CHAPITRE TRENTE-HUIT

NOUVELLES BATAILLES

Un écho des anciennes

Google : Ouverture contre Fermeture

Quelques jours après l’inauguration de l’iPad en janvier 2010, Jobs organisa une grande réunion « publique » avec ses employés sur le campus d’Apple. Au lieu de se féliciter de la sortie de leur nouveau produit révolutionnaire, Jobs fulminait contre Google, qui avait décidé de les concurrencer sur le marché du téléphone avec Android. « On ne s’est pas aventurés sur le marché des moteurs de recherche, mais Google ne se gêne pas pour marcher sur nos plates-bandes. Ne vous y trompez pas. Ils veulent tuer l’iPhone. Mais on ne les laissera pas faire ! » Quelques minutes plus tard, alors que la conversation était passée à un autre sujet, Jobs reprit sa tirade pour descendre en flammes le fameux slogan de Google : Ne soyez pas malveillants (« Don’t be Evil ») : « Ce mantra est de l’arnaque ! »

Le patron d’Apple se sentait personnellement trahi. Le P-DG de Google, Eric Schmidt, siégeait au conseil d’administration d’Apple au moment du développement de l’iPhone et de l’iPad, et les fondateurs de Google, Larry Page et Sergey Brin, disaient que Jobs était un exemple pour eux. C’était de la haute trahison : l’interface de l’écran tactile d’Android reprenait de plus en plus de caractéristiques créées par Apple – le multi-tactile, le balayage, les icônes et la présentation des apps.

Jobs essaya de dissuader Google de développer Android. En 2008, il s’était rendu au siège de Google, près de Palo Alto, pour confronter Page, Brin, ainsi que le responsable de l’équipe du développement d’Android, Andy Rubin. (Comme Eric Schmidt appartenait à l’époque au conseil d’administration d’Apple, il s’abstenait d’assister aux réunions concernant l’iPhone.) « Je leur ai dit que, si tout se passait bien, nous garantirions l’accès de Google à l’iPhone, avec une ou deux icônes sur l’écran d’accueil », se rappelait le P-DG d’Apple. D’un autre côté, il menaçait Google de poursuites judiciaires, si jamais l’entreprise continuait de développer Android et d’utiliser des caractéristiques de l’iPhone comme le multi-tactile. Au début, Android évita de copier certains paramètres, mais en janvier 2010, HTC présenta un téléphone Android qui affichait un écran multi-tactile, ainsi que bien d’autres aspects de l’apparence et de la convivialité de l’iPhone. C’est dans ce contexte que Jobs vilipenda le mantra « Ne soyez pas malveillants » de Google.

Ainsi, Apple engagea des poursuites contre HTC (et par extension Android) pour avoir copié vingt caractéristiques brevetées par Apple. Parmi elles, les mouvements multi-tactiles, le balayage pour allumer l’appareil, le double tapotement pour zoomer et les capteurs qui déterminent la façon dont l’appareil est tenu. La semaine des poursuites judiciaires, dans sa maison de Palo Alto, il fulminait comme jamais encore auparavant :

Google pille notre iPhone ! C’est du vol manifeste. De la rapine de brigands ! Je donnerai mon dernier souffle s’il le faut, et je dépenserai jusqu’au dernier penny des quarante milliards que nous avons en banque, pour avoir gain de cause. Je détruirai Android, parce que c’est un produit volé. Je vais lancer une guerre thermonucléaire ! Ils vont avoir la peur de leur vie, parce qu’ils savent qu’ils sont coupables. En dehors de son moteur de recherche, les produits Google – Android, Google Docs – sont nuls.

Quelques jours après cette diatribe, Jobs reçut un appel de Schmidt, qui avait démissionné du conseil d’administration d’Apple l’été précédent. Celui-ci lui proposa d’aller prendre un café et ils se retrouvèrent au centre commercial de Palo Alto. « Nous avons passé la moitié du temps à discuter d’affaires personnelles et l’autre moitié du fait que Google, selon Steve, avait volé l’interface d’Apple. » Sur ce sujet, Jobs monopolisa la parole. Oui, Google l’avait arnaqué, volé, plagié, répétait-il dans un langage coloré. « Vous avez les mains sales. Je ne suis pas intéressé par un arrangement. Je ne veux pas de votre argent. Si vous m’offriez cinq milliards de dollars, je n’en voudrais pas ! Merci, j’en ai largement assez. Ce que je veux, c’est que vous cessiez de piquer nos idées pour Android. » Malheureusement, ils étaient dans une impasse.

