CHAPITRE VI

Les rayons du soleil levant l'éveillèrent. Il s'étira avec satisfaction. La première partie de la nuit avait été particulièrement houleuse, et Wanda s'était montrée une élève fort douée.

-Ray ! appela-t-il. Prépare le départ. Va négocier l'acquisition de montures. Nous devons partir au plus vite.

-Je m'en occupe ! Le baron t'attend dans la salle d'honneur où le déjeuner est servi.

Marc s'habilla rapidement et descendit rejoindre ses hôtes. Olgo et sa fille étaient déjà attablés devant une multitude de plats.

Tandis que le Terrien tranchait une large tranche de viande avec son poignard, le baron dit :

-Nous sommes tristes de constater que vous n'avez pas renoncé à votre téméraire projet, mais nous comprenons le caractère sacré d'une parole donnée à son père. J'ai ordonné qu'on vous prépare quatre montures. Sur un cinquième cheval, j'ai fait charger l'armure de Wexo qui vous revient de droit.

La collation achevée, le baron se leva.

-Soyez à jamais remercié, messire Marc.

-Et revenez-nous vite, renchérit Wanda avec un lumineux sourire. Je prierai Dieu chaque jour pour qu'il vous protège.

Dans la cour, Marc retrouva ses compagnons déjà prêts. Il sauta en selle et, après un dernier salut, donna le signal du départ. La petite troupe galopa une heure puis ralentit l'allure pour laisser souffler les montures.

Nancy, qui chevauchait à côté de Marc, arborait un air maussade. Anderson n'avait guère meilleure mine et sa tête dodelinait.

-Avez-vous passé une bonne nuit, Miss Grant ? demanda Marc.

-Exécrable ! jeta-t-elle avec humeur. Comment fermer l'oeil lorsque quand on est couché sur une litière de paille au milieu d'une vingtaine de ronfleurs ! De plus, ceux qui ne ronflaient pas ne se gênaient aucunement pour se livrer à de bruyants ébats avec les femmes de chambre. A l'instant où j'allais enfin m'endormir, une jeune servante a voulu m'initier à ces jeux et j'ai eu toutes les peines du monde à la repousser.

-Ces planètes primitives n'ont pas encore découvert l'hypocrisie sexuelle.

-Je sais, reprit-elle d'un ton acerbe, que votre nuit, en revanche, a été très agréable.

-Je n'ai effectivement aucune plainte à formuler.

-Dégoûtant ! Vous vous êtes conduit d'une manière répugnante avec cette pauvre jeune fille. Vous la déshonorez, puis vous prenez la fuite comme un lâche.

-Je n'ai fait que me conformer aux usages locaux, soupira Marc. Après le service que je lui avais rendu, Olgo se devait de m'honorer. C'est lui qui a conseillé à sa fille de me rejoindre. Si j'avais refusé, je l'outrageais en lui faisant comprendre que le cadeau était insuffisant et qu'il restait mon débiteur. Tandis qu'en acceptant, tout était soldé. Rassurez-vous, je n'étais pas le premier à bénéficier des charmes de Wanda, si vous voyez ce que je veux dire.

-Pourquoi promettre de revenir ?

-Simple clause de style pour sauver la face de Wanda envers le personnel. Je ne l'abandonne pas, et elle pourra jouer les nobles fiancées attendant... le prochain chevalier de passage. Se considérant comme quitte, vous pouvez constater que le baron n'a guère cherché à nous retenir. Il aurait été catastrophé si j'avais voulu épouser sa fille. Comme je n'apportais aucun fief, il était évident qu'en quelques semaines, je l'aurais évincé et aurais pris sa place. Maintenant il est soulagé. Son ennemi est éliminé et je suis parti.

-Vous avez peut-être raison, admit Nancy après un instant de réflexion. Vous noterez cependant qu'il nous a donné des montures qui, dans l'état de pauvreté de ce pays, doivent représenter une fortune.

Marc éclata de rire.

-Elles ne lui ont rien coûté ! Ce sont celles des gens de Wexo. Comme Ray et moi en avons abattu le plus grand nombre, elles auraient dû toutes nous revenir. Il est encore bénéficiaire !

La troupe chevaucha toute la matinée. A midi, Marc décida une halte au bord d'un ruisseau. Il dissimula un sourire en remarquant la raideur de Nancy et de Peter. Manifestement ils n'appréciaient que médiocrement l'équitation. Ils grignotèrent les provisions obligeamment offertes par Wanda.

-Cette viande est aussi dure qu'un caillou, grogna Miss Grant.

-Elle est excellente, objecta Marc. Je trouve cela beaucoup plus agréable que les rations aseptisées et insipides fournies par les distributeurs.

Le repas terminé, Nancy s'allongea sur le sol, espérant une petite sieste.

-Sommes-nous encore loin du château du roi Arth ? murmura-t-elle.

-Nous n'avons aucune raison d'y aller !

