'être membre. Le Conseil et le Président peuvent me révoquer s'ils le désirent !

Peter, qui sentait l'atmosphère se tendre dangereusement, se hâta d'intervenir :

-Nous connaissons tous vos mérites, général, et Miss Grant ne songe nullement à les mettre en doute.

-Pardonnez-moi cette remarque déplacée, renchérit cette dernière. Mieux vaut achever mon histoire. Il semble donc que les moines du Moyen Age aient arrangé à leur manière l'histoire de la quête du Graal car on a retrouvé dans d'anciennes légendes celtes cette notion de la recherche périlleuse d'un objet mythique.

Bien que ne voyant toujours pas où la fille voulait en venir, Marc se garda cette fois d'intervenir et attendit patiemment la suite.

-C'est à partir de cette constatation que mes travaux débutèrent. J'ai étudié tous les rapports de mission des agents du S.S.P.P. qui avaient exploré des planètes dont les civilisations avaient atteint ou dépassé le stade médiéval, une quinzaine environ. Cela m'a demandé beaucoup de temps et de peine, d'autant que les enquêteurs ne s'intéressent guère à la littérature. Toutefois, sur trois d'entre elles, j'ai retrouvé la même légende. Pour les deux premières, les récits font allusion à des événements anciens. C'est la dernière qui présente un intérêt majeur. En ce moment, il y a sur Armina des chevaliers qui cherchent encore un Graal ! Nous nous rendons là-bas pour nous associer à cette quête. Je veux savoir si, derrière le mythe, ne se trouve pas une certaine réalité !

-Je reconnais, admit Marc, que l'hypothèse est ingénieuse et mérite d'être étudiée. Comment comptez-vous procéder ?

Miss Grant tapota sur son dossier.

-Tout est parfaitement au point. Avec Peter, nous avons travaillé pendant six mois pour régler les détails. Je vous expliquerai en cours de route ce que j'attends de vous.

Anderson surenchérit en disant :

-Nous n'attendions plus que l'ultime autorisation du Conseil. Maintenant que nous l'avons obtenue, nous désirons partir au plus vite.

-L'astronef est-il prêt, général ? demanda Nancy.

-Dès la sortie du Conseil, j'ai donné des ordres en conséquence. Le Neptune, l'aviso habituel du capitaine, vous attend sur le terrain.

-Dans ce cas, nous décollerons ce soir!

-C'est un peu précipité, protesta Marc. Il me faut le temps de préparer mon androïde en lui fournissant les données enregistrées au cours de la précédente mission sur Armina.

-Croyez bien, railla Nancy, que nous n'avons pas négligé ce point. Peter a passé la nuit dernière à programmer l'androïde qui doit nous accompagner. C'est un des derniers modèles sortis qui nous a été fourni par le service du matériel du S.S.P.P.

Les traits de Marc se figèrent.

-En mission, je préfère être escorté par Ray, mon androïde personnel.

Le général lança à Stone un regard ironique. Il n'ignorait rien des liens étranges qui s'étaient créés, au fil des missions, entre l'homme et sa machine. Les ingénieurs cybernéticiens affirmaient que les androïdes étaient de simples robots à l'image des humains et qu'ils ne pouvaient réagir qu'en fonction de leur programmation. Khov savait que c'était inexact.

Ray était un des rares modèles pourvu d'un amplificateur psychique lui permettant de communiquer mentalement avec Marc. Etait-ce ce qui le différenciait des autres machines ?

-Vos préférences importent peu, reprit Miss Grant d'un ton tranchant. Nous n'allons pas perdre plusieurs heures pour un simple caprice d'enfant gâté !

-Vous verrez que ces nouveaux androïdes sont de véritables merveilles, dit Anderson, plus diplomate. Vous disposerez du temps du voyage pour vous familiariser avec son utilisation.

