LES AMIS DE PIXAR
… et ses ennemis
1001 pattes
Quand Apple développa l’iMac, Jobs emmena Ive chez Pixar pour montrer aux employés leur création. Il avait le sentiment que la forte personnalité de son nouvel ordinateur plairait aux créateurs de Buzz l’Éclair et Woody, et il adorait l’idée que Jony Ive et John Lasseter aient le même talent pour allier art et technologie de manière ludique.
Pixar était un havre de paix où le patron d’Apple pouvait échapper à la frénésie de Cupertino. Chez Apple, les responsables étaient souvent agités et fatigués, Jobs lui-même tendait à être d’humeur changeante, et les gens se sentaient nerveux en sa présence. Chez Pixar, les scénaristes et illustrateurs semblaient plus sereins et détendus, aussi bien entre eux qu’avec leur patron. Autrement dit, le ton de chaque lieu était donné par leur mentor – Jobs chez Apple, Lasseter chez Pixar.
Jobs se délectait du caractère à la fois ludique et sérieux de la création d’un film. Il s’émerveillait des algorithmes à l’origine de la magie qui permettait à des gouttes générées par ordinateur de refléter les rayons du soleil ou à des brins d’herbe d’onduler sous la brise. Malgré tout, il s’efforçait de ne pas chercher à contrôler tout le processus de création. C’était chez Pixar qu’il avait appris à laisser les créateurs exprimer leur talent et prendre le pouvoir. En grande partie parce qu’il adorait Lasseter, un artiste charmant qui, comme Ive, avait su tirer le meilleur de lui.
Son rôle principal chez Pixar était de conclure des contrats, un domaine où son charisme naturel était un atout. Peu après la sortie de Toy Story, il s’était querellé avec Jeffrey Katzenberg, qui avait quitté Disney l’été 1994 pour rejoindre Steven Spielberg et David Geffen, et fonder DreamWorks SKG. Jobs était convaincu que le dissident avait entendu parler du sujet de leur seconde production, 1001 pattes, et leur avait volé l’idée d’un film avec des insectes pour héros en produisant Fourmiz chez DreamWorks. « Quand Jeffrey dirigeait l’animation de Disney, on lui a donné le pitch de 1001 pattes, se lamentait Jobs. En soixante ans d’histoire de l’animation, personne n’avait jamais eu l’idée de faire un film sur des insectes, avant John. C’était l’une de ses idées de génie. Et on veut me faire croire que Jeffrey, une fois chez DreamWorks, s’est écrié, pris d’une illumination subite : “Hé les gars, vous savez quoi ?… on va faire un film avec des insectes !” Il prétend ne jamais avoir été au courant de notre projet. Mais il ment. Il ment comme un arracheur de dents. »
En fait, non. La vérité est bien plus intéressante. Katzenberg n’avait pas entendu parler de 1001 pattes quand il était encore chez Disney. Mais après son arrivée chez DreamWorks, il avait gardé contact avec Lasseter et lui passait de temps à autre un coup de fil pour prendre des nouvelles. Un jour, comme Lasseter se trouvait dans un entrepôt des studios Universal, où DreamWorks avait aussi ses bureaux, il avait rendu visite à Katzenberg avec quelques collègues. Le représentant de DreamWorks interrogea alors la bande de Pixar sur ses futurs projets. « Nous lui avons décrit l’histoire de 1001 pattes, raconte Lasseter. Le personnage principal était une fourmi qui organise les autres fourmis et enrôle une troupe de cirque pour combattre les sauterelles… J’aurais dû me méfier, ajouta-t-il, Jeffrey n’a pas arrêté de poser des questions sur la date de sortie prévue. »
Le réalisateur commença à s’inquiéter quand, au début de l’année 1996, il entendit des rumeurs à propos d’un film d’animation sur des fourmis en préparation chez DreamWorks. Il appela aussitôt son confrère et lui posa la question de but en blanc. Katzenberg tourna autour du pot, changea de sujet et finit par lui demander où il avait entendu une chose pareille. Comme Lasseter insistait, il finit par avouer que c’était la vérité.
— Comment as-tu pu me faire ça ? cria le concepteur de Pixar, qui haussait rarement le ton.
— Nous avons cette idée en tête depuis longtemps, répondit son interlocuteur, qui lui expliqua que le projet lui avait été présenté par un directeur du développement chez DreamWorks.
— Je ne te crois pas !
Katzenberg concéda qu’il avait accéléré la réalisation de Fourmiz afin de contrecarrer les plans de ses anciens collègues de Disney. Le premier grand film de DreamWorks, Le Prince d’Égypte, serait sur les écrans pour Noël 1998, or Disney projetait de sortir 1001 pattes le même week-end. Invraisemblable ! Ainsi, Katzenberg avait accéléré la production de Fourmiz pour forcer Disney à modifier la date de sortie de 1001 pattes.
— Tu n’es qu’un salopard ! lâcha Lasseter, qui n’usait habituellement pas d’un tel langage.
Il ne reparla plus à son homologue pendant treize ans.
Jobs lui aussi était furieux, or il avait plus l’habitude de donner libre cours à ses émotions que Lasseter. Il appela le responsable de l’animation de DreamWorks et se mit à l’insulter. Son interlocuteur lui fit alors une offre : il retarderait la production de Fourmiz si Jobs et Disney décalaient la sortie de 1001 pattes, afin de ne pas concurrencer Le Prince d’Égypte. « C’était une odieuse tentative d’extorsion et il n’était pas question que je cède à ce chantage », s’étrangla le patron de Pixar. Il lui répondit qu’il n’avait pas le pouvoir d’obliger Disney à changer la date de sortie d’un film.