-Comment espérez-vous obtenir des renseignements sur le Graal? s'étonna Anderson.

-Dans sa hâte de me voir partir, Olgo s'est empressé de me donner tous les renseignements qu'il possédait. En les comparant avec les données topographiques que Ray a en mémoire, j'ai pu localiser l'endroit. C'est un piton rocheux de huit cents mètres de hauteur qui émerge d'un marais.

Narquois, Marc ajouta :

-Je suis peut-être répugnant et lubrique, mais je n'oublie pas ma mission. Croyez-moi, plus vite elle sera terminée, plus vite nous regagnerons la Terre.

-Excusez-moi, j'ignorais ce détail.

Anderson, que l'idée d'une longue promenade à cheval n'enchantait guère, demanda :

-Pourquoi n'utilisons-nous pas le module ? Cela serait plus rapide et plus confortable.

Stone balaya immédiatement cet espoir :

-D'abord, nous sommes trop près du castel d'Olgo pour abandonner nos montures. Cela attirerait immédiatement son attention. Ensuite j'aimerais avoir une confirmation. Qui sait si le baron ne m'a pas envoyé dans une région dangereuse dans le but de se débarrasser de moi ?

-Cela serait une infamie ! s'insurgea Nancy.

-Le monde n'est pas uniquement peuplé de créatures idylliques. Allons, il est temps de repartir si nous voulons trouver un abri pour la nuit.

Les champs firent bientôt place à la forêt. Un mauvais chemin de terre serpentait entre les arbres. La marche se poursuivit, monotone, dans une chaleur lourde ; une certaine somnolence envahissait les esprits.

-Attention, prévint Ray. Il m'a semblé distinguer une silhouette dans les fourrés. Elle a disparu en nous apercevant.

Marc s'adressa à ses compagnons :

-Vérifiez le niveau de vos champs protecteurs. Miss Grant, tenez-vous le plus près possible de Ray.

Un quart d'heure se passa paisiblement.

-Vous aurez bientôt peur de votre ombre, ironisa Nancy.

L'apparition soudaine d'un chevalier en armure, visière baissée et lance pointée la fit tressaillir.

-Etrangers! dit-il d'une voix forte. Nul n'est autorisé à traverser mon fief. Vous êtes mes prisonniers !

-Je suis un chevalier et je venais demander l'hospitalité !

-Parfait ! Je vous l'offrirai dans ma prison ! Pour retrouver votre liberté, vous paierez une rançon de cent écus et je conserverai naturellement vos bagages et votre escorte.

-Voilà une bien vilaine provocation, rétorqua Marc. Je relève le défi. Permettez-moi d'enfiler mon armure.

Nancy se pencha vers Anderson pour murmurer :

-Enfin, un défi classique ! Nous allons voir la réaction des antagonistes.

Le chevalier reprit, avec hargne :

-Rends-toi, sinon meurs!

Il éperonna sa monture et Marc n'eut que le temps de l'imiter. Les deux lances heurtèrent les boucliers avec violence. Le Terrien sentit une force irrésistible l'arracher de sa selle. Une fraction de seconde, il eut l'impression de flotter dans les airs, puis il prit rudement contact avec le sol. Malgré l'écran protecteur, le choc fut brutal. Lorsqu'il récupéra un minimum de vision, Marc découvrit avec surprise son adversaire assis à terre à une dizaine de mètres. L'esprit encore brumeux, Marc se releva. Selon les règles des tournois, le combat devait maintenant se poursuivre à pied.

Furieux de son échec, le chevalier hurla :

-Tuez-les tous ! Pas de quartier !

A son appel, une dizaine de malandrins jaillirent des buissons. Un grand diable aux cheveux hirsutes fit cabrer la monture de Nancy qui vida les étriers. Affalée par terre, elle hurla :

-Je paierai une rançon, je paierai...

Avec terreur, elle vit une hache se lever au-dessus de sa tête. La brute sembla s'immobiliser puis s'écroula d'un bloc, assommée par Ray.

Tout en repoussant les attaques de deux autres malandrins, Ray jaugea la situation. Anderson ferraillait assez maladroitement contre un adversaire petit mais rapide. Rancunier, l'androïde jugea qu'il pouvait se débrouiller seul.

Marc, lui, avait affaire à trois bandits, vivement encouragés par le chevalier qui n'arrivait pas à se relever. Il s'agitait sur le sol comme un gros insecte malhabile, éructant nombre de jurons.

-Ray ! appela le Terrien. Finissons-en, avant que le bruit attire d'autres brigands.

L'androïde accéléra ses mouvements. D'un furieux coup du plat de sa lame, il assomma un sbire. Dans l'instant qui suivit, le second subit le même sort.

D'un bond, Ray arriva près de Marc. Deux malandrins s'écroulèrent sans même avoir vu venir les coups qui les atteignirent sur le sommet du crâne, tandis que Marc se débarrassait du troisième.

