CHAPITRE II

Marc éteignit le projecteur tridi et se leva pour se servir un jus de fruits synthétique au distributeur de sa cabine. Une ride soucieuse barrait son front.

-Ray, appela-t-il mentalement.

Aussitôt l'androïde répondit :

-Que veux-tu, Marc?

-Tout est en ordre ?

-Nous suivons la trajectoire prévue depuis le départ.

Marc savait qu'avec Ray aux commandes de l'aviso, il ne pouvait en être autrement.

-Que font nos invités ?

-Ils ont été très sages ces dernières vingt-quatre heures. Enfin presque ! Anderson a passé plusieurs heures dans la cabine de Miss Grant et je ne pense pas qu'ils aient discuté uniquement de littérature ancienne.

-Quelle importance? La rumeur publique les a officiellement fiancés. J'avoue que j'aurais préféré qu'ils passent leur lune de miel ailleurs que sur le Neptune. Où sont-ils ?

-Dans la cabine-salon qui jouxte le poste de pilotage. Ils travaillent réellement !

Marc but son gobelet à petites gorgées. Il repensait à la conversation qu'il avait eue avec le Président quelques minutes avant le décollage. Ce dernier avait appelé sur la vidéo-radio. Après quelques paroles aimables, il avait dit à Marc :

« -Je vous confie ma fille. Elle a un caractère difficile, mais je suis persuadé que vous finirez par vous entendre. » Il avait ajouté avec un clin d'oeil : « -Souvenez-vous de votre mission sur Lesban. A cette époque, je vous avais donné des instructions écrites. Elles sont encore valables actuellement ! »

Dès la communication terminée, Nancy avait voulu le questionner mais les manoeuvres de décollage avaient interrompu la conversation. Marc était soulagé de l'intervention du Président. Ce message sibyllin indiquait qu'en cas de danger, Marc reprenait officiellement le commandement. Cela signifiait également qu'en cas d'échec ou d'accident, il serait seul à en supporter les conséquences ! Il sortit de sa cabine et gagna la salle qui servait de salon. En le voyant entrer, Nancy haussa les sourcils :

-Que se passe-t-il, capitaine, l'inducteur psychique est-il en panne ?

Dès la plongée dans le subespace, Marc s'était soumis aux leçons de cet appareil qui imprégnait ses neurones de la langue et des coutumes des autochtones d'Armina.

-Il fonctionne parfaitement, répondit négligemment Marc.

-C'est impossible ! s'exclama Miss Grant. Il nous a fallu, à Peter et à moi, plus de trois jours pour assimiler toutes les connaissances.

-J'ai un certain entraînement, ricana Marc.

Il n'avait aucune envie d'expliquer que depuis sa rencontre, au cours d'une mission, avec une curieuse entité végétale, ses capacités psychiques avaient été notablement augmentées. Non seulement il absorbait dix fois plus vite qu'un autre les inductions psychiques, mais il possédait des dons télépathiques lui permettant de contacter Ray à grande distance.

-J'ai également eu le temps, poursuivit-il, de prendre connaissance des enregistrements effectués sur Armina. Puis-je vous demander comment vous comptez procéder ?

-C'est fort simple, répondit Nancy. Peter jouera le rôle d'un noble chevalier errant. Je serai la Dame qui l'accompagne et Ray et vous serez nos écuyers.

Marc hocha la tête et demanda mentalement à Ray :

-As-tu préparé notre matériel ?

-En l'absence d'instructions, j'ai fabriqué deux épées et deux boucliers selon les documents qui m'ont été fournis.

-Parfait!

Se tournant vers Peter, Marc demanda :

-Je suppose que vous avez une formation d'escrimeur ?

Anderson répondit avec un sourire :

-Ne vous inquiétez pas de cela. Je suis un grand sportif. De plus, j'ai lu tout ce qui a été publié sur les combats du Moyen Age et j'ai même été jusqu'à prendre des leçons d'escrime.

-Fort bien ! Toutefois, je pense qu'il serait utile de répéter nos rôles. Descendons dans la soute où nous aurons plus de place.

Nancy eut un mouvement d'impatience.

-Nous perdons notre temps ! Je constate que vous ne nous faites guère confiance !

