TOY STORY
Buzz et Woody à la rescousse
Jeffrey Katzenberg
« C’est très amusant de réaliser l’impossible », avait déclaré Walt Disney. Jobs aimait cette attitude. Il admirait Disney pour son souci du détail. Sur le papier, Pixar et les studios Disney étaient faits pour s’entendre.
Disney avait acheté la licence d’utilisation du système d’animation de Pixar, et en termes d’achat d’ordinateurs, Disney était son plus gros client. Un jour, Jeff Katzenberg, le directeur du département cinéma de Disney, invita Steve Jobs dans leurs studios de Burbank pour qu’il voie leur technologie en action. Tandis que les employés de Disney montraient leurs prouesses graphiques, Jobs se tourna vers Katzenberg et demanda à brûle-pourpoint :
— Disney est-il heureux de travailler avec Pixar ?
— Absolument !
— Et à ton avis, Pixar est-il heureux de travailler avec Disney ?
Un acquiescement évident.
— Eh bien non, nous ne le sommes pas ! Nous voulons faire un film avec vous. Voilà ce qui rendrait heureux Pixar !
Katzenberg était d’accord sur le principe. Il appréciait les courts-métrages de John Lasseter – qu’il n’avait pas réussi à débaucher. Alors Katzenberg invita l’équipe Pixar à discuter d’un éventuel partenariat. Lorsque Catmull, Jobs et Lasseter s’installèrent à la table de réunion, Katzenberg s’adressa tout de go au réalisateur : « John, puisque tu ne veux pas revenir travailler chez nous, je vais donc passer par la bande ! »
À l’image des deux sociétés, Jobs et Katzenberg avaient des points communs. Ils pouvaient se montrer charmants, ou cinglants (ou pire encore) suivant leur humeur ou leurs intérêts. Alvy Ray Smith, qui était sur le point de quitter Pixar, assistait à la réunion : « Les similitudes entre Jeffrey et Steve étaient saisissantes. Deux tyrans, rois du boniment ! » Katzenberg, avec une certaine fatuité, déclara à la délégation Pixar : « Tout le monde pense que je suis un despote. C’est la vérité. Je suis un despote. Mais il se trouve que j’ai quasiment toujours raison ! » Jobs aurait pu faire la même assertion.
Deux hommes ayant le même ego… Les négociations durèrent donc des mois. Katzenberg voulait que Pixar cède à Disney les droits de sa technologie d’animation 3D. Jobs refusa, et sur ce point il eut gain de cause. Pixar aussi avait ses exigences : il voulait être copropriétaire, avec Disney, du film et des personnages, ce qui impliquait, également, un droit de regard sur les suites et les négociations des droits TV et vidéo. « Steve, si tu comptes vraiment revendiquer ça, répliqua Katzenberg, tu peux partir tout de suite. Inutile de perdre notre temps. » Jobs resta assis et lâcha du lest.
« C’était un spectacle fascinant, raconte Lasseter. Comme un duel. Avec deux bretteurs d’exception. » Mais Katzenberg avait un sabre dans les mains et Jobs un simple fleuret. Pixar était au bord de la faillite et avait besoin, pour sa survie, d’un accord avec Disney. Ce qui n’était pas le cas des studios de Burbank. Ils pouvaient très bien produire le film tout seuls. Un accord, à l’arraché, fut conclu en mai 1991 : Disney aurait la propriété du film et des personnages, verserait à Pixar 12,5 pour cent des recettes, aurait le contrôle artistique, pourrait arrêter le film quand bon lui semblerait contre une indemnité minime, et aurait l’option (non l’obligation) de produire les deux films suivants de Pixar, ainsi que le droit de réaliser (avec ou sans Pixar) les suites reprenant les personnages du film.
