CHAPITRE NEUF

PASSER EN BOURSE

Vers la gloire et la fortune

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Avec Wozniak, en 1981.

Actions et stock-options

Lorsque Mike Markkula rejoignit Jobs et Wozniak pour faire de leur petite entreprise l’Apple Computer Co., en janvier 1977, elle valait cinq mille trois cent neuf dollars. Près de quatre ans plus tard, ils décidèrent qu’il était temps d’ouvrir le capital. Ce serait l’introduction en Bourse la plus spectaculaire depuis celle de Ford Motor en 1956. À la fin de l’année 1980, Apple pèserait un milliard sept cent quatre-vingt-dix millions de dollars. Oui, presque deux milliards. Et dans cette ascension fulgurante, trois cents personnes devinrent millionnaires du jour au lendemain.

Daniel Kottke ne fut pas de ces heureux élus. Il avait été le compagnon de Jobs à Reed, en Inde, à la communauté All One Farm, dans la maison qu’ils louaient pendant les problèmes avec Chrisann Brennan. Il était chez Apple quand son QG était dans le garage de Jobs, et il y travaillait encore, mais pas à un poste assez élevé pour avoir des stock-options. On en distribuait seulement aux cadres. « J’avais une confiance aveugle en Steve. J’étais persuadé qu’il veillerait sur moi comme j’avais veillé sur lui, alors je n’ai rien demandé. » La raison officielle c’était que Kottke était un technicien, payé à l’heure, pas un concepteur salarié, ce qui était la condition sine qua non pour être rémunéré en stock-options. Malgré ce statut, on aurait pu, par gratitude, lui offrir des titres, mais le capitaine Jobs ne faisait pas de sentiments avec son équipage. « La loyauté ne figurait pas parmi les priorités de Steve, explique Andy Hertzfeld, un développeur d’Apple de la première heure qui, néanmoins, est resté ami avec lui. Ce serait même un anti Monsieur Loyal. Il a abandonné en chemin nombre de gens dont il était très proche. »

Kottke, bien décidé à plaider sa cause, fit le planton devant le bureau de son ancien ami. Mais chaque fois, Jobs éludait la question. « Steve ne m’a jamais dit qu’il s’y opposait. Je pensais le mériter après tout ce que j’avais fait pour lui. Quand je lui parlais des stock-options, il se contentait de me dire d’aller en parler à mon chef. » Finalement, six mois après l’introduction en Bourse, Kottke alla trouver Jobs pour avoir une explication. Mais Jobs s’est montré si glacial que Kottke en perdit tous ses moyens. « Je tombais de si haut… j’en ai eu les larmes aux yeux ; je n’ai pas pu sortir un mot. Notre amitié avait fait long feu. C’était si triste. »

Rod Holt, l’ingénieur qui avait construit l’alimentation et reçu beaucoup de stock-options, tenta de faire revenir Jobs sur sa décision : « Il faut faire quelque chose pour ton ami Daniel. » Il proposa même de lui donner une part de ses propres titres :

— Je suis prêt à mettre la moitié avec toi, Steve. Choisis le nombre et je te suis.

— D’accord. Je lui donne zéro !

Wozniak, évidemment, avait l’attitude exactement inverse. Avant le passage en Bourse, il décida de vendre, à bas prix, deux mille de ses actions à quarante collaborateurs. La plupart des bénéficiaires purent se payer une maison. Wozniak s’acheta lui aussi une maison, une demeure de rêve, pour lui et sa nouvelle femme. Mais il n’eut pas le temps d’en profiter. Sa femme demanda le divorce et Woz se retrouva dehors. Plus tard, il offrit aussi des parts à des employés qu’il jugeait lésés – dans le lot, il y avait Kottke, Fernandez, Wigginton et Espinosa. Tout le monde aimait Wozniak, encore plus après ses gestes de générosité, mais tous s’accordaient à dire, comme Jobs, qu’il était « naïf et incroyablement puéril ». Quelques mois plus tard, United Way sortit une affiche montrant un mendiant débarquant pendant le conseil d’administration d’une grande société. Quelqu’un avait écrit sur l’une d’entre elles : « Woz en 1990. »

Jobs, lui, n’était pas naïf. Il veilla à ce que son accord financier avec Chrisann Brennan soit signé avant qu’Apple passe en Bourse.

