L’ENFANCE
Abandonné puis choisi
L’adoption
Paul Jobs avait servi dans les gardes-côtes pendant la Seconde Guerre mondiale ; lorsqu’il accosta à San Francisco pour être démobilisé, il fit un pari avec ses coéquipiers : il trouverait une femme dans les quinze jours ! Il était mécanicien, grand, tatoué, et ressemblait un peu à James Dean. Mais ce n’est pas son physique de « beau gosse » qui lui permit d’avoir rendez-vous avec Clara Hagopian, une douce et jolie fille d’immigrants arméniens ; Paul Jobs et ses amis avaient réussi à avoir une voiture, à l’inverse du groupe avec lequel elle avait prévu originellement de sortir ce soir-là. Dix jours plus tard, en mars 1946, Paul déclara sa flamme et remporta son pari. Ce serait un mariage heureux, de ceux qui durent jusqu’à la mort, pendant près d’un demi-siècle.
Paul Reinhold Jobs grandit dans une ferme de Germantown, dans le Wisconsin. Malgré un père alcoolique, qui parfois frappait un peu trop fort, Paul demeura un être doux et tranquille, derrière sa carapace. Après avoir abandonné le lycée, il avait travaillé de-ci de-là dans le Middle West comme mécanicien. À l’âge de dix-neuf ans, il fut enrôlé dans les gardes-côtes, bien qu’il ne sache pas nager. Affecté à l’USS M.C. Meigs, il transporta durant la majeure partie de la guerre des troupes en Italie pour le général Patton. Ses talents de mécanicien et de machiniste lui valurent plusieurs distinctions ; malheureusement, il se retrouva de temps en temps mêlé à des incidents mineurs durant son service et ne dépassa jamais le grade de matelot.
Clara naquit dans le New Jersey, où ses parents avaient atterri après avoir fui la répression des Turcs en Arménie. Toute la famille était ensuite partie à San Francisco, dans le Mission District, quand elle était enfant. Clara avait un secret qu’elle avait confié à très peu de personnes : elle était déjà mariée, mais son mari avait été tué pendant la guerre. Alors, lorsqu’elle avait rencontré Paul Jobs, elle y avait vu l’espoir d’un nouveau départ.
Comme nombre de gens qui ont connu le tumulte de la guerre, les Jobs, une fois la paix signée, n’avaient d’autres souhaits que de s’installer quelque part, fonder une famille et mener une vie tranquille. Le jeune couple n’avait pas beaucoup d’argent. Ils partirent dans le Wisconsin, vivre quelques années chez les parents de Paul, puis emménagèrent dans l’Indiana, où Paul Jobs décrocha un emploi de mécanicien pour l’International Harvester. Il avait la passion des vieilles voitures et arrondissait les fins de mois en restaurant, sur son temps libre, des autos qu’il revendait. Finalement, il quitta son emploi de jour pour devenir vendeur de voitures à plein temps.
Clara, toutefois, aimait San Francisco et, en 1952, elle convainquit son mari de retourner vivre là-bas. Ils prirent un appartement dans le Sunset District, face à l’océan Pacifique, juste à côté du Golden Gate Park ; il trouva un emploi dans une société de crédit, en tant que « récupérateur » ; il forçait les serrures des voitures des personnes qui n’avaient pas payé leurs traites et confisquait les véhicules. Il achetait, réparait et revendait lui-même certaines de ces autos, gagnant ainsi de coquets extra.
Néanmoins, le couple n’était pas entièrement comblé ; ils voulaient un enfant, mais Clara avait eu une grossesse extra-utérine – l’un des ovules fécondés s’était niché dans la trompe de Fallope et non dans l’utérus. Elle ne pouvait plus avoir de bébé. Alors, en 1955, après neuf ans de mariage, ils se tournèrent vers l’adoption.
Comme Paul Jobs, Joanne Schieble venait d’une famille rurale du Wisconsin, d’origine allemande. Son père, Arthur Schieble, avait immigré dans les faubourgs de Green Bay ; avec sa femme, ils eurent un élevage de visons et menèrent avec succès d’autres activités, allant de l’immobilier à la photogravure. Arthur Schieble était très strict, en particulier au sujet des fréquentations de sa fille ; il s’était fortement opposé à son premier amour, un artiste qui n’était pas catholique. Il était donc prévisible qu’il menace de couper les vivres à Joanne lorsqu’il apprit, alors qu’elle était étudiante à l’université du Wisconsin, qu’elle était amoureuse d’un certain Abdulfattah « John » Jandali, un maître assistant musulman originaire de Syrie.
Jandali était le benjamin d’une riche famille syrienne de neuf enfants. Le père possédait des raffineries d’huile d’olive et une armada d’entreprises, ayant de grandes propriétés à Damas et à Homs qui décidaient quasiment du cours du blé dans la région. Comme les Schieble, les Jandali accordaient une importance cruciale à l’éducation ; depuis des générations, les Jandali envoyaient leur progéniture étudier à Istanbul ou à la Sorbonne. Abdulfattah partit dans un internat jésuite, bien qu’il soit musulman, et décrocha un diplôme à l’université américaine de Beyrouth, avant de venir à la faculté de sciences politiques du Wisconsin en tant que doctorant.
En 1954, Joanne se rendit en Syrie avec Abdulfattah. Ils passèrent deux mois à Homs, où elle apprit, avec les femmes de la famille, à préparer des plats syriens. Lorsqu’ils revinrent aux États-Unis, Joanne sut qu’elle était enceinte. Ils avaient tous les deux vingt-trois ans, mais ils décidèrent de ne pas se marier. Le père de Joanne se mourait à l’époque, et il avait menacé de déshériter sa fille si elle épousait Abdulfattah. L’avortement était une solution compliquée dans une petite communauté catholique. Alors, au début de l’année 1955, Joanne fit le voyage jusqu’à San Francisco, pour consulter un médecin magnanime qui s’occupait des filles-mères, mettait leur enfant au monde et trouvait discrètement des familles adoptives pour leurs bébés.
Joanne ne posa qu’une seule condition : son enfant devait être adopté par des gens ayant fait des études supérieures. Le médecin dénicha donc, pour famille d’accueil, un avocat et son épouse. Mais à la naissance du bébé – le 24 février 1955 – le couple décida qu’il voulait une fille et se désista. C’est ainsi que le garçon devint le fils non d’un avocat, mais d’un mécanicien et d’une comptable. Paul et Clara appelèrent leur bébé Steven Paul Jobs.
