CHAPITRE QUATRE

ATARI ET L’INDE

Du zen et de l’art de concevoir des jeux

Atari

En février 1974, après avoir traîné dix-huit mois à Reed, Jobs décida de rentrer chez ses parents à Los Altos et de se trouver un emploi. Ce n’était pas mission impossible à l’époque. Dans les années 1970, le San Jose Mercury comptait soixante pages de petites annonces rien que pour le secteur technologie. L’une d’entre elles attira son attention : « Amusez-vous en gagnant de l’argent », proposait-elle. Ce jour-là, Jobs poussa la porte du fabricant de jeux vidéo Atari et dit au directeur du personnel – qui était quelque peu surpris par la mise négligée du jeune homme – qu’il ne quitterait pas le bâtiment tant qu’il n’aurait pas décroché un emploi.

Atari était, alors, l’endroit où tout le monde voulait travailler. Son fondateur était un grand costaud nommé Nolan Bushnell. Un visionnaire charismatique avec un talent d’homme de spectacle – en d’autres termes, un futur modèle pour Jobs. Lorsqu’il devint célèbre, Bushnell roulait en Rolls, fumait de l’herbe et tenait ses réunions de travail dans un jacuzzi. Il avait le don, comme Friedland – et comme Jobs plus tard –, de transformer son charme en force de persuasion, de cajoler et d’intimider, et de distordre la réalité par la puissance de sa personnalité. Son ingénieur en chef était Al Alcorn, un homme jovial, taillé aussi comme une armoire à glace, mais un petit peu moins excentrique que le patron. À mesure que la société prenait son essor, il s’évertuait à concrétiser les idées de génie de Bushnell et à tempérer ses coups de folie.

En 1972, Bushnell demanda à Alcorn de créer une version arcade d’un jeu vidéo appelé Pong, où deux joueurs tentaient, sur un écran, de se renvoyer un carré blanc à l’aide de deux barres verticales que l’on pouvait déplacer de haut en bas (si vous avez moins de quarante ans, demandez à vos parents, ils connaissent !). Avec cinq cents dollars, l’ingénieur conçut un appareil et le fit installer dans un bar sur Camino Real, à Sunnyvale. Quelques jours plus tard, le gérant du bar téléphona à Bushnell pour lui annoncer que la machine ne fonctionnait plus. Il envoya Alcorn régler le problème. Celui-ci découvrit qu’il y avait tant de pièces dans le monnayeur que cela avait tout bloqué. C’était le jackpot !

Quand Jobs, campé dans le hall d’Atari, avec ses sandales aux pieds, fit savoir qu’il exigeait un emploi, ce fut Alcorn le premier averti. « On m’a dit : “On a un hippie à l’accueil. Il dit qu’il ne partira pas tant qu’on ne l’aura pas embauché. Je dois appeler la police ou le laisser monter ?” Et j’ai rétorqué : “Amenez-le-moi vite !” »

Jobs fut l’un des premiers employés chez Atari, il y en avait une cinquantaine à l’époque. Il travaillait comme technicien pour cinq dollars de l’heure. « Avec le recul, je me rends compte que c’était plutôt saugrenu d’embaucher un gars qui sortait de Reed sans même avoir fini ses études, concède Alcorn. Mais j’ai vu quelque chose chez ce garçon. Il était très intelligent, enthousiaste, et fou de technologie. » Alcorn l’a placé avec Don Lang, un ingénieur très collet monté. Le lendemain, Lang est venu se plaindre : « Ce type est un hippie crasseux qui pue à dix pas. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? En plus, il est rétif comme une vieille carne ! » Jobs croyait dur comme fer que son régime ultravégétarien évitait la production non seulement de mucus mais également de toute odeur corporelle, ce qui lui permettait de faire l’impasse sur les déodorants et les douches. Cette théorie était fausse.

