CHAPITRE DIX-SEPT

ICARE

À monter trop haut…

L’ascension

Le lancement du Macintosh fit de Jobs une célébrité planétaire, ainsi qu’il s’en rendit compte au cours de son voyage à Manhattan peu après. Il fut invité à une fête que donnait Yoko Ono pour son fils Sean Lennon âgé de neuf ans ; il lui apporta en cadeau un Macintosh. Le garçon était ravi. Les artistes Andy Warhol et Keith Haring étaient présents. Ils furent emballés par ce qu’on pouvait faire avec une machine qui, jusque-là, dans la sphère de l’art contemporain, était considérée comme le mal incarné.

— Regardez ! J’ai dessiné un cercle ! s’exclama Warhol après avoir joué avec MacDraw.

L’apôtre du Pop Art annonça à Jobs qu’il fallait absolument qu’il apporte un Mac à Mick Jagger. Quand Jobs, avec Bill Atkinson, se présenta chez la rock star, Jagger parut tomber des nues. Il ne savait pas trop qui était Jobs. Plus tard le patron d’Apple racontera à son équipe : « Je pense qu’il était défoncé. Ou alors, il a définitivement une partie du cerveau grillée. » En revanche, Jade, la fille de Jagger, prit aussitôt l’ordinateur et commença à dessiner avec MacPaint.

Jobs acheta le duplex en terrasse qu’il avait montré à Sculley, dans l’immeuble San Remo, au bord de Central Park. Il embaucha James Freed du cabinet de I.M. Pei pour le rénover, mais à cause de son obsession du détail, Jobs ne l’occupa jamais. (Il le vendra plus tard à Bono pour quinze millions de dollars.) Il acquit aussi une grande demeure de quatorze chambres aux airs d’hacienda mexicaine, à Woodside, sur les hauteurs de Palo Alto, que s’était fait bâtir un magnat du cuivre. Jobs y emménagea mais ne trouva jamais le temps de la meubler.

À Apple, son statut aussi s’était élevé notablement. Au lieu de chercher à limiter son autorité, Sculley lui ouvrit en grand les portes du pouvoir. Les équipes Lisa et Macintosh furent fusionnées, et placées sous sa houlette. Cette nouvelle gloire n’adoucit en rien son comportement. Il donna un exemple de sa rudesse quand il s’adressa aux deux équipes pour leur expliquer comment allait se dérouler la fusion. Son groupe de développeurs du Macintosh aurait tous les postes de responsabilité, et le quart des effectifs du département Lisa sera renvoyé chez eux. « Vous vous êtes plantés, les gars, leur dit-il en les regardant, tour à tour, dans les yeux. Vous êtes l’équipe B. Des joueurs de seconde ou troisième division, alors aujourd’hui on va en lâcher une partie pour qu’ils aillent gonfler les rangs des petites sociétés qui pullulent dans la vallée. »

Bill Atkinson, qui avait travaillé avec les deux équipes, trouvait ces paroles non seulement insultantes mais injustes. « Ces gens avaient travaillé dur, c’était des développeurs brillants. » Mais Jobs, fort de son expérience sur le projet Macintosh, jugeait que c’était ainsi qu’on motivait les employés. « Il est facile, quand l’équipe grandit, d’ouvrir la porte à des gens moyens, qui, par un effet boule de neige, vous ramènent de vrais mauvais ! Avec l’épopée du Macintosh, j’ai appris que les bons aiment travailler avec les bons, c’est pour cela qu’il ne faut garder que les meilleurs. »

 

À cette époque-là, Jobs et Sculley pouvaient encore se convaincre que leur amitié était solide. Toutes les occasions étaient bonnes pour dire à quel point ils s’appréciaient mutuellement. On eût dit deux lycéens découvrant les premiers émois de l’amour ! Lorsque vint le moment de fêter le premier anniversaire de l’arrivée de Sculley chez Apple, Jobs l’emmena dîner au Mouton Noir, un restaurant huppé dans les environs de Cupertino. À la surprise de Sculley, le jeune homme avait invité les membres du conseil d’administration, le comité de direction au grand complet et même quelques investisseurs de la côte Est. Tout le monde vint le féliciter. « Steve se tenait à l’écart rayonnant de joie, raconte Sculley. Il hochait la tête de satisfaction, avec ce sourire malicieux aux lèvres. » Jobs ouvrit le dîner en portant un toast.

— Les instants les plus heureux de mon existence, ce fut le lancement du Macintosh et le jour où John Sculley a accepté de venir chez nous. J’ai vécu la plus belle année de ma vie à ses côtés, John m’a tellement appris.

Puis il lança un montage passant en revue les hauts faits du P-DG.

Sculley lui retourna la politesse, expliqua avec émotion toute la joie que lui procurait cette collaboration, et termina son discours par cette phrase : « Apple a un seul chef : Steve et moi. » Il chercha du regard Jobs, assis à l’autre bout de la table. Il le vit sourire. « C’est comme si nous communiquions par télépathie. » Mais il remarqua l’air mitigé, pour ne pas dire sceptique, d’Arthur Rock et de quelques autres responsables. Ils étaient inquiets de voir le P-DG totalement subjugué. Ils avaient embauché Sculley pour serrer la bride à Jobs, et à présent, il était évident que c’était le jeune homme qui tenait les rênes. « John cherchait tellement à faire plaisir à Steve qu’il lui laissait faire ce qu’il voulait », racontera Arthur Rock.