Il demeurait, néanmoins, la condition de Joanne. Quand elle découvrit que son enfant avait été placé chez des gens qui n’avaient même pas terminé leurs études secondaires, elle refusa de signer les papiers d’adoption. La situation resta bloquée pendant des semaines, longtemps après que le petit Steve fut installé chez les Jobs. Finalement, Joanne revit à la baisse ses exigences et demanda simplement que le couple promette – et signe cet engagement noir sur blanc – de créer un fonds de financement pour pouvoir envoyer le garçon à l’université.
Une autre raison expliquait les réticences de Joanne à signer les papiers de l’adoption. Son père allait mourir, et elle comptait épouser Jandali aussitôt après le décès. Elle avait le secret espoir – comme elle le confiera plus tard à son fils en éclatant en sanglots – qu’une fois mariée, elle pourrait récupérer son enfant.
Arthur Schieble mourut en août 1955, quelques semaines après l’adoption officielle de l’enfant. Juste après Noël, la même année, Joanne et Abdulfattah Jandali se marièrent à l’église catholique apostolique de St. Philip, à Green Bay. Abdulfattah eut son doctorat en sciences politiques l’année suivante ; et il vint un autre enfant, une fille nommée Mona. Après leur divorce en 1962, Joanne s’égara dans une vie nomade que sa fille – qui devint la grande écrivaine Mona Simpson – narra dans son poignant roman, N’importe où sauf ici. Mais comme le placement de Steve avait été consenti sous X, il faudra vingt ans pour que mère et fils se retrouvent.
Steve Jobs sut, depuis son plus jeune âge, qu’il avait été adopté. « Mes parents ont été très francs avec ça. » Il se revoyait, à six ou sept ans, assis dans l’herbe devant la maison, raconter ça à une fille qui habitait de l’autre côté de la rue. « Tes vrais parents ne voulaient donc pas de toi ? » répliqua alors la fille. « Ça a été comme un coup de tonnerre dans ma tête, me confia Jobs. Je me souviens avoir couru dans la maison, en pleurs. Et mes parents m’ont dit : “Non, tu n’as pas compris.” Ils avaient un air solennel et ils me regardaient droit dans les yeux : “Nous t’avons choisi, toi.” L’un après l’autre, ils m’ont répété ça, lentement, en insistant sur chaque mot. »
Abandonné. Choisi. Ces deux notions devinrent intimement liées à la personnalité de Jobs et à la façon dont il considérait sa place dans le monde. Ses amis les plus proches pensent qu’avoir appris, si jeune, qu’il avait été abandonné à la naissance avait laissé des cicatrices indélébiles. « Son besoin d’avoir la maîtrise totale dans tout ce qu’il entreprend vient de cette blessure, analyse Del Yocam, un ancien collègue d’Apple. Il veut désormais contrôler son environnement ; pour Steve, le produit est une extension de lui-même. » Greg Calhoun, qui deviendra ami avec Jobs juste après sa sortie du College Reed, y voit un autre effet : « Steve m’a souvent parlé de cette souffrance de l’abandon. C’est ça qui le rendait si indépendant. Il suivait un autre rythme que nous, parce qu’il venait d’un monde différent du nôtre. »
Plus tard dans la vie, quand il eut précisément l’âge auquel son père biologique l’avait abandonné (vingt-trois ans), Steve Jobs fit de même avec son propre enfant – même si, après quelques années, il en assumera la paternité. Pour Chrisann Brennan, la mère de l’enfant en question, ce traumatisme personnel avait laissé chez Jobs « plein d’éclats de verre », et expliquait une grande part de son comportement. « Il a reproduit le schéma paternel », disait-elle. Andy Hertzfeld, qui travailla étroitement avec Jobs dans les années 1980, fut l’un des rares à être resté proche à la fois de Chrisann Brennan et de Steve Jobs. « Le plus étonnant chez Steve, c’est qu’il ne peut s’empêcher d’être cruel envers certaines personnes – une sorte de réflexe pavlovien. La clé du mystère, c’est le fait d’avoir été abandonné à la naissance. Cette déchirure a laissé une marque indélébile, c’est là tout le problème. »
Jobs réfute cette hypothèse : « Certains disent que c’est pour ça que j’ai travaillé très dur… pour que mes parents biologiques regrettent de m’avoir laissé en chemin, ou je ne sais quelle autre explication fumeuse. C’est ridicule. Savoir que j’ai été adopté m’a peut-être rendu plus indépendant, mais je ne me suis jamais senti abandonné – juste différent. Ce sont mes parents qui m’ont donné cette force. Ce sont eux qui m’ont convaincu que j’étais quelqu’un de spécial. » Plus tard, il se hérissera chaque fois que quelqu’un fera référence à Clara et Paul comme à ses parents « adoptifs », ou laissera entendre que ce n’étaient pas ses « vrais » parents. « C’étaient mes parents à 1 000 pour cent », dit-il. Et quand il évoquait ses géniteurs, il pouvait être cinglant : « Ils ont été ma banque de sperme et d’ovules – cela n’a rien de méchant ; c’est juste la vérité : des donateurs de gamètes, c’est tout ce qu’ils sont – rien de plus. »
La vie que Paul et Clara offrirent à leur fils fut, à bien des égards, un stéréotype de la fin des années 1950. Quand Steve eut deux ans, ils adoptèrent une petite fille nommée Patty, et trois ans plus tard, ils emménagèrent dans un lotissement en banlieue. La société de crédit pour laquelle Paul travaillait comme récupérateur, la CIT, l’avait muté dans ses bureaux de Palo Alto, mais il n’avait pas les moyens de vivre là-bas ; alors les Jobs s’installèrent à Mountain View, une bourgade bien moins chère plus au sud.