Cette querelle n’était que la partie émergée d’une problématique fondamentale, aux résonances historiques. Google avait présenté Android comme une plateforme « ouverte ». Son code était disponible aux fabricants de matériel qui pouvaient l’utiliser sur leurs téléphones ou leurs tablettes. Bien entendu, Jobs avait la croyance dogmatique qu’Apple devait conserver des systèmes d’exploitation soigneusement intégrés et protégés. Dans les années 1980, Apple avait refusé de délivrer la licence de son système d’exploitation. Microsoft avait fini par dominer le marché en vendant ses licences à de multiples fabricants de matériel et, dans l’esprit de Jobs, en plagiant Apple.

La comparaison entre la prise de pouvoir de Microsoft dans les années 1980 et les manœuvres de Google n’était pas tout à fait justifiée, mais les similitudes étaient dérangeantes… et il y avait de quoi voir rouge. C’était l’exemple même du grand débat de l’ère numérique : fermeture contre ouverture, ou comme Jobs l’avait baptisé, intégration contre fragmentation. Était-il préférable, comme en était intimement convaincu le P-DG, d’imbriquer soigneusement logiciel, matériel et contenu dans un système clos qui assurait au consommateur une qualité optimale ? Ou de donner aux utilisateurs et aux fabricants plusieurs choix, ouvrant ainsi la voie de l’innovation en créant des logiciels susceptibles d’être modifiés et utilisés par différents appareils ? « Steve a une vision claire et précise de la gestion d’Apple, une vision inchangée depuis vingt ans, qui a fait de sa société la championne des systèmes fermés, me confia Schmidt par la suite. Il ne veut pas d’intrus dans sa plateforme. Personne ne doit y pénétrer sans autorisation. Le bénéfice d’une plateforme fermée est le contrôle. Google pense que l’ouverture est la meilleure approche, parce qu’elle donne plus de solutions au consommateur et ouvre la voie de la concurrence. »

Que pouvait bien penser Bill Gates de son concurrent, adepte de la stratégie de fermeture, en assistant à cette bataille entre Apple et Google, écho de la guerre contre Microsoft vingt ans plus tôt ? « La fermeture a ses avantages, c’est sûr. Le contrôle de l’expérience utilisateur, par exemple. » Mais refuser de délivrer la licence de l’OS d’Apple donnait à des concurrents comme Android l’opportunité de gagner du terrain. De plus, la compétition entre les appareils électroniques et les fabricants était source de plus de choix et d’innovation. « Ces sociétés ne bâtissent pas des pyramides près de Central Park, railla-t-il, faisant référence à l’Apple Store de la 5e Avenue, mais elles créent des nouveautés stimulées par l’attrait du marché. » La plupart des améliorations des PC, fit remarquer Gates, ont été possibles parce que les consommateurs avaient tout un éventail de solutions, et la même chose se produirait un jour avec les téléphones portables. « Au bout du compte, je pense que l’ouverture triomphera – mais c’est de là que je viens. À long terme, le principe de cohérence interne est intenable. »

Au contraire, Jobs croyait dur comme fer à ce principe. Sa foi en un environnement clos et contrôlé demeurait inébranlable, même si Android gagnait des parts de marché. « Google dit que nous exerçons un contrôle coercitif, qu’eux, ils sont ouverts et nous fermés ! maugréa-t-il quand je lui rapportai les propos de Schmidt. Eh bien, regardez le résultat : Android est un ratage. Il existe une foule de versions et de tailles d’écran. » Même si l’approche Google risquait au final de dominer le marché, Jobs était écœuré : « Je suis heureux de superviser l’ensemble de l’expérience utilisateur. On ne le fait pas pour l’argent. On le fait parce qu’on veut créer de grands produits, pas des gadgets ratés comme Android. »

Flash, App Store ou la question du pouvoir

L’obsession de Jobs pour le contrôle total se manifestait dans d’autres batailles. Au grand rassemblement public où il dénigra Google, il s’en prit également à Flash, le logiciel multimédia d’Adobe. Flash, jugeait-il, était un bricolage rempli de bugs, conçu par des tâcherons. Un produit indigne de l’iPod et l’iPhone. « Flash, au niveau de la technologie, est une pelote de spaghetti infâme aux performances lamentables, avec de gros problèmes de sécurité. »