Rendre Jobs heureux, et continuer à jouir de son aura de mentor… ç’aurait pu être une bonne stratégie, sachant qu’il valait mieux arrondir les angles que de monter au front. Mais Sculley oublia que le jeune homme était incapable de partager son pouvoir. La déférence exigeait de lui trop d’efforts. L’élève commença bientôt à critiquer la gestion du maître. Lors d’une réunion de stratégie d’entreprise en 1984, Jobs demanda une réorganisation du pôle vente et marketing d’Apple en petites équipes attachées aux différents produits. Personne n’était d’accord, mais Jobs insista. « Tout le monde me regardait, raconte Sculley, attendant que je reprenne les choses en main. Que je lui dise de s’asseoir et de se taire, mais je n’ai pas bougé le petit doigt. » À la fin de la réunion, il entendit quelqu’un murmurer : « Pourquoi John ne lui rabat-il pas son caquet ? »

Quand Jobs décida de construire une usine ultramoderne à Fremont pour produire le Macintosh, sa passion du beau et son besoin de tout contrôler lui firent dépasser les bornes. Il voulait que les machines soient peintes dans des couleurs vives, comme le logo d’Apple, mais il passa tellement de temps à trouver la bonne teinte que le directeur de l’usine, Matt Carter, résolut de les installer dans leur couleur d’origine, beige ou grise. Lorsque Jobs vint visiter les ateliers, il ordonna que les machines soient repeintes sur-le-champ. Carter s’y opposa. C’était des mécanismes de précision, on risquait de les endommager. L’avenir lui donnera raison. L’un des robots les plus chers – qui fut repeint en bleu clair – connut des problèmes à répétition et fut baptisé : « La folie de Steve. » De guerre lasse, Carter donna sa démission : « Cela réclamait trop d’énergie de se battre continuellement contre lui, et la plupart de temps, pour des futilités sans nom. »

Jobs nomma Debi Coleman pour le remplacer, la jeune femme qui avait remporté, en 1983, le concours de l’employé ayant le mieux résisté à Jobs. Mais elle savait également se plier, au besoin, aux lubies du patron. Un jour, le directeur artistique Clement Mok lui annonça que Jobs voulait que les murs à Fremont soient peints en blanc.

— On ne peut pas peindre une usine en blanc ! Il va y avoir de la poussière partout !

— Et c’est du blanc de chez blanc qu’il veut ! précisa Mok.

Mais Debi Coleman jugea plus judicieux de céder. « Avec ces murs d’un blanc aveuglant et ces machines multicolores, on se serait cru dans une expo Calder ! »

Quand je demandai à Jobs pourquoi il avait de telles exigences esthétiques pour l’usine de Fremont, il m’a répliqué que c’était pour s’assurer de la perfection des produits.

Quand je suis passé à l’usine, j’ai enfilé un gant blanc et j’ai vérifié la poussière. Il y en avait partout – sur les robots, sur les rayons, sur le sol ! Alors j’ai ordonné qu’on nettoie tout. Je voulais que l’on puisse manger par terre. Mais c’était trop pour Debi. Elle m’a répondu qu’elle ne voyait pas qui aurait envie de manger par terre dans une usine. Je suis resté sec sur le coup. J’avais été marqué par mes visites au Japon. Ce que j’admire chez eux, entre autres, c’est leur sens de la discipline et leur esprit de corps. Si nous n’avons pas la discipline pour garder cet endroit propre, nous ne l’aurons pas plus pour faire fonctionner ces machines de façon optimale.

Un dimanche matin, Jobs emmena son père visiter l’usine. Paul Jobs avait toujours veillé à ce que son atelier soit en ordre, chaque chose à sa place, et une place pour chaque chose. Son fils voulait lui prouver qu’il avait suivi son exemple. Debi Coleman était venue jouer les guides. « Steve rayonnait de joie, raconte-t-elle. Il était si fier de montrer son œuvre à son père. » Jobs lui expliqua la fonction de tous les robots, et Paul Jobs était réellement admiratif. « Steve ne cessait de regarder son père, qui touchait, impressionné, toutes les machines et appréciait à quel point tout était net et impeccable. »

Le courant, en revanche, passa moins bien avec Danielle Mitterrand, qui vint voir la chaîne d’assemblage pendant que son mari, président de la France à l’époque, rencontrait d’autres chefs d’État. Jobs demanda à Alain Rossmann, le mari de Joanna Hoffman, de faire office de traducteur. Mme Mitterrand posa beaucoup de questions, par l’intermédiaire de sa propre traductrice, sur les conditions de travail des ouvriers, tandis que Jobs vantait la robotique et la haute technologie de ses machines. Après que Jobs eut parlé des plannings de production, précis comme des montres suisses, Danielle Mitterrand demanda si les employés avaient droit à des heures supplémentaires. Cette question agaça le jeune patron ; il préféra ne pas répondre et expliquer que l’automation permettait d’abaisser les coûts de fabrication, un sujet, il le savait, qui allait l’agacer à son tour.

— Le travail est-il pénible ? s’enquit-elle. Combien de vacances ont-ils ?

Jobs n’en pouvait plus.

— Si elle s’intéresse à ce point au bien-être des ouvriers, lança-t-il en s’adressant à sa traductrice, elle n’a qu’à venir travailler ici !

L’interprète pâlit et resta sans voix. Un ange passa. Pressentant l’incident diplomatique, Rossman intervint et « traduisit » :

— Mr Jobs vous remercie de votre visite et apprécie l’intérêt que vous portez à son usine.

