MUSIC MAN
La bande-son de sa vie
De gauche à droite : Jimmy Iovine, Bono et The Edge, en 2004.
Sur son iPod
Avec le phénomène grandissant de l’iPod, une question était devenue rituelle : « Qu’est-ce qu’il y a sur ton iPod ? » Elle était posée aux candidats à la présidence, aux célébrités, à la reine d’Angleterre, bref à tous ceux qui se baladaient avec des écouteurs blancs. Ce jeu de société prit une ampleur considérable quand Elisabeth Bumiller écrivit en 2005 dans le New York Times un article où elle disséquait la réponse du président George W. Bush. « L’iPod de Bush est rempli de chanteurs country. Il a des sélections de Van Morrison, “Brown Eyed Girl” étant sa chanson préférée, et de John Fogerty, avec l’inévitable “Centerfield”. » Lorsqu’elle demanda à Joe Levy, journaliste du magazine Rolling Stone, de commenter la réponse du président américain, celui-ci répondit avec ironie : « Ce qui est intéressant, c’est que le président aime des artistes qui ne l’apprécient pas. »
« Confiez votre iPod à un ami, à votre amoureuse ou à un parfait étranger assis à côté de vous dans l’avion et il lira en vous à livre ouvert, écrivit Steven Levy dans The Perfect Thing. Il suffit que quelqu’un passe en revue votre audiothèque à l’aide de la molette et, musicalement parlant, vous vous retrouvez mis à nu. Ce n’est pas seulement ce que vous aimez, c’est ce que vous êtes. » Ainsi, un jour, alors que nous étions dans le salon de Steve, en train d’écouter de la musique, je lui demandai de me laisser voir son iPod. Il m’en montra un qu’il avait rempli de musique en 2004.
Sans surprise, il y avait les six volumes des bootlegs series, ces enregistrements pirates de Bob Dylan, qu’il vénérait déjà quand il les écoutait avec Steve Wozniak sur son magnétophone à bandes, des années avant leur sortie officielle. On trouvait aussi quinze autres albums du chanteur, de son tout premier, Bob Dylan (1962), à Oh Mercy (1989). Le patron d’Apple s’était maintes fois querellé avec Andy Hertzfeld et bien d’autres à propos des albums suivants du musicien – en fait tous ceux qui avaient succédé à Blood on the Tracks (1975) – qui, selon lui, n’étaient pas aussi réussis que les autres. À l’exception de « Things Have Changed », un morceau extrait du film datant de l’an 2000, Wonder Boys. Fait notable, son iPod ne contenait pas Empire Burlesque (1985), l’album qu’Andy Hertzfeld avait apporté le week-end où Jobs avait été chassé d’Apple.
Autre groupe crucial sur son iPod : les Beatles. Il contenait des chansons extraites de sept albums : A Hard Day’s Night, Abbey Road, Help !, Let It Be, Magical Mystery Tour, Meet the Beatles ! et Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Les albums solo étaient absents. Ensuite venaient les Rolling Stones, avec six albums : Emotional Rescue, Flashpoint, Jump Back, Some Girls, Sticky Fingers et Tattoo You. En ce qui concernait Bob Dylan et les Beatles, la plupart des albums étaient complets. Mais, conformément à son idée que des albums pouvaient être fractionnés, ceux des Stones et de bien d’autres artistes sur son iPod ne comportaient que deux ou trois titres. Sa fiancée d’antan, Joan Baez, était largement représentée par des chansons extraites de quatre albums, dont deux versions de Love is Just a Four Letter Word.
Les sélections de son iPod étaient celles d’un enfant des années 1970 dont le cœur appartenait aux années 1960. Il écoutait Aretha Franklin, B.B. King, Buddy Holly, Buffalo Springfield, Don McLean, Donovan, The Doors, Janis Joplin, Jefferson Airplane, Jimi Hendrix, Johnny Cash, John Mellencamp, Simon & Garfunkel, et même The Monkees (« I’m a Believer ») et Sam the Sham (« Wooly Bully »). Seul un quart des chansons était d’artistes contemporains, comme 10000 Maniacs, Alicia Keys, Black Eyed Peas, Coldplay, Dido, Green Day, Seal, les Talking Heads ainsi que John Mayer, Moby, Bono et U2 (tous trois étant des amis de Jobs). En matière de musique classique, il possédait quelques enregistrements de Bach, dont les concertos brandebourgeois, ainsi que trois albums du violoncelliste Yo-Yo Ma.