Il bannit même les apps donnant accès au programme d’Adobe capable de traduire le code de Flash pour le rendre compatible avec l’OS de Mac. Le patron d’Apple dédaignait les programmes qui permettaient à des développeurs d’écrire leurs propres produits et de les importer dans de multiples systèmes d’exploitation. « Autoriser Flash à être importé sur toutes les plateformes revenait à tout réduire au plus petit dénominateur commun. On a bossé dur pour améliorer notre plateforme et les développeurs n’en tireront aucun avantage si Adobe ne fonctionne qu’avec des fonctions que possèdent toutes les plateformes. On veut qu’ils profitent de nos meilleurs aspects et que leurs apps fonctionnent mieux chez nous que chez les autres. » Sur ce point, Jobs avait raison. Perdre la capacité de différencier les plateformes d’Apple – les laisser devenir aussi communes que celles des machines HP ou Dell – signerait en effet la mort de la société.

À cela, il fallait ajouter une raison plus personnelle. Apple avait investi chez Adobe en 1985, et ensemble les deux sociétés avaient lancé la révolution de la PAO. « J’ai aidé Adobe à se mettre sur les rails », se rappelait Jobs. En 1999, après son retour chez Apple, il avait demandé à Adobe de travailler sur le logiciel d’édition vidéo pour l’iMac et son nouveau système d’exploitation, mais Adobe avait refusé, prétextant qu’il se focalisait sur la fabrication de produits pour Windows. Peu après, son fondateur, John Warnock, partit à la retraite. « L’âme d’Adobe a disparu avec le départ de Warnock, déplora Jobs. C’était un inventeur, une personne avec qui j’avais créé des liens. Ensuite, se sont succédé une flopée de technocrates et l’entreprise a dépéri. »

Quand les évangélistes d’Abode et autres supporters de Flash de la blogosphère reprochèrent au patron d’Apple son obsession du contrôle, il décida de riposter en postant une lettre ouverte. Bill Campbell, son ami et membre du conseil d’administration, vint chez lui pour lui prodiguer des conseils.

— Est-ce que je donne l’impression de me venger d’Adobe ?

— Non, ce ne sont que des faits. Il faut t’en tenir aux faits.

Une grande partie de la lettre traitait des défauts techniques de Flash. Cependant, malgré les conseils de son partenaire, Jobs ne put résister à l’envie de parler à la fin de la lettre du passif historique entre les deux sociétés : « Adobe a été le dernier grand développeur externe à adopter pleinement Mac OS X. »

Quelques mois plus tard, Apple leva certaines restrictions liées à la programmation entre plateformes, permettant à Adobe de sortir un outil Flash qui tirait avantage des caractéristiques clés de l’iOS d’Apple. Une amère défaite, même si Jobs avait eu le dernier mot. Après tout, il avait forcé Adobe et les autres développeurs de programmes à faire une meilleure utilisation de l’iPhone, de l’iPad et de leurs aspects spécifiques.

 

Le patron d’Apple dut faire face à des controverses bien plus ardues au sujet de son contrôle strict des applications téléchargées sur l’iPhone et l’iPad. Refuser l’accès d’applications porteuses de virus ou portant atteinte à la vie privée des utilisateurs faisait sens. De même, se prémunir d’applications qui aidaient les utilisateurs à naviguer sur d’autres sites pour acheter des abonnements du même type que ceux de l’iTunes Store était commercialement défendable. Mais Jobs et son équipe allèrent plus loin. Ils décidèrent que toute application diffamatoire, politiquement incorrecte ou pornographique, serait interdite par les censeurs d’Apple.

Ce comportement paternaliste devint flagrant quand Apple rejeta une application qui diffusait les dessins animés à caractère politique de Mark Fiore, au motif que ses attaques contre la politique de l’administration Bush sur la torture violaient leurs restrictions en matière de diffamation. Une décision publique tournée en ridicule quand Mark Fiore remporta le prix Pulitzer 2010 du dessin de presse en avril. Contraint de faire machine arrière, Jobs fit des excuses publiques : « Nous sommes coupables de faire des erreurs. Nous faisons de notre mieux, nous apprenons aussi vite que possible, mais nous pensions sincèrement que cette règle avait un sens. »

C’était plus qu’une simple erreur. Cette anecdote fit naître le spectre d’un Apple cherchant à contrôler tout ce que regardaient ou lisaient les gens, du moins ceux qui possédaient un iPad ou un iPhone. Jobs risquait de devenir le Big Brother qu’il avait détruit avec jubilation dans la publicité « 1984 » du Macintosh. Il prit le problème très au sérieux et appela un chroniqueur du New York Times, Tom Friedman, pour réfléchir au moyen d’établir des règles sans passer pour un censeur. Le journaliste pouvait-il diriger un groupe de conseil pour l’aider à avancer dans cette voie ? Malheureusement, le chroniqueur refusa, craignant un conflit d’intérêts.