Ni Steve Jobs, ni Mme Mitterrand ne sut ce qui s’était réellement dit…

Tandis qu’il rentrait à vive allure à bord de sa Mercedes, fulminant encore contre Mme Mitterrand, un policier l’arrêta pour excès de visite, raconte Rossmann. Il avait été chronométré à cent soixante-dix kilomètres à l’heure. Pendant que le policier dressait la contravention, Jobs klaxonna.

— Qu’y a-t-il, monsieur ? demanda l’officier de police.

— Vous pouvez vous dépêcher, je suis pressé.

Contre toute attente, le flic garda son calme. Il termina de remplir ses papiers et lui dit que si on le reprenait à plus de quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure, c’était la nuit au trou. Dès que le policier s’en alla, Jobs reprit son cent soixante-dix kilomètres à l’heure de croisière. Rossmann n’en revenait pas : « Il se croyait réellement au-dessus des lois, c’était incroyable. »

Sa femme Joanna Hoffman assista au même comportement quand elle accompagna Jobs en Europe, quelques mois après le lancement du Macintosh. « Il était vraiment très désagréable, et se pensait au-dessus de tout le monde ! » À Paris, elle avait organisé un repas d’affaires avec des développeurs français de logiciel, mais au dernier moment, Jobs décréta qu’il préférait se rendre à l’exposition Folon. « Les Français étaient si outrés qu’ils ont refusé de nous serrer la main ! »

Il prit tout de suite en grippe le directeur général d’Apple Italie, un type grassouillet et affable qui venait d’un réseau commercial traditionnel. Jobs lui annonça sans détour qu’il n’était pas satisfait de ses équipes de ventes ni de sa stratégie marketing. « Vous ne méritez pas de distribuer le Mac ! » Mais ce n’était rien comparé à sa réaction dans le restaurant que le malheureux directeur avait choisi. Jobs commanda un plat végétalien, mais le serveur, avec préciosité, lui apporta un petit pot de crème fraîche. Il piqua une telle colère que Joanna Hoffman le menaça de lui verser son café bouillant sur les genoux s’il n’arrêtait pas.

 

Durant ce séjour en Europe, Jobs se heurta à un problème épineux : les pronostics de ventes. Sous l’effet de son champ de distorsion de la réalité, le patron d’Apple poussait toujours ses équipes à surévaluer leurs prévisions. Cela avait déjà été le cas, aux États-Unis, lorsqu’elles avaient écrit le premier plan de développement du Macintosh – et cela lui avait joué des tours. Et il commettait à nouveau la même erreur en Europe. Il ne cessait de menacer les responsables européens ; ils n’auraient pas un sou tant qu’ils ne réviseraient pas à la hausse leurs objectifs ! Les dirigeants locaux lui demandaient d’être réaliste ; mais il ne voulait rien entendre et Joanna Hoffman devait faire tampon : « À la fin du séjour, j’étais tellement épuisée nerveusement que je tremblais de partout. »

Ce fut au cours de ce voyage que Jobs fit la connaissance de Jean-Louis Gassée, le directeur général d’Apple France. Gassée fut l’un des rares à tenir tête à Jobs. « Steve avait une façon toute personnelle de voir la réalité des choses, me confiera Gassée. La seule façon de traiter avec lui c’était de lui rentrer dedans. » Quand Jobs se mit à le menacer de lui couper les vivres s’il ne relevait pas ses prévisions de ventes, Gassée s’emporta. « Je l’ai pris par le col et lui ai dit de la fermer, et il s’est calmé. Il ne fallait pas me chercher. J’étais un vrai connard avant de me faire soigner. Et Steve en était un de première. »

Gassée fut toutefois impressionné par le charme de Jobs quand il voulait se montrer affable. À l’époque, le président François Mitterrand prêchait « l’informatique pour tous », et divers experts en haute technologie, tels que Marvin Minsky et Nicholas Negroponte, venaient régulièrement assurer les chœurs. Jobs fit un discours remarqué au Bristol et expliqua comment la France pouvait prendre la tête de la course si elle équipait toutes ses écoles d’ordinateurs. Il ne fut pas, non plus, insensible au charme de Paris, la ville des amoureux. Gassée et Negroponte lui prêtent plusieurs conquêtes durant son séjour.

La chute

Après l’excitation de la nouveauté, les ventes du Macintosh commencèrent à ralentir durant la seconde moitié de l’année 1984. L’explication était simple : la machine était extraordinaire, mais horriblement lente, un défaut que la meilleure campagne de promotion ne pouvait masquer. La magnificence de son interface graphique rendait l’écran du Macintosh agréable comme une chambre d’été ensoleillée, par comparaison à l’antre obscur d’un MS-DOS, affichant des caractères verts sur fond noir et un curseur clignotant, attendant des lignes de commandes ésotériques. Mais c’était aussi sa plus grande faiblesse. Un caractère dans un affichage en mode texte nécessitait moins d’un octet de code ; mais lorsque le Mac dessinait une lettre, pixel par pixel, dans l’une de ses jolies polices, cela nécessitait vingt à trente fois plus de calculs. Le Lisa gérait cet affichage facilement grâce à son 1 Mo de RAM, alors que le pauvre Macintosh ne disposait que de 128 Ko.