Jobs était le visage d’Apple pour cette entrée sur les marchés, et il participa au choix des deux banques d’investissement qui devaient la mettre à exécution : la vénérable Morgan Stanley de Wall Street et, plus atypique, le jeune cabinet d’affaires Hambrecht & Quist à San Francisco. « Steve était très insolent avec les gars de Morgan Stanley, qui étaient très cul pincé à cette époque », raconte Bill Hambrecht. La Morgan voulait fixer le prix à dix-huit dollars, même s’il était évident que la cote allait monter rapidement. « Qu’allez-vous faire de ces actions à dix-huit dollars ? demanda Jobs aux banquiers. Vous allez les vendre à vos meilleurs clients, n’est-ce pas ? Et vous osez réclamer une commission de 7 pour cent ? » Hambrecht reconnaissait que le procédé était quelque peu fallacieux et qu’une mise aux enchères serait plus équitable avant une introduction en Bourse.

Apple entra sur le marché le matin du 12 décembre 1980. Les banquiers avaient fixé le prix à vingt-deux dollars. Le titre monta à vingt-neuf dollars à la fin du premier jour. Jobs était venu chez Hambrecht & Quist juste à temps pour l’ouverture des cours. À l’âge de vingt-cinq ans, Steve Jobs pesait désormais deux cent cinquante-six millions de dollars.

Chéri, tu es riche !

Qu’il fût riche ou sans le sou, Jobs, qui avait connu dans sa vie la disette comme l’opulence, avait toujours entretenu avec l’argent un rapport complexe. Hippie en lutte contre le matérialisme, il avait pourtant fait fortune en exploitant les idées de génie d’un ami qui, lui, voulait les offrir au monde gratuitement. Adepte du zen, il avait fait un pèlerinage en Inde pour trouver l’illumination intérieure, mais avait découvert que sa voie était de créer une entreprise. Et pourtant, tous ces facteurs, d’apparence contradictoires, semblaient s’emboîter avec une certaine harmonie.

Jobs avait une passion pour certains produits, en particulier pour ceux de « belle facture », tels que les voitures Porsche ou Mercedes, les couteaux Henckel, les appareils Braun, les motos BMW, les photographies d’Ansel Adams, les pianos Bösendorfer, les chaînes hifi Bang & Olufsen. Et pourtant, les maisons où il vivait, quel que soit le montant de sa fortune, étaient sans ostentation, meublées si simplement. Ni à cette époque, ni plus tard, Jobs ne se déplacerait avec une cour, n’aurait un bataillon d’assistants, ni même des gardes du corps. Il avait une jolie voiture, certes, mais il la conduisait lui-même. Lorsque Markkula lui proposa d’acheter avec lui un jet privé, il refusa (même si, plus tard, il exigera qu’Apple lui offre un Gulfstream pour ses besoins personnels). Comme son père, il pouvait se montrer âpre en affaires, mais il ne laissait jamais l’appât du gain prendre l’ascendant sur la qualité.

Trente ans après l’entrée d’Apple en Bourse, il eut cette réflexion sur le fait de devenir riche du jour au lendemain :

Je ne me suis jamais préoccupé de l’argent. J’ai grandi dans une famille de la classe moyenne ; je n’ai jamais eu peur d’avoir faim. Et j’ai découvert chez Atari que je pouvais être un bon développeur, alors je n’ai jamais eu d’inquiétude quant à l’avenir. J’ai été pauvre volontairement quand j’étais à Reed et en Inde, et j’ai vécu simplement quand je travaillais. Je suis donc passé d’une pauvreté relative – qui était agréable parce que je n’avais pas à me soucier de l’argent – à une grande opulence, où de la même manière, l’argent n’entrait pas en ligne de compte.

Je voyais les gens d’Apple s’enrichir et se sentir obligés de changer de mode de vie. Certains s’achetaient une Rolls Royce, des maisons, avec, pour chaque, une brigade d’employés plus quelqu’un pour diriger tout ce petit monde. Leurs épouses se faisaient tout refaire et ne ressemblaient plus à rien. Ce n’est pas ainsi que je voulais vivre. C’est de la folie. J’ai fait le serment de ne pas laisser l’argent ruiner ma vie.

Jobs n’était pas un philanthrope dans l’âme. Il créa une fondation, mais se lassa vite du personnel qu’il avait embauché pour la diriger, des gens qui ne cessaient de parler d’aide humanitaire et de nouvelles campagnes pour « motiver » les dons. Jobs n’avait que mépris pour ces aficionados des médias qui n’avaient que le mot « solidarité » à la bouche et se posaient en sauveurs du monde. Quelques années plus tôt, il avait, en toute discrétion, envoyé un chèque de cinq mille dollars pour soutenir la fondation Seva du Dr Larry Brilliant dans son combat contre les maladies endémiques du tiers-monde ; il avait même accepté de siéger au conseil d’administration. Mais lors d’une réunion, il eut un différend avec le célèbre médecin. Jobs voulait embaucher Regis McKenna pour lancer une campagne de collecte de fonds. Jobs se retrouva sur le parking, pleurant de frustration et de colère. Brilliant et Jobs se réconcilièrent le lendemain soir, en coulisses, lors d’un concert caritatif que donnait le Grateful Dead en faveur de la fondation. Mais quand Brilliant, avec quelques membres du conseil d’administration – dont Wavy Gravy et Jerry Garcia – débarquèrent chez Apple juste après son entrée fracassante en Bourse pour solliciter une donation, Jobs éconduisit la délégation. Il préféra réfléchir comment un Apple II équipé de VisiCalc pourrait aider la fondation à optimiser son étude sur la cécité au Népal.