« Bien sûr que si ! rétorqua Katzenberg. Tu peux déplacer des montagnes. C’est toi qui me l’as appris. » Il ajouta que, lorsque Pixar était menacé de faire faillite, il était venu au secours de Jobs avec le contrat de Toy Story. « J’étais là pour couvrir tes arrières à l’époque, et maintenant tu les laisses t’utiliser pour me faire couler. » Il était persuadé que, si Jobs le voulait vraiment, il pouvait ralentir la production de 1001 pattes sans le dire à Disney. Dès lors, il mettrait Fourmiz en attente. « Jamais ! » martela le patron d’Apple.
Les récriminations du responsable de DreamWorks étaient justifiées. Il était clair que Michael Eisner et Disney utilisaient le film de Pixar pour se venger de son départ et de la création d’un studio d’animation rival. « Le Prince d’Égypte était notre première production et ils ont programmé la sortie de leur film le jour de notre propre lancement, par pure hostilité. Ils nous faisaient le coup du lion : j’ai l’air gentil comme ça, mais si tu passes la main dans ma cage, je te bouffe ! »
Aucune des parties ne fit machine arrière et la rivalité des deux films sur les fourmis engendra une véritable frénésie médiatique. Disney tenta de museler Jobs, arguant qu’une telle rivalité servirait les intérêts de leur concurrent, mais il n’était pas homme à se taire aussi facilement. « Les méchants gagnent rarement », déclara-t-il au Los Angeles Times. En réponse, l’expert marketing de DreamWorks, Terry Press, suggéra à Jobs de « prendre des calmants ».
Fourmiz sortit sur les écrans en octobre 1998. Ce n’était pas un mauvais film. Woody Allen prêta sa voix à la fourmi névrosée qui vivait dans une société conformiste et brûlait d’exprimer son individualité. « C’est le type de comédie que Woody Allen ne réaliserait plus aujourd’hui », écrivit le Times. Il engrangea la somme respectable de quatre-vingt-onze millions de dollars aux États-Unis et cent soixante-douze millions de dollars dans le monde entier.
1001 pattes sortit six semaines plus tard, comme prévu. Son intrigue était plus épique, avec la fable inversée de La sauterelle et la fourmi, d’Ésope, et faisait montre d’une plus grande virtuosité technique ainsi que d’un luxe de détails. Le magazine Time se révéla nettement plus enthousiaste : « C’est une telle prouesse visuelle – un Éden géant de feuillages et de labyrinthes peuplés de douzaines de charmantes petites bestioles grouillantes – qu’on a l’impression que le film de DreamWorks, en comparaison, date de la Préhistoire », écrivit le critique Richard Corliss. Le film engrangea deux fois plus d’entrées au box-office que Fourmiz, générant cent soixante-trois millions de dollars aux États-Unis et trois cent soixante-trois dans le monde. (Il surpassa aussi Le Prince d’Égypte.)
Quelques années plus tard, Katzenberg tomba par hasard sur Jobs et tenta d’apaiser la situation. Il répéta avec insistance qu’il n’avait jamais entendu parler de 1001 pattes à l’époque où il était encore chez Disney. Si cela avait été le cas, il aurait négocié avec Disney pour récolter une part des bénéfices, ce qui n’était pas le cas. Le patron d’Apple lui rit au nez. « Je t’ai demandé de repousser la date de sortie, mais tu as refusé, plaida Katzenberg. Tu ne peux donc pas m’en vouloir d’avoir voulu protéger mon enfant. » Il se rappelait que Jobs s’était soudain montré « très calme, très zen », et lui avait dit qu’il le comprenait. Pourtant, le patron d’Apple ne lui avait jamais réellement pardonné son acte :
Notre film a laminé le sien au box-office. Est-ce que ça m’a fait du bien ? Non, je me sentais affreusement mal, parce que les gens disaient que tout le monde à Hollywood faisait des films sur les insectes. Il a volé l’idée brillante et originale de John, ce que l’on ne pourra jamais lui rendre. Ce n’était pas professionnel. Je ne pouvais plus lui faire confiance, même s’il avait fait amende honorable. Il est revenu me voir après le succès de Shrek et m’a dit : « Je suis un homme nouveau, je suis enfin en paix avec moi-même » et bla bla bla. Allez ! Arrête tes salades, Jeffrey. Il bosse dur, mais je n’aimerais pas voir son éthique pourrie gagner notre société. Les gens d’Hollywood mentent énormément. C’est bizarre. Ils mentent parce qu’ils sont dans une industrie où il n’y a pas de responsabilité pour les résultats. Zéro. Donc, ils s’en sortent.
Plus important que battre Fourmiz – même si c’était un défi plutôt stimulant –, Pixar devait prouver qu’il ne s’arrêterait pas en si bon chemin. 1001 pattes fit aussi bien que Toy Story, démontrant que leur premier succès n’avait pas été un coup de chance. « L’un des écueils classiques dans le monde des affaires est le syndrome du deuxième produit, expliqua Jobs. Cela arrive quand on ne comprend pas la recette du succès de son premier produit. J’étais déjà passé par là chez Apple. Là, je savais que si on réussissait le deuxième film, c’était dans la poche. »
Le film de Steve
Toy Story II, qui apparut sur les écrans en novembre 1999, fit encore plus fort, avec une recette de deux cent quarante-six millions de dollars aux États-Unis et quatre cent quatre-vingt-cinq millions au niveau mondial. À présent que le succès de Pixar était assuré, il était temps de lui construire des bureaux dignes de ce nom. Jobs et le service de l’équipement de Pixar dénichèrent une fabrique de conserves de fruits abandonnée à Emeryville, une banlieue industrielle entre Berkeley et Oakland, juste après le Bay Bridge de San Francisco. Ils la démolirent, puis Jobs donna pour mission à Peter Bohlin, l’architecte des Apple Store, de concevoir un nouveau bâtiment sur le terrain de six hectares et demi.