L’absence de disque dur interne était également problématique. Joanna Hoffman s’était battue pour imposer un tel périphérique de stockage de données mais Jobs lui avait rétorqué qu’elle n’était qu’une « vieille bigote de Xerox ». Le Macintosh était donc proposé avec un unique lecteur de disquette. Quand on voulait enregistrer des données, il fallait donc jongler entre la disquette programme et la disquette sauvegarde, en les glissant tour à tour dans le lecteur, et ce un nombre incalculable de fois, au risque de contracter l’équivalent d’un tennis elbow ! En outre, le Macintosh était dépourvu de ventilateur – le vieux dogme de Jobs pour la tranquillité de l’utilisateur. La machine connaissait donc des problèmes de surchauffe, ce qui lui valut le sobriquet de « grille-pain », ce qui n’aida pas les ventes à décoller. L’appareil était si révolutionnaire qu’on se l’arracha les premiers mois, mais lorsque les gens se rendirent compte de ses défauts, les ventes s’effondrèrent. Comme le dira plus tard Joanna Hoffman avec regret : « Le champ de distorsion de la réalité peut faire illusion un temps, mais la réalité finit par vous rattraper. »

À la fin de 1984, les ventes du Lisa étaient quasiment nulles et celles du Macintosh en chute vertigineuse, bien en dessous des dix mille unités par mois. Jobs prit donc une décision qui allait à l’encontre de son éthique, une manœuvre désespérée pour redresser la barre : récupérer le stock de Lisa invendus, leur adjoindre un programme d’émulation Macintosh et le commercialiser sous le nom Macintosh XL. Ce fut l’une des rares fois où Jobs sortit un produit auquel il ne croyait pas. « J’étais furieuse, raconte Joanna Hoffman, parce que le Mac XL était un attrape-nigaud. C’était juste une astuce pour écouler les Lisa qu’on avait sur les bras. Ça s’est bien vendu, et à l’épuisement des stocks nous avons dû arrêter cette honteuse supercherie. »

L’humeur sinistre qui régnait chez Apple transparut également dans la publicité sortie en janvier 1985, qui exploitait le sentiment anti-IBM qui avait fait le succès de la pub « 1984 ». Malheureusement, il y avait une différence fondamentale : la première publicité finissait sur une note optimiste, grâce à un geste héroïque, mais le storyboard présenté par Lee Clow et Jay Chiat pour la nouvelle pub, intitulée « Les lemmings », montrait une cohorte d’hommes d’affaires, en costumes noirs, marchant les yeux bandés vers le bord d’une falaise pour tomber un à un dans le vide. Depuis le début, Jobs et Sculley n’étaient guère convaincus. Cela ne donnait pas une image positive ; on avait davantage l’impression qu’Apple se moquait des dirigeants qui avaient acheté un IBM.

Jobs et Sculley demandèrent d’autres approches, mais les créatifs de l’agence refusèrent.

— L’année dernière, vous ne vouliez pas qu’on diffuse « 1984 » ! répliqua l’un des responsables de l’agence.

Au dire de Sculley, Lee Clow avait même ajouté : « Je miserais jusqu’à ma dernière chemise et toute ma réputation de publiciste sur le succès de ce spot. » Quand le film fut tourné – par Tony Scott, le frère de Ridley – la publicité était encore plus sombre que ne le laissait prévoir le storyboard, avec ces hommes d’affaires décérébrés se jetant du haut de la falaise, en sifflant une version sinistre de « Heigh hi, Heigh ho » des sept nains. « Tu comptes vraiment insulter tous les dirigeants de ce pays ? » s’écria Debi Coleman en découvrant la publicité. Aux réunions marketing, elle ne se gênait pas pour dire tout le mal qu’elle pensait de ce film. « J’ai posé ma lettre de démission sur le bureau de Steve. Je l’avais écrite sur mon Mac. C’était un manque de respect pour les entrepreneurs. On commençait tout juste à se faire une place dans le secteur de la PAO ! »

Mais Jobs et Sculley cédèrent devant l’enthousiasme de l’agence et diffusèrent la publicité pendant le Super Bowl. Ils se rendirent tous deux sur place, au Stanford Stadium où se jouait le match, avec Leezy, la femme de Sculley, et la nouvelle petite amie de Jobs, Tina Redse – une jeune femme sémillante pleine d’humour. Lorsque le film fut diffusé sur l’écran géant vers la fin du quatrième quart-temps, le public ne montra guère d’intérêt. La plupart des critiques furent assassines. « Apple se moque de ses propres futurs clients », expliquait le président d’un cabinet d’affaires dans Fortune. Le directeur du marketing d’Apple suggéra d’acheter un encart dans le Wall Street Journal pour présenter des excuses officielles. Jay Chiat s’énerva : s’ils s’avisaient de faire une chose pareille, son agence s’achèterait une pleine page pour dénoncer la frilosité d’Apple !

À cause de cette publicité maladroite et de la situation financière de la société, Jobs était particulièrement sur les nerfs lorsqu’il se rendit à New York, en janvier, pour donner une série d’interviews exclusives. Comme d’habitude, Andy Cunningham, du cabinet de Regis McKenna, se chargeait de l’organisation et de la logistique au Carlyle. À peine arrivé, Jobs décréta que la décoration de la suite ne lui convenait pas, même s’il était 22 heures et que les entretiens commençaient le lendemain matin. Le piano n’était pas à la bonne place, les fraises n’étaient pas de la bonne variété. Mais son plus gros problème, c’était les fleurs. Ce n’était pas, selon lui, de vrais arums. « On a eu une discussion pour qu’il nous explique ce qu’il voulait au juste, raconte la jeune femme. Je ne connaissais qu’une sorte d’arum, l’arum des fleuristes, parce qu’il y en avait à mon mariage. Il me traitait d’idiote parce que je ne savais pas ce qu’était un authentique arum. » Alors Andy Cunningham partit à minuit en chercher de « vrais ». Et, magie de New York by night, elle en trouva. Lorsqu’elle revint à l’hôtel pour arranger le bouquet, il se mit à critiquer sa tenue vestimentaire.