Lang et les autres voulaient qu’on mette Jobs à la porte, mais Bushnell trouva une solution : « L’odeur et le comportement ne me posaient pas de problème, raconte-t-il. Steve n’était pas commode, mais je l’aimais bien. Alors je lui ai demandé de travailler pendant le service de nuit. Je ne voyais que ça pour lui sauver la mise. » Jobs, de cette manière, arriverait au bureau après le départ de Lang et de ses collègues. Même isolé ainsi, son arrogance devint légendaire. Les rares fois où il devait collaborer avec d’autres, il ne se gênait pas pour les traiter de « crétins finis ». Même avec les années, Steve Jobs n’a pas changé d’avis : « J’ai brillé pour une seule raison, c’est parce que les autres étaient des nuls. »

Malgré cette arrogance (ou grâce à elle), il gagna la sympathie du patron d’Atari : « À l’inverse de mes collaborateurs, il avait un réel questionnement philosophique. On avait des discussions telles que “libre arbitre ou déterminisme”. J’avais tendance à me dire que notre vie était plutôt écrite, que nous étions programmés. Avec la bonne information, nous pourrions prévoir la réaction de toutes les personnes. Steve était convaincu du contraire. » Ce point de vue s’accordait avec sa croyance que la volonté pouvait déformer la réalité.

Jobs apprit beaucoup lors de son séjour chez Atari. Il améliora certains jeux en mettant au point des circuits qui produisaient des dessins plus amusants et pilotaient des interfaces plus conviviales. L’exemple de Bushnell qui, par la force de sa volonté, imposait ses propres règles, fut une source d’inspiration pour Jobs. De plus, le jeune homme appréciait la simplicité des jeux Atari. Ils étaient livrés sans manuel et devaient être suffisamment accessibles pour qu’un lycéen défoncé ou ivre mort puisse en comprendre les règles. Les seules instructions données avec le Star Trek d’Atari étaient : 1) Insérez une pièce. 2) Évitez les Klingons.

Tous les employés d’Atari n’exécraient pas Jobs. Il devint ami avec quelques-uns d’entre eux, tel Ron Wayne, un dessinateur industriel, qui avait lancé un peu plus tôt une fabrique de machines à sous. Il avait fait faillite, mais Jobs fut fasciné par l’idée qu’on puisse créer sa propre société. « Ron était un type étonnant, racontait Jobs. Il n’arrêtait pas de lancer des entreprises. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme lui. » Il proposa à Wayne de faire des affaires ensemble. Jobs annonça qu’il pouvait emprunter cinquante mille dollars, et qu’ils pourraient concevoir tous les deux une nouvelle machine à sous et la commercialiser. Mais Wayne s’était déjà brûlé les doigts. « Je lui ai dit que c’était le meilleur moyen de perdre cinquante mille dollars, se rappelle Wayne. Mais j’admirais sa fougue. Steve avait le feu sacré. »

Les week-ends, Jobs allait chez Wayne, et parlait philosophie avec lui. Un jour, Wayne lui dit qu’il avait un secret à lui confier. « Je crois savoir ce que c’est, répliqua Jobs. Tu aimes les hommes, c’est ça ? » Wayne acquiesça. « C’était la première fois que je rencontrais un homo. Je l’ai assailli de questions : Qu’est-ce que ça te fait quand tu regardes une jolie fille ? Et il m’a donné une image parlante : “C’est comme regarder un magnifique cheval. Tu apprécies sa beauté, ses lignes, mais tu n’as pas envie de coucher avec. Tu regardes juste quelque chose de beau.” » Wayne n’en revenait pas d’avoir révélé à Jobs son secret. « Personne n’était au courant à Atari, et je pouvais compter sur les doigts de ma main le nombre de gens à qui je l’avais dit dans ma vie. Mais sur le coup, ça m’a paru nécessaire. Je savais qu’il comprendrait. Et cela n’a rien changé à nos rapports. »

L’Inde

Jobs était impatient de gagner de l’argent en 1974 parce que Robert Friedland, qui était parti en Inde l’été précédent, le pressait de faire son voyage initiatique. Friedland avait suivi là-bas les enseignements de Neem Karoli Baba (Maharaj-ji), le grand gourou des hippies des années 1960. Jobs décida d’imiter son mentor, et convainquit Daniel Kottke de venir avec lui. Ce n’était pas simplement l’aventure qui le tentait : « Pour moi, il s’agissait d’une véritable quête. Je cherchais l’illumination intérieure ; je voulais savoir qui j’étais et comment être en harmonie avec le monde. » Pour Kottke, cette quête était liée au fait qu’il ne connaissait pas ses parents biologiques. « Il y avait un vide en lui, un vide béant qu’il essayait de combler. »