L’histoire que Lasseter leur présenta s’appelait Toy Story. L’idée de base, c’était de se dire que les objets avaient une qualité qui leur était propre – une essence – inhérente à la fonction pour laquelle ils avaient été conçus (un postulat auquel Jobs adhérait depuis toujours). Donc, si lesdits objets devaient avoir des sentiments, ceux-ci seraient directement induits par leur désir de remplir leur fonction. Le but d’un verre, par exemple, était de retenir un liquide ; si ce verre pouvait avoir des émotions, il serait heureux quand il serait rempli et triste quand il serait vide. L’essence d’un écran d’ordinateur était d’être une interface avec les humains. L’essence d’un monocycle, c’était d’être monté par un acrobate et de faire des tours de piste dans un cirque. Pour le cas des jouets, c’était que les enfants jouent avec eux, et leur terreur existentielle, c’était d’être abandonnés ou déboutés par l’arrivée d’un nouveau jouet. Donc, un duo, entre un jouet flambant neuf et le bon vieux jouet préféré d’un enfant, posait les bases d’une bonne dramaturgie, en particulier si l’action se déroulait au moment où les jouets se trouvaient séparés de leur petit maître. Le traitement original commençait ainsi : « Pour un enfant, perdre un jouet est un traumatisme. Tout le monde, au cours de son enfance, en a fait la douloureuse expérience. Notre histoire est racontée du point de vue du jouet qui se retrouve tout seul et qui lutte pour retrouver son statut, à savoir que des enfants jouent avec lui. Parce que c’est le sens même de son existence. »
On envisagea toutes sortes de possibilités pour les deux protagonistes de l’histoire avant d’arrêter un choix : Buzz l’Éclair et Woody. Toutes les deux semaines, Lasseter et son équipe présentaient chez Disney les nouvelles séquences storyboardées ou des bouts d’essai. Lors des premiers tests d’animation, Pixar montra tout son savoir-faire, par exemple dans une scène où Woody se déplaçait au sommet d’une commode sous les rayons de soleil filtrant d’un store vénitien, créant un jeu d’ombre et de lumière sur sa chemise – un effet quasiment impossible à rendre à la main.
Mais impressionner Disney avec l’histoire ne fut pas aussi simple. Lors de chaque présentation, Katzenberg démontait toute la scène, aboyant ses commentaires et ses modifications. Une équipe d’assistants, carnets de note à la main, consignaient toutes les instructions du maître pour être certains qu’elles seraient intégrées à la nouvelle mouture.
Katzenberg voulait ajouter de la dureté aux deux personnages. C’était peut-être un film d’animation intitulé Toy Story, disait-il, mais il n’était pas destiné exclusivement aux enfants. « Au début, il n’y avait pas de tension, pas de vraie histoire, pas de conflit, raconte Katzenberg. Pas même de véritable fil conducteur. » Il conseilla à Lasseter de revoir des films célèbres de duos, tel que La Chaîne ou 48 Heures, où deux héros que tout oppose sont propulsés dans une situation dramatique et sont contraints de s’entraider. En outre, il voulait « du mordant » comme il disait ; Woody devait être plus jaloux, plus méchant et belliqueux envers Buzz, le nouveau du coffre à jouets – l’étranger. « Ici, il n’y a pas de place pour nous deux ! » lâchait Woody dans une scène où il balançait Buzz par la fenêtre.
Après avoir exécuté les multiples modifications imposées par Katzenberg, Woody n’avait plus aucun charme. Dans une séquence, il veut expulser tous les jouets qui se trouvent sur le lit et ordonne à Zigzag de l’aider à faire le ménage. Quand le chien émet des doutes, Woody se met en colère : « Tu n’es pas là pour penser, saucisse à ressort ! » Zigzag alors pose la question qui bientôt va tourmenter toute l’équipe Pixar : « Pourquoi ce cow-boy est-il si méchant ? » Tom Hanks, qui avait été engagé pour faire la voix de Woody, ne comprenait pas non plus : « Ce mec est un vrai connard ! »
Coupez !
Lasseter était prêt à projeter la première moitié du film en novembre 1993 ; toute l’équipe se rendit à Burbank pour montrer les images à Katzenberg et aux autres huiles de Disney. Peter Schneider, le chef du service animation, qui n’avait jamais été très fan à l’idée de demander à une entreprise extérieure de réaliser un film pour Disney, déclara que c’était une catastrophe et qu’il fallait arrêter la production. Katzenberg était d’accord.
— Pourquoi est-ce si mauvais ? demanda Katzenberg à Tom Schumacher, l’un de ses collaborateurs.
— Parce que ce n’est plus leur film, répliqua-t-il sans détour.
Comme Schumacher le dira lui-même : « Ils avaient suivi scrupuleusement toutes les indications de Jeffrey, et le projet avait perdu son âme. »
Le réalisateur comprit que Schumacher avait raison. « J’étais assis là, gêné par ce qu’on venait de projeter. Les personnages étaient sinistres et méchants. » Il pria Disney de le laisser réécrire le scénario.