Le patron d’Apple supervisa les moindres aspects du nouveau bâtiment, depuis le concept global jusqu’au plus infime détail concernant les matériaux et la construction. « Steve croit dur comme fer que la beauté du siège social est essentielle au développement de la culture d’entreprise », déclara le président de Pixar, Ed Catmull. Jobs dirigea donc toutes les étapes de la création du bâtiment comme autant de scènes d’un film. « L’immeuble de Pixar est le film de Steve », commente Lasseter.
À l’origine, Lasseter voulait un studio hollywoodien traditionnel, avec des bâtiments séparés pour les différents projets et des espaces dévolus à chaque équipe de développement. Mais les gens de Disney se plaignaient de leur nouveau campus, où les équipes se sentaient isolées, et Jobs était d’accord avec ce constat. C’est pourquoi il développa le concept inverse, soit un immense bâtiment bâti autour d’un atrium central, pour encourager les rencontres.
Lui qui appartenait au monde numérique ne connaissait que trop bien les risques d’isolement, aussi croyait-il à l’importance des face-à-face. « À l’ère numérique, on est tenté de croire que les idées peuvent se développer au moyen d’e-mails ou de chats. C’est idiot ! La créativité émane de réunions spontanées, de discussions anecdotiques. Vous croisez quelqu’un, vous demandez aux uns et aux autres ce qu’ils font, vous êtes interloqué et, bientôt, vous concoctez une flopée de nouveaux projets. »
Ainsi, Jobs créa le bâtiment de Pixar de manière à promouvoir les rencontres et les collaborations imprévues. « Si une structure ne favorise pas cela, vous passez à côté de nombreuses innovations, et vous perdez toute la magie des heureux hasards. Nous avons construit cet immeuble pour obliger les gens à sortir de leur bureau et à se promener dans l’atrium central, pour susciter des rencontres improbables. » Les portes d’entrée et les escaliers principaux menaient tous à l’atrium, où se trouvaient le café et les boîtes aux lettres. Les fenêtres des salles de réunion donnaient sur l’espace central, l’auditorium de six cents places et les deux autres petites salles équipées d’écrans ouvraient également dessus. « La théorie de Steve s’est vérifiée dès le premier jour, se rappelle Lasseter. Je n’arrêtais pas de tomber sur des gens que je n’avais pas croisés depuis des mois. Je n’avais jamais vu une structure favoriser ainsi la productivité et la collaboration. »
Jobs alla encore plus loin en décrétant qu’il n’y aurait que deux immenses espaces sanitaires dans le bâtiment, un pour chaque sexe, reliés à l’atrium. « C’était très important pour lui, explique Pam Kerwin, le manager général de Pixar. Certains pensaient qu’il allait trop loin. Une femme enceinte a déclaré qu’elle ne devrait pas être forcée à marcher dix minutes simplement pour aller aux toilettes. Et c’est devenu un sujet de discorde. » Ce fut l’une des rares fois où Lasseter ne fut pas d’accord avec son mentor. Ils parvinrent néanmoins à un compromis : il y aurait deux séries de sanitaires de chaque côté de l’atrium à chaque étage.
Comme les poutres métalliques de l’immeuble seraient apparentes, Jobs étudia de près les échantillons de différents fabricants à travers le pays, afin de trouver la couleur et la texture parfaites. Il choisit une usine dans l’Arkansas et leur demanda de donner au métal une couleur pure, puis s’assura que les camionneurs prendraient bien soin de la cargaison. Il insista également pour que les poutres soient boulonnées ensemble et non soudées.
La pièce la plus farfelue, conçue un peu par hasard, était le Love Lounge. En s’installant dans son nouveau bureau, un animateur découvrit une porte dérobée dans le mur du fond. Elle ouvrait sur un corridor au plafond bas où on pouvait se couler pour gagner une pièce aux parois de métal, donnant accès au système d’air conditionné. Ses collègues et lui réquisitionnèrent la pièce secrète, la décorèrent de lumières de Noël et de lampes fluo. Puis ils l’aménagèrent à leur guise : des banquettes aux imprimés animaliers, des oreillers à volants, une table à cocktail pliante, des bouteilles d’alcool fort, sans oublier le nécessaire de bar et les serviettes estampillées The Love Lounge. Une caméra vidéo installée dans le couloir permettait de savoir qui s’approchait.
Lasseter et Jobs y emmenèrent d’importants visiteurs, à qui ils demandèrent de dédicacer le mur. On y trouve notamment les signatures de Michael Eisner, Roy Disney, Tim Allen et Randy Newman. Jobs adorait cet endroit, mais comme il ne buvait pas, il l’appelait la « salle de méditation ». Elle lui rappelait celle qu’il avait créée avec Daniel Kottke à Reed, mais sans l’acide.