— Ton tailleur est immonde !

La jeune femme savait que parfois il avait besoin de défouler sa colère, alors elle tenta de le calmer.

— Écoute, je sais que tu es inquiet, je sais ce que tu ressens et…

— Tu ne sais rien du tout ! Comment pourrais-tu imaginer ce que je ressens ? Tu n’es pas moi, à ce que je sache !

Déjà trente ans

Trente ans est un âge charnière, en particulier pour ceux qui proclamaient qu’on ne pouvait faire confiance à quelqu’un d’aussi âgé. Pour son trentième anniversaire, en février 1985, Jobs lança un code vestimentaire à la fois classique et décalé – cravates noires et baskets – pour une fête avec mille invités dans le grand salon du St Francis Hotel à San Francisco. On pouvait lire sur le carton d’invitation : « Comme le dit un vieux proverbe hindou : “Durant les trente premières années de la vie, l’homme se forge des habitudes, passé trente ans, ce sont les habitudes qui font l’homme.” Venez m’aider à passer ce cap. »

À une table étaient rassemblés les ténors de l’informatique, dont Bill Gates et Mitch Kapor. À d’autres, il y avait de vieux amis, telle Elizabeth Homes, qui était venue avec sa compagne du moment, vêtue d’un smoking. Andy Hertzfeld et Burell Smith avaient loué des habits de soirée et portaient des baskets avachies, ce qui était saisissant à voir quand ils dansaient une valse de Strauss que jouait le San Francisco Symphony Orchestra.

Ella Fitzgerald vint chanter pour les convives, Bob Dylan ayant décliné l’invitation. Elle interpréta des morceaux de son répertoire, mais de temps en temps, elle avait adapté une chanson spécialement pour l’occasion tel que « The Girl From Ipanema » qui parlait désormais d’un garçon de Cupertino. Elle chanta aussi quelques autres standards à la demande de Jobs. Puis conclut sa prestation par un langoureux « Happy Birthday Mr Jobs ».

Sculley monta sur scène pour lancer un toast à la santé « d’un des plus grands visionnaires du monde de la haute technologie ». Wozniak vint aussi et offrit à Jobs une copie encadrée de la brochure du Zaltair, le canular qu’il avait lancé lors de la West Coast Computer Fair en 1977, le salon de l’informatique où l’Apple II avait été présenté pour la première fois. Don Valentine s’émerveillait de la métamorphose de Jobs en dix ans : « Il était passé d’un clone de Hô Chi Minh, qui disait se méfier de toute personne âgée de plus de trente ans, à un grand businessman américain qui donnait une somptueuse fête pour son trentième anniversaire avec Ella Fitzgerald en guest star. »

Nombre d’invités avaient apporté des présents, des cadeaux personnalisés qu’ils avaient passé beaucoup de temps à trouver, car l’homme n’était pas facile à contenter. Debi Coleman, par exemple, avait déniché la première édition du Dernier Nabab de F. Scott Fitzgerald. Mais Jobs, dans un geste curieux et en même temps en accord avec le personnage, les laissa tous dans une chambre de l’hôtel. Il n’en emporta aucun. Wozniak et quelques anciens d’Apple, qui n’avaient guère apprécié la mousse de saumon et le fromage de chèvre qui avaient été servis, quittèrent la soirée pour aller se remplir la panse au Denny’s.

« Il est rare qu’un artiste trentenaire ou quadragénaire produise une œuvre réellement novatrice », confia Jobs à l’écrivain David Sheff, qui publia un long entretien sur le président d’Apple dans Playboy, le mois suivant. « Bien sûr, il y a des gens qui demeurent curieux de nature, des enfants toute leur vie, mais ils sont rares. » L’interview abordait divers sujets, mais le passage le plus poignant avait trait au temps qui passe et à l’avenir :

La pensée construit des modèles comme une sorte d’échafaudage dans l’esprit. Ça creuse dans le cerveau de vrais chemins chimiques. Dans la plupart des cas, les gens restent coincés dans ce modèle, comme l’aiguille d’un tourne-disque dans le sillon d’un disque vinyle. Et ils n’en sortent jamais.

Je resterai à jamais lié à Apple. J’espère que, toute ma vie, le fil de mon existence et celui d’Apple resteront intimement mêlés, comme la trame d’une tapisserie. Je prendrai peut-être mes distances quelques années, mais je reviendrai toujours. Cet éloignement sera peut-être inévitable. Je demeure un étudiant dans l’âme – c’est la clé de ma personnalité. Pour moi, je suis toujours sur le terrain d’entraînement.

Si on veut mener une vie créative, comme un artiste, il ne faut pas regarder en arrière. Il faut savoir tirer un trait sur ce qu’on était et ce qu’on a fait, et tout recommencer à zéro.

Plus le monde extérieur se fait une image précise de vous, plus il est difficile de continuer d’être un artiste ; c’est la raison pour laquelle, souvent, les créateurs tirent leur révérence : « Ciao tout le monde ! Je dois m’en aller. Je deviens fou. Il faut que je prenne le large. » Et ils partent ; ils hibernent quelque part. Et ressortent, un beau jour de leur tanière, un peu différents.

Par ces déclarations, Jobs semblait pressentir que sa vie allait basculer. Peut-être le fil de sa vie était-il sur le point de se délier de celui d’Apple, peut-être était-il temps de faire table rase et de prendre un nouveau départ. Peut-être était-il temps de dire « Ciao tout le monde ! Je dois m’en aller », pour revenir plus tard, transformé ?