Quand Jobs annonça aux gens d’Atari qu’il allait partir pour chercher un gourou en Inde, le jovial Alcorn ne cacha pas son amusement : « Steve débarque dans mon bureau, me regarde droit dans les yeux et déclare : “Je pars à la recherche de mon gourou” et je réponds : “C’est vrai ? Génial. Envoie-moi une carte postale !” C’est alors qu’il me dit qu’il veut que je participe aux frais. Évidemment je lui rétorque : “Pas même en rêve !” » Mais Alcorn eut une idée ; Atari avait envoyé à Munich des machines en kit pour être assemblées là-bas et distribuées ensuite par un grossiste à Turin. Mais il y avait un problème. Les jeux étaient conçus pour le marché américain où la fréquence du secteur est de 60 Hz ; ils ne fonctionnaient donc pas avec les tubes cathodiques européens cadencés à 50 Hz. Alcorn conçut avec Jobs un dispositif pour résoudre l’incompatibilité et lui proposa de le payer pour qu’il se rende en Europe et lance les modifications. « Ce sera moins cher d’aller en Inde de là-bas », lui expliqua-t-il. Jobs accepta. « Et tu salueras ton gourou de ma part ! »

Jobs passa quelques jours à Munich, où il régla le problème technique, mais en se mettant à dos les cadres allemands. Ceux-ci se plaignirent à Alcorn, en disant qu’il puait, était habillé comme l’as de pique et se comportait de façon grossière avec eux.

— Est-ce qu’il a trouvé une solution au problème ? questionna Alcorn.

— Oui.

— Alors, si vous avez encore d’autres problèmes, appelez-moi. Je vous enverrai d’autres gars comme lui !

— Non, non, on réglera ça nous-mêmes la prochaine fois ! répondirent-ils tous en chœur.

Pour sa part, Jobs n’en pouvait plus que les Allemands tentent de le gaver de charcuterie et de pommes de terre.

— Ils n’ont même pas un mot pour dire « végétarien » ! se lamenta-t-il quand il eut Alcorn au téléphone.

La situation s’améliora quand le jeune homme prit le train pour aller voir le distributeur à Turin ; les pâtes italiennes et la chaleur latine de son hôte étaient davantage sa tasse de thé. « J’ai passé deux semaines de rêve à Turin, qui est pourtant une ville industrielle, me raconta-t-il. Le grossiste était un type étonnant. Il m’emmenait tous les soirs dîner dans un restaurant improbable où il n’y a que huit tables et pas de carte. On dit au maître d’hôtel ce qu’on veut et il vous le fait sur place. L’une des tables était réservée au président de Fiat. C’était vraiment super. » Jobs se rendit ensuite à Lugano, en Suisse, où il séjourna chez l’oncle de Friedland. C’est de là qu’il s’envola pour l’Inde.

Quand il atterrit à New Delhi, il fut frappé par les ondes de chaleur qui montaient du tarmac – et on était seulement en avril. On lui avait donné le nom d’un hôtel, mais il était plein ; le chauffeur de taxi lui en conseilla un autre, qui était très bien disait-il. « Évidemment, le chauffeur touchait une com, parce que l’hôtel en question était un bouge infâme. » Jobs demanda si l’eau du robinet était filtrée et il commit l’erreur de le croire. « J’ai eu la turista très vite. J’étais malade comme un chien, avec une fièvre carabinée. J’ai perdu vingt kilos en une semaine. »

Une fois suffisamment rétabli pour se déplacer, il décida de quitter Delhi. Il mit le cap sur Haridwar, à l’ouest, à proximité des sources du Gange, où, tous les trois ans, se tenait une grande fête religieuse appelée une mela. 1974 marquait la fin d’un cycle de douze ans à l’issue duquel les festivités étaient gigantesques : la Kumbhâ Mela. Plus de dix millions de personnes affluaient dans une ville de la taille de Palo Alto, qui d’ordinaire comptait cent mille habitants. « Il y avait des hommes saints partout, des tentes où tenaient audience des sages illustres, des gens sur des éléphants. C’était dantesque. J’étais là pour quelques jours, mais j’ai préféré m’enfuir. »