Dans son témoignage face à une commission parlementaire en février 2002, Michael Eisner critiqua ouvertement les publicités que Jobs avait créées pour iTunes. « Certaines sociétés informatiques ont des pleines pages et des affiches qui disent : “Récupérez, mixez, gravez.” Autrement dit, ils raflent le butin et le partagent avec tous leurs amis, à condition qu’ils achètent leur ordinateur. »
Une critique peu judicieuse. Eisner se méprenait sur le sens de « récupérer », qui pour lui signifiait « voler », au lieu de vouloir simplement dire importer des fichiers d’un CD à un ordinateur. Surtout, il avait rendu le patron d’Apple furieux, ce dont il devait se douter. Ce qui n’était guère plus intelligent. Pixar venait de sortir un quatrième film en partenariat avec Disney, Monstres & Cie, qui se révéla être son plus grand succès, avec cinq cent vingt-cinq millions de dollars de recettes dans le monde. Le contrat entre Pixar et Disney arrivait à son terme et devait être renégocié, or Eisner avait envenimé la situation en poignardant son partenaire publiquement dans le dos. Jobs était tellement incrédule qu’il avait appelé un responsable chez Disney : « Est-ce que tu es au courant de ce que Michael m’a fait ? »
Les deux hommes venaient de milieux différents et de côtes opposées des États-Unis. Pourtant, ils avaient la même volonté féroce et la même aversion pour les compromis. Animés d’une grande passion, ils s’acharnaient à fabriquer des produits de qualité, ce qui les amenait souvent à superviser les moindres détails de leur conception et à traiter leurs équipes sans ménagement. Eisner faisait des tours et des tours sur le train Wildlife Express de l’Animal Kingdom, le parc à thème animalier de Disney World, en quête d’idées pour améliorer l’aventure du visiteur. Cette démarche faisait écho à la manie de Jobs de jouer avec l’interface de l’iPod pour trouver des moyens de le simplifier à l’extrême. En revanche, leur façon de diriger leurs équipes était beaucoup moins exemplaire.
Tous deux étaient plus doués pour pousser leurs troupes à se dépasser que pour encaisser les critiques, ce qui créait une déplaisante atmosphère quand ils s’affrontaient. Chaque fois qu’ils se querellaient, ils s’accusaient mutuellement de mensonges. De plus, aucun des deux hommes ne pensait pouvoir apprendre quoi que ce soit de son alter ego. Et ni l’un ni l’autre n’avait la déférence de faire semblant de le croire. Jobs rejetait toute la responsabilité sur le patron de Disney :
Le pire, à mon sens, c’est que Pixar a remis Disney sur les rails, en sortant de grands films coup sur coup, pendant que partout ailleurs Disney engrangeait les échecs. On pourrait penser que le P-DG de Disney aurait été curieux de savoir comment Pixar procédait. Mais en vingt ans de collaboration, il n’est venu chez Pixar en tout et pour tout que deux heures et demie, et ce uniquement pour prononcer des discours de félicitations. Il n’a aucune curiosité. Cela me dépasse. La curiosité est essentielle.
C’était exagéré. Eisner avait tout de même passé plus de temps chez Pixar, et parfois même en l’absence de Jobs. Mais il est vrai qu’il n’avait pas fait montre d’un grand intérêt concernant le fonctionnement artistique et technologique du studio. De la même manière, Jobs ne s’était guère intéressé au management de Disney.
La guerre ouverte entre les deux hommes débuta durant l’été 2002. Jobs avait toujours admiré l’esprit créatif du grand Walt Disney, qui avait bâti une industrie transcendant les générations. Il considérait le neveu de Walt, Roy Disney, comme l’incarnation de cet héritage historique et de cet esprit. Roy faisait toujours partie du conseil d’administration de Disney, en dépit d’une prise de distance grandissante avec Eisner. Jobs lui fit savoir qu’il ne renouvellerait pas le contrat Pixar-Disney tant qu’Eisner en serait le P-DG.
Roy Disney et Stanley Gold, son plus proche associé au sein du conseil, avertirent les autres administrateurs du problème Pixar. Cela poussa le patron de Disney à envoyer un e-mail exagérément confiant à la fin du mois d’août 2002. Il était persuadé que Pixar finirait par renouveler son contrat, en partie parce que Disney possédait les droits de tous les films et tous les personnages créés jusqu’alors par Pixar. De plus, plaidait-il, Disney serait en position de force pour négocier après la sortie du Monde de Nemo. « Hier, nous avons visionné pour la deuxième fois le film de Pixar, Le Monde de Nemo, qui sortira en mai prochain. Ce n’est pas mal, mais c’est loin d’être aussi bien que leurs précédents longs métrages. Eux, bien sûr, le trouvent génial. » Ce message électronique posait deux problèmes majeurs : le Los Angeles Times avait réussi à se le procurer, ce qui avait provoqué la fureur de Jobs, et surtout, Eisner était loin, très loin de la vérité.
Le Monde de Nemo fut le plus grand succès de Pixar (et de Disney). Il surpassa facilement Le Roi Lion pour devenir, à ce jour, le film d’animation le plus réussi de l’histoire. Il engrangea trois cent quarante millions de dollars aux États-Unis et huit cent soixante-huit millions dans le monde. Il fut également, jusqu’en 2010, le DVD le plus populaire de tous les temps, avec quarante millions d’exemplaires vendus, sans oublier qu’il donna naissance à l’une des attractions les plus prisées des parcs Disney. En outre, ce fut l’une de leurs plus belles réalisations, qui remporta l’Oscar du meilleur film d’animation. « J’aime ce film car il prouve qu’il est crucial de prendre des risques et qu’il faut soutenir ceux qui sont prêts à le faire », plaida Jobs. Ce succès augmenta les liquidités de Pixar de cent quatre-vingt-trois millions de dollars, portant son trésor de guerre à cinq cent vingt et un millions avant son épreuve de force finale avec Disney.