La censure de la pornographie lui causa aussi bien des problèmes. « Nous pensons qu’il est de notre responsabilité d’interdire la pornographie sur l’iPhone, déclara le patron d’Apple dans un e-mail à un client. Les gens qui veulent voir du porno n’ont qu’à acheter un Android ! »

Cette boutade entraîna aussitôt un échange de courriers électroniques avec Ryan Tate, le rédacteur en chef du site Walleywag, friand des potins du monde technologique. Un soir, tout en sirotant un cocktail, Tate envoya un e-mail à sjobs@apple.com pour critiquer la mainmise d’Apple sur les fameuses apps. « Si Dylan avait vingt ans aujourd’hui, que penserait-il de votre entreprise ? Se dirait-il que l’iPad est le plus beau symbole de la “révolution” ? Les révolutions sont éprises de liberté. »

À sa grande surprise, Jobs lui répondit quelques heures plus tard, après minuit. « Oui, la liberté de programmes qui volent vos données personnelles. Qui détruisent vos batteries. La liberté de la pornographie. Oui, la liberté. “The Times are a Changin’.” Et les nostalgiques des PC ont l’impression que leur monde leur échappe. C’est le cas. »

Dans sa réponse, le rédacteur en chef livra quelques idées sur Flash et d’autres sujets, puis revint à la censure.

« Et vous savez quoi ? Je ne veux pas de la “liberté de la pornographie”. Vive la pornographie ! Et je crois que ma femme serait d’accord. »

« Vous vous inquiéterez peut-être plus de la pornographie quand vous aurez des enfants. Il ne s’agit pas là de liberté, il s’agit de la volonté d’Apple de faire au mieux pour ses utilisateurs. » Il termina par un trait d’esprit : « Au fait, qu’avez-vous fait de si formidable, vous ? Avez-vous créé quelque chose ? Ou bien vous contentez-vous de critiquer le travail des autres et de saper leur motivation ? »

Tate admit qu’il était impressionné. « Rares sont les P-DG qui gaspillent leur temps dans des échanges avec des blogueurs. Jobs a le mérite de briser l’image du grand dirigeant américain, et pas seulement parce que son entreprise crée des produits hautement supérieurs aux autres. Lui ne cesse de bâtir et rebâtir sa société autour de principes solides sur la vie numérique, qu’il est prêt à défendre en public. Vigoureusement. Frontalement. À 2 heures du matin un week-end. » Nombre d’adeptes de la blogosphère étaient d’accord et envoyèrent au patron d’Apple des courriers louant sa passion. Fier de sa réaction, Jobs transféra cet échange à quelques-uns de ses proches, moi compris.

Cependant, il était déconcertant pour les acquéreurs des produits Apple de se voir interdire l’accès à des dessins animés satiriques ou, sujet délicat, à des films à caractère pornographique. Le site humoristique eSarcasm lança une campagne électronique intitulée « Oui, Steve, je veux du porno ! ». « Nous sommes de gros cochons obsédés qui voulons des films de cul 24 heures sur 24. Ou bien nous défendons simplement l’idée d’une société non censurée, ouverte, où un techno-dictateur ne décide pas de ce que nous pouvons et ne pouvons pas voir. »

 

À l’époque, Jobs et Apple s’étaient lancés dans une bataille contre le site affilié à Valleywag, Gizmodo, qui avait récupéré une version test de l’Iphone 4 – pas encore sur le marché – oublié dans un bar par un ingénieur Apple négligent. Quand la police, suite à la plainte d’Apple, perquisitionna la maison du journaliste, on s’interrogea sur la dérive du contrôle outrancier, doublé de l’arrogance de la firme à la Pomme.