Jobs dit à Sheryl Crow, en mai 2003, qu’il avait téléchargé quelques titres d’Eminem et que cela commençait à l’« interpeller ». Vincent en profita pour l’emmener à un concert de l’artiste. Malgré tout, même après le concert, le rappeur n’intégra pas les listes de lecture du P-DG d’Apple. Comme il me l’a confié par la suite : « Je respecte Eminem en tant qu’artiste, mais je n’ai pas envie d’écouter sa musique et je ne peux pas m’approprier ses valeurs comme je le fais avec Dylan. » Donc, ses listes de lecture de 2004 n’étaient pas très branchées. Mais les natifs des années 1950 pouvaient comprendre qu’il s’agissait de la bande-son de sa vie.
Ses morceaux préférés n’avaient pas changé en sept ans. Quand l’iPad 2 sortit en mars 2011, il y transféra ses morceaux favoris. Un après-midi, dans son salon, il faisait défiler ses listes de lecture sur son nouvel iPad, quand il fut pris de nostalgie et voulut écouter quelques morceaux en particulier.
Nous écoutâmes les Dylan et Beatles habituels, puis Steve prit un air plus grave et il cliqua sur un chant grégorien – Spiritus Domini – entonné par des moines bénédictins. Durant environ une minute, il se laissa aller, presque en transe. « C’est vraiment très beau », murmura-t-il. Suivit le second concerto brandebourgeois, puis une fugue du Clavier bien tempéré. Bach, déclara-t-il, était son compositeur classique préféré. Il appréciait particulièrement le contraste entre les deux versions des Variations Goldberg enregistrées par Glenn Gould – la première en 1955 par le pianiste peu connu de vingt-deux ans qu’il était, la seconde en 1981, un an avant sa mort. « Elles sont comme le jour et la nuit, me dit un jour Steve après les avoir passées l’une après l’autre. La première est une œuvre exubérante, jeune, brillante, jouée si vite que c’en est une révélation. La seconde est plus économe, plus austère. On décèle une âme profonde, au vécu douloureux. Une version plus intime, plus sage. » Jobs en était à son troisième arrêt maladie quand il écouta les deux versions. Je lui demandai quelle était sa préférée. « Gould préférait la dernière version. Autrefois, je préférais la première, l’exubérante. Mais maintenant, je comprends mieux ce qu’il voulait dire. »
Puis il passa du sublime aux années 1960 : Donovan, « Catch the Wind ». Quand il vit mon regard soupçonneux, il protesta : « Donovan a fait quelques bonnes choses, vraiment. » Il mit « Mellow Yellow », puis reconnut que ce n’était peut-être pas le meilleur exemple. « Cela sonnait mieux quand j’étais jeune. »
Je lui demandai quelle musique de notre enfance avait survécu à l’épreuve du temps. Il passa en revue la liste de son iPad et fit appel à une chanson des Grateful Dead de 1969, « Uncle John’s Band ». Il hochait la tête au fil des paroles : « When life looks like Easy Street, there is danger at your door1… » L’espace d’un instant, nous étions revenus à l’époque tumultueuse où la douceur des années 1960 se termina dans la discorde.
Puis il passa à Joni Mitchell. « Elle a eu un enfant qu’elle a fait adopter. Cette chanson parle de sa petite fille. » Nous écoutâmes « Little Green », sa mélodie et ses paroles aux accents torturés : « So you sign all the papers in the family name/ You’re sad and you’re sorry, but you’re not ashamed/ Little Green, have a happy ending 2. » Je lui ai alors demandé s’il pensait souvent à sa propre adoption. « Non, pas trop. Pas trop souvent. »
Ces derniers temps, il songeait davantage à sa vieillesse qu’à sa naissance. Il passa alors la plus belle chanson de Joni Mitchell, « Both Sides Now », qui parlait justement de la maturité et de la sagesse : « I’ve looked at life both sides now/From win and lose, and still somehow,/It’s life’s illusion I recall,/ I really don’t know life at all 3. » Comme Glenn Gould l’avait fait avec les Variations Goldberg de Bach, Joni Mitchell avait enregistré « Both Sides Now » à plusieurs années d’intervalle, une première fois en 1969, une seconde fois en 2000, dans une version désespérément lente. Il passa la plus récente. « C’est drôle comme les gens vieillissent », commenta-t-il.