Peu après Le Monde de Nemo, Jobs fit à Eisner une offre si unilatérale que ce dernier ne pouvait que la refuser. Au lieu de partager les revenus à cinquante-cinquante, comme dans le contrat préexistant, Jobs proposa un nouvel arrangement où Pixar posséderait ses films et ses personnages, et verserait à Disney seulement 7,5 pour cent de ses revenus pour la distribution. De plus, les deux derniers films en cours de réalisation – Les Indestructibles et Cars – passeraient sous le contrat suivant.
Eisner avait pourtant une importante carte dans sa manche. Même si Pixar ne renouvelait pas son contrat, Disney avait le droit d’inventer les suites de Toy Story et des autres films créés par Pixar, et détenait tous les personnages, de Woody à Nemo, au même titre que Mickey Mouse et Donald Duck. Le patron de Disney prévoyait déjà – ou menaçait déjà – de commander à ses propres studios de Burbank la réalisation de Toy Story III, puisque Pixar avait refusé de le faire. « Quand on voyait ce que cette boîte avait fait avec Cendrillon II, il y avait de quoi s’inquiéter ! » commenta Jobs.
Eisner réussit à évincer Roy Disney du conseil d’administration en novembre 2003, mais cela ne suffit pas à apaiser les tensions intra-muros. Roy Disney publia une lettre ouverte cinglante : « La société a perdu son sens, son énergie créatrice et son héritage. » Sa diatribe épinglait les failles d’Eisner, incapable selon lui de bâtir une relation constructive avec Pixar. À partir de ce moment-là, Jobs décida qu’il ne travaillerait plus avec Eisner. Donc, en janvier 2004, il annonça publiquement la rupture des négociations avec Disney.
Le patron d’Apple n’avait pas l’habitude de rendre publiques les opinions tranchées qu’il partageait avec ses amis dans sa cuisine de Palo Alto. Mais, cette fois, il ne recula pas. Au cours d’une conférence téléphonique avec des journalistes, il déclara que, pendant que Pixar accumulait les succès, « Disney enchaînait les flops cuisants ». Il se moqua d’Eisner, qui prétendait que Disney avait apporté à Pixar une contribution sur le plan créatif. « La vérité, c’est qu’il n’y a presque plus de collaborations entre les deux studios depuis des années. Vous pouvez comparer la qualité artistique de nos films avec les trois dernières productions de Burbank et juger par vous-même de leurs qualités artistiques. » En sus de former une équipe créative solide, Jobs avait réussi l’exploit de bâtir une marque désormais aussi déterminante que celle de Disney aux yeux des cinéphiles : « Pixar est aujourd’hui la marque la plus puissante de l’industrie du film d’animation. » Lorsque Jobs appela Roy Disney pour lui donner les dernières nouvelles, celui-ci répondit, faisant référence au Magicien d’Oz : « Quand la méchante sorcière de l’Ouest sera morte, on sera de nouveau ensemble. »
Lasseter était paniqué à l’idée de se séparer de Disney. « J’avais peur pour mes enfants. Peur de ce qu’ils feraient des personnages que j’avais créés. C’était comme si on me plantait un poignard dans le cœur. » Quand il annonça la nouvelle aux principaux responsables de Pixar dans la salle de conférences, il se mit à pleurer, et sanglota de nouveau devant les huit cents employés de la compagnie rassemblés dans l’atrium. « C’est comme si vous deviez abandonner ces enfants que vous aimez tant et les confier à des tortionnaires. » Jobs intervint pour tenter de dédramatiser les choses. Il expliqua aux employés que cette rupture était nécessaire, et leur assura que Pixar en tant qu’institution devait continuer à aller de l’avant pour prospérer. « Il avait cette capacité de vous donner la foi, me confia Oren Jacob, un technicien de longue date du studio. Soudain, nous étions tous persuadés que, quoi qu’il arrive, Pixar s’en sortirait. »
Bob Iger, le directeur général de Disney, entra à son tour dans la partie pour essayer de réparer les dégâts. Il était aussi sage et prudent que ses collègues étaient vindicatifs. Issu du monde de la télévision, il dirigeait la chaîne ABC Network quand elle avait été acquise par Disney en 1996. Armé d’une solide culture d’entreprise, habile meneur d’hommes, il avait l’art de dénicher les talents, ainsi qu’une grande facilité à comprendre ses semblables. Son flair était si sûr qu’il restait discret. Contrairement à Eisner et Jobs, il faisait montre de sérénité et de discipline, ce qui lui permettait de négocier avec des gens à l’ego puissant. « Steve avait dramatisé en annonçant qu’il cessait toute discussion avec nous, se rappelle-t-il. Nous étions passés en mode crise et j’avais rapidement trouvé des arguments pour apaiser les tensions. »
Eisner avait dirigé Disney pendant dix ans, pendant que Frank Wells occupait le poste de directeur général. Wells avait libéré son patron de plusieurs fonctions directoriales pour qu’il puisse faire des suggestions, souvent brillantes, sur tel projet de film, telle attraction d’un parc à thème, tel pilote pour la télévision, etc. Mais après le décès brutal de Wells dans un crash d’hélicoptère en 1994, Eisner ne réussit pas à retrouver le bras droit idéal. Katzenberg réclama le poste du défunt, ce qui lui valut d’être évincé. Michael Ovitz devint à son tour directeur général en 1995, mais il ne resta à ce poste que deux ans. Jobs décrivait ainsi cette période mouvementée :
Durant ses premières années en tant que P-DG, Eisner a vraiment fait du bon boulot. Tout a changé à la mort de Frank Wells. Eisner est un bon créatif, avec de bonnes intuitions. Alors quand Frank dirigeait les opérations, il pouvait jouer les abeilles butinant d’un projet à l’autre. Mais quand il a dû prendre le contrôle de la boîte tout seul, il s’est révélé un dirigeant déplorable. Personne n’aimait travailler avec lui. Notamment à cause de son manque d’autorité. Il avait créé un groupe stratégique dictatorial : impossible de dépenser le moindre centime sans son aval. Même après notre contentieux, je respectais les réalisations de ses dix premières années. J’appréciais même certains traits de caractère chez lui : Eisner est un type drôle, intelligent, spirituel, avec qui on peut passer du bon temps. Mais il a un côté obscur. Son ego a étouffé le bien en lui. Il s’est montré juste et raisonnable avec moi au début, mais après dix ans de négociations, j’ai découvert son côté obscur.
