CHAPITRE VII
Le lendemain, au réveil, Nancy et Peter n'affichaient pas une mine radieuse. Seul Marc paraissait détendu et reposé.
-Je me demande comment vous avez pu dormir sur ce sol épouvantablement dur, maugréa Miss Grant.
-Simple question d'entraînement, répondit Stone avec un demi-sourire.
Tandis que Ray sortait les dernières provisions, Nancy lançait de fréquents regards sur la petite rivière qui sinuait entre les arbres.
-A défaut d'une nuit correcte, j'aimerais prendre un bain. Hier je n'ai pu que me laver le bout du nez. J'espère aussi que l'eau fraîche effacera mes courbatures. Comme je souhaite être tranquille, je vous demande, messieurs, d'aller prendre votre déjeuner un peu plus loin.
Marc réprima une grimace.
-Entendu, toutefois Ray restera avec vous.
-Il n'en est pas question ! Je sais que votre androïde enregistrera la scène, ce qui amusera d'abord beaucoup les techniciens du S.S.P.P., puis tous les magazines de l'Union Terrienne qui s'arracheront les photographies de la fille du Président entièrement nue !
-Le Service n'a pas l'habitude de divulguer ce genre de documents ! s'emporta Marc.
Retrouvant un peu de calme, il plaida :
-Soyez raisonnable ! Pour vous baigner, il vous faut enlever votre ceinture protectrice, ce qui vous met à la merci du premier agresseur venu !
-Ridicule ! Nous sommes seuls en pleine forêt, et nous n'avons pas rencontré âme qui vive depuis vingt-quatre heures ! Je vous ordonne donc de vous éloigner, vous et votre tas de ferrailles !
Marc salua très protocolairement.
-Votre ordre a été enregistré, Miss Grant. Nous verrons les suites que la commission de discipline y apportera. Ray ! Appelle le module, nous regagnons immédiatement le Neptune.
Nancy resta un instant immobile.
-Que voulez-vous dire? murmura-t-elle, indécise.
-J'estime que vous violez une règle de sécurité. Le problème est résolu. Ce bain est inutile, puisque dans quarante minutes vous disposerez du bloc sanitaire de l'aviso.
Peter se manifesta, visiblement ennuyé :
-C'est ridicule, Marc. Pour une petite dispute, vous n'allez pas interrompre une importante mission, alors que nous touchons presque au but.
Stone ne bougeait pas, les lèvres serrées.
-Ne pouvez-vous oublier quelques instants votre damné règlement ? ajouta Peter.
-Jamais, lorsque la sécurité de ceux dont je suis responsable est en jeu.
Les joues rouges de colère, Nancy lança :
-Vous avez gagné, capitaine ! Puisque vous l'exigez, je me déshabillerai devant vous. Ainsi vous pourrez vous vanter dans les bars d'avoir vu les fesses de la fille du Président !
D'un mouvement rageur, elle dégrafa son pourpoint, enleva sa chemise et arracha le bandage qui maintenait ses seins. Elle acheva de se dévêtir et fixa Marc. Avec un air de défi, elle s'étira, faisant saillir sa poitrine.
Gêné, Marc détourna le regard, tandis que la jeune femme s'approchait de l'eau. Il s'assit sur le sol et grignota un morceau de viande.
Peter haussa les épaules et l'imita.
-Oublions cet incident, capitaine. Sommes-nous loin de cette montagne ?
-D'après les estimations de Ray, une bonne centaine de kilomètres. Ce soir, nous devrions atteindre le bord du marais. Ensuite j'ignore les difficultés que nous rencontrerons.
Un hurlement de frayeur fit bondir Marc. Instinctivement, il porta la main à la garde de son épée. Nancy avait jailli de l'eau et fuyait à toutes jambes.
Elle se jeta dans ses bras, tremblante, livide.
-Mons... monstrueuse..., bégaya-t-elle, à la limite de la crise de nerf.
Marc la secoua rudement.
-Que vous arrive-t-il ?
Il n'obtint aucune réponse. C'est Ray qui apporta la clef de l'énigme. Il tenait entre le pouce et l'index, par une patte, une gigantesque araignée de cinquante centimètres de diamètre.
-Intéressant spécimen d'arachnide aquatique, annonça-t-il avec calme.
Nancy s'agrippait toujours à Marc qui se dégagea avec brusquerie.
-Avez-vous été piquée? Répondez, bon Dieu, ou je vais aussi pouvoir raconter que j'ai giflé la fille du Président !