Il se rendit en train puis en bus dans une communauté près de Nainital au pied de l’Himalaya. C’est là que vivait le gourou Neem Karoli Baba – du moins où il avait vécu, car lorsque Jobs arriva à destination, le gourou n’était plus de ce monde, du moins pas dans la même réincarnation. Le jeune homme loua une chambre avec un matelas au sol chez une famille qui lui fit recouvrer la santé en le nourrissant de plats végétariens. « Il y avait chez eux un exemplaire de l’Autobiographie d’un Yogi en anglais que le précédent voyageur avait laissé. Je le lus plusieurs fois parce que je n’avais pas grand-chose d’autre à faire. Je me promenais de village en village pendant ma convalescence. » Parmi ceux qui vivaient encore dans la communauté, il y avait Larry Brilliant, un épidémiologiste qui cherchait à éradiquer la variole et qui, plus tard, dirigera le département caritatif de Google et la Fondation Skoll. Il devint l’ami fidèle de Jobs.

Un jour, on parla à Jobs d’un jeune hindou, un homme saint, qui allait rassembler ses fidèles dans la propriété d’un riche homme d’affaires. « C’était l’occasion de rencontrer un sage, de faire la connaissance de ses fidèles, et aussi d’avoir un bon repas. Je sentis de très loin l’odeur de nourriture ; j’avais tellement faim. » Pendant que Jobs mangeait, l’homme saint – qui avait l’âge de Jobs – le désigna parmi la foule et partit d’un rire hystérique. « Il s’est précipité vers moi en courant, m’a attrapé en poussant un hululement et a dit : “Tu es comme un bébé !” Je n’aimais pas être ainsi le centre d’attention. » Il prit la main de Jobs, et l’emmena en haut d’une colline, où il y avait un puits et un petit étang. « On s’est assis et il a sorti un rasoir en acier. Je pensais qu’il avait un grain, et je n’en menais pas large. Puis il a pris un morceau de savon. J’avais les cheveux longs à l’époque. Il m’a fait un shampooing et m’a rasé le crâne. Il m’a dit qu’il me sauvait la vie. »

Daniel Kottke arriva en Inde au début de l’été, et Jobs revint à Delhi le récupérer à l’aéroport. Ils sillonnèrent le pays, le plus souvent en car. À ce moment-là, Jobs avait abandonné sa quête d’un gourou susceptible de lui insuffler une nouvelle sagesse ; il cherchait davantage l’illumination par une vie d’ascète, par la privation et le dénuement. Malheureusement, il ne parvenait pas à trouver la paix intérieure. Kottke m’a raconté une dispute mémorable entre Jobs et une Indienne sur un marché, qu’il accusait d’avoir coupé son lait avec de l’eau.

Toutefois Jobs pouvait se montrer généreux. Quand ils arrivèrent à Manali, une ville à la frontière tibétaine, Kottke se fit voler son sac de couchage avec ses traveller’s cheques à l’intérieur. « Steve m’a nourri et m’a acheté un billet pour que je puisse retourner à Delhi. » Il lui remit aussi tout l’argent qui lui restait, une centaine de dollars, pour parer aux imprévus.

Sur le chemin du retour, à l’automne, après avoir passé sept mois en Inde, Jobs fit une halte à Londres, pour rendre visite à une femme qu’il avait rencontrée en Inde. De là, il avait un vol charter pour Oakland. Il avait très peu donné de nouvelles à ses parents – il laissait de temps en temps une lettre à l’agence American Express de New Delhi quand il y passait. C’est donc avec surprise qu’ils reçurent de leur fils un appel téléphonique de l’aéroport de Oakland, leur demandant de venir le chercher. Ils quittèrent immédiatement Los Altos. « J’avais le crâne rasé, des vêtements indiens, et ma peau avait viré au brun à cause du soleil. J’étais assis là et mes parents sont passés cinq fois devant moi sans me reconnaître. Finalement, c’est ma mère qui m’a remarqué. “Steve ?” et j’ai dit “Salut, M’man”. »

Ils le ramenèrent à Los Altos. Il fallut du temps à leur fils pour se retrouver. Il y avait tant de voies à explorer pour découvrir l’illumination ; le matin et le soir, il méditait et étudiait le zen, et durant son temps libre, il allait à Stanford suivre quelques cours sur la physique et l’électronique.