Le plus grand problème du P-DG de Disney en 2004 était qu’il ne comprenait pas à quel point son département animation avait déraillé. Ses deux dernières productions, La Planète au trésor et Frère des ours, ne firent pas honneur au legs de Disney, pas plus qu’à son bilan comptable. Ses films d’animation étaient l’âme de la société. Ils donnaient naissance aux attractions des parcs, aux jouets, aux émissions télévisées. Toy Story avait généré un deuxième épisode, un spectacle sur glace (Disney on Ice), un Toy Story Musical sur les bateaux Disney, un film sorti tout de suite en vidéo avec Buzz l’Éclair, un livre d’histoires numériques, deux jeux vidéo, une douzaine de jouets (vendus à vingt-cinq millions d’exemplaires), une ligne de vêtements et neuf attractions différentes dans les parcs Disney. Rien de tout cela pour La Planète au trésor.
« Michael ne comprenait pas la gravité des problèmes de Disney, expliqua par la suite Iger. Cela se voyait dans ses négociations avec Pixar. Il ne s’est jamais rendu compte à quel point il avait besoin d’eux. » De plus, Eisner adorait négocier mais détestait les compromis, ce qui n’était pas la meilleure combinaison quand il s’agissait de traiter avec Jobs, qui était de la même trempe. « Toute négociation doit se résoudre par un compromis, commente Iger. Or aucun des deux n’est très doué en la matière. »
L’impasse se termina un samedi soir de mars 2005, quand Bob Iger reçut un appel de l’ancien sénateur George Mitchell et des autres membres du conseil d’administration de Disney. Ils lui annoncèrent que, dans quelques mois, il remplacerait Eisner au poste de P-DG de Disney. Lorsque Iger se leva le lendemain matin, il joignit d’abord ses filles, puis Jobs et Lasseter. Il expliqua très simplement aux deux hommes qu’il avait évalué Pixar et souhaitait conclure un accord avec eux. Jobs était enchanté. Il appréciait son nouvel interlocuteur et s’amusait du lien ténu qui existait déjà entre eux : son ex-petite amie, Jennifer Egan, avait partagé la même chambre que la femme d’Iger pendant leurs études à l’université de Pennsylvanie.
Cet été-là, avant qu’Iger ne prenne officiellement ses fonctions, il entama une série de discussions avec Jobs. Apple planifiait de sortir un iPod qui diffuserait des vidéos comme de la musique. Jobs avait besoin de programmes TV, mais ne voulait pas rendre les négociations publiques, toujours dans un souci de garder son produit inédit secret jusqu’au grand jour. Les deux séries les plus en vogue, Desperate Housewives et Lost, appartenaient toutes deux à ABC, qu’Iger chapeautait chez Disney. Le patron de Disney, qui possédait plusieurs iPod – dont il se servait de 5 heures du matin jusque tard dans la soirée –, avait saisi l’intérêt de diffuser des séries télévisées sur un tel support. Ainsi, il proposa immédiatement à Jobs de mettre sur l’appareil les programmes les plus populaires d’ABC. « Nous avons conclu le contrat dans la semaine, même si c’était compliqué. Il était important pour moi de montrer à Steve ma façon de fonctionner, et de lui prouver que tout le monde chez Disney pouvait travailler avec lui. »
Pour l’annonce de l’iPod vidéo, Jobs avait loué un cinéma à San José, et il invita Iger à monter sur scène. « Je n’étais jamais allé à l’une de ses présentations, je n’avais donc aucune idée de leur importance. C’était une réelle avancée dans nos relations. Il comprit que j’étais en faveur de la technologie et prêt à prendre des risques. » Jobs réalisa son habituelle performance en dévoilant les diverses caractéristiques du nouvel iPod, « l’une des plus belles choses qu’on ait jamais conçues ». Il expliqua ensuite que l’iTunes Store vendrait des vidéos ainsi que des courts-métrages. Puis, comme à son habitude, il termina par « Ah… encore une petite chose… ». L’iPod proposerait aussi des séries TV. Nouvelle qui fut accueillie par une salve d’applaudissements. Les deux séries les plus populaires de l’époque passaient sur ABC. « Et qui possède ABC ? Disney. Or, comme vous le savez, Disney, je connais ! »
Sur scène, Bob Iger parut aussi à l’aise que son alter ego. « L’une des choses que Steve et moi avons en commun, c’est notre incroyable enthousiasme pour la fusion entre un contenu de qualité et la technologie de pointe. Je suis heureux d’être ici pour annoncer la poursuite de nos relations avec Apple. » Puis, après une courte pause, il ajouta : « Pas avec Pixar, mais avec Apple. »
Mais il était clair, à voir leur chaleureuse étreinte, qu’une entente Pixar-Disney était de nouveau possible. « C’était ma façon de lui montrer mon mode opératoire : l’amour, pas la guerre. Nous étions en conflit avec Roy Disney, Comcast, Apple, et Pixar. Je voulais arranger tout cela, surtout avec Pixar. »
