LE FOYER NUMÉRIQUE
De l’iTunes à l’iPod

Le premier iPod, en 2001.
Relier les points
Une fois par an, Jobs emmenait ses meilleurs employés – le Top 100 – en séminaire. Ils étaient sélectionnés selon un principe très simple : qui emmèneriez-vous dans un canot de sauvetage de cent places maximum, pour voguer vers votre prochaine entreprise ? À la fin de chaque session, le patron de la Pomme se postait devant un tableau blanc (il adorait les tableaux blancs, qui lui conféraient une impression de contrôle total de la situation et lui assuraient la concentration de ses auditeurs) et demandait à son auditoire : « Quels sont les dix projets que nous allons lancer maintenant ? » Les employés se battaient pour inscrire leurs suggestions sur la liste. Jobs les notait, puis barrait celles qu’il considérait comme stupides. Après un âpre débat, le groupe définissait une nouvelle liste de dix idées. C’est alors que Jobs rayait les sept dernières et déclarait : « On ne peut en réaliser que trois. »
En 2001, Apple avait redynamisé son offre en matière d’ordinateurs. Il était temps de « penser différent ». Cette année-là, une série de projets inédits apparut en tête de liste sur le tableau blanc.
À l’époque, un drap mortuaire s’était abattu sur le royaume numérique. La bulle Internet avait explosé, le NASDAQ avait chuté de plus de 50 pour cent. Seules trois sociétés du secteur technologie avaient pu s’offrir des pubs au Super Bowl de janvier 2001, contre dix-sept l’année précédente. Mais la morosité était plus profonde encore. Depuis la création d’Apple par Jobs et Wozniak, vingt-cinq ans auparavant, l’ordinateur personnel était la pièce centrale de la révolution numérique. À présent, les experts prédisaient que ce rôle clé touchait à sa fin. Le micro-ordinateur s’était transformé en « un objet ennuyeux », écrivit Walt Mossberg dans le Wall Street Journal. Jeff Weitzen, P-DG de Gateway, était du même avis.
C’est à ce moment-là que Jobs lança une nouvelle grande stratégie qui allait révolutionner Apple – et l’industrie technologique tout entière. L’ordinateur personnel, au lieu de s’éloigner du centre de la vie des gens, allait devenir le « foyer numérique1 » qui coordonnerait tous les appareils électroniques – lecteurs de musique, graveurs, caméras. On allait pouvoir synchroniser tous ces appareils grâce à l’ordinateur et ainsi gérer musique, photos, vidéos, et données personnelles, soit tous les aspects de notre « mode de vie numérique », selon l’expression de Jobs. Apple ne serait plus une entreprise uniquement dédiée aux ordinateurs (Apple Computer s’appellerait désormais simplement Apple) et le Macintosh verrait ses ventes dopées, pendant au moins une décennie, en devenant la station d’accueil d’une incroyable gamme de nouveaux appareils – incluant l’iPod, l’iPhone et l’iPad.
Au moment de fêter ses trente ans, Jobs avait employé la métaphore de l’aiguille coincée dans le sillon d’un disque vinyle pour évoquer le manque d’imagination des trentenaires ; selon lui, passé trente ans, on était trop conformiste et de moins en moins innovant. « Bien sûr, il y a des gens curieux de nature, qui restent des enfants toute leur vie, mais ils sont rares. » À l’âge de quarante-cinq ans, Jobs, lui, était prêt à sortir des sentiers battus.
Plusieurs facteurs expliquaient sa capacité à imaginer cette nouvelle ère de la révolution numérique et à en être son champion.
Comme toujours, il se tenait à la croisée des sciences humaines et de la technologie. Il adorait la musique, la photographie, la vidéo. Et il aimait aussi passionnément les ordinateurs. Jobs passait désormais la même diapositive à la fin de chaque présentation de produit : un panneau de signalisation indiquant l’intersection entre les rues « Art » et « Technologie ». C’était là sa place, et cela expliquait pourquoi il avait été capable de concevoir le foyer numérique avant tout le monde.
Perfectionniste, il s’ingéniait à intégrer tous les aspects d’un produit, du matériel au logiciel en passant par le marketing. Au royaume de l’ordinateur de bureau, cette stratégie ne l’emportait pas sur l’approche d’IBM-Microsoft, où le secteur matériel d’une société était ouvert au secteur logiciel d’une autre et vice versa. Mais dans le cas des produits du foyer numérique, ce serait un avantage pour une entreprise comme Apple, qui intégrait ordinateurs, appareils électroniques et logiciels. Ainsi, le contenu d’un appareil portable pourrait être facilement géré par un ordinateur associé.
Jobs avait l’instinct de la simplicité. Avant 2001, d’autres avaient créé des lecteurs de musique portables, des logiciels de traitement vidéo et autres produits inhérents à notre « mode de vie numérique ». Mais tous étaient très compliqués et leurs interfaces encore plus rébarbatives que les commandes antédiluviennes des magnétoscopes. Ils ne ressemblaient en rien aux futurs iPod ou iTunes.