Paul Jobs tenta de transmettre à son fils sa passion pour les voitures et la mécanique. « Steve, c’est ton établi à présent », avait-il dit après avoir marqué une portion de la table dans leur garage. Le garçon était impressionné par les dons de bricolage de son père. « Il avait un sens de la conception hors pair. Et de l’or dans les mains. Si on avait besoin d’une armoire, il la construisait. Quand il a monté notre barrière, il m’a donné un marteau pour que je puisse l’aider. »
Cinquante ans plus tard, la barrière est toujours là, autour de la maison à Mountain View. Lorsqu’il me montra cette palissade, il caressa les planches et se remémora une leçon de son père qui était restée gravée en lui à jamais : il était crucial d’apporter un grand soin aux panneaux arrière, qu’il s’agisse d’une barrière ou d’une armoire, même si personne ne le voyait. « Il aimait les choses bien faites. Il était minutieux même pour ce qui était invisible. »
Paul Jobs continua à réparer et à revendre des voitures ; il décorait son garage de posters de ses autos favorites. Il détaillait pour son fils chaque particularité du modèle, les courbes de la carrosserie, les prises d’air, les chromes, la sellerie des sièges. Chaque jour, après son travail, le père enfilait son bleu et partait dans son antre, souvent avec son garçon sur les talons. « J’espérais qu’avec le temps, le petit s’y mettrait, mais Steve n’aimait pas se salir les mains ! Il n’a jamais été intéressé par la mécanique. »
Mettre les mains dans un moteur n’avait, effectivement, jamais attiré Jobs. « Réparer des voitures, ce n’était pas mon truc. Mais j’aimais bien être avec mon père. » Même après qu’il sut qu’il avait été adopté, il se rapprocha encore de son père. Un jour, alors qu’il avait huit ans, le garçon découvrit une photo de Paul Jobs du temps où il était garde-côte : « Il est dans la salle des machines, il a retiré sa chemise et il ressemble à James Dean. C’est toujours un grand choc pour un enfant : Ouah ! mes parents ont été autrefois jeunes, et en plus, ils étaient beaux ! »
Par l’intermédiaire des voitures, son père lui donna ses premiers cours d’électronique. « Il n’avait pas une compréhension exhaustive de cette technologie, mais pas mal de circuits lui étaient passés dans les mains, avec ses autos, et il savait les réparer. Il m’a appris les rudiments, et ça m’intéressait beaucoup. » Mais le plus mémorable, c’étaient leurs excursions pour trouver des pièces. « Tous les week-ends, on allait dans une casse. On cherchait un alternateur, un carburateur, et toutes sortes de choses. » Le fils regardait le père négocier le prix au comptoir. « Il se débrouillait pas mal en marchandage, parce qu’il savait mieux que les vendeurs la valeur réelle des pièces. » Tout ça aida ses parents à tenir leur engagement. « Mon fonds d’études grandissait parce que mon père achetait cinquante dollars une Ford Falcon ou une autre épave, travaillait dessus plusieurs semaines, et la revendait deux cent cinquante – net d’impôts ! »
La maison des Jobs, au 286 Diablo, comme ses homologues du lotissement, avait été construite par le promoteur Joseph Eichler, dont la société essaima onze mille habitations dans toute la Californie entre 1950 et 1974. S’inspirant des maisons simples et fonctionnelles pour « monsieur tout le monde » imaginées par Frank Lloyd Wright, Eichler vendait des constructions bon marché ayant de grands espaces ouverts, des poutres et des piliers apparents, des sols de ciment, et une débauche de baies vitrées et de portes coulissantes. « Ce que faisait Eichler était remarquable, m’expliqua Jobs au cours d’une de nos promenades dans le lotissement. Ses maisons étaient bien conçues, pas chères et de bonne qualité. Il a donné aux gens à bas revenus le goût de l’épure et de la simplicité. Il y avait une multitude d’équipements incroyables, comme le chauffage par le sol. Il suffisait de mettre de la moquette dessus. C’était vraiment agréable quand on est gosse. »
Jobs disait que c’est grâce à Eichler que lui était venue cette envie de faire des produits de pointe pour le plus grand nombre. « J’aime quand on peut proposer quelque chose de beau et d’utile pour un coût modique, disait-il en désignant les maisons d’Eichler aux lignes épurées. Cela a été ma vision originale pour Apple. C’est cela qu’on a tenté de faire avec le premier Mac. Et c’est ce qu’on a fait pour l’iPod. »
En face de la maison des Jobs habitait un agent immobilier prospère. « Il n’était pas particulièrement brillant, se souvenait Jobs, mais il semblait gagner des fortunes. Alors mon père s’est dit : si lui peut le faire, pourquoi pas moi ? Il a travaillé dur. Il a suivi des cours du soir, a passé son diplôme d’agent immobilier et s’est lancé vaillamment dans le secteur. Mais le marché, juste à ce moment-là, s’est effondré. » La famille se retrouva prise à la gorge pendant plus d’un an, à l’époque où Steve était à l’école élémentaire. Sa mère entra comme comptable chez Varian Associates, une société qui fabriquait des appareils scientifiques, et les Jobs contractèrent un nouveau prêt. Un jour, son instituteur de CM1 lui demanda : « Qu’est-ce que tu ne comprends pas dans l’univers ? » Steve Jobs répondit : « Je ne comprends pas pourquoi mon père, tout à coup, n’a plus d’argent. » En même temps, il était très fier de voir que son père n’avait jamais eut une attitude servile ou mielleuse qui aurait fait de lui un meilleur vendeur. « Il faut lécher les bottes des gens pour réussir dans l’immobilier, et ça il ne savait pas faire. Ce n’était pas dans sa nature. Et j’admirais ça chez lui. » Paul Jobs revint donc à la mécanique.
Son père était d’un tempérament doux et gentil, des qualités que son fils appréciait même si elles lui faisaient défaut. Mais, derrière ses manières placides, il avait une détermination d’airain, comme l’illustre cette anecdote que me raconta Jobs :
On avait un voisin ingénieur, qui travaillait chez Westinghouse – un célibataire, un peu hippie sur les bords. Il avait une petite amie. Elle me gardait quelquefois. Comme mes parents travaillaient, j’allais chez eux après l’école pendant deux heures. Il buvait. Deux fois, je l’ai vu la frapper. Elle est venue une nuit, terrifiée, se réfugier chez nous. L’autre est arrivé, salement éméché, et mon père a fait barrage, en disant, oui elle est là, mais tu ne rentres pas. Et papa n’a pas bougé. On aime se dire que tout était merveilleux dans les années 1950, mais cet ingénieur avait foutu sa vie en l’air. Et ils étaient nombreux dans son cas.