Certaines personnes vieillissaient mal, disait-il, même si elles étaient jeunes. Qu’entendait-il par là ? « John Mayer est l’un des meilleurs joueurs de guitare qui aient jamais existé, mais j’ai peur qu’il fiche tout en l’air avec le temps. Sa vie est totalement hors de contrôle. » Le patron d’Apple appréciait beaucoup John Mayer et l’invitait parfois à dîner à Palo Alto. Le musicien, alors âgé de vingt-sept ans, fit une apparition à la Macworld Expo de janvier 2004, pour la présentation de GarageBand, puis devint un habitué de l’événement. Jobs passa alors son tube « Gravity ». La chanson raconte l’histoire d’un type au cœur plein d’amour qui, inexplicablement, rêve de tout abandonner : « Gravity is working against me,/ And gravity wants to bring me down4. » Jobs secoua la tête et commenta : « Je suis sûr que c’est un chouette gamin au fond de lui, il est juste incontrôlable. »
À la fin de la session d’écoute, je lui posai la question éculée : Beatles ou Rolling Stones ? « Si la maison était en feu et que je ne pouvais sauver qu’un seul enregistrement, je prendrais les Beatles. Ce serait plus dur de choisir entre les Beatles et Dylan. On peut copier les Stones. Mais pas Dylan ou les Beatles. » Tandis qu’il s’émerveillait d’avoir eu la chance d’être entouré par de tels artistes durant son enfance, son fils âgé de dix-huit ans entra dans la pièce. « Reed ne comprend pas », se plaignit-il. Ou peut-être que si. L’adolescent portait un tee-shirt de Joan Baez avec les mots « Forever Young5 » inscrits dessus.
Bob Dylan
La seule fois où Jobs se rappelait avoir été sans voix, ce fut devant Bob Dylan. L’artiste se produisait près de Palo Alto en octobre 2004, alors que Jobs se remettait de sa première opération chirurgicale, quelques mois après le diagnostic de son cancer. Dylan n’était pas un homme particulièrement sociable, ce n’était ni Bono ni Bowie. Il ne serait jamais l’ami de Jobs, cela ne l’intéressait pas. Pourtant, il invita le patron d’Apple à venir lui rendre visite à son hôtel avant son concert.
On s’est assis dans le patio et on a parlé pendant deux heures. J’étais vraiment nerveux, parce qu’il incarnait l’un de mes héros. J’avais aussi peur de me retrouver face à un type moins alerte, une caricature de lui-même, comme cela arrive à tant de gens. Bien au contraire ! Il était aussi intelligent que spirituel. Exactement comme je l’espérais. Il m’a simplement parlé de sa vie, de l’écriture de ses chansons : « Elles me venaient toutes seules. Ce n’est pas comme si j’avais dû les composer. Cela ne m’arrive plus maintenant. Je ne peux plus écrire comme ça. » Il fit une pause et ajouta de sa voix râpeuse, avec un petit sourire : « Mais je peux encore les chanter. »
Quand Dylan revint se produire dans la région, il proposa à Jobs de monter un moment dans le bus de la tournée, un peu avant le concert. Le musicien lui demanda quelle était sa chanson favorite, et Jobs mentionna « One Too Many Mornings ». Aussi Dylan la chanta-t-il ce soir-là. Après le spectacle, alors que Jobs faisait les cent pas derrière la salle, le bus s’arrêta à sa hauteur et la porte s’ouvrit : « Alors tu as entendu la chanson que j’ai chantée pour toi ? » demanda-t-il de sa voix rocailleuse. Puis le bus redémarra. En me racontant cette anecdote, il fit une imitation plutôt réussie de la voix du musicien. « C’est l’un des héros de ma vie. Mon admiration pour lui n’a cessé de grandir au fil des années. »
Quelques mois après l’avoir vu en concert, Jobs eut une grande idée. L’iTunes Store devrait proposer un « coffret » numérique de toutes les chansons de Bob Dylan sans exception, soit plus de sept cents au total, pour la somme de cent quatre-vingt-dix-neuf dollars. Jobs serait le dépositaire de Dylan pour l’ère numérique. Mais Andy Lack, chez Sony, qui détenait le label du musicien, n’était pas d’humeur à conclure un contrat sans de sérieuses concessions de la part d’iTunes. De plus, il avait le sentiment que le prix avantageux de cent quatre-vingt-dix-neuf dollars dépréciait Dylan. « Bob est un trésor national. Le prix auquel Steve veut le vendre sur iTunes le banalise. » On était au cœur du problème auquel Lack et les autres responsables du secteur du disque étaient confrontés : Jobs était prêt à baisser ses prix, pas eux. Aussi Lack refusa-t-il.
« Très bien, alors je vais appeler Bob directement », décréta le patron d’Apple. Mais ce n’était pas le genre de choses dont le musicien s’occupait. Ce fut donc à son agent, Jeff Rosen, de trouver un arrangement.