La quête

L’intérêt de Steve Jobs pour la spiritualité orientale, l’hindouisme, le bouddhisme zen, et la recherche de l’illumination intérieure n’était pas une lubie de jeunesse. Durant toute sa vie, il cherchera à suivre les préceptes fondamentaux des religions orientales, tels que le chemin expérientiel de la prajña – une perception aiguë que l’on atteint intuitivement par la concentration. Des années plus tard, assis dans son jardin de Palo Alto, il me parlera des enseignements de son voyage en Inde :

Revenir en Amérique fut, pour moi, un choc culturel plus violent que d’aller en Inde. Les gens dans la campagne indienne n’utilisent pas leur intellect de la même façon que nous, ils se fient davantage à l’intuition ; et là-bas, elle est bien plus développée que partout ailleurs dans le monde. L’intuition est très puissante, bien plus puissante que l’intellect, à mon sens. Et elle a eu une grande influence sur mon travail.

La pensée rationnelle occidentale n’est pas une caractéristique humaine innée ; elle est acquise et c’est le grand œuvre de la civilisation occidentale. Dans les villages d’Inde, ils n’ont jamais appris une telle pensée. Ils ont acquis une autre façon de penser, qui, à certains égards, est aussi efficace que la nôtre, et à d’autres ne l’est pas du tout. C’est le pouvoir de l’intuition et de la sagesse expérientielles.

En revenant au pays après sept mois passés dans les villages indiens, j’ai vu toute la folie de l’Occident et l’omniprésence de sa pensée rationnelle. Asseyez-vous et essayez d’observer ce qui se passe dans votre tête, vous allez vous rendre compte à quel point votre esprit est agité. Si vous tentez de le calmer, cela empire, mais avec du temps et de la persévérance, il parvient à s’apaiser, et quand ce miracle se produit, alors il y a de la place pour entendre des choses plus subtiles – c’est à ce moment que notre intuition s’ouvre et que l’on commence à discerner le monde plus clairement, et à être davantage dans le présent. L’esprit ralentit sa course, et on découvre le grand espace du temps. Le regard porte alors si loin, on voit tellement mieux qu’auparavant. Mais cela exige une discipline de vie. Cela ne vient qu’avec la pratique.

Le zen a eu une profonde influence dans ma vie. À un moment donné, j’ai songé me rendre au Japon et tenter d’entrer au monastère d’Eihei-ji, mais mon conseiller spirituel m’a demandé instamment de rester ici. Il disait qu’il n’y avait rien là-bas qui ne fût déjà ici, et il avait raison. Comme dit le proverbe zen : si tu es prêt à sillonner le monde pour trouver un maître, l’un d’eux apparaîtra à ta porte.

Jobs trouva effectivement un maître – pas à sa porte, mais à deux pas de chez lui, dans son quartier de Los Altos. Shunryu Suzuki, qui avait écrit Esprit zen, esprit neuf et dirigeait le San Francisco Zen Center, venait tous les mercredis au centre pour enseigner ses préceptes et méditer avec un petit groupe de fidèles. Au bout d’un moment, Jobs et d’autres voulurent aller plus loin ; Suzuki demanda alors à son assistant, Kobun Chino Otogawa, de proposer une formation à plein temps. Jobs devint un élève fervent, avec Chrisann Brennan (sa petite amie occasionnelle), Daniel Kottke et Elizabeth Holmes. Il se rendit également seul aux retraites organisées au Tassajara Zen Center, un monastère à proximité de Carmel où Kobun officiait.

Kottke trouvait Kobun amusant : « Son anglais était atroce. Il parlait constamment par haiku, avec des métaphores poétiques, et la moitié du temps on n’y comprenait rien. Pour moi, tout ça était une plaisante distraction. » Sa petite amie Elizabeth prenait ça plus au sérieux : « On allait aux méditations de Kobun ; on s’asseyait sur nos zafus, lui sur son estrade. On apprenait à se couper de toute pensée parasite. C’était des moments magiques. Un soir, alors que nous méditions et qu’il pleuvait, Kobun nous a montré comment utiliser le bruit ambiant pour nous recentrer sur notre méditation. »

Quant à Jobs, il s’agissait d’un véritable sacerdoce. « Il commença à se prendre très au sérieux et devint rapidement imbuvable », explique Kottke. Jobs voyait Kobun tous les jours, et tous les deux ou trois mois, il partait avec lui pour méditer. « Faire la connaissance de Kobun a été une expérience fondatrice pour moi ; à la fin, je passais tout mon temps avec lui. Il avait une femme, infirmière à Stanford, et deux enfants. Elle travaillait la nuit, alors je pouvais passer la soirée avec lui. Quand elle rentrait vers minuit, elle me mettait gentiment à la porte. » Jobs se demandait s’il ne devait pas se consacrer entièrement à ses quêtes spirituelles, mais Kobun lui déconseilla de s’engager sur cette voie. Il lui suggérait plutôt de rester en contact avec cette facette spirituelle de lui-même tout en ayant une activité dans la société. La relation entre les deux hommes fut longue et solide ; dix-sept ans plus tard, Kobun Chino officierait au mariage de Jobs.