Iger revenait de l’inauguration d’un nouveau Disneyland à Hong Kong, avec Eisner pour sa dernière grande prestation en tant que P-DG. Les cérémonies incluaient la traditionnelle parade sur Main Street. Le futur patron de Disney se rendit soudain compte que tous les personnages de la parade créés ces dix dernières années étaient ceux de Pixar : « J’ai eu une révélation. Michael était à mes côtés, mais j’ai gardé mes réflexions pour moi, car cela mettait en lumière sa mauvaise gestion de l’animation durant cette période. Après la décennie du Roi Lion, La Belle et la Bête et Aladdin, il y a eu un vide de dix ans. »
Iger retourna à Burbank et commanda plusieurs études financières. Il découvrit que Disney avait en réalité perdu de l’argent dans le secteur de l’animation durant la dernière décennie. Lors de sa première réunion en tant que P-DG, il présenta les analyses au conseil d’administration. Les membres étaient furieux de n’avoir jamais été en possession de ces données. « La santé de l’animation reflète celle de notre entreprise, commenta Iger. Un succès crée une immense vague dont les répercussions affectent tous les domaines de notre société : les personnages de la grande parade, la musique, les parcs d’attractions, les jeux vidéo, la télévision, Internet, les produits dérivés. » Il leur donna plusieurs choix. S’en tenir au mode de management actuel du secteur animation – qui d’après lui ne fonctionnait pas. Se débarrasser du responsable et en trouver un autre – mais qui ferait l’affaire ? Sa dernière option était d’acheter Pixar. « Le problème, c’est que je ne sais pas si Pixar est à vendre et que cela risque de nous coûter un gros paquet d’argent. » Le conseil l’autorisa à étudier cette solution.
Iger s’y prit de façon tout à fait inhabituelle. Quand il se retrouva en tête à tête avec Jobs, il lui fit part de la révélation qu’il avait eue à Hong Kong et lui avoua que Disney avait désespérément besoin de Pixar. « Voilà pourquoi j’ai immédiatement adoré Bob, se rappelait Jobs. Il m’a dit les choses de but en blanc. C’était sans doute la pire manière de débuter des négociations, si l’on s’en tient aux règles de l’art. Il a simplement mis cartes sur table et a dit : “On est fichus.” Il m’a plu tout de suite, parce que je fonctionnais exactement comme lui. Jouons franc jeu et voyons où cela nous mène. » (En réalité, ce n’était pas tout à fait le mode opératoire de Jobs, qui commençait généralement par descendre en flammes tout ce que faisait son interlocuteur.)
Les deux hommes firent plusieurs promenades – autour du campus d’Apple, à Palo Alto, lors du séminaire Allen & Co à Sun Valley. Au début, ils imaginèrent un nouveau partenariat : Pixar récupérerait tous les droits des films et personnages qu’il avait créés en échange d’une participation équitable, et paierait à Disney un simple cachet pour la distribution de ses futurs films. Mais Iger craignait qu’un tel accord ne fasse de Pixar un redoutable concurrent de Disney, ce qui serait catastrophique, même si Disney en retirait des bénéfices substantiels.
Aussi insinua-t-il à son interlocuteur qu’ils devaient aller plus loin : « C’est plutôt osé comme idée, j’en conviens… », commença-t-il, et bientôt, ils en vinrent à discuter de l’acquisition de Pixar par Disney.
Cependant, avant toute négociation, le patron d’Apple avait besoin de la bénédiction de Lasseter et Catmull. Aussi les pria-t-il de venir chez lui, puis il alla droit au but : « Nous devons apprendre à connaître Bob. Nous pourrions nous allier à lui et l’aider à rebâtir Disney. C’est un type bien. »
Ses acolytes étaient sceptiques. « Nous étions plutôt sous le choc », se rappelle Lasseter. « Si vous ne voulez pas aller dans ce sens, je le comprendrai, mais je veux que vous rencontriez Bob avant de vous décider. Moi aussi, j’étais réticent au début, mais j’ai appris à apprécier l’homme. » Il leur expliqua combien il avait été facile de parvenir à un accord pour mettre des émissions d’ABC dans l’iPod et ajouta : « C’est le jour et la nuit avec Eisner. Bob Iger est franc et droit et avec lui, pas de drame. » Pendant un bon moment, Lasseter et Catmull ne surent que répondre.
Iger prit alors un vol de Los Angeles pour aller dîner chez Lasseter avec sa femme et ses enfants. Ils discutèrent jusqu’à minuit passé. Il invita ensuite Catmull à manger, puis visita les studios Pixar, seul, sans Jobs. « J’ai rencontré tous les responsables de projets, qui m’ont décrit l’un après l’autre leurs idées de films. » Ils avaient passablement impressionné le nouvel homme fort de Disney, à la grande joie de Lasseter : « Jamais je n’ai été aussi fier de Pixar que ce jour-là. Toutes les équipes et les projets étaient fantastiques. Bob n’en est pas revenu. »
En effet, après avoir eu un aperçu des films à venir – Cars, Ratatouille, WALL-E –, Iger retourna chez Disney et déclara au directeur financier : « Oh, mon Dieu ! Ils ont des idées incroyables. Nous devons absolument conclure ce rachat. C’est l’avenir de notre entreprise. » Il avoua même n’avoir aucune confiance dans les projets de films d’animation « maison ».