Le patron d’Apple était prêt à « parier sa chemise » – pour reprendre l’une de ses expressions préférées – sur le succès de cette nouvelle vision. L’éclatement de la bulle Internet avait forcé d’autres sociétés technologiques à réduire leurs dépenses en matière d’innovation : « Alors que tout le monde coupait les crédits, nous avons décidé d’investir au cœur du déclin. On allait dépenser de l’argent pour la recherche et le développement, inventer un tas de nouveaux trucs, pour qu’au moment de la reprise, on soit en tête de la course. » Débuta alors la plus grande décennie d’innovations d’une société des temps modernes.
L’idée de faire de l’ordinateur un foyer numérique s’appuyait sur une technologie appelée FireWire, développée par Apple au début des années 1990. Il s’agissait d’un port à très haut débit permettant de transférer des données, telles que des images vidéo, d’un appareil à un autre. Les fabricants de caméscopes japonais l’avaient adopté et Jobs décida de l’inclure dans le nouvel iMac, sorti en octobre 1999. Le FireWire ferait partie du système qui transférerait les données d’une caméra à un ordinateur, où elles seraient traitées.
Pour ce faire, l’iMac devait être équipé d’un logiciel vidéo performant. Le patron d’Apple rendit donc visite à ses vieux amis d’Adobe – la société de graphisme numérique qu’il avait aidé à lancer – et leur demanda de créer une nouvelle version d’Adobe Premiere pour Mac, un logiciel prisé par les utilisateurs de Windows. À sa stupéfaction, les dirigeants d’Adobe rejetèrent platement sa requête. Le Macintosh, arguaient-ils, comptait trop peu d’adeptes : cela n’en valait pas la peine. Jobs était furieux : « J’ai mis Adobe sur les rails et ils m’ont lâché. » Adobe aggrava la situation en refusant de traduire ses autres programmes en vogue, comme Photoshop, pour le Mac OS X, alors que Macintosh était populaire parmi les graphistes et autres créatifs qui se servaient de ces applications.
Jobs ne pardonna jamais cette trahison à Adobe et, une décennie plus tard, il lui déclara publiquement la guerre en refusant d’installer Adobe Flash sur l’iPad. Ce dur revers ne faisait que renforcer sa conviction première : la nécessité de contrôler toute la chaîne d’un même système. « Quand Adobe nous a plantés en 1999, j’ai su qu’il fallait maîtriser, pour tous nos produits futurs, les secteurs matériel et logiciel, sans quoi on allait dans le mur. »
Ainsi, Apple se mit à développer en 1999 pour le Mac des applications à la croisée de l’art et la technologie. Final Cut Pro pour le montage vidéo ; iMovie, une version simplifiée pour les particuliers ; iDVD pour graver des vidéos ou de la musique sur des disques ; iPhoto pour débouter Adobe Photoshop ; GarageBand pour créer et mixer de la musique ; iTunes pour gérer une audiothèque numérique ; et l’iTunes Store pour acheter des chansons.
Le concept du foyer numérique devint bientôt une évidence. « Je l’ai compris d’abord avec le caméscope, m’a raconté Steve. Utiliser iMovie rendait le caméscope dix fois plus intéressant. » Au lieu d’avoir des centaines d’heures d’enregistrement impossibles à visionner, on pouvait les monter sur son ordinateur, couper les passages inintéressants, ajouter de la musique de fond et créer des génériques où le client s’arrogeait le titre de « producteur ». Cela donnait l’opportunité aux gens de se montrer créatifs, de s’exprimer, de générer de l’émotion. « C’est là que j’ai brusquement compris que le micro-ordinateur allait se muer en quelque chose d’autre. »
Jobs avait une autre intuition : si l’ordinateur servait de foyer numérique, les appareils portables deviendraient encore plus simples d’utilisation. Nombre de fonctions de ces appareils, comme gérer des vidéos ou des images, étaient mal remplies, car les écrans trop petits n’étaient pas adaptés aux longs menus déroulants. Les ordinateurs accompliraient ces tâches bien plus efficacement.
Ah… et encore une petite chose… Jobs comprit que ces parties – appareil électronique, ordinateur, logiciel, applications, FireWire – fonctionneraient d’autant mieux qu’elles seraient soigneusement imbriquées les unes aux autres. « C’était encore une fois la confirmation qu’il fallait maîtriser toute la chaîne. »
La beauté de ce projet, c’était qu’une seule entreprise était parfaitement positionnée pour fournir cette approche intégrée. Microsoft écrivait des logiciels, Dell et Compaq créaient du matériel, Sony produisait divers appareils électroniques, Adobe développait une foule d’applications. Mais seul Apple était capable de remplir toutes ces fonctions : matériel, logiciel et systèmes d’exploitation. « Nous assumons l’entière responsabilité de l’expérience de l’utilisateur, déclara Jobs au magazine Time. Nous pouvons leur offrir plus que les autres. »
Le premier coup de pioche d’Apple pour bâtir le foyer numérique fut la vidéo. Avec le FireWire, on pouvait transférer ses vidéos sur son Mac, puis les monter avec iMovie pour réaliser son « film génial ». Et ensuite ? Pourquoi pas graver un DVD et le regarder avec ses amis sur un écran de télévision ? « Nous avons passé beaucoup de temps avec les fabricants pour fournir aux consommateurs un lecteur capable de graver un DVD. Nous étions les premiers à nous engager dans cette voie. » Comme toujours, Jobs se concentrait sur le produit le plus simple possible pour l’utilisateur, clé de son succès. Mike Evangelist, qui travaillait chez Apple sur le graphisme des logiciels, se rappelle sa première démonstration de l’interface devant son patron. Après avoir vu une série de vignettes sur l’écran, Jobs avait bondi de son siège, pris un feutre et dessiné un simple rectangle sur un écran blanc : « Voilà l’application que je veux. Une seule fenêtre. Tu importes la vidéo dans la fenêtre, tu cliques sur un bouton où c’est écrit graver. Et le tour est joué. Et c’est ce que nous allons faire. » Mike Evangelist était éberlué, mais ce concept simpliste donnera naissance à iDVD. Jobs participa même à la conception de l’icône « graver ».