« C’est vraiment une mauvaise idée, confia Lack à Rosen en lui montrant les chiffres. Bob est le héros de Steve. Il va tout faire pour que vous acceptiez. » Lack avait des raisons à la fois personnelles et professionnelles de s’opposer au patron d’Apple, voire de lui faire ronger son frein. Aussi fit-il une offre à Jeff Rosen : « Je vous signe un chèque d’un million de dollars demain si vous différez votre réponse. » Comme il l’expliqua par la suite, c’était une avance sur les futures royalties de l’artiste, l’un de ces « acomptes que les maisons de disques accordent de temps à autre ». Jeff Rosen rappela quarante-cinq minutes plus tard pour lui donner son accord : « Andy nous a finalement convaincus de ne pas signer. »
Mais en 2006, Andy Lack quitta son poste de P-DG de Sony BMG, et Jobs reprit les négociations. Il envoya à Bob Dylan un iPod avec toutes ses chansons, puis montra à Jeff Rosen le type de campagne marketing qu’Apple était capable de faire. En août, il annonça un grand partenariat. Apple vendrait un coffret numérique de toutes les chansons jamais enregistrées par Bob Dylan au prix de cent quatre-vingt-dix-neuf dollars, ainsi que le droit exclusif d’offrir le nouvel album du chanteur, Modern Times, en avant-première. « Bob Dylan est l’un des poètes-musiciens les plus respectés de notre époque. C’est aussi l’un de mes héros personnels, annonça Jobs lors de son discours de présentation. Les sept cent soixante-treize chansons incluent quarante-deux raretés, comme l’enregistrement de “Wade in the Water”, réalisé en 1961 dans un hôtel du Minnesota, ou encore une version de 1962 de “Handsome Molly”, lors d’un concert au Gaslight Café de Greenwich Village, ou encore une incroyable interprétation de “Mr Tambourine Man”, enregistrée pendant le festival de Newport Folk de 1964 (le préféré de Jobs), ainsi qu’une version acoustique de “Outlaw Blues” de 1965. »
Il était prévu dans le contrat que Bob Dylan apparaîtrait dans une publicité télévisée pour l’iPod, sur la musique de son nouvel album, Modern Times. C’était un cas spectaculaire de retournement de situation car, par le passé, s’assurer la présence d’une célébrité dans une publicité coûtait extrêmement cher. Mais en 2006, les règles avaient changé. La plupart des artistes voulaient s’afficher avec l’iPod. Cette exposition leur garantissait un succès immédiat. Vincent avait prédit ce phénomène quelques années auparavant. Jobs lui avait dit qu’il avait de nombreux musiciens dans son carnet d’adresses et qu’il pouvait leur proposer de l’argent pour figurer dans les publicités Apple. « Non, avait répliqué Vincent. Tout a changé aujourd’hui. Apple est une marque différente, une marque à laquelle les artistes veulent être associés. Nous allons dépenser environ dix millions en budget de diffusion pour chaque pub où figurera un groupe. Nous devrions leur parler de l’opportunité que nous leur offrons au lieu de les payer. »
Lee Clow se rappelait que la jeune garde d’Apple et de l’agence publicitaire avait fait montre d’une certaine réticence à l’idée de mettre en avant Bob Dylan. « Ils se demandaient s’il était encore assez moderne », dit Clow. Jobs ne voulait pas entendre ce genre d’objections. Il était enthousiaste à l’idée d’avoir son héros dans ses rangs.
Le patron d’Apple devint rapidement obsédé par les moindres détails de la publicité de son idole. Jeff Rosen prit un vol pour Cupertino et ensemble ils passèrent les chansons de l’album en revue pour en choisir une, à savoir « Someday Baby ». Jobs approuva un essai vidéo que Clow avait réalisé à l’aide d’une doublure de Dylan, qui fut ensuite réellement tourné avec le chanteur à Nashville. Mais quand Jobs visionna la version finale, il la détesta. Le film n’était pas assez original. Il voulait un style nouveau. Clow dut embaucher un nouveau réalisateur et Jeff Rosen réussit à convaincre Dylan de refaire entièrement la publicité. Cette fois, elle fut réalisée avec la fameuse silhouette d’un Dylan aux allures de cow-boy assis sur une chaise, stetson vissé sur la tête, en contre-jour, en train de gratter sa guitare et de chanter, pendant qu’une jeune femme branchée coiffée d’un béret dansait avec son iPod. Jobs l’adopta sur-le-champ.