-Mieux vaut perdre du temps que la vie !

Dans la soute, Marc tendit à Peter une ceinture protectrice, une merveille de la technologie terrienne, qui induisait autour du corps un champ protecteur. Pour le percer, il fallait une énergie supérieure à celle du générateur atomique dissimulé dans la boucle. C'est dire qu'elle mettait à l'abri de tous les projectiles classiques et même des jets laser. Toutefois, pour ne pas attirer l'attention des indigènes, les agents du S.S.P.P. maintenaient le champ protecteur à un niveau assez bas. En raison de l'élasticité, les chocs pouvaient être douloureusement perçus. Paradoxalement, les armes primitives, masses ou haches, s'avéraient parfois les plus dangereuses.

-Bouclez-la autour de la taille, ordonna-t-il. L'intensité du champ se règle au moyen de cette fausse pierre précieuse.

Il désigna ensuite une épée et un bouclier, triangulaire et pourvu de deux attaches. S'étant également harnaché, Marc ordonna :

-Allez, attaquez-moi, comme si nous nous livrions à un vrai combat.

Peter frappa un premier coup que Marc para avec son bouclier.

-Pius fort, grogna-t-il, nous ne sommes pas à une réception mondaine.

Piqué au vif, Anderson porta une nouvelle attaque. Pendant plusieurs minutes, il frappa ainsi d'estoc et de taille, sans parvenir à toucher Marc. Le souffle court, il recula d'un pas.

-Peter est merveilleux ! s'exclama Nancy, réjouie. Il vous donne une véritable leçon !

Marc secoua la tête, l'air navré.

-C'est pire que tout ce que je pouvais imaginer ! Peter, remettez-vous en garde. Sur Armina, vous pouvez rencontrer un vrai escrimeur. Allez !

Furieux, Anderson abattit son épée, visant le crâne de Marc qui para en quinte et riposta d'un coup fouetté. Peter esquiva. Son mouvement avait été si brutal qu'il découvrit sa poitrine. Aussitôt, d'un vif mouvement de pointe, Marc le toucha à l'estomac.

Peter poussa un grognement de dépit.

-Vous pouvez aussi rencontrer un adversaire vicieux, reprit Marc.

Il frappa sur le bouclier à plusieurs reprises, obligeant son adversaire à le lever de plus en plus haut. Puis, profitant de l'instant où la vue de son antagoniste était masquée, il effectua un rapide saut de côté et le toucha au flanc. Sans laisser à Anderson le temps de souffler, il conclut :

-Enfin il vous sera certainement donné d'affronter le genre brute sauvage. Croyez-moi, il est souvent difficile de s'en débarrasser. Pour primitive qu'elle soit, leur escrime est efficace.

Marc avança d'un pas et abattit avec force son épée sur le bouclier de Peter. Ce dernier, surpris par la violence du choc, ne put riposter. Un autre coup, tout aussi brutal le heurta. Au troisième coup, Peter sentit son bras s'engourdir. Il rompit d'un pas, tenta de répondre. Il n'en eut pas le temps. Déjà Marc était sur lui, frappant toujours aussi violemment. Peter reculait toujours, submergé par l'intensité de l'attaque. Effaré, le visage ruisselant de sueur, il vit l'épée de Marc s'abaisser vers son crâne sans parade possible. Nancy ne put retenir un cri.

Miraculeusement, la lame s'arrêta à trente centimètres de son objectif.

-Cela suffit pour le moment, dit Marc d'une voix calme, ne trahissant nullement l'effort qu'il avait fourni.

Il déposa son épée et son bouclier sur l'établi qui servait à Ray puis il quitta la soute. Arrivé dans le poste de pilotage, il s'assit près de l'androïde.

-Ton matériel est de bonne qualité, ricana-t-il.

-J'ai encore des vêtements et l'argent à fabriquer, mais pour cela j'attendais tes instructions. Quelle idée d'amener des touristes sans expérience sur une planète primitive !

-Crois bien qu'elle n'est pas de moi ! Il nous faut obéir aux ordres i Allons voir ce que deviennent nos invités.