Jobs, toujours dans sa quête de l’illumination intérieure, entreprit une thérapie fondée sur le cri primal, qui venait d’être développée à Los Angeles par le psychothérapeute Arthur Janov. Elle s’appuyait sur la théorie freudienne stipulant que les névroses provenaient des douleurs refoulées de l’enfance. Janov prétendait qu’on pouvait les soigner en revivant ces souffrances primales et en les exprimant par le cri. Jobs préférait ça à la thérapie par la parole, parce qu’il s’agissait d’intuition, d’action émotionnelle, et non de pensée rationnelle. « Il ne s’agissait pas de réfléchir. Il s’agissait de faire : fermer les yeux, prendre une inspiration, plonger en soi, et ressortir de l’autre côté avec une nouvelle acuité. »

Un groupe de disciples de Janov avait ouvert l’Oregon Feeling Center dont les séances se tenaient dans un vieil hôtel d’Eugene dirigé (comme par hasard ?) par Robert Friedland, l’ancien gourou de Jobs à Reed, dont la communauté All One Farm se trouvait non loin de là. À la fin de l’année 1974, Jobs s’inscrivit à douze semaines de thérapie, pour un coût de mille dollars. « Comme Steve, j’étais intéressé par le développement personnel, m’expliqua Kottke, mais je n’ai pas pu y aller avec lui, faute de moyens. »

Jobs disait à ses amis proches que le fait d’avoir été abandonné et d’ignorer qui étaient ses parents biologiques était une douleur de chaque instant. « Steve tenait à connaître ses parents naturels pour mieux se connaître lui-même », me précisa Friedland. Il savait, par Paul et Clara Jobs, que ses géniteurs avaient fait des études supérieures et que son père était vraisemblablement syrien. Steve Jobs avait songé un moment à engager un détective privé, mais il avait ajourné ce projet. « Je ne voulais pas faire de la peine à mes parents. »

« Il n’arrivait pas à accepter qu’il ait été abandonné, déclare Elizabeth Holmes. Il voulait “dépasser” cette souffrance. » Greg Calhoun fait la même analyse : « Le fait d’avoir été adopté lui torturait les méninges. Steve m’en parlait souvent. Avec le cri primal et les régimes sans mucus, il tentait de se purger, et plus il se purgeait, plus le problème de sa naissance prenait corps. Il me disait être plein de colère à l’idée d’avoir été ainsi rejeté. »

John Lennon avait entrepris la même thérapie primale en 1970, et en décembre de la même année, il composa la chanson « Mother » avec le Plastic Ono Band. Les paroles racontent la souffrance de Lennon, causée par l’abandon du père et la mort de sa mère quand il était adolescent. Dans le refrain revient la complainte : « Mama don’t go, Daddy come home1. » Elizabeth Holmes se rappelle que Jobs écoutait ce morceau en boucle.

Au bout de quelque temps, Jobs annonça à Janov que sa thérapie ne marchait pas bien. « Il m’a sorti une réponse toute faite, et trop simpliste pour être honnête. J’ai compris qu’il n’y avait plus rien à attendre. Adieu la révélation intérieure ! » Mais Elizabeth dresse un bilan moins négatif : « Après ça, je l’ai trouvé changé. Steve était toujours “rugueux”, mais il y avait une sorte de paix en lui, du moins pendant un certain temps. Sa confiance s’est accrue, il s’est senti moins décalé. »