Jobs assumait pleinement son rôle de coproducteur, avec Ed Catmull, mais ne se mêlait pas de l’artistique. Connaissant son goût du pouvoir, cette réserve prouvait le grand respect qu’il portait à John Lasseter et aux autres magiciens de Pixar – même si, en sous-marin, le réalisateur, avec une certaine habileté tactique, faisait tout pour tenir le patron à distance. Toutefois, Steve Jobs participa activement à arrondir les angles avec Disney, et les gens de Pixar apprécièrent cette aide. Lorsque Katzenberg et Schneider interrompirent la production, Jobs mit la main à la poche pour continuer le projet. Et il défendit son équipe bec et ongles : « Katzenberg avait tout fait foirer, m’expliquera-t-il plus tard. Il désirait que Woody soit le méchant de l’histoire. Quand il a voulu nous couper les vivres, c’est nous qui l’avons éjecté. On lui a dit : “Ce n’est pas le film qu’on veut faire !” Et on l’a fait à notre façon. »
L’équipe Pixar revint trois mois plus tard avec un nouveau scénario. Woody n’était plus le chef tyrannique des autres jouets d’Andy, mais leur guide, sage et avisé. Sa jalousie à l’encontre de Buzz paraissait plus sympathique, et était amenée par la chanson de Randy Newman « Strange Things ». La scène où Woody jetait Buzz dans le vide avait été remaniée ; désormais, c’était le résultat d’un malheureux concours de circonstances, impliquant une lampe Luxo (un clin d’œil au premier film de Lasseter). Katzenberg et sa suite approuvèrent la nouvelle mouture et, en février 1994, le film était de nouveau sur les rails.
Katzenberg était impressionné par les talents de gestionnaire de Jobs : « Dès le début de la production, Steve a veillé à limiter les coûts et à optimiser le temps. » Mais les dix-sept millions de dollars de budget alloués par Disney se révélèrent bientôt insuffisants, en particulier après le surcoût de travail imposé par les égarements dramaturgiques de Katzenberg. Donc, Jobs réclama une rallonge pour finir le film.
— On a conclu un accord, je te rappelle, répliqua Katzenberg. On t’a mis aux commandes de la production, et tu as accepté de faire le film avec cette somme !
Jobs était furieux. Il ne cessait de l’appeler au téléphone ou de débarquer dans son bureau, devenant, pour reprendre l’expression de Katzenberg, « totalement ingérable ». Jobs soutenait que Disney devait supporter le dépassement de budget puisque c’était à cause de son directeur que le budget avait été dépassé.
— Eh tout doux ! On t’a aidé. On t’a fait profiter de notre expérience, et maintenant tu veux nous le facturer ?
Un combat des chefs pour déterminer qui était redevable à l’autre…
Ed Catmull, plus diplomate que Jobs, parvint à dénouer la situation : « Contrairement aux autres gars de Pixar, je n’avais pas une mauvaise opinion de Jeffrey. » Mais cet incident convainquit Jobs de la nécessité d’avoir, à l’avenir, un moyen de pression plus fort pour négocier avec le studio. Il détestait être un simple sous-traitant. Il aimait avoir la maîtrise de la situation. Cela signifiait que Pixar devrait apporter ses propres fonds dans les futurs projets et qu’il fallait réviser les termes de l’accord avec Disney.
Plus la production du film avançait, plus Jobs était enthousiaste. Quelques mois plus tôt, il avait proposé à diverses sociétés – de Hallmark Cards à Microsoft – de racheter Pixar, mais en regardant Buzz et Woody naître à la vie, il sentit qu’il était sur le point de révolutionner l’industrie du cinéma. À mesure que les scènes sortaient des ordinateurs, il les passait en boucle, les montrait à tous ses amis. « Je ne sais plus combien de versions de Toy Story j’ai vues ! se lamente encore Larry Ellison. À la fin, c’était devenu une vraie torture. Steve me demandait de passer chez lui pour me montrer la moindre amélioration que les graphistes avaient apportée ! Steve voulait que tout soit irréprochable – l’histoire et la technique. Comme d’habitude, il n’acceptait que la perfection. »
Son espoir d’un retour possible sur investissement fut conforté lorsque Disney invita le patron de Pixar à assister à une projection, pour la presse, de quelques scènes de Pocahontas, en janvier 1995, sous un chapiteau monté en plein Central Park. À cette occasion, le P-DG de Disney, Michael Eisner, annonça que Pocahontas serait projeté en avant-première devant cent mille personnes sur un écran géant de vingt-cinq mètres de haut, sur l’immense pelouse de Central Park. Jobs, pourtant un spécialiste des grands coups médiatiques, fut étonné par l’ampleur de l’événement. Le cri de ralliement de Buzz l’Éclair résonna à ses oreilles. Vers l’infini et au-delà !