Ce n'est qu'à ce moment que Ray porta secours à Anderson qui faiblissait nettement. Enfin délivré de son adversaire, Peter s'assit, le souffle rauque, le visage congestionné. Un magnifique coquart fermait à demi son oeil gauche.

Des cris indignés attirèrent l'attention de Ray. Miss Grant se débattait, à demi étouffée sous le poids du bandit. L'androïde le repoussa d'un coup de pied et aida la jeune fille à se relever.

Pendant ce temps, Marc appuyait la pointe de son épée sur la gorge du chevalier.

-Pitié, messire, sanglota celui-ci. Je vous laisse mon fief et mes épouses, mais faites-moi grâce de la vie.

-Réponds d'abord à ma question. Où peut-on trouver le Graal ?

-Je l'ignore, mais on raconte que c'est au centre du marais qu'il faut chercher. Nul n'est jamais revenu pour conter ses aventures.

-Je te fais grâce, mais évite de t'attaquer à d'innocents voyageurs, dit Marc qui n'avait aucune illusion sur les promesses que débitait le chevalier. Je garde seulement ta monture.

Les Terriens remontèrent en selle et s'éloignèrent au grand galop. A la tombée du jour, ils n'avaient toujours pas émergé de la forêt. Marc décida une halte près d'une rivière. Ray construisit rapidement un abri de branchages puis alluma un feu. Anderson et Nancy s'étaient allongés, leurs traits tirés trahissant leur fatigue.

Nancy passa un linge humide sur le visage de Peter où l'hématome virait au violet.

-Veux-tu que nous retournions à l'astronef? demanda-t-elle, très inquiète.

-C'est inutile, répondit-il avec une mimique héroïque. Je n'aurais jamais cru que ce bandit pouvait frapper aussi fort !

Voyant Marc, qui s'était occupé des montures, se déplacer comme s'il ne ressentait aucune lassitude, Nancy lui lança avec acrimonie :

-Pour résister à de telles épreuves, vous devez être bâti en plasto-titane !

-J'ai un certain entraînement, rétorqua-t-il calmement.

-Il faut reconnaître que vous maniez fort bien les armes primitives.

Une lueur ironique brilla dans le regard de Marc.

-Pour être admis au S.S.P.P., il n'y a pas encore d'épreuve de littérature ancienne. Toutefois les épreuves physiques sont très sévères. Ray ne manque jamais de me faire remarquer que seules mes notes en escrime et équitation ont permis ma réussite.

Au bord des larmes, Miss Grant murmura :

-Je ne comprends plus ! Hier, après un défi dans les formes vous avez été attaqué par vingt hommes. Aujourd'hui ce baron n'était qu'un bandit de grand chemin cherchant à rançonner les voyageurs. Où est donc l'esprit des preux chevaliers ?

Marc éclata de rire.

-Il vous faudrait sortir de vos bouquins ! Les poèmes sont de beaux récits montrant ce que devrait être l'existence des hommes, mais ils ne traduisent à aucun moment la réalité. Lorsque votre fief, votre argent, la possession d'une femme, votre existence sont réellement en jeu, votre opinion change aussitôt. Pour augmenter vos chances de gagner, mieux vaut combattre à cinq contre un qu'accepter un duel toujours aléatoire. Vainqueur, il vous sera toujours possible d'admirer les poètes et de chanter leurs louanges. L'histoire de la Terre est pleine de traîtrises, d'assassinats, de ruses qui ont permis à certains de conquérir ou garder leur fief. Cela ne les a pas empêchés ensuite de se complaire à écouter la légende du roi Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde. Croyez-moi, s'ils ont jamais existé, ils devaient être paillards, féroces et aussi âpres au gain que les autres!

-Vous avez sans doute raison, mais c'est bien triste, soupira-t-elle.

Ils mangèrent les provisions qui leur restaient. Voyant les têtes dodeliner, Marc déclara :

-Nous avons une grave décision à prendre. Voulez-vous que j'appelle le module pour nous déposer sur cette montagne? Maintenant c'est possible sans attirer l'attention.

-Cela nous ferait gagner du temps, approuva immédiatement Anderson.

Nancy secoua la tête.

-Cela n'est pas dans l'esprit de notre mission, Peter. Nous devons nous soumettre aux mêmes épreuves que ceux qui tentent l'aventure, si nous voulons ramener à la faculté des documents sérieux.

Une petite lueur amusée brilla dans le regard de Marc.

-Je ne puis qu'approuver cette décision, dit-il. Dormez sans crainte, Ray veille sur nous. Il vous donnera un antalgique pour effacer les courbatures que vous devez ressentir.

Devançant les protestations orgueilleuses de Nancy, il ajouta :

-Tous les agents éprouvent les mêmes désagréments. Il faut plusieurs jours pour commencer à s'y habituer. L'équitation n'est pas un sport facile.