Jobs savait aussi que la photographie numérique était un secteur sur le point d’exploser, aussi Apple développa-t-il des outils pour faire de l’ordinateur une photothèque. Mais pendant au moins un an, le patron de la Pomme négligea une énorme opportunité. HP et quelques autres sociétés étaient en train de développer un lecteur capable de graver de la musique sur CD. Pourtant, il insistait pour qu’Apple se concentre sur la vidéo plutôt que sur la musique. De plus, son obsession à vouloir remplacer le plateau d’insertion de CD par un système plus élégant ne lui permit pas d’intégrer les premiers graveurs de CD, uniquement adaptés au format plateau. « On avait en quelque sorte raté le train… Et on devait rapidement raccrocher les wagons. »
La marque d’une société innovante n’était pas seulement sa capacité à être la première à avoir de nouvelles idées. Elle devait aussi être capable de rattraper son retard et de damer le pion de ses concurrents.
iTunes
Il ne fallut pas longtemps au patron d’Apple pour comprendre que le phénomène de la musique numérique allait prendre des proportions gigantesques. Les gens importaient la musique de leurs CD sur leur ordinateur, la téléchargeaient depuis des sites de partage de dossiers comme Napster, ou encore gravaient des morceaux sur des disques vierges avec une frénésie jamais vue depuis l’an 2000. Cette année-là, le nombre de CD R et RW vendus aux États-Unis atteignit les trois cent vingt millions. Le pays ne comptait que deux cent quatre-vingt-un millions d’habitants. Cela signifiait que les gens gravaient vraiment beaucoup, or Apple ne pouvait répondre à leur demande. « Je me sentais floué, avoua Jobs au magazine Fortune. Je me disais que nous avions raté le coche. On devait travailler dur pour reprendre le dessus. »
Jobs ajouta un graveur de CD à l’iMac, mais cela ne suffisait pas. Son objectif était d’importer facilement la musique d’un CD, de la gérer sur ordinateur, puis de graver des listes de lecture. D’autres sociétés proposaient déjà des applications de gestion musicale, mais elles étaient toutes lentes et alambiquées. L’un des talents de Jobs était son habileté à s’imposer sur des marchés déjà saturés de produits de second ordre. Il étudia les applications musicales disponibles – Real Jukebox, Windows Media Player ou celle fournie par HP avec ses graveurs – et en arriva à la conclusion qu’elles étaient « si compliquées qu’il fallait être un génie pour exploiter la moitié de leurs fonctions ».
C’est alors que Bill Kinkaid entra dans la partie. Cet ancien développeur d’Apple se rendait sur le circuit de Willows en Californie, pour faire une course avec sa Formula Ford, quand il entendit un reportage à propos d’un lecteur de musique portable appelé Rio, qui jouait des morceaux numériques dans un format dit « MP3 ». Il sursauta quand le journaliste ajouta : « Ne vous emballez pas, utilisateurs de Mac, car il ne fonctionnera pas sur les Macintosh ! » Kinkaid se dit aussitôt qu’il pouvait régler ce problème.
Pour l’aider à écrire un logiciel Rio compatible avec le Mac, il appela ses camarades Jeff Robbin et Dave Heller, eux aussi anciens développeurs chez Apple. Le produit imaginé par les trois compères, Soundjam, proposait une interface aux utilisateurs Mac pour le Rio avec une fonction jukebox capable de gérer leur musique sur leur ordinateur. De plus, un ballet psychédélique lumineux dansait sur l’écran au moment du passage de la chanson. En juillet 2000, comme Jobs poussait son équipe à créer un logiciel de traitement musical, Apple se jeta sur l’occasion et acheta Soundjam, ramenant ses créateurs dans le giron de la firme. (Tous trois restèrent dans la société. Jeff Robbin prit la direction de l’équipe de développement des logiciels musicaux durant la décennie suivante. Il était si précieux aux yeux de Jobs que celui-ci autorisa un journaliste du Time à l’interviewer, à condition que le nom de famille de son employé ne soit pas cité.)
Jobs s’investit personnellement pour transformer Soundjam en un produit Apple. L’appareil était encombré d’une foule de fonctions inutiles et d’écrans compliqués. Son équipe devait à tout prix le rendre plus simple d’utilisation et plus ludique. Au lieu d’une interface vous demandant de préciser si vous cherchiez un artiste, un morceau ou un album, Jobs voulait un simple espace libre où vous pouviez inscrire ce que bon vous semblait. L’équipe adopta l’élégante apparence métallique d’iMovie et s’inspira de son nom pour le baptiser iTunes.