Le présentateur Jon Stewart était un ami de Jobs et un fan d’Apple. Jobs lui avait rendu visite en février, lors de son séjour à New York pour rencontrer des grands dirigeants de médias. Cela n’empêcha pas l’animateur de le critiquer dans son émission The Daily Show : « Cela ne devait pas se passer ainsi ! C’est Microsoft qui était censé être le diable ! lança-t-il en plaisantant à moitié. C’est vous normalement les rebelles, les pirates. Et maintenant ? Vous vous rappelez cette publicité incroyable pour le premier Macintosh en 1984, où vous détruisez Big Brother ? Regardez-vous dans le miroir, les gars ! »

À la fin du printemps, le problème était devenu un sujet de discussion parmi les membres du conseil d’administration. « Oui, on ne peut nier qu’il y a une certaine arrogance chez Apple, m’a confié Art Levinson au cours d’un déjeuner, juste après une réunion. C’est lié à la personnalité de Steve. Il réagit de façon viscérale et exprime ses convictions de la manière forte. » Tant qu’Apple était l’outsider, ce comportement n’était pas gênant. Mais à présent, il domine le marché de la téléphonie mobile. « Nous devons gérer la transition qui nous a vus devenir une grande entreprise, et régler ce problème d’orgueil. » Al Gore aborda à son tour le sujet lors d’une réunion du conseil d’administration. « Le contexte change drastiquement pour Apple. Il n’est plus celui qui lance le marteau contre Big Brother. Aujourd’hui, Apple est devenu une importante entreprise que les gens considèrent comme despotique. » Quand on souleva le problème devant Jobs, il se mit immédiatement sur la défensive. Gore était cependant confiant : « Il doit simplement ajuster son comportement. Il est plus facile d’être l’outsider querelleur que le géant pétri d’humilité. »

Le patron d’Apple n’avait guère de patience sur le sujet. Bien sûr, Apple était sous les feux de la critique. « Les sociétés comme Google et Adobe répandent des mensonges sur nous parce qu’elles veulent nous voir couler. » Apple, une société arrogante ? « Je ne m’inquiète pas pour ça, parce que c’est totalement faux. »

L’Antennagate : designer contre ingénieur

Dans la plupart des entreprises fabriquant des produits de consommation, il existe une tension entre les concepteurs, qui désirent le plus beau produit possible, et les ingénieurs, qui veulent s’assurer que le produit remplit toutes les fonctions requises. Chez Apple, où le P-DG poussait les deux départements à se dépasser, la tension était plus forte encore.

Quand Jobs et son chef designer Jony Ive formèrent une paire inséparable en 1997, ils avaient tendance à considérer la moindre opposition des ingénieurs comme une manifestation du mantra : « C’est impossible à réaliser ! » Leur foi dans les œuvres extraordinaires, capables de générer des exploits technologiques surhumains, était renforcée par les succès de l’iMac et de l’iPod. Si les ingénieurs prétendaient que telle ou telle chose était irréalisable, les deux hommes les poussaient à tenter l’expérience et, souvent, ils réussissaient. Parfois, de petites difficultés survenaient. L’iPod Nano, par exemple, pouvait être rayé, car Ive craignait que le revêtement anti-rayures n’entame la pureté du design. Un défaut qui ne généra cependant pas de crise.

Au moment de la conception de l’iPhone, les désirs du chef designer se heurtèrent cette fois aux lois fondamentales de la physique, impossibles à modifier, même avec un champ de distorsion de la réalité réglé à pleine puissance ! Le métal n’était pas le matériau idéal à proximité d’une antenne. Comme Faraday l’a démontré, les ondes électromagnétiques glissent sur la surface d’un métal, sans passer à travers. Donc, une coque de métal autour d’un téléphone pouvait créer l’équivalent de la fameuse cage de Faraday, diminuant le signal entrant ou sortant. L’iPhone avait été conçu à l’origine avec une bande plastique, mais le chef designer trouvait que cela nuisait au design, aussi choisit-il d’ajouter un cerclage en aluminium tout autour. Comme le système fonctionnait, il remplaça l’aluminium par de l’acier sur l’iPhone 4. Le métal serait l’ossature de l’appareil, lisse et élégant, et servirait également de composant actif à l’antenne du téléphone.