Jobs décida que la sortie de Toy Story en novembre 1995 était le moment opportun pour lancer Pixar en Bourse. Même les investisseurs les plus audacieux étaient sceptiques ; cela faisait cinq ans que Pixar perdait de l’argent. Mais Jobs ne voulait pas en démordre, malgré l’instance de Lasseter : « Cela me paraissait trop risqué. Je l’ai supplié d’attendre le deuxième film, mais Steve m’a répondu qu’on avait besoin de fonds. Il voulait être en mesure d’apporter la moitié du financement sur nos prochains projets et de renégocier le contrat avec Disney. »
Vers l’infini !
Disney organisa la première de Toy Story au El Capitan, un beau et vénérable cinéma de Los Angeles, et installa à côté le décor de la maison d’Andy avec tous les personnages du film. Disney avait donné à Pixar une poignée d’invitations, mais la soirée et les invités étaient typiques d’une production exclusivement Disney. Jobs ne fit même pas le déplacement. Au lieu de ça, le lendemain soir, il loua le Regency, une salle tout aussi magnifique à San Francisco, et organisa à son tour sa première. À la place de Tom Hanks et Steve Martin, les VIP étaient les stars de la Silicon Valley : Larry Ellison, Andy Grove, Scott McNealy. C’était à l’évidence la soirée de Steve Jobs. Ce fut lui qui monta sur scène, pas John Lasseter, pour présenter le film.
La double première alimenta une polémique. Était-ce un film Disney ou Pixar ? Pixar était-il un simple exécutant du géant de l’animation ? Ou le studio de Burbank était-il le simple distributeur de Pixar ? Le juste équilibre se situait à mi-chemin. Restait à savoir si Eisner et Jobs, avec leurs ego démesurés, allaient pouvoir conclure un tel partenariat.
L’enjeu s’amplifia quand Toy Story se révéla un succès commercial et critique. Dès la première semaine d’exploitation, le film fut amorti, rien qu’avec le marché national – trente millions de dollars de recette. C’était le blockbuster de l’année, il battit à plates coutures Batman Forever et Apollo 13, avec cent quatre-vingt-douze millions de dollars aux États-Unis, pour un total planétaire de trois cent soixante-deux millions de dollars. Selon les statistiques du site Rotten Tomatoes, 100 pour cent des soixante-treize critiques compilées par le site étaient dithyrambiques. Richard Corliss du Time consacra Toy Story « la comédie la plus originale de l’année », David Ansen de Newsweek déclara que le film était « une merveille », et Janet Maslin du New York Times le recommandait pour les grands et les petits, « une œuvre d’une intelligence rare, dans la grande tradition Disney ».
Le seul bémol au tableau, c’est que les critiques, telle Janet Maslin, parlaient de « tradition Disney » et non de l’avènement de Pixar. Dans tout son article, pas une fois la journaliste ne citait Pixar. Cette situation devait changer. Lorsque Jobs et Lasseter furent invités sur le plateau de Charlie Rose, Jobs mit en avant que Toy Story était un film Pixar. Il expliqua même que la venue de ce nouveau studio ferait date dans le monde du cinéma : « Depuis Blanche Neige, tous les grands studios se sont risqués dans le film d’animation, et jusqu’à aujourd’hui, seul Disney a connu le succès. Mais maintenant, Pixar va tenir la dragée haute au géant ! »
Il présentait Disney comme le simple distributeur du film. Michael Eisner était furieux : « Steve n’arrêtait pas de dire : “Nous à Pixar on est les vrais génies, vous, à Disney, vous êtes des nuls.” Mais c’est grâce à nous que Toy Story a vu le jour. On a aidé à la mise en forme, et on a mis à contribution tous nos départements, du service marketing à Disney Channel. C’est grâce à nous que le film a eu un tel succès. » Jobs décida donc que la question fondamentale – était-ce un film Pixar ou Disney ? – devait être réglée contractuellement plutôt que par une guerre ouverte. « Après le succès de Toy Story, m’expliqua-t-il, j’ai compris qu’il fallait réviser notre accord avec Eisner si nous voulions pouvoir fonder un vrai grand studio et non plus être un prestataire. » Mais pour faire asseoir Disney à la table des négociations, Pixar devait apporter de l’argent. Il fallait donc que le passage en Bourse soit aussi un succès.