Jobs présenta l’application en janvier 2001 à la Macworld Expo, comme faisant partie intégrante de la stratégie du foyer numérique. Il serait gratuit pour les utilisateurs de Mac. Sa conclusion – « Rejoignez la révolution musicale avec iTunes et rendez vos appareils musicaux encore plus précieux » – lui valut un tonnerre d’applaudissements. Comme son slogan publicitaire le dirait plus tard : « Rip, mix, burn2. »
Cet après-midi-là, Jobs rencontrait justement John Markoff, du New York Times. L’interview fut tendue, mais à la fin Jobs s’assit devant son Mac et montra l’iTunes au journaliste. « Cela me rappelle ma jeunesse », dit-il à Markoff en regardant les motifs psychédéliques danser sur l’écran. Réminiscence des soirées sous acide. Prendre du LSD avait été l’une des deux ou trois expériences les plus importantes de sa vie, lui confia-t-il. Les gens qui n’en avaient jamais pris ne pouvaient pas vraiment le comprendre.
L’iPod
L’étape suivante de la stratégie du foyer numérique était de créer un lecteur de musique portatif. Jobs avait compris qu’Apple avait l’opportunité de concevoir un appareil capable de fonctionner de pair avec le logiciel iTunes, facilitant ainsi son utilisation. Les tâches complexes seraient prises en charge par l’ordinateur, les plus simples par l’appareil électronique. Ainsi naquit l’iPod, l’appareil qui, au cours des dix années à venir, ferait passer Apple d’un simple fabricant d’ordinateurs à l’une des sociétés technologiques les plus puissantes du monde.
Le patron de la Pomme nourrissait une véritable passion pour ce projet car il adorait la musique. D’après lui, les lecteurs de MP3 déjà présents sur le marché étaient « nuls ». Schiller, Rubinstein et le reste de l’équipe étaient d’accord avec lui. Pour concevoir iTunes, ils avaient passé du temps à manipuler le Rio et les autres appareils, et tous avaient eu envie de les jeter aux oubliettes. « Ils étaient vraiment pourris, se rappelle Schiller. Ils contenaient seize malheureux morceaux et on ne savait pas comment s’en servir. »
Jobs voulut se lancer dans l’aventure musicale à l’automne 2000, mais Rubinstein lui répondit que les composants nécessaires n’étaient pas encore disponibles. Il lui demanda d’attendre. Après quelques mois, l’ingénieur réussit à assembler un petit écran LCD avec une batterie au lithium polymère rechargeable. Mais le défi le plus ardu était de trouver un disque dur de petite taille, doté d’une mémoire suffisante pour créer un formidable lecteur de musique. Or, en février 2001, après une réunion de routine avec Toshiba, les ingénieurs mentionnèrent un nouveau produit de leur laboratoire qui serait finalisé en juin. Un minuscule lecteur de 4,5 centimètres (la taille d’une pièce d’un dollar) d’une capacité de stockage de cinq gigaoctets (environ un millier de morceaux) dont ils ne savaient pas vraiment quoi faire. Quand les employés de Toshiba le montrèrent à Rubinstein, celui-ci sut immédiatement que c’était là la pièce manquante. Mille morceaux dans sa poche ! Parfait. Mais il conserva un visage de marbre. Comme Jobs était lui aussi au Japon pour faire le discours de la Macworld Expo de Tokyo, ils se réunirent ce soir-là à l’hôtel Okura, où le P-DG était descendu. « J’ai déniché la dernière pièce du puzzle, lui dit Rubinstein. Il me faut juste un chèque de dix millions de dollars. » Son patron lui donna aussitôt son accord. Il commença alors les négociations avec Toshiba pour obtenir les droits exclusifs sur tous les disques qu’ils fabriqueraient, après quoi il se mit en quête de l’homme capable de diriger l’équipe de développement.
Tony Fadell était un programmeur entreprenant et effronté, au look cyberpunk et au sourire affable, qui avait lancé trois sociétés alors qu’il était encore étudiant à l’université du Michigan. Après un passage chez le fabricant d’appareils électroniques portables General Magic (où il avait rencontré les réfugiés d’Apple Andy Hertzfeld et Bill Atkinson), il avait vécu un séjour douloureux chez Philips Electronics, où ses cheveux blanchis et son style rebelle ne s’accordaient guère au style conformiste de la société. Il avait déjà plusieurs idées de création d’un lecteur de musique plus performant, qu’il avait en vain tenté de vendre à RealNetworks, Sony et Philips. Un jour, il skiait avec son oncle à Vail, dans le Colorado, quand son téléphone sonna sur le remonte-pente. C’était Rubinstein qui lui annonçait qu’Apple cherchait quelqu’un capable de travailler sur un « petit appareil électronique ». Loin de manquer de confiance en lui, le jeune homme répondit qu’il était un magicien en la matière. Rubinstein l’invita à lui rendre visite à Cupertino.