Un défi de taille. Pour faire office d’antenne, le cerclage métallique devait être percé d’un minuscule trou. Mais si quelqu’un couvrait cet orifice avec un doigt ou une paume, le signal risquait d’être perdu. Les ingénieurs suggérèrent d’ajouter un revêtement sur le métal pour éviter cet écueil, mais de nouveau, Ive craignit de ternir l’apparence lisse du métal brossé. Le problème fut exposé au patron d’Apple lors de diverses réunions, mais Jobs eut le sentiment que les ingénieurs criaient au loup. « Débrouillez-vous pour que ça marche ! » Et ils s’exécutèrent.

Le système fonctionnait presque parfaitement. Mais pas totalement. Lorsque l’iPhone 4 sortit en juin 2010, il était fabuleux, mais comportait un défaut évident : si vous teniez le téléphone d’une certaine manière, en particulier de la main gauche, et que votre paume bouchait le petit orifice, le signal était coupé. Cela se produisait pour environ un appel sur cent. Comme Jobs insistait toujours pour ménager le plus grand secret autour de ses nouveaux produits (même le téléphone récupéré par Gizmodo avait un boîtier factice), l’iPhone 4 ne passait pas de test public préalable, comme la plupart des autres appareils électroniques. Ainsi, son défaut n’apparut qu’après avoir inondé le marché. « On peut se demander si cette double politique – faire passer le design avant l’ingénierie et le secret à tout crin – est une bonne chose pour Apple, se demanda Tony Fadell par la suite. Dans l’ensemble, oui, mais le pouvoir sans garde-fou est dangereux et nous en avons été victimes. »

Si cela n’avait pas été l’iPhone 4 – un produit qui fascinait les foules –, les quelques appels ratés n’auraient pas fait la une des journaux. Mais l’affaire fut surnommée « l’Antennagate » et atteignit un point critique au début du mois de juillet, quand le magazine Consumer Reports, après des tests rigoureux, déclara qu’il « ne pouvait recommander » l’iPhone 4 à cause d’un problème d’antenne.

Jobs se trouvait à Kona Village, à Hawaii, avec sa famille quand la polémique éclata. Au début, il resta sur la défensive. Art Levinson était en contact téléphonique permanent avec lui et Jobs était persuadé qu’il s’agissait d’une machination montée de toutes pièces par Google et Motorola. « Ils veulent couler Apple, voilà tout ! »

Levinson le pressait de faire preuve d’humilité : « Essayons de déterminer s’il n’y a pas un vrai problème. » Quand il mentionna de nouveau l’arrogance supposée d’Apple, le patron n’apprécia guère le commentaire. Cela allait à l’encontre de sa vision dichotomique du monde, noir ou blanc, bien ou mal. Apple était une société de principes. Si les gens ne s’en rendaient pas compte, ce n’était pas leur faute et Apple n’avait aucune raison de faire preuve d’humilité.

Sa colère passée, Jobs éprouva de la peine. Ces critiques l’affectaient personnellement et l’angoisse l’envahit. « Au fond de lui, il refusait de faire ce qui lui semblait mal, contrairement aux gens purement pragmatiques dans notre métier, explique Levinson. Aussi, quand il pense avoir raison, il fonce sans réfléchir au lieu de s’interroger. » Malgré le soutien de Levinson, le patron d’Apple se laissa aller à la déprime. Heureusement, Tim Cook réussit à le sortir de sa léthargie. Il cita une personne qui avait dit qu’Apple devenait le nouveau Microsoft, à savoir arrogant et suffisant. Le lendemain, Jobs changea entièrement d’attitude : « Il est temps de régler cette affaire ! »

Une fois les données relatives aux appels interrompus rassemblées par AT&T, le patron d’Apple comprit qu’il y avait réellement un problème, même s’il avait été très exagéré par les médias. Aussi quitta-t-il Hawaii, après avoir passé plusieurs coups de téléphone cruciaux. Il était temps de rassembler quelques personnes de confiance, de vieux amis qui étaient à ses côtés au moment de la naissance du premier Macintosh, trente ans auparavant.

Son premier appel fut pour Regis McKenna, le gourou des relations publiques. « Je rentre d’Hawaii pour régler cette histoire d’antenne et je vais avoir besoin de tes conseils. » Regis était d’accord. Ils convinrent de se retrouver à Cupertino, dans la salle de réunion d’Apple, à 13 h 30 le lendemain. Son second appel fut pour Lee Clow. Le publicitaire avait essayé de prendre ses distances avec Apple, mais Jobs aimait l’avoir à ses côtés. Son collègue James Vincent fut convié lui aussi.