L’action Pixar fut mise en vente une semaine exactement après la sortie de Toy Story. Jobs avait parié que le film serait premier au box-office, c’était un gros risque, qui lui rapporta le jack pot. Comme lors du passage en Bourse d’Apple, une fête avait été organisée dans les locaux de San Francisco du plus gros souscripteur à 7 heures du matin, pour l’ouverture des marchés. Il était question de proposer les titres à quatorze dollars l’unité, pour être certain qu’il y aurait des acheteurs. Mais Jobs demanda à relever leur prix et à les vendre à vingt-deux dollars, ce qui donnerait à Pixar un surcroît de trésorerie si l’opération était un succès – et le succès dépassa toute leur espérance ! Ce fut l’introduction en Bourse la plus spectaculaire de l’année ; elle se révéla plus juteuse encore que celle de Netscape. Durant la première demi-heure, l’action grimpa jusqu’à quarante-cinq dollars ; la Bourse fut un moment débordée parce qu’il y avait trop d’acheteurs. Elle atteignit un pic à quarante-neuf, puis se stabilisa à trente-neuf dollars à la fermeture.
Plus tôt cette année-là, Jobs avait tenté de trouver un repreneur pour Pixar, pour cinquante millions de dollars, histoire de récupérer ses fonds. À la fin de cette journée historique, les actions qu’il avait gardées – soit 80 pour cent de la société – valaient plus de vingt fois cette somme : un milliard deux cents millions de dollars ! C’était près de cinq fois plus que ce qu’il avait gagné avec l’introduction en Bourse d’Apple en 1980. Mais Jobs se fichait de faire fortune, comme il le confia à John Markoff du New York Times : « Je ne compte pas acheter de yacht. Je n’ai jamais fait ça pour l’argent. »
Ce passage en Bourse glorieux permettait à Pixar de ne plus dépendre de Disney pour financer ses films. C’était exactement le moyen de pression que Jobs attendait. « Puisque nous allions apporter la moitié du budget, je pouvais exiger d’avoir la moitié des bénéfices. Mais plus important encore, on aurait nos deux noms au générique. Ce serait désormais des films “Disney ET Pixar”. »
Jobs sauta dans un avion pour déjeuner avec Michael Eisner. Le P-DG de Disney fut sidéré de son culot. Le contrat que les deux sociétés avaient signé portait sur trois films, et Pixar n’en avait livré qu’un seul. Le combat fut rude ; chaque camp venait avec son arsenal nucléaire. Katzenberg avait quitté Disney, après un désaccord avec Eisner, pour créer avec Steven Spielberg et David Geffen DreamWorks SKG. Si Eisner refusait de réviser l’accord avec Pixar, Jobs irait trouver un autre partenaire, et pourquoi pas la nouvelle société de Katzenberg, dès que le troisième film serait mis en boîte ! Eisner, de son côté, répliquait que si Pixar lâchait Disney, il ferait tout seul les suites de Toy Story, en se servant de Woody, Buzz l’Éclair et de tous les personnages que Lasseter avait créés. La menace était terrible : « C’était comme si on nous arrachait nos enfants, me raconta Jobs. À cette idée, John en a eu les larmes aux yeux. »
Alors tout le monde opta pour « la détente ». Eisner accepta que Pixar finance à 50 pour cent les projets et ait la moitié des bénéfices. « Disney doutait qu’on fasse d’autres succès, m’expliqua Jobs. Ils espéraient donc réaliser ainsi des économies sur la production. Finalement, ça a été tout bénef’ pour nous, car nous avons fait dix blockbusters d’affilée ! » Disney accepta aussi la cosignature des films, même si ce point suscita des débats houleux. Eisner s’en souvient encore : « Je voulais que ce soit “un film Disney”, “Disney présente”, mais j’ai cédé. Après, il a encore fallu se mettre d’accord sur la taille respective des lettres des noms Disney et Pixar. On se serait crus en maternelle ! » Mais au début de l’année 1997, un nouveau partenariat fut conclu – pour cinq films sur les dix prochaînes années – et Jobs et Eisner se séparèrent bons amis. « Michael s’était montré raisonnable et équitable envers moi, m’expliqua Jobs. Mais avec le temps, je me suis rendu compte que cet homme était le mal incarné. »
Dans une lettre adressée aux actionnaires, Jobs annonça avec fierté que Pixar avait obtenu les droits à 50/50 sur tous les films produits en collaboration avec Disney – ainsi que sur les jouets et les produits dérivés. « Nous voulons que Pixar devienne un label qui inspire autant confiance que Disney, écrivait-il. Mais pour gagner cette confiance, le public doit savoir que Pixar fait des films. » Jobs était connu pour ses produits révolutionnaires. Mais il avait également le don de créer de grandes sociétés, ayant un fort capital sympathie auprès du public. Il en fonda ainsi deux parmi les plus importantes du siècle : Apple et Pixar.