Fadell pensait qu’il serait embauché pour travailler sur un assistant personnel numérique, une sorte de successeur du Newton. Mais quand il rencontra Rubinstein, le sujet se porta rapidement sur iTunes, sorti depuis trois mois. « Nous avons essayé d’associer les lecteurs MP3 existants à l’iTunes, mais ils sont nuls. Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. Nous pensons qu’il faut créer notre propre version. »
Le jeune informaticien était tout excité. « J’étais passionné de musique. J’avais déjà eu l’idée de fabriquer un appareil de ce genre pour Real Networks et un lecteur MP3 pour Palm. » Il accepta de rejoindre le navire, mais en tant que consultant. Au bout de quelques semaines, Rubinstein lui dit que, s’il voulait prendre la direction de l’équipe, il devait être un employé d’Apple à part entière. Mais le jeune homme résistait. Il tenait à sa liberté. Le directeur considérait ces réticences comme des enfantillages. « C’est le genre d’opportunité qui ne se présente qu’une fois dans une vie, lui dit-il. Tu ne le regretteras pas. »
Décidé à forcer la main de son poulain, Rubinstein réunit la vingtaine de personnes assignées au projet. Quand Fadell entra dans la salle, il lui demanda :
— Tony, tu ne peux pas faire partie de ce projet si tu ne signes pas à plein temps. Tu es avec nous, oui ou non ? Tu dois te décider maintenant.
Le jeune homme regarda son recruteur dans les yeux, puis se tourna vers les autres employés :
— Alors c’est comme ça qu’on oblige les gens à signer chez Apple ?
Après une pause, il finit par accepter l’offre, et serra la main de Rubinstein à contrecœur. « Cette histoire a laissé un goût amer entre Jon et moi pendant de nombreuses années », dirait-il plus tard. Rubinstein était d’accord : « Je crois bien qu’il ne me l’a jamais pardonné. »
Les deux hommes étaient voués à se quereller, car tous deux revendiquaient la paternité de l’iPod. Rubinstein disait avoir été missionné par Jobs des mois auparavant. Il avait trouvé le lecteur Toshiba, l’écran, la batterie, ainsi que les autres composants clés. Puis il avait déniché l’homme de la situation et assemblé toutes les pièces du puzzle. Mais Fadell ne l’entendait pas ainsi. L’informaticien avait des idées de lecteurs MP3 bien avant de venir chez Apple et avait même proposé ses services à d’autres sociétés. La question épineuse de la paternité et du mérite de l’iPod ferait l’objet d’interviews, d’articles, de pages web durant des années. Et même d’une entrée Wikipédia !
Mais au cours des mois suivants, les deux hommes furent bien trop occupés pour se battre. Jobs voulait sortir l’iPod pour Noël, donc le présenter en octobre. Ils se mirent donc en quête, parmi les entreprises qui fabriquaient des MP3, de celle qui pourrait servir de socle au projet d’Apple et arrêtèrent leur choix sur une petite société du nom de PortalPlayer. Tony Fadell expliqua à l’équipe en place : « Ce projet va entièrement remodeler le visage d’Apple et dans dix ans, ce sera une boîte dédiée à la musique, pas à l’informatique. » Il les persuada de signer un contrat exclusif, puis son équipe se mit à gommer les défauts de PortalPlayer, tels que ses interfaces complexes, la durée de vie trop courte de sa batterie et son incapacité à créer une liste de lecture de plus de dix morceaux.
C’est ça !
Certaines réunions étaient mémorables car elles constituaient un moment historique ou bien mettaient en lumière le mode opératoire d’un leader. Ce fut le cas d’une en particulier, qui se déroula en avril 2001 dans la salle du quatrième étage, où Jobs décida des orientations fondamentales de l’iPod. Rubinstein, Schiller, Ive, Robbin et le directeur marketing Stan Ng étaient là pour écouter les propositions de Fadell.
Le jeune concepteur avait rencontré Jobs à une fête d’anniversaire chez Hertzfeld un an auparavant et il avait entendu une foule d’histoires à son sujet, la plupart à vous faire frémir. L’idée d’avoir affaire directement au patron l’intimidait – on le comprenait ! « Quand il est entré dans la salle de conférences, je me suis mis au garde-à-vous en songeant : “Waouh ! C’est Steve !” J’étais vraiment sur mes gardes, après tout ce qu’on m’avait raconté, notamment sur sa rudesse. »
La réunion débuta par une présentation du marché potentiel et des produits des autres compagnies. Fidèle à lui-même, Jobs perdit rapidement patience. « Il ne regardait jamais le graphique plus d’une minute, se souvient Fadell. Quand un document présentait un appareil concurrent, il le balayait d’un geste de la main en disant : “On s’en fout de Sony, on sait ce qu’on fait. Eux non.” » Après quoi, Jobs mitrailla le groupe de questions. Fadell avait compris la leçon : « Steve préfère vivre l’instant, prendre les choses en main. Une fois, il m’a dit que si j’avais besoin de diapositives, ça prouvait que je ne connaissais pas mon sujet. »
En effet, Jobs préférait voir les objets physiques, les sentir, les examiner, les manipuler. Fadell apporta donc trois modèles différents dans la salle de conférences et Rubinstein lui montra comment avancer ses idées graduellement, de façon à dévoiler le meilleur en dernier. Ils cachèrent le modèle clé sous un bol de bois au centre de la table.