Jobs décida également de rentrer avec son fils Reed, alors en dernière année de lycée. « Je vais probablement passer les deux prochains jours en réunion 24 heures sur 24 et je veux que tu n’en perdes pas une miette. Tu en apprendras plus dans cette pièce en deux jours qu’en deux ans dans une école de commerce. Tu vas te retrouver avec les meilleurs dans leur domaine ; et on va devoir prendre de grandes décisions. Tu vas voir comment ça se déroule réellement. » L’émotion le gagna quand il se remémora cette scène. « Je revivrais entièrement cette expérience rien que pour lui donner l’opportunité de me voir à l’œuvre. Il était temps qu’il sache ce que faisait son père. »

Ils furent rejoints par Katie Cotton, l’implacable responsable des relations publiques d’Apple, ainsi que par sept autres directeurs. La séance de travail dura tout l’après-midi. « C’est l’une des réunions les plus mémorables de ma vie », me confia Jobs par la suite. Il avait commencé par exposer les données recueillies, après quoi il lança : « Voilà les éléments. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? »

McKenna était l’intervenant le plus calme et le plus direct : « Dis simplement la vérité, chiffres à l’appui. N’aie pas l’air arrogant, mais ferme et confiant. » D’autres, dont James Vincent, poussèrent leur mentor à présenter un visage contrit, mais le spécialiste des relations publiques y était opposé : « Ne va pas à cette conférence de presse la queue entre les jambes. Tu n’as qu’à dire : les téléphones ne sont pas parfaits, et nous ne sommes pas parfaits non plus. Nous sommes humains et nous faisons de notre mieux, et voilà les chiffres. » Cette stratégie fut adoptée. Quant au problème de l’arrogance perçue par le grand public, McKenna lui dit de ne pas trop s’en inquiéter. « Je pensais que donner à Steve un air humble ne marcherait pas, m’a-t-il expliqué par la suite. Inutile de jouer la comédie. Avec Steve, c’est comme avec les Mac : c’est du WYSIWYG ! »

Lors de la conférence de presse, ce vendredi-là, qui se tenait dans l’auditorium d’Apple, Jobs suivit les directives de son conseiller. Il ne courba pas l’échine ni ne s’excusa, pourtant il parvint à désamorcer la crise en déclarant qu’Apple comprenait le problème et ferait tout pour le régler. Puis il détourna la discussion en stipulant que tous les téléphones portables avaient des défauts. Plus tard, il m’a confié qu’il avait l’air un peu « trop contrit » pendant son discours, alors qu’il avait réussi à adopter un ton à la fois ferme et direct. Il subjugua son auditoire en quatre phrases : « Nous ne sommes pas parfaits. Les téléphones ne sont pas parfaits. Nous le savons tous. Mais nous voulons le bonheur de nos clients. »

Les insatisfaits pouvaient retourner le téléphone (le taux de retour fut finalement de 1,7 pour cent, soit moins d’un tiers du taux de retour de l’iPhone 3GS et de la plupart des autres téléphones) ou bien recevoir un bumper, une bande de caoutchouc anti-choc qui réglait le problème de réception. Il montra ensuite des données qui statuaient que d’autres téléphones portables présentaient des problèmes similaires. Cela n’était pas tout à fait exact. La conception de l’antenne d’Apple la rendait bien moins fonctionnelle que celles de la plupart des autres mobiles, y compris les versions précédentes de l’iPhone. Mais il était vrai aussi que la frénésie médiatique générée par l’iPhone 4 avait monté l’affaire en épingle. « Cette histoire a pris des proportions incroyables », commenta-t-il. Et au lieu de s’indigner que Jobs n’ait pas formulé d’excuses ni proposé de retirer l’appareil de la vente, les consommateurs se dirent qu’il avait raison.

La liste d’attente pour le téléphone, déjà en rupture de stock, passa de deux à trois semaines. L’iPhone 4 restait à ce jour le produit qui s’est vendu le plus rapidement de toute l’histoire d’Apple. Le débat médiatique se reporta dès lors sur la problématique des smartphones en général : avaient-ils tous le même problème d’antenne ? Même si la réponse était non, il n’était plus question de l’iPhone 4 défaillant.