Son plus gros don fut en faveur de ses parents, Paul et Clara Jobs, à qui il versa sept cent cinquante mille dollars en actions. Ils en vendirent un peu pour payer leur crédit sur leur maison de Los Altos. Leur fils vint à la petite fête qu’ils avaient organisée pour célébrer l’événement. « C’était la première fois de leur vie qu’ils n’avaient plus d’emprunts sur le dos, me raconta Jobs. Tous leurs amis étaient là, et c’était très sympa. » Mais ils n’envisagèrent pas d’acheter une maison plus jolie. « Cela ne les intéressait pas. Ils étaient heureux dans leur vie. » Leur seul luxe, ce fut de s’offrir une croisière chaque année. « Celle où ils ont passé le canal de Panama est restée, pour mon père, la plus mémorable de toutes. » Sans doute parce que cela lui rappelait son retour en bateau à San Francisco à la fin de la guerre.

Avec le succès d’Apple, vint la notoriété. Inc. fut le premier magazine à mettre en couverture, en octobre 1981, une photo du fondateur de la Pomme, accompagnée du titre : « Cet homme a bouleversé le monde des affaires. » Jobs avait une barbe bien taillée, des cheveux longs coiffés avec soin ; il portait un jean, une chemise et une veste un peu trop satinée. Il était accoudé sur un Apple II et regardait l’objectif avec ce regard envoûtant qu’il avait chipé à Robert Friedland. « Quand Steve Jobs parle, c’est avec l’enthousiasme de celui qui voit le futur et qui sait qu’il sera comme il le souhaite », rapportait le magazine.

Le Time suivit en février 1982 avec un numéro sur les jeunes chefs d’entreprise. En couverture, un dessin de Jobs, avec encore ce regard hypnotique. L’article était dithyrambique : « Il a quasiment créé à lui tout seul toute l’industrie de l’informatique ! » La biographie, rédigée par Michael Moritz, notait : « À vingt-six ans, Steve Jobs dirige une société qui, il y a six ans, avait ses bureaux dans le garage de la maison de ses parents, mais qui, cette année, prévoit six cents millions de chiffre d’affaires. […] Jobs est parfois un jeune patron vif et autoritaire avec ses employés. Comme il le reconnaît lui-même : “Je dois apprendre à contenir mes émotions.” »

Malgré sa notoriété et sa fortune, Jobs se voyait encore comme un enfant de la contre-culture. Lors d’une conférence à l’université de Stanford, il retira son blazer Wilkes Bashford et ses chaussures, se percha sur une table et prit la posture du lotus. Les étudiants commencèrent à lui poser des questions d’ordre économique, par exemple s’il pensait que l’action Apple allait encore monter, mais il rejeta tout ça d’un geste. Au lieu de parler finance, il évoqua sa passion pour les produits du futur, son rêve de pouvoir construire, un jour, un ordinateur pas plus gros qu’un livre. Quand les questions de management se tarirent, Jobs inversa les rôles et se mit à interroger l’assemblée d’étudiants tous tirés à quatre épingles : « Combien d’entre vous n’ont jamais eu de rapports sexuels ? » Il y eut des gloussements. « Combien d’entre vous ont pris du LSD ? » De nouveaux gloussements, cette fois plus gênés. Une ou deux mains se levèrent, pas plus. Plus tard, Jobs se plaindra de la nouvelle génération, qui lui paraissait tellement plus matérialiste et carriériste que la sienne. « Quand je faisais mes études, c’était juste après les années 1960 et avant que ne déferle cette vague de la réussite individuelle. Aujourd’hui, les étudiants n’ont pas d’idéaux, pas même au sens le plus large. Ils ne veulent pas perdre de temps avec les questions philosophiques que pose l’existence, ils sont bien trop accaparés à étudier le monde de l’argent. » Sa génération à lui demeurait différente, disait-il. « Le vent de la révolution souffle toujours dans notre dos ; on le sent encore nous chatouiller la nuque, et la plupart des gens de mon âge ont cette soif d’idéal inscrite à jamais dans leur chair. »