Jobs se mit à croire qu’il pouvait insuffler aux autres cette nouvelle confiance en soi et les pousser à réaliser des prouesses, à réussir l’impossible. Elizabeth avait rompu avec Kottke et rejoint un groupe religieux à San Francisco qui lui demandait de couper tous les liens avec ses anciens amis. Mais Jobs n’eut que faire de cette injonction. Il débarqua à la maison du culte dans sa Ford Ranchero, déclara qu’il se rendait à la ferme de Friedland et qu’il emmenait Elizabeth avec lui. Avec la même détermination, il annonça à la jeune femme que c’était elle qui allait conduire pour quitter la secte, même si elle ne savait pas passer les vitesses. « Une fois qu’on a rejoint la route, il m’a placée derrière le volant, et il a passé les vitesses jusqu’à ce que l’on atteigne les quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. Puis il a mis une cassette de Bob Dylan, Blood on the Tracks, posé sa tête contre mon épaule et s’est endormi. Il donnait l’impression de pouvoir tout oser, et c’était contagieux. Il remettait sa vie entre mes mains. Et il m’a fait réussir une chose que je croyais au-dessus de mes forces. »

C’était la partie lumineuse de son célèbre champ de distorsion de la réalité. « Si on a foi en lui, il vous fait réaliser des prodiges, conclut Elizabeth Holmes. S’il réclame l’impossible, il se produit. »

Le premier défi

Un jour, au début de l’année 1975, Al Alcorn se trouvait dans son bureau à Atari lorsque Ron Wayne débarqua, tout en émoi :

— Steve est de retour !

— Magnifique ! Dis-lui de monter me voir.

Jobs arriva pieds nus, vêtu d’un sari couleur safran, avec dans les mains un exemplaire de Remember, ici et maintenant, qu’il tendit à Alcorn en insistant pour qu’il le lise.

— Est-ce que je peux récupérer ma place ?

« Il ressemblait à un gars d’Hare Krishna, mais j’étais content de le revoir. “Bien sûr !” lui ai-je aussitôt répondu. »

À nouveau, pour la paix sociale de l’entreprise, Jobs prit le service de nuit. Wozniak, qui habitait dans le quartier et qui travaillait chez HP, passait le voir après dîner et jouait aux jeux vidéo d’Atari. Il était tellement accro à Pong qu’il avait construit une version qui fonctionnait sur sa télévision, ce qui lui évitait de devoir se rendre au bowling de Sunnyvale pour jouer sur la borne d’Arcade.

Un jour, à la fin de l’été 1975, Nolan Bushnell, faisant fi des prévisions annonçant que les jeux d’adresse de ce type étaient has been, décida de développer une version de Pong pour un seul joueur. Au lieu de lutter contre un adversaire, le joueur devait envoyer la balle contre un mur qui perdait une brique à chaque rebond. Il appela Jobs dans son bureau et lui demanda de concevoir le jeu. Il y aurait un bonus à la clé – pour chaque puce qu’il parviendrait à économiser en dessous de la barre des cinquante unités. Bushnell savait que Jobs n’était pas un grand concepteur, mais il se doutait, à juste titre, qu’il embaucherait Wozniak, qui traînait toujours avec lui. « Ces deux-là étaient inséparables. Et Woz était un magicien de l’électronique. »

Wozniak fut tout excité quand Jobs lui suggéra de l’aider sur ce projet, en lui proposant la moitié des gains. « C’était l’offre la plus belle qu’on m’ait jamais faite : concevoir entièrement un jeu ! » Jobs annonça qu’il fallait le réaliser en quatre jours en utilisant le moins de puces possible. Mais il cacha à Woz que c’était lui, et non Bushnell, qui avait imposé ce délai, parce qu’il voulait être à la All One Farm pour la cueillette des pommes. Il ne mentionna pas non plus qu’il y aurait un bonus sur le nombre de puces économisées.

« Pour un électronicien moyen, il fallait un mois ou deux pour mettre au point un jeu comme celui-là, explique Wozniak. Je ne pensais pas pouvoir relever le défi, mais Steve m’assura que c’était dans mes cordes. » Alors Woz travailla non stop quatre jours durant. La journée, à HP, il peaufinait ses plans de montage et, après un repas frugal dans un fast-food, il filait à Atari passer la nuit sur son fer à souder. À mesure que Wozniak pondait ses circuits, Jobs, assis à sa gauche, câblait les puces sur une plaque. « Pendant que Steve terminait les branchements, je jouais à mon jeu préféré, Gran Trak 10, un jeu de course de voitures. »