Le jeune informaticien commença sa démonstration en sortant les différents composants un à un d’une boîte et en les disposant sur la table. Le disque de 1,8 pouce, l’écran LCD, la batterie, tous étiquetés avec leur prix et leur poids. Ils tentèrent d’évaluer quelles seraient la réduction des coûts et des dimensions pour l’année à venir. Certaines pièces pouvaient être assemblées, à la manière de Lego, pour présenter les différentes options possibles.
Ensuite, Fadell dévoila ses maquettes lestées de plomb, pour imiter le poids réel de l’appareil. La première était équipée d’une carte mémoire amovible pour la musique. Jobs écarta ce système, jugé trop complexe. La deuxième disposait d’une mémoire RAM dynamique, moins chère, mais qui perdait tous ses morceaux si la batterie était morte. Cela ne plaisait pas non plus au grand manitou. Fadell assembla alors plusieurs autres pièces de Lego pour lui montrer un appareil équipé d’un disque dur miniature. Jobs parut intrigué. Le jeune homme sortit le grand jeu en soulevant le bol de bois, révélant un modèle entièrement assemblé. « J’espérais continuer à jouer avec mes Lego, mais Steve s’est jeté sur l’option avec disque dur telle que nous l’avions modélisée. » Fadell était passablement surpris : « Chez Philips, prendre une décision nécessitait pléthore de réunions, d’interminables présentations PowerPoint, et toujours plus d’études. »
Ensuite, ce fut au tour de Phil Schiller d’intervenir. Il quitta la salle et revint avec une série de modèles d’iPod, tous avec la molette aujourd’hui célèbre du menu déroulant. « J’ai réfléchi au moyen de passer en revue les listes de lecture. On ne peut pas appuyer cent fois sur un bouton. Alors pourquoi pas une molette ? » En la tournant à l’aide du pouce, on faisait défiler les morceaux. Plus on la tournait, plus la vitesse de défilement augmentait, de sorte qu’on pouvait passer rapidement plusieurs centaines de morceaux. « C’est ça ! » s’écria Jobs, qui pressa aussitôt Fadell et son équipe de plancher sur ce système.
Une fois le projet lancé, Jobs intervint quotidiennement. Sa principale exigence était : « Simplifiez ! » Il allait sur chaque écran de l’interface utilisateur et lui faisait passer un test drastique : n’importe quelle chanson ou fonction devait être obtenue en trois clics. Et ces mouvements devaient être intuitifs. S’il ne comprenait pas comment naviguer dans telle ou telle application ou qu’il lui fallait plus de trois clics, il se montrait implacable. « Parfois, se rappelle Fadell, on se triturait le cerveau sur un problème d’interface pendant des heures, on pensait avoir envisagé toutes les options, puis il arrivait et nous demandait : “Vous avez pensé à cela ?” Et alors on se disait tous : “Bon sang ! Bien sûr !” Il avait redéfini le problème selon une perspective inédite et la solution était apparue d’elle-même. »
Chaque soir, Jobs téléphonait à ses acolytes avec de nouvelles idées en tête. Fadell et toute l’équipe – y compris Rubinstein – complotaient pour surveiller le patron quand il faisait part d’une de ses visions à l’un d’entre eux. Ils s’appelaient, discutaient de l’idée proposée, puis conspiraient pour l’amener là où ils le souhaitaient, un stratagème qui fonctionnait une fois sur deux. « Tous les jours, Steve pensait à un détail. Une commande ici, la couleur d’un bouton là, ou encore une stratégie de prix, précise le jeune informaticien. Face à un tel comportement, on devait rester soudés, surveiller nos arrières. »
L’une des intuitions clés de Jobs fut de décider que les multiples fonctions de l’iPod devraient être gérées par l’ordinateur, et non par le petit appareil.
Pour rendre l’iPod vraiment simple d’utilisation – un point qui a fait l’objet de nombreux débats –, il fallait limiter les possibilités de l’appareil lui-même. Ses principales fonctionnalités seraient l’apanage d’iTunes, sur l’ordinateur. Par exemple, des listes de lecture seraient réalisées sur iTunes, puis synchronisées sur l’iPod. Une idée controversée. Pourtant, le Rio et les autres baladeurs MP3 étaient de vrais casse-tête justement parce qu’ils étaient trop compliqués. Ils devaient réaliser des tâches complexes comme créer des listes de lecture, car elles n’étaient pas intégrées au lecteur de l’ordinateur. Donc, en possédant le logiciel iTunes et le baladeur iPod, on pouvait faire fonctionner les deux de pair, les rendre complémentaires, et ainsi supprimer la complexité inutile.
L’une des simplifications les plus surprenantes exigées par Jobs, qui éberlua plus d’un collaborateur, était de supprimer le bouton on-off. Ce principe se généralisa parmi les produits Apple. Un bouton était à ses yeux inutile et discordant, d’un point de vue tant esthétique que philosophique. Les appareils Apple se mettraient en veille quand ils ne seraient pas actifs et reviendraient à la vie quand l’utilisateur appuierait sur une touche, n’importe laquelle.