Certains observateurs étaient stupéfaits. « Dans une impressionnante démonstration d’illusionnisme, d’indignation et d’honnêteté blessée, Jobs a réussi à nier le problème, balayer les critiques et rejeter la faute sur les autres fabricants de smartphones, écrivit Michael Wolff sur newser.com. Face à un tel niveau de marketing moderne, d’entrepreneuriat collectif et de gestion de crise, on est obligé de se demander avec un mélange de stupeur et d’incrédulité : Comment s’en sont-ils sortis ? Ou plutôt : Comment s’en est-il sorti ? » Le journaliste attribuait cet effet hypnotique à « la dernière figure charismatique de l’industrie ». D’autres P-DG auraient présenté d’abjectes excuses et avalé des retours massifs, mais pas le patron d’Apple. « Son apparence sévère et squelettique, son absolutisme, son port hiératique, sa relation avec le sacré, lui donnaient le privilège de décider avec superbe ce qui avait du sens et ce qui était trivial. »

Scott Adams, le créateur des strips Dilbert, était tout aussi incrédule, mais bien plus admiratif. Il écrivit sur un blog quelques jours plus tard (que Steve transféra fièrement à ses proches) qu’il était émerveillé par les « grandes manœuvres » de Jobs, qui seraient un jour étudiées comme les nouveaux standards en matière de relations publiques. « La réaction d’Apple au problème de l’iPhone 4 n’a rien à voir avec ce qu’on apprend dans les écoles de communication ; car Jobs a inventé ses propres règles. Si vous voulez savoir à quoi ressemble le génie, étudiez les paroles de Jobs. » En proclamant en public que les téléphones n’étaient pas parfaits, le patron d’Apple avait transformé une argumentation en affirmation indiscutable. « Si Jobs n’avait pas déplacé le débat de l’iPhone 4 aux smartphones en général, j’aurais pu créer une bande dessinée hilarante sur un produit défaillant qui ne marchait plus dès qu’il entrait en contact avec une main humaine. Mais dès qu’il s’agit d’une problématique généraliste sur les téléphones, l’humour ne prend plus. Rien n’étouffe mieux l’humour qu’une vérité générale et ennuyeuse. »

« Here Comes the Sun »

Pour que la carrière de Jobs soit complète, un certain nombre d’éléments devaient être réglés. Parmi eux, mettre fin à la guerre de trente ans avec son groupe tant aimé, les Beatles. Apple trouva une solution en 2007 à sa bataille mémorable avec Apple Corps, la société gestionnaire des affaires des Beatles, qui l’avait poursuivi en justice pour avoir utilisé son nom en 1978. Mais les Beatles n’étaient toujours pas dans l’iTunes Store. Le groupe était le dernier grand réfractaire, principalement à cause de sa mésentente avec EMI Music, qui possédait la majorité de ses chansons, pour la gestion des droits numériques.

À l’été 2010, les Beatles et EMI réglèrent leur contentieux et une réunion au sommet put avoir lieu dans la salle de réunion de Cupertino. Jobs et son vice-président pour l’iTunes Store, Eddy Cue, recevaient Jeff Jones, défenseur des intérêts des Beatles, et Roger Faxon, président d’EMI Music. À présent que les Beatles étaient prêts à passer au numérique, que pourrait leur offrir Apple de spécial ? Jobs attendait ce moment depuis longtemps. En fait, avec son équipe publicitaire – Lee Clow et James Vincent –, ils avaient réalisé des maquettes de spots trois ans auparavant, à l’époque où ils réfléchissaient au moyen d’attirer les Beatles dans leur giron.

« Steve et moi pensions avoir fait tout notre possible », se rappelle Cue. À savoir reprendre la page d’accueil de l’iTunes Store, acheter des affiches des meilleures photos du groupe et tourner une série de publicités télévisées dans le style classique d’Apple. Sans oublier un coffret au prix de cent quarante-neuf dollars incluant les treize albums en studio des Beatles, les deux volumes de la compilation « Past Masters » et une vidéo du concert mythique du Washington Coliseum de 1964.

Une fois l’accord de principe conclu, Jobs s’impliqua personnellement dans la sélection des photographies pour les publicités. Leur choix s’arrêta sur un cliché en noir et blanc de Paul McCartney et John Lennon, jeunes et souriants, dans un studio d’enregistrement, le regard baissé sur une partition. Un clin d’œil à la photographie où Jobs et Steve Wozniak regardaient ensemble un circuit imprimé. « Avoir les Beatles sur iTunes a été le point d’orgue de notre investissement dans l’industrie de la musique », affirme Cue.