Cette publicité montra l’ampleur de l’aura du marketing de l’iPod. Elle permit au chanteur de séduire un public plus jeune, comme l’iPod l’avait fait avec les ordinateurs Apple. Grâce à ce spot, l’album de Dylan fut numéro un du magazine Billboard dès sa première semaine, dépassant les albums de Christina Aguilera et du groupe Outkast. C’était la première fois que le chanteur occupait le haut du tableau depuis son album Desire, en 1976, trente ans auparavant. Le magazine Ad Age mit en lumière le rôle d’Apple dans la promotion du célèbre musicien : « Le spot d’iTunes n’était pas le résultat d’un contrat banal où une grande marque signe un gros chèque pour avoir une star. C’est la formule inverse : la toute-puissante marque Apple avait donné à M. Dylan accès à un public plus jeune et dynamisé ses ventes dans des lieux où il n’avait plus accès depuis l’administration Gerald Ford. »
Les Beatles
Parmi les CD préférés de Jobs, un enregistrement pirate contenant une douzaine de versions studio de « Strawberry Fields Forever ». C’était devenu l’équivalent musical de sa philosophie du perfectionnisme. Andy Hertzfeld avait déniché le fameux CD et en avait fait une copie pour Jobs en 1986, même si le patron d’Apple racontait parfois qu’il l’avait reçue des mains de Yoko Ono en personne. Un jour, nous étions assis dans son salon de Palo Alto, quand il se mit à fouiller ses étagères vitrées pour le retrouver. Puis il le passa et m’expliqua quels enseignements il en avait tirés.
C’est une chanson complexe, au fascinant processus créatif. Ils n’ont cessé de la retravailler pendant des mois. Lennon a toujours été mon Beatle favori. (Il rit quand Lennon s’arrêta au beau milieu de la première prise et demanda au groupe de revenir en arrière pour corriger un accord.) Vous avez entendu le petit détour qu’ils ont pris ? Cela ne marchait pas, alors ils ont recommencé à partir de là. C’est une version brute. À ce stade, ils ont un peu plus l’air de simples mortels. Ça pourrait être n’importe qui dans ce studio. Peut-être pas dans l’écriture ou la composition, mais dans l’interprétation. Seulement, ils ne s’arrêtent pas là. Ce sont de tels perfectionnistes qu’ils la reprennent, encore et encore. Quand j’avais une trentaine d’années, ils avaient une grande influence sur moi.
(En écoutant le troisième enregistrement, il m’a fait remarquer que la partie instrumentale était bien plus complexe.) Chez Apple, on élabore les produits de la même manière. Il suffit de voir le nombre de modèles de notebook et d’iPod qu’on a conçus. On commence avec une version, puis on la perfectionne inlassablement, grâce à des maquettes détaillées du design, d’un bouton, d’une fonction. C’est beaucoup de travail, mais au bout du compte, cela en vaut la peine, car les gens finissent par dire : « Waouh ! Comment ils ont fait ce truc ? Où sont les vis ? »
Bien évidemment, il était impensable pour Jobs de ne pas avoir les Beatles sur iTunes.
Sa bataille contre Apple Corps, la compagnie gestionnaire des affaires du groupe, durait déjà depuis trois décennies, ce qui avait amené un trop grand nombre de journalistes à qualifier de « long chemin sinueux » leur interminable querelle. Tout commença en 1978, quand Apple Computers, peu après son lancement, fut poursuivie en justice par Apple Corps pour infraction à la loi sur les droits d’auteur, au motif que l’ancien label d’enregistrement des Beatles s’intitulait Apple. Le litige se termina trois ans après, quand Apple Computers versa à Apple Corps la somme de quatre-vingt mille dollars. Le règlement comportait une clause qui semblait à l’époque anodine : les Beatles s’engageaient à ne produire aucun ordinateur et Apple aucune musique.
Les Beatles remplirent leur part du marché. Aucun d’eux n’inventa jamais aucun ordinateur. En revanche, Apple finit par s’aventurer dans l’univers musical. La société fut de nouveau poursuivie en 1991, quand le Mac intégra la fonctionnalité d’écoute de fichiers musicaux, puis en 2003, quand l’iTunes Store fut inauguré. Un avocat de longue date des Beatles fit remarquer que Jobs avait l’habitude de n’en faire qu’à sa tête et de se dire que les lois ne s’appliquaient pas à lui. La bataille juridique fut finalement résolue en 2007, quand Apple versa à Apple Corps cinq cents millions de dollars en échange de tous les droits liés au nom Apple, et accepta de rendre aux Beatles le droit d’utiliser le nom Apple Corps pour leurs enregistrements et intérêts commerciaux.
Malheureusement, cela ne réglait pas le problème des Beatles dans iTunes. Pour cela, les Beatles et EMI Music, qui détenaient les droits de la majorité de leurs tubes, devaient négocier leurs propres règles pour la gestion des droits numériques. « Les Beatles voulaient tous être sur iTunes, dit Jobs, mais EMI et eux étaient comme un vieux couple : ils se détestaient, mais ne pouvaient divorcer. Le fait que mon groupe préféré soit le dernier grand défi d’iTunes me donnait très envie de le relever de mon vivant. » Comme l’avenir le prouva, Jobs atteignit son objectif.