-Je... je ne crois pas! Elle est apparue brusquement à la surface de l'eau... à moins d'un mètre de ma figure... Puis j'ai été éblouie par un éclair rouge...
Mentalement, Ray confirma :
-Cette bestiole nageait rapidement, mais je l'ai touchée avant qu'elle n'atteigne Miss Grant.
-Calmez-vous, dit Marc avec plus de douceur. Si vous avez terminé vos ablutions, je pense que vous devriez vous habiller.
Encore frémissante d'émotion, elle obéit. Peter dut l'aider à enfiler sa chemise et ses chausses. Pendant ce temps, Marc acheva son repas. Comme il lui faisait signe de manger à son tour, Nancy répondit d'une voix étranglée :
-Je ne pourrai pas avaler la moindre bouchée.
-Ray vous donnera une tablette nutritive. Il faut que vous récupériez des forces, car nous avons encore une longue course à effectuer aujourd'hui.
Ayant retrouvé un peu de sang-froid, Miss Grant, dit d'un ton acide :
-Vous connaissiez, capitaine, l'existence de ces monstrueuses araignées. Pourquoi ne pas m'en avoir informée ?
-Les comptes rendus des missions n'ont rien mentionné. Vous pourrez le vérifier.
-Comment est-ce possible ? s'indigna Peter.
Marc haussa négligemment les épaules.
-Il n'y a eu que deux explorations faites sur Armina. Nos expéditions sont nécessairement brèves par manque de crédits et consacrées essentiellement à l'étude de la civilisation. Un examen approfondi de la faune est impossible. Rassurez-vous, désormais, ce type d'araignée sera consigné dans la mémoire de notre ordinateur.
-Mais... mais, il peut en exister des dizaines d'autres tout aussi venimeuses, balbutia Peter.
-C'est possible, mais pas certain. Aussi, sur une planète primitive, il ne faut jamais négliger les règles de sécurité... même pour satisfaire les caprices d'une femme.
Nancy grimaça un sourire.
-Je pense que je vous dois des excuses, capitaine. Sans votre insistance et l'adresse de Ray, mon expédition et mon existence se seraient terminées sur le bord de cette jolie rivière.
-N'en parlons plus. A l'avenir, je vous demanderai seulement de vous fier un peu moins aux livres et davantage à ceux qui ont de l'expérience.
-Entendu ! Quand partons-nous ?
-Immédiatement!
La petite troupe chevaucha tout le jour avec seulement une halte d'une heure pour laisser souffler les montures. En fin d'après-midi, fatiguée physiquement et nerveusement, Nancy lança :
-Nous ne sortirons donc jamais de cette forêt? J'ai l'impression que nous tournons en rond. A tout instant, je crains de me retrouver près du castel du baron Olgo.
-Ce n'est pas le cas, rétorqua Marc. Nous approchons du marais.
-Comment pouvez-vous le savoir, tous ces arbres se ressemblent ! J'ai une indigestion de chlorophylle !
-Ouvrez les yeux, bougonna Marc. Le sol devient plus humide, regardez ces flaques d'eau. Et la végétation s'est modifiée. Les arbres qui ressemblaient à des cèdres terrestres ont fait place à ces sortes de palétuviers et à ces curieux saules qui laissent traîner leurs branches jusqu'au sol.
-Ils nous obligent à effectuer des détours et je me demande comment nous pouvons conserver notre cap.
Marc s'empressa de la rassurer.
-Ray corrige automatiquement tous les changements de direction. Il n'y a aucun souci à se faire. Toutefois le jour décline et j'aimerais trouver un gîte pour vous épargner une nouvelle nuit inconfortable.
Arrêtant sa monture, il contacta mentalement l'androïde :
-Utilise tes antigrav, mais reste à la limite des branches supérieures des arbres pour ne pas risquer d'être vu. Tente de repérer s'il n'y a pas une habitation aux alentours.
L'androïde acquiesça et, après avoir confié les rênes de son cheval à Marc, s'éleva dans les airs, se glissant à travers les feuilles. A chaque mission, Marc ne pouvait s'empêcher de remercier les ingénieurs qui avaient conçu et construit une telle machine. Outre un écran protecteur, il possédait des antigrav capables de supporter une personne et disposait d'un armement puissant. De son index droit pouvait jaillir un mince faisceau laser, celui-là même qui avait tué l'araignée sous le nez de Miss Grant. Enfin son avant-bras gauche dissimulait un désintégrateur.