L’exode

Andy Hertzfeld prit un congé après la sortie du Macintosh en 1984. Il avait besoin de recharger les batteries et de prendre ses distances avec son directeur, Bob Belleville, qu’il n’appréciait pas. Un jour, il apprit que Jobs avait donné une prime de cinquante mille dollars aux membres de l’équipe Macintosh, qui gagnaient moins que leurs homologues de l’équipe Lisa. Quand il est passé voir le patron pour avoir sa prime comme les autres, Jobs répondit que Belleville avait décidé d’octroyer ce bonus uniquement aux gens qui étaient en exercice aujourd’hui. Hertzfeld découvrit plus tard que cette décision, en fait, émanait de Jobs en personne. Alors il revint lui demander des explications. Au début, Jobs tenta de noyer le poisson, puis il lâcha :

— Quand bien même ce serait vrai, qu’est-ce que ça change ?

— Si tu te sers de cette prime comme moyen de pression pour me faire revenir, alors je ne reviendrai pas. C’est une question de principe.

Jobs céda, mais la confiance était brisée du côté de Hertzfeld.

Quand son congé prit fin, Hertzfeld convint d’un rendez-vous avec le patron. Ils allèrent dîner dans un restaurant italien du quartier.

— Je veux vraiment revenir, annonça-t-il. Mais c’est un grand bazar à présent dans la boîte.

Jobs paraissait agacé, avoir la tête ailleurs.

— Le moral de l’équipe logiciel est au plus bas, insista le développeur. Ils n’ont rien sorti depuis des mois. Et Burrell en a tellement marre qu’il ne tiendra pas l’année.

— Tu dis n’importe quoi ! L’équipe Macintosh va très bien et je vis en ce moment les meilleurs moments de ma vie. Tu es complètement à l’ouest.

Jobs avait un regard mauvais, mais il tenta de paraître amusé par les propos de son ancien collaborateur.

— Si c’est vraiment ce que tu penses, alors il est inutile que je revienne. Cela veut dire que les pirates ne sont plus.

— L’équipe doit grandir et toi aussi. Je veux que tu reviennes, mais si tu ne veux pas, je ne vais pas te forcer. Tu n’es pas aussi indispensable que tu l’imagines.

Et Hertzfeld ne revint pas.

Au début de l’année 1985, Burrell Smith avait décidé également de partir. Mais il craignait que Jobs parvienne à lui faire changer d’avis. Le champ de distorsion de la réalité était très puissant sur le jeune développeur. Alors il parla avec Hertzfeld des méthodes possibles pour se libérer du joug de Jobs. « J’ai trouvé ! s’écria-t-il un jour. Je vais entrer dans son bureau, descendre mon pantalon et pisser sur son sous-main. Il sera bien obligé de me laisser partir. C’est du sûr à cent pour cent ! » Dans l’équipe tout le monde paria que même le courageux Burrell Smith n’aurait pas le cran de faire ça. Quand il décida que le moment était venu, un peu avant la grande fête prévue pour les trente ans de Jobs, l’informaticien prit rendez-vous. À sa surprise, Jobs l’accueillit d’un air hilare :

— Alors ? Tu vas le faire ? Tu vas vraiment le faire ?

Smith soutint le regard de Jobs.

— Si j’y suis obligé, oui.

Jobs toisa Smith et le jeune homme jugea que ce n’était pas absolument nécessaire. Il démissionna donc d’une façon plus académique, et quitta son patron en bons termes.

Son départ fut suivi par celui de Bruce Horn, un autre grand développeur de l’équipe. Quand il vint faire ses adieux, Jobs lui dit :

— Tous les problèmes que rencontre le Mac aujourd’hui, c’est à cause de toi.

— Et tout ce qui marche dans le Mac, c’est aussi à cause de moi. Et il a fallu que je me batte comme un lion pour imposer ces aménagements.

— C’est vrai, reconnut Jobs. Je te donne quinze mille dollars de stock-options si tu restes. (Quand Horn déclina l’offre, Jobs montra son bon côté) : Allez, viens que je te souhaite bonne chance.

Et les deux hommes se serrèrent dans les bras.

Mais le départ le plus traumatisant pour la Pomme, ce fut celui de Wozniak, son cofondateur. Peut-être l’écart entre lui et Jobs s’était-il trop creusé ? Wozniak était resté un grand enfant rêveur, Jobs était devenu plus despotique que jamais. Les deux hommes ne se disputèrent jamais, mais leur désaccord était profond sur la façon de diriger l’entreprise. Wozniak, qui travaillait tranquillement comme simple ingénieur dans le département de l’Apple II, était la mascotte de la société, le témoin vivant des origines. Il se tenait le plus éloigné possible de l’équipe dirigeante, ne voulant ni se mêler de management ni de politique commerciale. À juste titre, il pensait que Jobs n’appréciait pas l’Apple II, qui demeurait pourtant la poule aux œufs d’or de la société, puisque à Noël 1984, il représentait encore 70 pour cent des ventes. « Les gens du département de l’Apple II étaient traités avec mépris par les autres services, m’explique-t-il. Alors que l’Apple II était la locomotive de la société depuis le début et le restera encore plusieurs années. » Excédé, Wozniak fit, un jour, une démarche qui n’était guère dans sa nature : il appela Sculley pour lui dire qu’il en avait assez que la direction n’ait d’yeux que pour Jobs et son Macintosh.