Bono
Bono, le chanteur et leader du groupe U2, appréciait particulièrement l’approche marketing d’Apple. Son groupe de Dublin était le plus célèbre du monde, mais en 2004, après près de trente ans de vie commune, il essayait de redorer son image. Il avait produit un nouvel album génial avec une chanson que le guitariste phare du groupe, The Edge, considérait comme « la mère de tous les morceaux de rock ». Conscient que son groupe devait trouver un second souffle, Bono s’adressa à Jobs.
« Je voulais un coup de pouce d’Apple. On avait une chanson intitulée “Vertigo” avec un super riff de guitare qui allait faire un malheur s’il passait souvent sur les ondes. » Il se disait avec inquiétude que l’ère de la promotion radiophonique était terminée. Aussi rendit-il visite au patron d’Apple à Palo Alto. Il fit le tour du jardin et lui tint un discours inhabituel. Au fil des années, U2 avait refusé des offres à hauteur de vingt-trois millions de dollars pour passer dans des publicités. À présent, il voulait que Jobs exploite son groupe gratuitement – ou du moins pour leur bénéfice mutuel. « Ils n’avaient jamais tourné dans une pub avant, expliqua Jobs par la suite. Mais ils étaient pillés par les téléchargements gratuits, ils aimaient notre système d’iTunes et pensaient que nous pouvions rajeunir leurs fans. »
Bono voulait que tout le groupe joue dans le spot. Tout autre P-DG aurait sauté sur l’occasion pour avoir U2, mais Jobs formula quelques réserves. Apple n’avait jamais mis en avant aucune personnalité dans ses publicités, seulement des silhouettes. (Le clip de Dylan n’avait pas encore été tourné.) « Vous avez des silhouettes de fans, avait répondu Bono, alors l’étape suivante pourrait être des silhouettes d’artistes ? » Le patron d’Apple trouvait l’idée intéressante. Bono lui avait laissé un exemplaire de son album, How to Dismantle an Atomic Bomb, qui n’était pas encore sorti. Il était le seul en dehors du groupe à en avoir un, avait précisé le chanteur.
Une série de réunions s’ensuivit. Jobs rendit visite à Jimmy Iovine (Interscope distribuait U2) dans sa maison de Holmby Hills, à Los Angeles. The Edge était présent, ainsi que le manager de U2, Paul McGuinness. Une autre réunion eut lieu dans la cuisine de Jobs : McGuinness inscrivit les détails de leur partenariat au dos de son agenda. U2 apparaîtrait dans le spot publicitaire et Apple ferait la promotion de l’album sur tous les supports, des affiches publicitaires à la page d’accueil d’iTunes. Le groupe ne toucherait aucune rémunération directe, mais obtiendrait des royalties des ventes d’une version de l’iPod spécialement conçue pour lui. Bono pensait, comme Andy Lack, que les musiciens devaient toucher des dividendes sur chaque appareil vendu. Il tenta donc de faire accepter ce principe de manière limitée pour son groupe. « Bono et moi avons demandé à Steve d’en fabriquer un noir, raconte Iovine. Nous ne voulions pas conclure un simple partenariat commercial, mais un accord mutuel entre deux marques. »
« On voulait notre propre iPod, se souvient Bono, différent des appareils blancs classiques. On en voulait un noir, mais Steve nous a répondu qu’il avait fait des essais avec d’autres coloris et que cela ne fonctionnait pas. Pourtant, la fois suivante, il nous a montré un iPod noir et le groupe l’a trouvé génial. »
Le spot alternait de brèves apparitions des silhouettes du groupe avec l’icône habituelle d’une femme, en ombre chinoise, en train de danser avec ses écouteurs blancs. Cependant, alors que le tournage avait commencé à Londres, l’accord avec Apple n’était pas finalisé. Jobs était mal à l’aise à l’idée d’un iPod noir ; de plus, les royalties comme le budget promotionnel n’avaient pas été fixés. Il appela Vincent, qui supervisait le spot pour l’agence publicitaire, et lui ordonna de tout arrêter. « Je crois qu’on ne va pas le faire, lui dit le patron d’Apple. Ils ne se rendent pas compte de la valeur du cadeau qu’on leur fait. On marche la tête à l’envers. Trouvons une autre publicité. » Grand fan de U2, Vincent était convaincu que le spot serait un immense succès, à la fois pour Apple et pour le groupe. Il supplia Jobs de lui donner une chance d’arranger les choses en appelant Bono. Jobs lui donna son numéro de portable et le jeune homme joignit le chanteur, qui se trouvait dans sa cuisine de Dublin.
— Ça ne va pas marcher, dit Bono au représentant d’Apple. Le groupe a des réticences.
— Quel est le problème ?