Dans la cabine-salon, Nancy et Peter buvaient un verre. Anderson avait encore les traits tirés par l'effort et il se déplaçait précautionneusement. Dès l'entrée de Marc, Nancy lança avec hargne :

-A quoi rime cette ridicule exhibition, capitaine? Vous avez seulement satisfait votre amour-propre mais vous n'avez rien prouvé. Nous savions que vous étiez un rude combattant. Sur Armina, Peter n'aura jamais à affronter un adversaire comme vous.

-Erreur! laissa froidement tomber Marc. Consultez les documents A 13, B 27, C 31. Je n'ai fait qu'imiter les duels enregistrés !

Nancy réfléchit une seconde et balaya l'objection de la main :

-Aucune importance ! De toute manière, Peter est protégé par sa ceinture.

-Ce n'est pas une arme absolue ! Si je n'avais pas retenu mon coup, il aurait en ce moment une belle bosse sur le front ! Plusieurs de nos agents en mission ont été gravement blessés. De plus, vous semblez oublier que, dans ce genre de combat, armes et bagages du vaincu appartiennent au vainqueur. Si vous avez envie de faire partie du butin...

Il laissa sa phrase en suspens.

-Taisez-vous! Vous êtes ignoble! Votre androïde possède un laser et un désintégrateur, ce qui rétablira l'ordre rapidement.

Marc secoua la tête.

-L'utilisation de ces armes, sauf extrême urgence, est en contradiction formelle avec la loi de non-immixtion !

Changeant brusquement de sujet, il demanda :

-Quel rôle entendez-vous jouer ?

-Celui de la Dame qui accompagne son chevalier, je vous l'ai déjà dit !

-Génial, railla-t-il. Vous tirez sans doute cette idée d'un de vos ouvrages anciens ! Elle ne pèche que par un détail !

-Lequel?

-Les Arminiens sont polygames et leurs épouses restent dans leur château !

-Il... il peut y avoir des exceptions, bégaya-t-elle.

-J'en doute! De plus, il semble que vous n'ayez pas bien regardé les enregistrements. Toutes les femmes ont des cheveux longs, comme il se doit à cette époque. Avez-vous emporté une perruque ?

-Non, mais...

Marc poussa un soupir excédé.

-Il est évident que, par respect ou amitié pour votre père, personne n'a consulté sérieusement votre dossier.

-Insinuez-vous que j'ai bénéficié d'un passe-droit? s'écria Nancy, écarlate.

-Je suggère simplement qu'en plus des littéraires vous auriez dû demander l'avis d'un professionnel qui connaît la vie sur les planètes primitives !

-Et que proposez-vous ?

-Rien ! Vous m'avez suffisamment rappelé que c'était votre mission !

-Vous êtes impossible! Je me plaindrai...

Elle s'interrompit brusquement et grimaça un sourire.

-Je me laisse emporter par mon mauvais caractère. N'auriez-vous pas à nous offrir quelque chose de plus corsé que les insipides boissons des distributeurs automatiques ?

Après un instant d'hésitation, Marc sortit d'un placard une bouteille de très vieux whisky. Les trois humains savourèrent l'âcre parfum de l'alcool en silence.

-Voilà, reprenons tout depuis le début, dit Nancy. Je suis prête à écouter l'avis d'un spécialiste. Je ne pense pas que vous nous demandiez maintenant de renoncer.

-Cela serait la solution de la sagesse, soupira Marc. Toutefois, nous sommes trop engagés pour reculer. Voyons d'abord votre problème.

Il scruta longuement la silhouette de la jeune femme.

-Vous pourriez passer pour un jeune écuyer. Il suffira de vous bander la poitrine et Ray vous confectionnera une discrète moustache pour ombrer votre lèvre supérieure. Cela parachèvera la ressemblance avec un adolescent.

Peter intervint alors, d'un air contrit :

-Je pense que vous serez plus qualifié que moi pour jouer les chevaliers. Je m'aperçois qu'il ne suffit pas d'avoir beaucoup lu pour être efficace !

-Effectivement, j'ai eu un meilleur entrainement que vous. En cas d'accrochage sévère, j'attirerai l'attention des adversaires et, vous sachant moins exposés, j'aurai l'esprit plus tranquille.

Nancy leva son verre :

-L'armistice étant enfin conclu, buvons à notre réussite !