Dans la Silicon Valley même les brebis galeuses étaient ingénieurs ! « Quand on est arrivés ici, il y avait des abricotiers et des pruniers à tous les coins de rues. Mais cela s’est développé très vite avec les recherches militaires. » Le jeune Steve Jobs grandit avec la vallée et eut rapidement envie d’y jouer un rôle. Plus tard, Edwin Land, le fondateur de Polaroid, lui racontera qu’à la demande d’Eisenhower, il avait mis au point des appareils photo pour des avions espions U-2 afin de voir ce que préparaient les Soviétiques. Les pellicules étaient livrées dans des caisses de métal et, après développement, retournaient, sous bonne garde, à la base Ames de la NASA qui se trouvait à Sunnyvale, pas très loin de là où habitait Jobs. « C’est au cours d’une visite à cette base que j’ai vu mon premier ordinateur. Cela a été un grand choc. »
Une multitude de sociétés travaillant pour la défense se développèrent durant les années 1950. La Lockheed Missile & Space Company, qui construisait des missiles balistiques pour sous-marin, fut créée en 1956, juste à côté du centre de recherche de la NASA ; quatre ans plus tard, à l’arrivée des Jobs, la société employait déjà vingt mille personnes. Quelques centaines de mètres plus loin, Westinghouse construisait des tubes de lancement et des pièces pour les systèmes de guidage. « Il y avait des sociétés sous contrat avec l’armée à tous les coins de rue, se rappelait Jobs. Il planait dans l’air un parfum de mystère et de haute technologie. C’était très excitant. »
Dans le sillage des entreprises œuvrant pour les militaires, le secteur des industries de pointe se développa à vitesse grand V. Tout commença en 1938, quand Dave Packard et sa femme emménagèrent dans un appartement, au rez-de-chaussée d’une villa à Palo Alto ; il y avait, à l’arrière de la maison, une remise qu’occupa bientôt Bill Hewlett, l’ami de Packard. Dans un garage – une construction qui se révéla à la fois utile et emblématique de la vallée – les deux hommes allaient bricoler leur premier appareil, un oscillateur audio. À la fin des années 1950, Hewlett-Packard était devenue une grande société qui fabriquait des instruments de mesure électroniques.
Heureusement, un lieu fut mis à la disposition des entrepreneurs qui trouvaient leurs garages trop exigus : Frederick Terman, le directeur de la faculté d’ingénierie de l’université de Stanford, créa une zone industrielle de trois cents hectares sur le campus de l’université pour que des sociétés privées puissent développer et commercialiser les idées des étudiants. La première entreprise à profiter de l’aubaine fut Varian Associates, là où Clara Jobs travaillait. « Avec cette idée de génie, Terman fit de la vallée le berceau de la haute technologie », m’expliqua Jobs. Lorsqu’il eut dix ans, HP comptait neuf mille employés et était l’entreprise high-tech où tout ingénieur, souhaitant une stabilité financière, rêvait de travailler.
Le grand pôle de développement de la Silicon Valley fut, comme tout le monde le sait, l’industrie du semi-conducteur. William Shockley, l’inventeur du transistor chez Bell Labs dans le New Jersey, s’installa à Mountain View et créa, en 1956, une fabrique de transistors au silicium, et non plus au germanium, très coûteux, qui était jusqu’alors employé. Mais Shockley devint de plus en plus versatile et abandonna le projet de transistor au silicium. Huit de ses ingénieurs – dont Robert Noyce et Gordon Moore – quittèrent la société pour fonder Fairchild Semiconductor. Cette entreprise compta jusqu’à douze mille employés, mais éclata en 1968 lorsque Noyce, après une lutte de pouvoir acharnée, n’obtint pas la présidence de la société. Il débaucha Gordon Moore et créa une autre entreprise, l’Integrated Electronics Corporation, qui devint mondialement connue sous son abréviation Intel. Leur troisième employé fut Andrew Grove, qui développa la société dans les années 1980, en axant la fabrication non plus sur les mémoires mais sur les microprocesseurs. En quelques années, plus de cinquante entreprises s’installeront dans la vallée pour fabriquer des semi-conducteurs.
L’essor exponentiel de ce secteur suivait la célèbre loi découverte par Moore, qui, dès 1965, avait tracé la courbe de vitesse de calcul des circuits intégrés, suivant le nombre de transistors que l’on pouvait placer sur une puce ; il avait démontré que ce chiffre doublait tous les deux ans, et qu’il n’y avait aucune raison que cette progression diminue. Ce principe fut vérifié en 1971, quand Intel parvint à graver une unité de traitement complète sur une seule puce – l’Intel 4004. Le microprocesseur était né. La loi de Moore est restée vraie jusqu’à nos jours, et c’est grâce à la fiabilité de ses prévisions en termes de prix de revient que deux générations de jeunes entrepreneurs, dont Steve Jobs et Bill Gates, ont pu estimer les coûts de production de leurs futures inventions.
L’industrie de la puce électronique donna à la région son nom quand Don Hoefler, un journaliste d’un hebdomadaire économique, l’Electronic News, écrivit une série d’articles intitulés Silicon Valley, USA. Les soixante kilomètres de la vallée Santa Clara, qui s’étendent du sud de San Francisco jusqu’à San José, en passant par Palo Alto, avaient déjà leur artère économique : El Camino Real, la « Voie Royale », qui autrefois reliait les vingt et une missions de la Californie et qui, aujourd’hui, est une avenue grouillante où se pressent sociétés high-tech et start-up concentrant, chaque année, le tiers des investissements à risque des États-Unis.
« En grandissant, j’ai été imprégné par l’histoire du lieu, me raconta Steve Jobs. J’avais, moi aussi, l’envie d’y laisser ma marque. La plupart des pères dans mon quartier travaillaient dans des secteurs de pointe, tels que les cellules photovoltaïques, les batteries, les radars. J’ai grandi dans l’émerveillement pour ces choses et j’étais très curieux. Je posais à mes voisins des tas de questions. » Le plus important d’entre eux fut Larry Lang, qui habitait sept maisons plus loin. « C’était, à mes yeux, l’ingénieur typique de chez HP : un grand radio amateur et une pointure en électronique. Il m’apportait des tas de trucs pour que je puisse m’amuser avec. » En passant devant l’ancienne maison de Lang, il me désigna l’allée. « Il a pris un microphone à charbon, une batterie et un haut-parleur, et a installé tout ça dans cette allée. Il m’a dit de parler dans le micro et le son est sorti tout seul par le haut-parleur. » Le père de Steve Jobs lui avait appris que le signal d’un microphone devait être amplifié pour être audible. « Alors j’ai couru à la maison pour dire à mon père qu’il avait tort. »
— Si, il y a besoin d’un amplificateur, répéta son père.