Contre toute attente, ils finirent le travail dans les délais – et Wozniak utilisa seulement quarante-cinq puces ! Ici, les versions diffèrent, mais pour certains témoins (la majorité) Jobs donna la moitié de l’argent à Woz mais garda pour lui le bonus concernant l’économie des cinq puces. Dix ans plus tard, Wozniak découvrira (dans Zap, un livre sur l’épopée d’Atari) que Jobs avait touché un bonus. « Steve avait sans doute besoin d’argent, mais il n’empêche qu’il m’a caché la vérité. » Quand Wozniak, pendant l’un de nos entretiens, évoqua cette histoire, il marqua de longs silences, reconnaissant que cette attitude l’avait blessé. « J’aurais préféré qu’il soit honnête avec moi. S’il m’avait dit qu’il était dans le besoin, il savait que je lui aurais laissé cet argent. C’était un ami. Entre amis, on se soutient. » Pour Wozniak, c’est là une différence fondamentale entre eux. « L’éthique a toujours été primordiale pour moi ; et je ne comprends toujours pas les raisons de cette dissimulation. Mais personne n’est fait dans le même moule. »

Quand Zap sortit, dix ans plus tard, Jobs avait appelé son ami pour lui dire que c’était un mensonge. « Il m’a affirmé qu’il n’avait aucun souvenir de ce détail, raconte Wozniak ; s’il avait fait une chose pareille, il s’en souviendrait forcément – c’était donc la preuve que cela ne s’était pas produit ! » Quand, avec Jobs, je voulus revenir sur cette histoire, il se fit silencieux, hésitant. « Je ne sais pas d’où vient cette calomnie… J’ai donné à Woz la moitié de l’argent que j’ai touché. Cela a toujours été comme ça avec lui. Woz a cessé de travailler pour Apple en 1978. Il n’a plus jamais rien fait dans la société après cette date. Mais il a eu exactement le même nombre d’actions que moi. »

Tous leurs souvenirs étaient-ils faussés ? Peut-être Jobs n’avait-il jamais dupé son ami ? « Possible, concède Wozniak. Ma mémoire peut toujours me jouer des tours… » Mais après un moment, il se ravise : « Non, je me souviens très bien. Du chèque de trois cent cinquante dollars, et de tous les détails… » À la sortie de Zap, il était passé voir Nolan Bushnell et Al Alcorn pour en avoir le cœur net. Bushnell me confirma ce fait : « J’ai effectivement parlé de cette histoire de bonus avec Woz et il était très affecté. Je lui ai dit que oui, il y avait bien une prime pour chaque puce économisée. Alors il a secoué la tête, avec un claquement de langue de dépit. »

Quelle que soit la vérité, Wozniak veut passer l’éponge. « Jobs est quelqu’un de complexe ; son côté manipulateur est la face cachée de tout ce qui a fait son succès. » Wozniak n’était pas comme ça mais, comme il le dit, il n’aurait jamais créé Apple. « Je préfère oublier ça, répliqua-t-il devant mon insistance. Je ne veux pas juger Steve là-dessus. »

Cette expérience chez Atari permit à Jobs d’affiner son approche des affaires et sa conception de l’électronique. Il aimait cette simplicité, cette convivialité chez Atari : Insérez une pièce et évitez les Klingons. « Cette simplicité a été une révélation pour lui, et sera le leitmotiv de toutes ses créations », explique Ron Wayne, qui travaillait avec lui chez Atari. Jobs reprit également à son compte le credo de Bushnell : ne jamais céder. « Nolan ne se contentait jamais d’un “non” comme réponse, m’a précisé Alcorn, et Steve a adopté cette attitude de management. Nolan n’était jamais insultant comme pouvait l’être Steve, mais ils avaient la même force de persuasion. Cela fichait la chair de poule, mais ça marchait ; les choses étaient faites ! En ce domaine, on peut dire que Nolan a été un maître pour Steve Jobs. »

Bushnell est de cet avis : « Pour être un bon chef d’entreprise, il faut avoir quelque chose de particulier, et j’ai vu cette chose chez Steve. Il n’était pas seulement intéressé par l’électronique, mais aussi par les affaires. Je lui ai montré qu’il fallait se comporter comme si on allait réussir ce qu’on voulait entreprendre et qu’alors ça se faisait tout seul. C’est ce que je dis tout le temps : si l’on feint de savoir ce que l’on fait, les gens vous suivent ! »

1- « Maman ne t’en va pas, papa revient à la maison. » (N.d.T.)