De guerre lasse, Wozniak décida de quitter définitivement Apple pour lancer une nouvelle société qui commercialiserait une télécommande universelle qu’il venait de mettre au point. Avec ce boîtier on pouvait piloter la télévision, la chaîne hifi et autres appareils avec quelques boutons programmables à volonté. Il donna sa démission à son chef de service, mais, avec sa modestie naturelle, ne jugea pas utile d’en informer l’équipe dirigeante. C’est par un article dans le Wall Street Journal que Jobs apprit le départ de son ancien complice. Avec son honnêteté coutumière, Wozniak avait répondu aux questions du journaliste quand celui-ci avait appelé. « Oui, Apple se désintéresse totalement de l’Apple II. Il y a cinq ans que la direction nous fait subir ce traitement humiliant. »

Moins de deux semaines plus tard Jobs et Wozniak partaient ensemble à la Maison Blanche pour recevoir, des mains de Ronald Reagan, la première National Medal of Technology. Reagan cita le président Rutherford Hayes quand on lui avait montré un téléphone : « Voilà une invention étonnante. Reste à savoir qui va s’en servir ? » Puis Reagan ajouta en trait d’esprit : « Moi, à l’époque, j’ai su tout de suite qu’il se trompait ! » À cause du malaise qu’avait suscité le départ de Wozniak, Apple n’organisa pas de fête pour célébrer la remise des médailles, et ni Sculley, ni les huiles de la société ne firent le voyage avec eux jusqu’à Washington. Alors Jobs et Wozniak partirent se promener et avalèrent un sandwich. Ils bavardèrent aimablement, en évitant les sujets qui fâchent.

Wozniak voulait s’en aller dans les meilleurs termes possibles. C’était son style. Alors il accepta de rester employé d’Apple à mi-temps pour un salaire de vingt mille dollars et de représenter la société aux congrès et salons professionnels. Cela aurait pu en rester là – une séparation en douceur – mais pour Jobs, la pilule ne passait pas. Un samedi, quelques semaines après leur visite à la Maison Blanche, alors qu’il se trouvait dans les locaux de frogdesign à Palo Alto, qui s’occupait du design des produits Apple, il tomba sur des esquisses que le cabinet avait réalisées pour la nouvelle télécommande de Wozniak, et il piqua une colère noire. Apple avait une clause d’exclusivité qui interdisait à frogdesign de travailler pour la concurrence. « Je leur ai dit, me raconta Jobs, que nous ne pouvions accepter qu’ils aient Woz pour client. »

Lorsque le Wall Street Journal eut vent de l’affaire, le journal contacta Wozniak qui, comme d’habitude, répondit aux questions en toute honnêteté. Il disait que Jobs se vengeait. « Steve a une dent contre moi, sûrement à cause de ce que j’ai dit sur Apple. » L’attitude de Jobs était sans doute mesquine, mais il savait mieux que quiconque que l’aspect d’un produit était un point crucial du marketing. Un appareil signé Wozniak, et reprenant la même esthétique que les produits de la Pomme, serait considéré comme un produit « made in Cupertino ». « Cela n’a rien de personnel, expliqua Jobs dans la presse. Mais nous devons protéger notre design. Woz doit se trouver ses propres collaborateurs. Il ne peut utiliser ainsi les ressources d’Apple. On ne peut lui accorder de régime de faveur. »

Jobs remboursa de sa poche les frais engagés par frogdesign pour les travaux préparatoires qu’ils avaient réalisés pour Wozniak, mais Helmut Esslinger et son équipe restèrent choqués par tant d’intransigeance. Quand Jobs leur demanda de lui envoyer les esquisses ou de les détruire, ils refusèrent. Jobs dut leur faire porter une lettre d’injonction, rappelant les termes du contrat qu’ils avaient signé avec Apple. Herbert Pfeifer, le directeur artistique du cabinet, bravant le courroux du patron de Cupertino, annonça publiquement son désaccord dans le Wall Street Journal : « C’est une pure vendetta. Un simple problème d’ego. »

Hertzfeld était furieux quand il apprit les mesquineries de Jobs à l’égard de Wozniak. Hertzfeld habitait à un kilomètre de chez Jobs et souvent ce dernier lui rendait visite au cours de ses promenades de santé – une habitude qui perdura même après le départ du développeur. « J’étais si en colère contre lui, que lorsque Steve est passé, je ne l’ai même pas fait entrer. Il savait qu’il avait tort, mais il tentait de se trouver des excuses et peut-être que, dans sa réalité distordue, il y parvenait. » Wozniak, toujours bon bougre, dénicha un autre cabinet de design et continua à jouer les VRP d’Apple pour les grandes occasions.

Printemps 1985, rien ne va plus !

La rupture entre Sculley et Jobs était inévitable. Les points de désaccord, au printemps 1985, étaient devenus trop nombreux. Certains d’ordre purement professionnel, comme par exemple lorsque Sculley, voulant assurer les bénéfices, refusa de baisser le prix du Macintosh. D’autres étaient plus psychologiques, du fait de leur relation fusionnelle. Sculley quêtait désespérément l’affection de Jobs et Jobs cherchait un père et un mentor. Après l’ardeur des premiers mois, le retour de flamme fut forcément violent. Mais, au tréfonds, il y avait deux forces contraires, issues de chaque camp, qui aggravaient cette fracture.