— Quand on était ados à Dublin, on s’était promis de ne jamais faire ce genre de trucs.
— Je ne comprends pas.
— Faire des pubs pour de l’argent. On est tout pour nos fans. En faisant cette pub, on a l’impression de les laisser tomber, de les trahir. Ce n’est pas bien. Désolé de vous avoir fait perdre votre temps.
— Qu’est-ce qu’Apple pourrait faire pour que ça fonctionne ?
— On vous offre ce qu’on a de plus précieux, notre musique. Et qu’est-ce que vous nous donnez en échange ? De la pub ! Voilà ce que nos fans vont penser de nous. Il nous faut quelque chose de plus.
Vincent ne savait pas où en étaient les discussions sur l’iPod noir et les royalties, aussi remit-il le sujet sur le tapis.
— C’est ce que nous avons de plus précieux à vous proposer.
Bono rêvait de cet iPod depuis sa première entrevue avec Jobs. Il s’engouffra donc dans la brèche.
— C’est une idée de génie, mais je dois savoir si c’est vraiment réalisable.
Vincent appela immédiatement Ive, autre grand fan de U2 (il les avait vus pour la première fois en concert en 1983), et lui exposa la situation. Le designer répondit qu’il avait déjà maquetté un iPod noir avec une molette rouge, selon la requête de Bono, pour qu’il soit assorti aux couleurs de la couverture de l’album How to Dismantle an Atomic Bomb. Vincent téléphona ensuite à son patron et lui suggéra d’envoyer Ive à Dublin pour qu’il montre au leader de U2 à quoi ressemblerait l’iPod noir et rouge. Comme Jobs était d’accord, il rappela Bono pour lui annoncer la nouvelle et savoir s’il connaissait Jony Ive, ignorant que les deux hommes s’étaient déjà rencontrés et s’admiraient mutuellement.
— Jony ? s’exclama Bono en riant. J’adore ce type. Je boirais même l’eau de son bain.
— Je ne vous en demande pas tant. Mais que diriez-vous s’il vous rendait visite pour vous montrer combien votre iPod va être cool ?
— J’irai le chercher moi-même en Maserati. Il logera à la maison, on sortira ensemble et il finira complètement ivre.
Le lendemain, pendant qu’Ive se rendait à Dublin, Vincent dut affronter Jobs, qui avait toujours des doutes : « Je ne suis pas sûr de faire le bon choix. On ne ferait ça pour personne d’autre. » Le P-DG craignait de créer un précédent en accordant au groupe culte des royalties sur chaque iPod vendu. Vincent lui assura que ce contrat avec U2 serait exceptionnel.
« Quand Jony est arrivé à Dublin, raconta Bono, je l’ai installé dans la maison des invités, un lieu tranquille, avec vue sur l’océan. Il m’a montré ce magnifique iPod avec sa molette rouge et je lui ai dit : “OK, on va le faire.” » Ils se rendirent ensuite dans un pub du coin, révisèrent quelques points de détail, puis appelèrent Jobs à Cupertino pour obtenir son aval. Le patron d’Apple pinailla sur chaque détail du contrat, ainsi que du design, ce qui impressionna le chanteur. « C’est dingue qu’un P-DG se préoccupe de choses aussi insignifiantes ! » Une fois l’accord conclu, les deux compères entreprirent de boire sérieusement. Tous deux étaient à l’aise dans les pubs. Après quelques pintes, ils décidèrent de téléphoner à Vincent en Californie. Comme il n’était pas chez lui, Bono lui laissa un message, que le jeune homme se promit de ne jamais effacer. « Je suis dans la ville trépidante de Dublin avec votre ami Jony. On est tous les deux un peu ivres, mais on est heureux avec cet iPod que j’ai dans la main, si beau qu’on se demande s’il existe. Merci ! »
Jobs loua un théâtre classique à San Jose pour la présentation du spot publicitaire de l’iPod U2. Bono et The Edge le rejoignirent sur scène. L’album se vendit à huit cent quarante mille exemplaires la première semaine et fut classé numéro un par le Billboard. Bono expliqua par la suite à la presse qu’il avait réalisé cette publicité gratuitement parce que « U2 en retirerait autant de bénéfices qu’Apple ». Iovine ajouta qu’il permettrait au groupe de séduire un public plus jeune.