Et quand Steve lui expliqua le fonctionnement de ce type de micro, son père ne voulut pas le croire :
— C’est impossible. Il y a une supercherie !
« Comme je ne voulais pas en démordre, il a fini par venir avec moi. Et il a bien fallu qu’il se rende à l’évidence. Le pauvre n’en revenait pas. Il était dépassé. »
Steve Jobs se souvenait très bien de cet événement parce que, pour la première fois, il comprit que son père ne savait pas tout. Mais une prise de conscience, plus troublante encore, se fit jour en lui : il avait toujours admiré les compétences techniques et la sagacité de son père. « Il n’avait pas fait d’études, mais il était très futé. Il ne lisait pas beaucoup, mais travaillait de ses mains. N’importe quel système mécanique, il pouvait en comprendre le fonctionnement. » Mais devant l’incrédulité de son père ce jour-là, le jeune Steve sut qu’il était plus vif d’esprit que ses parents. « Ce fut un moment clé pour moi. Quand j’ai réalisé ça, j’ai été empli de honte. Je n’oublierai jamais cet épisode. » Cette découverte, racontera-t-il plus tard à ses amis, associée au fait de savoir qu’il avait été adopté, lui donna le sentiment d’être un enfant à part, différent – étranger à la fois au regard de sa famille, comme à celui du monde extérieur.
Une autre révélation survint quelque temps plus tard ; non seulement, il avait découvert qu’il avait un QI plus élevé que ses parents, mais que ces derniers le savaient. Paul et Clara Jobs étaient des parents aimants, et ils voulurent s’adapter au fait d’avoir un enfant plus éveillé que la moyenne, et animé d’une volonté de fer. Ils se pliaient en quatre pour lui, le traitaient comme un être à part. Et bientôt, le jeune Steve s’en aperçut. « Ils se sont sentis investis d’une nouvelle responsabilité. Ils n’arrêtaient pas de me “nourrir” intellectuellement, et n’avaient de cesse que de me trouver les meilleures écoles possibles. Ils voulaient devancer tous mes besoins. »
Steve Jobs a ainsi grandi non seulement avec le sentiment d’avoir été abandonné, mais aussi avec la certitude d’être quelqu’un d’atypique. C’est ce qui a forgé toute sa personnalité.
L’école
Avant même d’entrer à l’école primaire, sa mère lui avait appris à lire. Mais cette précocité ne fut pas sans poser quelques problèmes. « Je me suis beaucoup ennuyé les premières années, alors pour m’occuper, je chahutais. » Il devint évident que le petit Steve, à la fois par nature et par culture, n’était pas prêt à entrer dans le moule. « Je n’aimais pas cette nouvelle autorité, aveugle et scolaire. Et ils ont été à deux doigts de réussir à me briser. Pour un peu, ils auraient tué toute curiosité en moi. »
Son école primaire, la Mona Lisa Elementary, était une succession de petits bâtiments construits dans les années 1950, à cinq cents mètres de leur maison. L’élève Jobs combattit l’ennui en faisant des blagues. « J’avais un bon copain, Rick Ferrentino ; tous les deux, on a fait les quatre cents coups. Comme le jour où on avait posé des affichettes disant : “Apportez demain votre animal de compagnie à l’école.” C’était à mourir de rire… tous ces chiens coursant les chats à travers la cour, et les profs qui ne savaient plus où donner de la tête ! » Une autre fois, ils avaient convaincu leurs camarades de leur donner le code de leur antivol de vélo. « On est allés changer toutes les combinaisons et personne n’a pu récupérer sa bicyclette. Cela leur a pris jusque tard dans la nuit pour régler le problème ! » Quand il était en CE2, les canulars devinrent plus dangereux. « Un jour, on a fait sauter un pétard sous la chaise de notre instit, Mrs Thurman. Depuis, elle a gardé un tic nerveux. »
Rien d’étonnant donc à ce qu’il fût exclu de l’école deux ou trois fois dans l’année. Son père, toutefois, qui s’était rendu compte de la précocité de son fils, avait rétorqué, avec son calme et sa fermeté coutumiers, qu’il attendait la même prise de conscience de la part de l’établissement. « Ce n’est pas de sa faute, expliquait-il aux enseignants. C’est à vous de trouver le moyen de l’intéresser. » Steve Jobs n’avait pas le souvenir que ses parents l’aient puni pour ses bêtises à l’école. « Le père de mon père était alcoolique et le frappait à coups de ceinturon ; moi, autant que je me rappelle, je n’ai pas reçu une seule gifle de toute ma vie ! Mon père, comme ma mère, reprochaient à l’école de vouloir m’inculquer des imbécillités plutôt que de stimuler mon intellect. » Steve Jobs montrait tout jeune déjà un mélange de sensibilité et de dureté, de rébellion et de détachement.
Pour la rentrée en CM1, l’école jugea préférable de mettre Steve Jobs et Rick Ferrentino dans deux classes différentes. L’institutrice pour la classe des bons était une matrone volontaire nommée Imogene Hill, surnommée Teddy, et cette femme devint pour Jobs l’une de ses « bonnes fées ». Après deux semaines d’observation, elle jugea que le meilleur moyen d’amadouer Steve était de l’acheter. « Un jour, après l’école, elle m’a donné un carnet rempli d’exercices de maths. Elle voulait que je l’emporte à la maison et que je résolve les problèmes. Et j’ai pensé très fort : “Tu peux courir !” Ensuite, elle a sorti l’une de ces sucettes géantes, tellement grande qu’on n’en voit pas le bout. Et elle a dit : quand tu auras terminé, et si tu as une majorité de bonnes réponses, je te donnerai cette sucette plus cinq dollars. Deux jours plus tard, je lui ai rendu son carnet. » Après quelques mois, elle n’eut plus besoin de soudoyer son élève. « J’étais heureux d’apprendre et heureux de lui faire plaisir. »
Elle lui rendit cette affection en lui offrant des kits de bricolage où il s’agissait par exemple de fabriquer soi-même une lentille et de construire un appareil photo. « J’en ai plus appris avec Teddy qu’avec n’importe quel autre professeur. Si elle n’avait pas été là, j’aurais fini en prison. » Cet épisode, une fois encore, renforça chez le garçon l’idée qu’il était différent des autres. « Dans la classe, j’étais son chouchou. Elle voyait quelque chose de particulier en moi. »
Ce n’était pas seulement son intelligence qu’elle avait remarquée. Des années plus tard, elle aimait montrer une photo de cette année-là prise lors d’une fête ; le thème était Hawaii. Steve Jobs était venu sans la chemise bariolée réglementaire, mais sur le cliché, il posait au milieu, au premier rang, en arborant une magnifique chemise. Il était parvenu à convaincre l’un de ses camarades de lui donner la sienne !