Soudain, toutes les pièces du puzzle se mettaient en place. Un micro-disque capable de stocker mille morceaux. Une interface graphique et un menu déroulant actionné par une molette capable de faire défiler les titres. La connexion FireWire permettant de télécharger mille morceaux en moins de dix minutes. Et une batterie à la durée suffisamment longue pour écouter les mille chansons. Jobs touchait au but : « On s’est regardés en se disant : Ça va être génial ! On en était sûrs, car on rêvait tous d’en posséder un exactement comme ça ! Le concept était merveilleusement beau : mille chansons dans votre poche. » L’un des rédacteurs suggéra de l’appeler Pod. C’est Jobs qui, en référence à l’iMac et l’iTunes, proposa le nom iPod.
D’où viendraient ces mille morceaux ? Jobs savait que certains les récupéreraient de leurs CD, mais bien d’autres les téléchargeraient illégalement. D’un point de vue purement commercial, le patron d’Apple aurait eu intérêt à encourager le téléchargement illégal. Ses clients auraient rempli leurs iPod à bas coût. Mais il respectait la propriété intellectuelle et pensait que les artistes devaient retirer des bénéfices des ventes de leurs albums. Donc, alors que le processus de développement touchait à sa fin, il décréta que la synchronisation serait à sens unique. Les utilisateurs pourraient déplacer de la musique de leur ordinateur vers leur iPod, mais pas de leur iPod vers un autre ordinateur. Cela les empêcherait de remplir leur baladeur de morceaux copiés illégalement, puis de les transférer à tous leurs amis. Jobs décida que l’emballage en plastique transparent de l’iPod porterait un message simple : « Ne volez pas la musique. »
La baleine blanche
Un matin, Ive jouait avec la maquette de l’iPod en se demandant à quoi pourrait bien ressembler le produit fini, quand une idée lui vint durant son trajet entre San Francisco et Cupertino. La face avant serait d’un blanc pur, dit-il à son collègue dans la voiture, et l’arrière en acier inoxydable noir, sans jonction ni soudure apparentes. « La plupart des petits appareils ressemblent à des gadgets jetables. Ils ne véhiculent pas l’idée que la culture est importante. Ce dont je suis le plus fier au sujet de l’iPod, c’est que d’une certaine manière, il paraît luxueux et sérieux. »
Le blanc ne serait pas un simple blanc, mais un blanc pur. « Non seulement l’appareil, mais les écouteurs, les fils et le transformateur, tout est blanc. » Certains plaidaient que les écouteurs, bien entendu, devaient être noirs, comme tous les autres. Mais Steve comprit immédiatement le concept et embrassa l’idée du blanc. L’objet véhiculerait une impression de pureté. Le mouvement sinueux des fils des écouteurs blancs a contribué à la construction du mythe de l’iPod. Comme le dit Ive :
L’appareil a de la noblesse ; il annonce sa valeur tout en dégageant une impression de sérénité, de retenue. Il n’agite pas sa queue sous votre nez. Mesuré, et fou en même temps, avec ses écouteurs qui flottent au vent. Voilà pourquoi le blanc ! Le blanc n’est pas une couleur neutre. Il est pur et silencieux. Voyant et discret en même temps.
L’équipe publicitaire de Lee Clow chez TBWA\Chiat\Day voulait célébrer la nature emblématique de l’iPod et sa blancheur, plutôt que de montrer ses caractéristiques, comme dans toutes les publicités de produits inédits. James Vincent, un jeune Britannique efflanqué qui avait joué dans un groupe et travaillé un temps comme DJ, venait de rejoindre l’agence. Il paraissait naturel de lui confier la création de la publicité qui consacrerait la génération du millénaire des fous de la musique, plutôt que celle de la génération hippie rebelle. Avec l’aide de la directrice artistique Susan Alinsangan, ils créèrent une série d’affiches pour l’iPod, qu’ils disposèrent sur la table de la salle de réunion à l’intention du P-DG.
À l’extrême droite, ils placèrent les propositions traditionnelles, avec des photos de l’iPod sur un fond blanc. À gauche, les traitements plus graphiques et emblématiques, à savoir une simple silhouette de danseur en train d’écouter un iPod, ses écouteurs blancs ondulant au rythme de la musique. « Cette publicité exprimait notre lien émotionnel et intimement personnel avec la musique », explique James Vincent. Le jeune homme suggéra à Duncan Milner, le directeur créatif, de poster toute l’équipe du côté gauche de la salle, pour attirer Jobs dans cette zone. Quand le patron d’Apple pénétra dans la pièce, il se dirigea immédiatement vers l’extrémité droite de la table et étudia les images du produit nu. « Celles-ci me semblent bien. Parlons-en un peu. » James Vincent, Duncan Milner et Lee Clow n’avaient pas bougé. Enfin, Jobs jeta un coup d’œil aux autres propositions.
— Je suppose que ce sont vos préférées ? Mais elles ne montrent pas le produit. On ne sait pas ce que c’est.
Vincent défendit son idée.
— On pourrait ajouter le slogan : « 1 000 chansons dans votre poche. » Cela dirait tout !