L’accord statuait que Disney achetait Pixar pour sept milliards quatre cent mille dollars. Jobs devenant ainsi l’actionnaire principal de Disney, avec environ 7 pour cent des actions de la compagnie, contre le 1,7 pour cent d’Eisner et le 1 pour cent de Roy Disney. Disney Animation serait sous la houlette de Pixar, avec Lasseter et Catmull aux commandes de l’unité combinée. Pixar conserverait son identité indépendante, avec ses studios et ses bureaux d’Emeryville, ainsi que ses propres adresses électroniques.
Un dimanche matin, Iger demanda à Jobs de faire venir Lasseter et Catmull à une réunion secrète du conseil d’administration de Disney à Century City, à Los Angeles. L’objectif était de mettre tout le monde à l’aise face à cet accord à la fois radical et extrêmement onéreux. Avant de gagner la salle de conférences, Lasseter dit à son patron : « Si je commence à m’emporter ou que je parle trop, touche-moi la jambe. » Jobs dut le faire une fois, mais pour le reste, Lasseter présenta un argumentaire commercial parfait. « Je leur ai expliqué notre façon de fabriquer des films, notre philosophie, je leur ai parlé de notre honnêteté les uns vis-à-vis des autres et de la façon dont nous faisions grandir les talents. » Le conseil posa une foule de questions, auxquelles les deux hommes répondirent de leur mieux. Jobs évoqua leur enthousiasme pour l’alliance de l’art et la technologie : « C’est l’essence même de notre culture, exactement comme chez Apple. » Iger se rappelait que tout le monde avait été très impressionné par leur « caractère passionné ».
Malheureusement, avant que le conseil d’administration de Disney ait eu une chance d’approuver la fusion, Eisner se mit en travers de leur route et tenta de faire capoter le projet. Il appela Iger pour lui dire que Pixar était bien trop cher.
— Tu peux relancer toi-même l’animation, Bob !
— Comment ?
— Je sais que tu en es capable.
— Michael, comment pourrais-je réussir là où toi tu as échoué ?
Même s’il ne faisait plus partie du conseil d’administration, Eisner insista pour venir à l’une de leurs réunions discuter du projet d’acquisition. Iger tenta de s’y opposer, mais l’ancien P-DG de Disney appela Warren Buffet, un important actionnaire, et George Mitchell, le président du conseil. L’ancien sénateur réussit à convaincre Iger de laisser Eisner s’exprimer. Eisner profita de l’aubaine : « J’ai expliqué au conseil qu’il n’avait pas besoin d’acheter Pixar, parce qu’il possédait déjà 85 pour cent de leurs films. » Disney touchait en effet un pourcentage sur les recettes des films, et avait le droit de créer des suites comme d’exploiter leurs personnages. « Je leur ai montré à quoi correspondaient exactement les 15 pour cent de Pixar que Disney ne détenait pas encore. En gros, je leur disais : profitez de ce que vous avez. Ces 15 pour cent n’ont d’intérêt que si Pixar enchaîne les succès. C’est juste un pari sur l’avenir. » Il reconnaissait que Pixar avait eu son heure de gloire, mais affirmait que cela ne durerait pas : « Je leur ai retracé l’histoire des producteurs qui avaient réalisé plusieurs grands succès coup sur coup, puis s’étaient effondrés. C’est arrivé aux meilleurs : Spielberg, Walt Disney, et tant d’autres. » Pour que ce rachat soit rentable, il avait calculé que chaque nouveau film de Pixar devrait engranger un milliard trois cent mille dollars de recettes. Plus tard, il ajouta : « Jobs était furieux que j’aie compris cela. »
Après le départ d’Eisner, Iger réfuta ses arguments point par point. « Laissez-moi vous expliquer ce qui ne va pas dans son raisonnement… » À la fin de la réunion, le conseil se rangea à l’avis du nouveau P-DG et donna son aval à la fusion.
Iger prit un vol pour Emeryville pour annoncer la nouvelle à Jobs. Puis tous deux décidèrent d’en informer ensemble les employés de Pixar. Au préalable, le patron de Pixar discuta avec Lasseter et Catmull en privé. « Si l’un de vous a des doutes, je leur dirai simplement non merci et la fusion n’aura pas lieu. » Il n’était pas vraiment sincère, car il aurait été impossible de faire machine arrière à ce stade des négociations. C’était néanmoins un beau geste. « Ça me va », répondit Lasseter, bientôt rejoint par Catmull. Sur ces mots, ils s’étreignirent et Jobs pleura.
Tous les membres de la société furent ensuite invités à se rassembler dans l’atrium. « Disney achète Pixar », annonça Jobs. Certains se mirent à sangloter, mais quand leur P-DG explicita l’accord entre les deux parties, les employés comprirent que c’était en quelque sorte une acquisition inversée. Catmull serait à la tête du département animation de Disney et Lasseter en serait le directeur artistique. À la fin du discours de leur patron, tous se congratulèrent. Resté à l’écart, Bob Iger fut invité à rejoindre le centre de la scène. Il évoqua la culture toute particulière de Pixar et le besoin vital de Disney de s’en nourrir et s’en imprégner. Sur ces mots, toute la salle applaudit.
« Mon objectif a toujours été de fabriquer non seulement des produits de qualité, mais aussi de bâtir d’importantes compagnies, déclara Jobs par la suite. Grâce à cette fusion, Pixar resterait une grande entreprise et aiderait Disney à conserver ses lettres de noblesse. »