Vers la fin du CM1, Mrs Hill avait fait passer à Steve des tests. « Mes notes étaient du niveau d’une classe de 5e. » Il était désormais patent, non seulement pour ses parents et lui-même, mais également pour le corps enseignant, qu’il était intellectuellement précoce ; l’école proposa donc qu’il saute deux classes. Cela le stimulerait et ce serait plus facile de l’intéresser. Ses parents jugèrent plus sage de ne le faire passer qu’en 6e.
La transition fut néanmoins douloureuse. Socialement, il était un enfant solitaire, et il se retrouvait avec des garçons ayant un an de plus que lui. Pis encore, il avait changé d’école ; il était désormais à la Crittenden Middle School. Le collège ne se trouvait qu’à un kilomètre de l’école élémentaire Mona Lisa, mais à bien des égards, c’était là-bas une tout autre planète, un quartier miné par les guerres ethniques entre gangs. « Il y avait tous les jours des bagarres, et du racket dans les toilettes, écrivait le journaliste Michael S. Malone originaire de la Silicon Valley. Les enfants apportaient des couteaux en classe pour impressionner leurs camarades. » À l’arrivée de Steve Jobs, un groupe de collégiens étaient en prison pour viol en réunion, et le car de ramassage scolaire d’un collège voisin avait été détruit parce que l’équipe de lutte de Crittenden avait perdu contre celle de l’établissement en question.
Le jeune Steve était souvent molesté, et au milieu de l’année il posa un ultimatum à ses parents. « Je voulais qu’ils me changent d’école. » Financièrement, c’était difficile. Ses parents avaient déjà du mal à joindre les deux bouts. Mais l’adolescent savait leur mettre la pression : « Voyant qu’ils hésitaient, je leur ai dit que j’arrêtais l’école s’ils me laissaient à Crittenden. » Alors ils cherchèrent où se trouvaient les meilleurs établissements ; ils ont vidé tous leurs comptes, jusqu’au dernier dollar, pour acheter une maison à vingt et un mille dollars dans un secteur moins mal famé.
Ils déménagèrent à cinq kilomètres seulement au sud, dans une ancienne plantation d’abricotiers à South Los Altos transformée en lotissement. Leur maison, au 2066 Crist Drive, était une bâtisse de plain-pied, avec trois chambres et un garage – élément indispensable – équipé d’une porte roulante donnant sur la rue. Paul Jobs pourrait y réparer ses voitures et son fils bricoler ses circuits électroniques. Entre autres atouts, la maison se trouvait juste à la lisière de la circonscription de la Cupertino-Sunnyval School, l’une des écoles les plus sûres de la vallée. « Quand on a emménagé là, il y avait encore des arbres fruitiers, me précisa Jobs alors que nous nous approchions de son ancienne maison. Le gars qui vivait juste à côté m’a expliqué comment être un bon jardinier respectueux de la nature et faire du compost. Avec lui, tout poussait. Je n’ai jamais mangé plus sain de toute ma vie. C’est à cette époque que j’ai commencé à m’intéresser à l’agriculture biologique. »
Même s’ils n’étaient pas de grands croyants, Paul et Clara Jobs voulaient que leur fils ait une éducation religieuse ; ils l’emmenaient donc à l’église luthérienne presque tous les dimanches. Ce rituel prit fin quand il eut treize ans. La famille était abonnée à Life, et en juillet 1968, le magazine publia en couverture la photo d’enfants du Biafra mourant de faim. Jobs emporta le magazine à l’église le dimanche et apostropha le pasteur :
— Si je lève mon doigt, Dieu sait avant moi quel doigt je vais lever ?
— Oui. Dieu sait tout.
Le jeune Steve lui montra la couverture de Life :
— Dieu est donc au courant pour ça et pour ce qui arrive à ces enfants ?
— Steve, je sais que c’est difficile à comprendre, mais oui, il sait.
Le garçon déclara alors qu’il ne voulait plus rien savoir d’un tel Dieu, et il ne remit jamais les pieds dans une église. Il passa toutefois plusieurs années à étudier et à pratiquer le bouddhisme zen. Pour lui, le christianisme était à son apogée quand il prônait la quête spirituelle plutôt que d’enseigner le dogme. « Cette religion s’est perdue ; elle s’est trop souciée de la foi et non plus d’apprendre aux fidèles à vivre comme Jésus et à voir le monde avec ses yeux. Je crois que les religions sont autant de portes d’entrée de la même maison. Parfois, je pense que cette maison existe réellement, parfois j’en doute. Cela demeure un grand mystère. »
Paul Jobs travaillait alors à Spectra-Physics, une société à côté de Santa Clara qui fabriquait des lasers pour la recherche et le domaine médical. En tant que mécanicien, il construisait les prototypes, en suivant scrupuleusement les plans des ingénieurs. Steve Jobs était fasciné par ce besoin absolu de perfection. « Les lasers nécessitent un alignement parfait des pièces, me raconta Steve Jobs. Pour des applications en médecine ou dans l’aéronautique, le montage devait être d’une précision micrométrique. Ils disaient à mon père des trucs comme “voilà ce que nous voulons, et nous le voulons dans un seul bloc de métal pour que les coefficients de dilatation soient partout les mêmes”. Et papa devait trouver le moyen de le faire. » Il fallait fabriquer quasiment toutes les pièces, ce qui signifiait que Paul Jobs devait inventer les outils et les matrices spécifiques pour les usiner. Son fils était fasciné, mais il passait rarement à l’atelier. « Ç’aurait été sympa qu’il m’apprenne à manipuler un tour et une fraiseuse. Malheureusement, je n’ai jamais pris le temps de le faire, parce que j’étais davantage intéressé par l’électronique. »
Un été, Paul Jobs emmena Steve dans le Wisconsin rendre visite à sa famille à la ferme. La vie rurale ne l’attirait pas, mais une image le frappa. Il assista à la naissance d’un veau et il fut étonné de voir le petit animal se mettre debout au bout de quelques minutes et commencer à marcher. « Personne ne le lui avait appris, c’était déjà câblé en lui. Un bébé humain ne peut faire ça. J’ai trouvé ça stupéfiant, même si, pour tous les autres, ça paraissait normal. » Il avait décrit cette scène avec des termes d’électronique. « C’est comme si le corps de cette bête et son cerveau étaient programmés pour fonctionner ensemble dès la mise sous tension. Sans apprentissage. »
Pour la classe de 3e, Steve Jobs alla au lycée Homestead High, un grand campus avec des bâtiments de ciment de deux étages, à l’époque peints en rose, qui abritaient deux mille élèves. « L’établissement avait été conçu par un célèbre architecte de prison. Il voulait ses constructions indestructibles. » Steve aimait la marche et il faisait chaque jour, aller et retour, les deux kilomètres à pied qui séparaient sa maison de l’école.