Jobs se retourna pour observer les autres publicités, puis finit par se ranger à son idée. Comme on pouvait s’y attendre, il déclara plus tard qu’il avait tout de suite voté pour cette option. Il y avait des sceptiques, qui se demandaient comment cette affiche purement graphique pourrait vendre le produit. Dans ces moments-là, Jobs se félicitait d’être P-DG et de pouvoir imposer ses vues.
Il comprit bientôt qu’Apple tirerait un autre avantage de sa stratégie de système intégré. Les ventes de l’iPod allaient en effet dynamiser celles de l’iMac. Pour cela, il devrait imputer une part du budget publicité consacré à l’iMac à la communication pour l’iPod, faisant ainsi d’une pierre deux coups. Ou plutôt trois coups, car ces publicités redonneraient brillance et jeunesse à la marque elle-même.
J’étais persuadé qu’en faisant de la pub pour l’iPod, on allait doper les ventes de l’iMac. Tout le monde me prenait pour un fou ! Et puis l’iPod positionnerait Apple comme une marque branchée et innovante. Alors j’ai consacré soixante-quinze millions au budget publicitaire de l’iPod, même si ce secteur des lecteurs MP3 n’en méritait pas le centième. Cela signifiait que nous allions entièrement dominer le marché des baladeurs de musique. Et nos ventes sur ce segment seront cent fois supérieures à celles de nos concurrents, toutes marques confondues !
Les publicités télévisées montraient des silhouettes en ombres chinoises dansant sur des chansons choisies par Jobs et l’agence. « Trouver les morceaux devint notre petit plaisir, pendant nos réunions marketing hebdomadaires, se rappelle Clow. On passait des musiques branchées, que Steve détestait. James intervenait alors pour le faire changer d’avis. » Les pubs popularisèrent de nombreux nouveaux groupes, l’exemple le plus notable étant les Black Eyed Peas. Celle avec « Hey Mama » est devenue un classique du genre. Mais au moment où une pub devait partir en production, Jobs avait souvent des réticences et menaçait de tout annuler. Paniqué, Vincent faisait tout pour balayer ses doutes. Au final, Jobs se laissait convaincre, et une fois la publicité réalisée, il l’adorait.
Jobs dévoila l’iPod le 23 octobre 2001, lors de l’une de ses fameuses grandes messes dont il avait le secret. « Indice : ce n’est pas un Mac », disait le carton d’invitation. Au moment de révéler le produit, après en avoir décrit les capacités techniques, le patron d’Apple n’utilisa pas son stratagème habituel, à savoir ôter le drap de velours qui masquait le produit au milieu de la scène. Cette fois-ci, il innova : « Je l’ai là, dans ma poche, dit-il en extirpant l’iPod d’un blanc brillant. Cet extraordinaire petit appareil peut contenir mille chansons et se glisse tout simplement dans la poche d’un jean. » Sur ces mots, l’iPod réintégra sa place dans le pantalon sous un tonnerre d’applaudissements.
À l’origine, il y avait un certain nombre de sceptiques parmi les geeks, en particulier au sujet du prix : trois cent quatre-vingt-dix-neuf dollars. Dans la blogosphère, on avait trouvé un acronyme sarcastique pour iPod : « Idiots Price Our Device3. » Pourtant, les consommateurs en firent très vite un succès phénoménal. De plus, l’iPod incarnait l’essence des valeurs défendues par Apple : la poésie alliée à l’ingénierie, l’art et la créativité au croisement de la technologie, l’élégance et la sobriété du design. Sans oublier son maniement simple, grâce au système entièrement intégré, de l’ordinateur au FireWire, en passant par le logiciel et la gestion du contenu. Quand vous sortiez un iPod de sa boîte, il était si beau et si brillant qu’on avait l’impression soudaine que tous les autres baladeurs MP3 avaient été fabriqués en Ouzbékistan.
C’était la première fois depuis le Mac originel que la vision d’un produit propulsait ainsi une société dans l’avenir. « Si vous vous demandez pourquoi Apple est sur Terre, je dirais que ceci en est un bon exemple », déclara Jobs à Steven Levy, de Newsweek. Longtemps sceptique à propos des systèmes intégrés, Steve Wozniak révisait peu à peu sa philosophie. « Houah ! s’exclama-t-il en le découvrant. Ça ne m’étonne pas qu’Apple ait été le premier à l’inventer. Après tout, toute l’histoire d’Apple est de fabriquer à la fois le matériel et le logiciel, et de faire fonctionner les deux ensemble. »
Le jour de la conférence de presse sur l’iPod, Steven Levy se retrouva par hasard le soir même à un dîner avec Bill Gates. Le journaliste lui montra la petite merveille et lui demanda s’il avait déjà vu une chose pareille. Sa réaction était éloquente : « Gates est entré en mode “télé-analyse”, comme dans ces films de science-fiction où un extraterrestre, confronté à un objet inconnu, crée une sorte de champ de force entre lui et ledit objet pour que son cerveau puisse en pirater toutes les informations possibles. » Gates joua avec la molette et appuya sur les boutons, les yeux rivés sur l’écran. « Ça a l’air génial », articula-t-il. Puis il marqua une pause et parut frappé d’une révélation : « Ça ne marche qu’avec Macintosh ? »