Fait remarquable, s’associer avec une société informatique était désormais le meilleur moyen pour un groupe de musique de paraître jeune et branché. Bono considérait en effet que les sponsorings n’étaient pas tous des alliances avec le diable. « Regardez, dit-il à Greg Kot, le critique musical du Chicago Tribune. Le “diable” ici est une bande d’esprits créatifs, plus doués que bien des musiciens des groupes de rock. Leur leader s’appelle Steve Jobs. Ces hommes ont conçu le plus bel objet d’art de la culture musicale depuis la guitare électrique. C’est l’iPod. Le boulot de l’art est de chasser la laideur. »
Bono persuada Jobs de conclure un nouveau partenariat avec lui en 2006, cette fois pour la campagne Product Red dont le but était de lever des fonds et de sensibiliser les esprits pour la lutte contre le sida en Afrique. Jobs ne s’était jamais beaucoup intéressé à la philanthropie. Pourtant, il accepta de créer un iPod rouge spécial pour la campagne de Bono. Ce n’était pas de bon cœur. En effet, il refusait d’appliquer à Apple la signature de la campagne, qui consistait à mettre le nom de la société entre parenthèses avec le terme RED en exposant, comme dans (APPLE)RED.
— Je ne veux pas voir Apple entre parenthèses, maugréa-t-il.
— Mais Steve, c’est comme ça que nous montrons notre unité pour cette cause, répondit le chanteur de U2.
La conversation s’envenima, au point d’en venir aux insultes, jusqu’à ce que les deux hommes décident de dormir dessus. Finalement, Jobs accepta une forme de compromis. Bono ferait ce qu’il voulait dans ses publicités, mais Apple n’apparaîtrait entre parenthèses ni sur ses produits ni dans ses magasins. L’iPod fut finalement signé (PRODUCT)RED et non (APPLE)RED.
« Steve pouvait se montrer colérique, se rappelle Bono, mais ces moments nous ont rapprochés, car on ne croise pas beaucoup de gens dans une vie avec qui on peut avoir des conversations musclées. Steve a des opinions bien arrêtées. Quand je discute avec lui après l’un de nos concerts, il a toujours son mot à dire. » Le patron d’Apple et sa famille rendaient parfois visite à Bono, sa femme et leurs quatre enfants dans leur maison de Nice. Lors d’un séjour en 2008, Jobs avait loué un bateau et l’avait amarré non loin de chez eux. Ils déjeunaient ensemble et Bono lui faisait écouter les chansons que U2 et lui préparaient pour leur futur album, No Line on the Horizon. Pourtant, en dépit de leur amitié, Jobs demeurait un féroce négociateur. Ils tentèrent de passer un contrat pour une autre publicité et la sortie spéciale de « Get On Your Boots », mais ils ne parvinrent pas à s’entendre sur les termes. Quand Bono se blessa au dos en 2010 et dut annuler sa tournée, Laurene Jobs lui envoya un panier avec un DVD du duo de comiques Flight of the Conchords, le livre Mozart’s Brain and the Fighter Pilot, du miel de son jardin et de la pommade contre la douleur. Jobs ajouta un mot : « La pommade contre la douleur – j’adore ce truc. »
Yo-Yo Ma
Un joueur de musique classique en particulier faisait l’admiration de Jobs, en tant que personne et en tant qu’artiste : Yo-Yo Ma, le virtuose aux talents multiples, aussi doux et profond que les accents de son violoncelle. Ils s’étaient rencontrés en 1981, alors que le patron d’Apple assistait à l’Aspen Design Conference et Yo-Yo Ma au festival de musique d’Aspen. Jobs était profondément touché par les artistes capables d’atteindre une forme de pureté. Il devint un grand fan du violoncelliste, qu’il invita à jouer à son mariage. Malheureusement, celui-ci était à ce moment-là en tournée. Quelques années plus tard, Yo-Yo Ma lui rendit visite chez lui, s’assit dans son salon, prit son Stradivarius de 1733 et joua du Bach.
— Voilà ce que j’aurais joué à votre mariage.
— Votre jeu est le meilleur argument qu’on puisse donner quant à l’existence de Dieu, car j’ai du mal à croire qu’un humain seul ait pu créer une telle merveille.
Lors d’une autre visite, il permit à sa fille, Erin, de tenir son violoncelle pendant qu’ils étaient assis à la table de la cuisine. Steve, déjà atteint d’un cancer, fit promettre à Yo-Yo Ma de jouer lors de ses funérailles.
1- « Quand la vie ressemble à la rue du Sans-souci, le danger est à votre porte… » (N.d.T.)
2- « Alors tu signes tous les documents au nom de la famille/Tu es triste et désolée, mais tu n’as pas honte/Little Green, aie une fin heureuse. » (N.d.T.)
3- « J’ai observé la vie des deux côtés à présent/Du côté des vainqueurs et du côté des perdants, et pourtant/Ce sont les illusions de la vie/Je ne connais vraiment pas la vie. » (N.d.T.)
4- « La gravité joue contre moi/Et la gravité veut m’écraser. » (N.d.T.)
5- « Jeune à jamais. » (N.d.T.)