Ray reparut bientôt. En se hissant sur sa monture, il expliqua :
-Je n'ai aperçu qu'une fumée dans cette direction. Pressons-nous si nous voulons arriver avant la nuit !
Il éperonna sa monture et partit au galop, suivi des Terriens. A la tombée du jour, les voyageurs parvinrent à une misérable cabane faite de torchis et de branchages. D'une cheminée primitive s'élevait un mince panache de fumée.
En entendant des chevaux, une femme sortit. Elle était enveloppée de voiles noirs qui masquaient ses traits et sa silhouette. Devant ces hommes en armes, elle eut un mouvement de recul.
-Partez! hurla-t-elle. Fuyez... Je suis la sorcière du marais... Si vous me touchez, je jure sur le diable de vous transformer en crapauds...
Sa peur ne rendait pas sa menace très convaincante.
-Calmez-vous, dit Marc avec un sourire. Je suis un simple chevalier venu d'un lointain pays et je ne vous veux aucun mal. Nous désirons seulement un abri pour la nuit.
Sur un signe du Terrien, Ray sortit d'une petite bourse une pièce d'or qu'il lança à la femme. Elle l'attrapa au vol d'un geste vif et l'examina soigneusement.
-C'est un véritable écu, murmura-t-elle, stupéfaite. Entrez, malheureusement je n'ai pas grand-chose à vous offrir.
Tandis que les cavaliers mettaient pied à terre, elle les dévisagea d'un regard perçant.
-Conduisez les montures dans cet enclos, reprit-elle en désignant un coin d'herbe entouré d'une barrière.
Montrant ensuite un appentis où séchait du foin, elle dit :
-Les hommes coucheront là, et la jeune dame pourra, si elle le souhaite, partager ma paillasse.
Marc resta un instant interdit.
-Bien deviné, reconnut-il.
-Ne suis-je pas sorcière? répliqua-t-elle, les yeux brillants.
-Observatrice, tout au plus.
La femme hocha la tête.
-Sire chevalier, vous êtes fort intelligent. Votre écuyer semble trop propre et ses mains trop fines et soignées pour un adolescent.
-Laissons cela et voyons si ta cuisine est à la hauteur de tes dons de voyance. Si nous sommes satisfaits, tu auras une autre pièce d'or.
La cabane ne comportait qu'une grande pièce. Dans un angle, un lit protégé par des rideaux. Une table en bois grossièrement taillée et quelques tabourets complétaient le mobilier. Dans la cheminée, un chaudron était suspendu au-dessus d'un feu vif. Il s'en dégageait un agréable fumet.
-Cette bonne odeur me donne une faim de tous les diables, dit Marc.
La femme esquissa un sourire. Son voile avait glissé, démasquant son visage. La sorcière semblait beaucoup plus jeune que sa tenue ne le laissait croire.
-Espérons, sire chevalier, que ma soupe vous plaira.
Ray s'était discrètement approché de la marmite et avait pratiqué un prélèvement pour en analyser le contenu.
-Aucune substance toxique n'est décelable, émit-il à l'intention de Marc. Le parfum est dû à de nombreuses herbes aromatiques. Les morceaux qui cuisent sont des fragments de serpent, mais parfaitement comestibles, comme des anguilles.
-Inutile de révéler ce détail à Miss Grant, répliqua Marc. Laissons-lui la surprise de la découverte.
Les voyageurs s'installèrent autour de la table, et la femme leur donna des écuelles de bois qu'elle avait emplies avec une grosse louche.
-Excellent, dit Nancy, après avoir goûté le jus. Où trouvez-vous ces aromates ?
La femme eut un vague geste de la main.
-Il suffit de connaître les herbes qui poussent dans la forêt.
La viande était un peu ferme, mais Marc se garda de faire la moindre remarque. Le repas achevé, la femme désigna le lit à Nancy.
-Couchez-vous maintenant, vous paraissez bien fatiguée.
Nancy, que la longue course avait épuisée, accepta la proposition. Marc lui murmura à l'oreille :
-Conservez votre écran à faible intensité. A défaut d'araignées, cette paillasse peut abriter nombre de parasites. Inutile que vous vous grattiez toute la nuit.
Marc sortit, suivi de Peter. Ce dernier n'était pas en meilleure forme que Miss Grant. Il s'écroula sur le foin et ne tarda pas à s'endormir. La nuit était tombée et bruissait de toutes parts. Marc contempla un moment les étoiles, puis se laissa emporter par le sommeil.