Constatant que Marc secouait toujours la tête, il ajouta avec un large sourire, exhibant ses dents blanches et bien rangées :

-Ce petit changement dans vos habitudes mérite cependant une indemnité.

Tirant de sa poche une plaque de monnaie, il annonça :

-Voici dix mille dols ! Une honnête compensation, n'est-ce pas?

Comme Marc restait immobile, Anderson, après un instant d'hésitation, déposa la plaque sur le bureau du général.

D'un geste rageur, Marc extirpa de sa combinaison d'astronaute deux plaques identiques qu'il lança sur la table.

-Et voici vingt mille de plus ! Cela vous permettra d'acheter un autre esclave !

-Mais... mais cela représente plusieurs mois de solde, bégaya Anderson.

Khov, dont les nerfs étaient mis à rude épreuve, commenta avec un sourire narquois :

-Le capitaine Stone dispose d'une jolie fortune personnelle dont il use à son gré. Ce n'est pas l'appât du gain qui le pousse à rester au S.S.P.P.

Un éclair de colère brilla dans le regard d'Anderson.

-Très bien, mon général. Dans ce cas, nous vous demandons de désigner, en remplacement de Stone, un officier plus courtois !

-Je pense qu'il est inutile de prolonger cette conversation, mon général! lança Marc. Je vous demande donc la permission de me retirer !

Comme Khov hésitait, Nancy intervint :

-Un instant, je vous prie, capitaine. La discussion est bien mal engagée et nous sommes tous un peu nerveux. Peter ne voulait pas vous insulter, capitaine. Il va vous faire des excuses que je vous prie d'accepter.

Devançant les protestations d'Anderson, elle ajouta :

-Vous le ferez, Peter, c'est indispensable. Le Président et le Conseil ont été très réticents à autoriser notre mission. Ils ont finalement accepté à la condition que le capitaine Stone nous escorte. S'il refuse, notre expédition ne pourra jamais avoir lieu !

Se tournant vers Marc, elle continua doucement :

-C'est la preuve de l'estime que vous portent le Président et l'amiral Neuman, le chef de la Sécurité galactique.

Anderson réagit très vite et grimaça un sourire :

-Je pense m'être emporté stupidement. Je vous prie de m'excuser.

-N'en parlons plus, soupira Marc.

Toutefois, voyant le regard que Peter posait sur les plaques de monnaie, il suggéra :

-Je crois, mon général, que vous devriez verser cet argent aux oeuvres du Service. Il permettra d'accorder des bourses d'étude aux enfants des agents morts en liaison. Maintenant où en étions-nous ?

-A votre androïde ! Est-ce votre seule exigence ? demanda Nancy.

-Ce n'est pas un caprice, croyez-moi. Si ma culture générale présente de nombreuses lacunes, j'ai au moins l'expérience des planètes primitives. Vous courrez de grands dangers. En tant que responsable de votre sécurité, je veux pouvoir compter sur une mécanique dont je connais parfaitement les réactions. Dès que vous m'aurez fourni le programme pour l'androïde, nous pourrons partir, même cette nuit.

-Je préférerais demain matin, déclara Anderson. J'ai besoin de travailler une grande partie de la nuit pour démonter mon programme prévu pour l'autre androïde et l'adapter au vôtre.

-Rendez-vous donc à sept heures sur le Neptune. Décollage prévu pour huit heures !

Miss Grant se leva, aussitôt imitée par Anderson. A peine la porte refermée sur le couple, Khov sortit sa bouteille.

-Nous avons mérité un verre ! J'ai pensé un instant que nous allions à la catastrophe. J'avoue que la façon dont vous avez obligé Anderson à faire un don au Service m'a amusé.

Les deux hommes burent en silence.

-Je vous souhaite beaucoup de courage, Stone. Avec ces deux-là, le voyage risque de ne pas être drôle tous les jours. N'oubliez cependant pas que les crédits de notre Service dépendent pour une grande part de la volonté du Président !