Il avait quelques amis de son âge, mais il fréquentait surtout des élèves de terminale qui baignaient dans le mouvement contestataire de la fin des années 1960. C’était le temps où l’on commençait à parler de geeks et de hippies. « C’étaient vraiment des gars brillants. Moi, je m’intéressais aux maths et à l’électronique. Eux aussi, mais également au LSD et aux paradis artificiels en vogue dans la contre-culture de l’époque. »
Ses plaisanteries, désormais, avaient pour dénominateur commun l’informatique. Une fois, il installa un réseau de haut-parleurs dans toute la maison. Mais puisque les haut-parleurs pouvaient faire office de microphones, il avait construit une station d’écoute dans un placard, grâce à laquelle il pouvait savoir ce qui se déroulait dans toutes les pièces. Une nuit, alors qu’il espionnait, avec des écouteurs sur la tête, la chambre de ses parents, son père le prit sur le fait et exigea qu’il démonte son installation. Le garçon passait de nombreuses soirées dans le garage de Larry Lang, l’ingénieur qui habitait à cent mètres de leur ancienne maison. Lang offrit finalement à Steve le microphone à charbon qui l’avait tant fasciné, et lui fit découvrir les produits Heathkit, des appareils électroniques à assembler soi-même, tels que des postes de radio amateur. « Les kits étaient livrés avec le châssis, le boîtier, les plaques et toutes les pièces avec un codage de couleur ; mais le manuel de montage donnait également la théorie et expliquait comment fonctionnait l’appareil. On avait alors l’impression de pouvoir comprendre et construire tout ce qu’on voulait. Une fois qu’on a monté une ou deux radios, quand on voit une télévision dans un catalogue, on est persuadé qu’on peut en construire une pareille – même si ce n’est pas le cas. J’ai eu beaucoup de chance, parce que quand j’étais gosse, mon père et les Heathkit m’ont fait croire que je pouvais tout faire de mes mains. »
Lang le fit entrer également au Club des Explorateurs de Hewlett-Packard. Une quinzaine d’élèves se réunissaient tous les mardis soir dans la cafétéria de l’entreprise. « Ils faisaient venir un ingénieur de la société pour nous parler de ses travaux. Mon père m’emmenait là-bas toutes les semaines. J’étais aux anges. HP était un pionnier des LED. On parlait donc des diverses utilisations possibles de ces diodes électroluminescentes. » Comme Paul Jobs travaillait pour une société qui fabriquait des lasers, ce sujet l’intéressa particulièrement. Un soir, après une conférence, il convainquit un ingénieur HP travaillant sur les lasers de lui faire visiter le laboratoire d’holographie. « Mais l’apothéose pour moi, ce fut quand j’ai vu le premier ordinateur de bureau que HP développait. Son petit nom était le 9100 A ; ce n’était jamais qu’une calculatrice, mais en même temps, c’était le premier véritable micro-ordinateur. Un monstre de vingt kilos ! Mais, à mes yeux, il était la beauté incarnée. »
On incitait les gosses du Club des Explorateurs à mener des projets personnels et Steve Jobs décida de construire un fréquencemètre, capable de compter le nombre de pulsations par seconde d’un signal. Pour ce faire, il avait besoin de certains composants que HP fabriquait ; il décrocha donc son téléphone et appela le P-DG ! « À l’époque, il n’existait pas de liste rouge. Alors j’ai cherché, dans le bottin, Bill Hewlett à Palo Alto, et je l’ai appelé chez lui. C’est lui qui a décroché et nous avons bavardé pendant vingt minutes. Il m’a donné les pièces, mais également un emploi à l’usine où il fabriquait des fréquencemètres. » Steve Jobs y travailla pendant tout l’été après sa première année à Homestead High. « Mon père m’y déposait le matin et venait me rechercher le soir. »
Son travail consistait principalement à « visser des écrous et des boulons », sur une chaîne d’assemblage. Les ouvriers de la chaîne ne voyaient pas d’un très bon œil qu’un gamin ait décroché ce job en appelant le P-DG. « Je me souviens avoir dit à l’un des contremaîtres : “J’adore ce boulot !” Et quand je lui ai demandé ce qu’il aimait le plus, il m’a répondu : “Moi, c’est baiser !” » Steve Jobs s’était mis dans la poche les ingénieurs à l’étage au-dessus. « Il y avait des beignets et du café tous les matins là-haut. Alors je montais à l’étage et je traînais avec eux. »
Steve Jobs aimait travailler. Il distribuait également les journaux (son père le conduisait en voiture quand il pleuvait). Et durant sa première année au lycée, il travaillait les week-ends et pendant les vacances comme manutentionnaire dans un grand magasin d’électronique : Haltek. Cet endroit était à l’électronique ce qu’une casse auto était aux voitures. Un paradis pour les chineurs ! Sur près d’un hectare, des composants neufs ou usagés, parfois classés sur des rayonnages, parfois jetés en vrac dans des bacs, ou laissés en tas à l’extérieur… « Au bout du complexe, du côté de la baie, se souvint Jobs, il y avait une partie grillagée, abritant des restes de sous-marins du projet Polaris qui avaient été démontés et vendus pour être recyclés. Tous les boutons et manettes de contrôle étaient encore là. Les couleurs étaient le gris et le vert militaire, mais il y avait ces commutateurs et ces voyants rouges et ambre. Et ces gros leviers, énormes ! Pour un peu, on se disait que, si on en abaissait un, on risquait de faire sauter tout Chicago ! »
Au comptoir du magasin, croulant sous les catalogues aux couvertures déchiquetées, les clients se pressaient pour marchander des contacteurs, des résistances, des condensateurs, et parfois une puce mémoire dernier cri. Dans le domaine des pièces automobiles, son père négociait d’une main de maître, car il connaissait, mieux que les vendeurs, la valeur de chaque article. Steve Jobs fit de même. Grâce à sa connaissance des composants et son goût pour le marchandage, il parvint à gagner de l’argent. Il se rendait dans les marchés aux puces spécialisés dans l’électronique, tels que celui de San Jose, achetait à bas prix un circuit usagé qui contenait quelques composants de valeur, et les revendait à son chef à Haltek.
L’adolescent put avoir, à quinze ans, et avec l’aide de son père, sa première voiture. C’était une Nash Metropolitan que Paul Jobs avait restaurée et équipée d’un moteur MG. Steve Jobs ne l’aimait pas, mais il n’avait pas osé le dire à son père. L’idée d’avoir sa propre voiture était trop tentante. « Aujourd’hui, la Nash Metropolitan peut paraître une superbe voiture, mais à l’époque, c’était la voiture la plus ringarde qui soit ! Mais bon, c’était une voiture, donc j’étais très content. » Au bout d’un an, le garçon avait mis suffisamment d’argent de côté, avec ses divers petits boulots, pour s’acheter une Fiat 850 rouge avec un moteur Abarth. « Mon père est venu avec moi pour l’inspecter. Le fait de gagner de l’argent et de pouvoir m’offrir quelque chose, c’était vraiment très excitant. »
Ce même été, entre la seconde et la première, Steve Jobs commença à fumer de la marijuana. « J’y ai goûté pour la première fois cet été-là, à quinze ans, et je me suis mis à fumer régulièrement. » Un jour son père trouva de l’herbe dans la Fiat :
— C’est quoi ça ?
— De la marijuana, répondit tranquillement le garçon.
« C’est l’une des rares fois où j’ai vu mon père en colère contre moi. » Mais encore une fois, Paul Jobs se plia à la volonté de son fils. « Il voulait que je lui promette de ne plus jamais fumer de l’herbe, mais j’ai refusé. » En terminale, Steve Jobs touchera aussi au LSD, au haschisch et explorera les effets hallucinogènes liés à la privation de sommeil. « J’étais quasiment tout le temps entre deux joints. On prenait parfois de l’acide, le plus souvent dans les champs ou dans les voitures. »
L’adolescent s’était également épanoui intellectuellement au cours de ces deux dernières années au lycée. Il se trouvait à la croisée des chemins, d’un côté, il y avait les passionnés d’électronique, de l’autre, les passionnés de littérature et de création artistique. « J’écoutais alors beaucoup de musique, je lisais – et autre chose que des revues scientifiques – Shakespeare, Platon. J’adorais Le Roi Lear. » Ses autres livres de chevet étaient Moby Dick et les poèmes de Dylan Thomas. (Je lui ai alors demandé pourquoi il se sentait un lien particulier avec le Roi Lear et le Capitaine Achab, deux personnages parmi les plus déterminés de toute la littérature, mais il a éludé ma question, alors je n’ai pas insisté.) « Quand j’étais en dernière année au lycée, continua-t-il en changeant de sujet, j’avais un professeur incroyable en littérature ; il ressemblait à Hemingway ; et il nous a emmenés faire un raid en raquettes dans le Yosemite. »
Steve Jobs suivait un cours qui devint légendaire dans la Silicon Valley : le cours d’électronique de John McCollum, un ancien pilote de l’US Navy qui n’avait pas son pareil pour intéresser ses élèves, en n’hésitant pas, par exemple, à monter une bobine de Tesla pour créer de redoutables arcs électriques. Sa petite réserve, dont il prêtait la clé à ses meilleurs élèves, croulait sous les transistors et autres composants électroniques. Il avait l’aisance d’un Mr Chips pour expliquer la théorie et en déduire aussitôt des applications pratiques, telles que le montage en série ou en parallèle de résistances et de condensateurs, pour construire des amplificateurs ou des postes récepteurs de radio.
La classe de McCollum se trouvait dans un bâtiment annexe aux allures de remise, au fin fond du campus, à côté du parking. Steve Jobs voulut me le montrer. « C’est là que ça se passait, m’expliqua-t-il en regardant l’atelier par la fenêtre du bâtiment, et à l’autre porte, là-bas, c’était la salle de mécanique automobile. » Cette juxtaposition était à l’image des passions respectives du père et du fils.
McCollum croyait en la discipline militaire, et au respect de l’autorité. Pas Steve Jobs. Le garçon ne tentait plus de cacher son aversion à l’égard de toute forme d’autorité et son attitude était un mélange déroutant d’assiduité et de rébellion. Son ancien professeur dira plus tard : « Il était souvent dans un coin à faire son truc, et il évitait tout contact avec moi comme avec le reste de sa classe. » McCollum se méfia toujours de Steve Jobs ; jamais il ne lui donna une clé de sa caverne d’Ali Baba. Un jour, le garçon eut besoin d’une pièce que le lycée n’avait pas. Il appela donc le fabricant en PCV, la société Burroughs à Detroit, et leur raconta qu’il concevait un nouvel appareil et qu’il voulait tester leur composant. La société le lui envoya par avion quelques jours plus tard. Quand McCollum lui demanda comment il s’était procuré cette pièce, Jobs lui dévoila, avec un mélange de défi et de fierté, les dessous de l’affaire – l’appel en PCV et l’histoire qu’il avait inventée. « J’étais furieux, expliqua McCollum. Ce n’était pas le comportement que j’attendais de mes élèves. » La réponse de Steve Jobs fut sans équivoque : « Je n’avais pas d’argent pour l’appel. Et, eux, ils ont plein de fric. »
Steve Jobs suivit le cours de McCollum une seule année, au lieu des trois proposées. Pour l’un de ses projets, il construisit un circuit pourvu d’une cellule photoélectrique qui faisait office d’interrupteur quand celle-ci recevait de la lumière, un montage du niveau de n’importe quel lycéen. Il préférait de loin jouer avec des lasers, grâce à ce que lui avait appris son père. Avec quelques amis, il créa des jeux de lumières pour des fêtes avec des faisceaux laser animés par des miroirs placés sur les membranes des haut-parleurs.