Pour Jobs : Sculley ne s’était jamais passionné pour les produits. Il n’en avait pas fait l’effort, ou il en était incapable. Il n’avait jamais été sensible à la beauté des ordinateurs d’Apple. Pis, il trouvait le perfectionniste de Jobs contre-productif. Il avait passé sa vie à vendre des sodas et il se fichait de savoir comment ils étaient faits. Il n’avait pas le goût du travail bien fait, et c’était là un péché capital pour le jeune homme : « J’ai tenté de l’éduquer, de lui apprendre à apprécier les finesses de conception, mais il n’avait pas la moindre idée de la façon dont était conçu un ordinateur et à la longue ça m’a agacé. Et l’avenir m’a toujours donné raison : le produit est au centre de tout. » Il commença à considérer Sculley comme un incapable et ce mépris fut exacerbé par la cour que lui faisait son aîné, cherchant son affection et pensant, à tort, avoir trouvé un double de lui-même.

Pour Sculley : Jobs, quand il ne cherchait ni à séduire, ni à manipuler, se montrait brutal, grossier, égoïste et cruel envers les autres. L’ancien président de Pepsi-Cola, qui était un pur produit des écoles de commerce, était autant agacé par le comportement de Jobs, que ce dernier pouvait l’être par son manque d’intérêt pour la conception des produits. John Sculley était affable, attentionné et poli. L’inverse exact de Steve Jobs. Un jour qu’ils devaient rencontrer Bill Glavin, le vice-président de Xerox, l’aîné supplia le jeune homme de bien se tenir. Mais dès qu’ils furent assis, Jobs attaqua bille en tête : « Vous autres, chez Xerox, vous êtes des incapables. » Et la réunion tourna court. À la sortie, Jobs s’excusa : « Désolé, c’était plus fort que moi. » Des anecdotes semblables il y en eut des dizaines. Comme le remarque Al Alcorn chez Atari : « John voulait rendre les gens heureux, et entretenir de bonnes relations avec tout le monde. Mais Steve s’en fichait comme de sa première chemise. Pour lui, seule la qualité du produit importait ; c’est ce que John n’a jamais saisi. Et pourtant c’est ainsi que Steve est parvenu à limiter le nombre de guignols chez Apple, en insultant tous ceux qui n’étaient pas au top niveau. »

Le conseil d’administration s’inquiétait de la situation financière de la société et, au début de l’année 1985, Arthur Rock, avec quelques autres administrateurs, sermonna vertement les deux hommes. Ils rappelèrent à Sculley qu’il était censé tenir la barre, et qu’il était temps qu’il le fasse avec plus d’autorité et en arrêtant de faire ami-ami avec Jobs. Quant à Jobs, ils lui demandèrent de remettre en ordre de marche l’équipe Macintosh et de ne plus se mêler des affaires des autres départements. Après la réunion, le jeune homme se réfugia dans son bureau et écrivit sur son Macintosh : « Je ne dois pas critiquer le reste de la société. Je ne dois pas critiquer le reste de la société… »

Les ventes du Macintosh étaient toujours aussi décevantes (en mars 1985, à peine 10 pour cent des objectifs de vente étaient atteints). Le jeune patron trépignait dans son bureau, ou arpentait les couloirs en passant ses nerfs sur tout le monde. Son tempérament mercurien s’aggrava et, avec lui, la violence de son comportement envers son entourage. Les chefs de département finirent par se liguer contre lui. Mike Murray, le responsable marketing de l’équipe Mac, demanda un entretien à Sculley lors d’un congrès. Alors que les deux hommes se dirigeaient vers la chambre du P-DG, Jobs les repéra et voulut être de la partie. Mais Murray refusa. Jobs était ingérable, dit-il au P-DG ; on devait lui retirer la direction de l’équipe Macintosh. Sculley n’était pas encore prêt à aller à la confrontation. Murray envoya plus tard un mot à Jobs pour critiquer la façon dont il traitait ses collègues et dénonçait ce qu’il appelait : « Un management par l’humiliation et la destruction des individus. »

Durant quelques semaines, on crut entrevoir une solution au problème. Jobs se passionnait depuis peu pour la technologie des écrans plats, développée par Woodside Design, une société des environs de Palo Alto, dirigée par un inventeur excentrique nommé Steve Kitchen. Il s’intéressait aussi aux travaux d’une jeune entreprise qui développait un écran tactile que l’on pouvait commander du bout du doigt, sans avoir besoin d’une souris. Ces deux technologies semblaient lui ouvrir la voie de son rêve, à savoir créer un « Mac dans un livre1 ». Pendant une promenade avec Kitchen, Jobs repéra un bâtiment près de Menlo Park. C’était pour lui l’endroit idéal pour y installer un centre de recherche. On pourrait l’appeler l’AppleLabs et Jobs le dirigerait ; il reviendrait enfin à ses premières amours… avoir une petite équipe et développer un nouveau produit révolutionnaire.

Sculley était tout excité à cette idée. Cela résoudrait d’un coup tous ses problèmes de management. Il avait aussi un remplaçant tout trouvé pour Jobs : Jean-Louis Gassée, le directeur général d’Apple France, qui avait tenu tête à Jobs lors de sa visite en Europe. Gassée s’envola pour Cupertino et annonça qu’il acceptait le poste, s’il avait la garantie qu’il dirigerait l’équipe sans avoir Jobs sur le dos. L’un des membres du conseil d’administration, Phil Schlein des magasins Macy’s, tenta de convaincre le jeune homme qu’il serait plus heureux avec sa petite équipe de passionnés à inventer de nouveaux produits.

Mais après réflexion, Jobs décida de ne pas prendre cette voie. Il refusa de passer les rênes à Gassée qui, sagement, retourna à Paris pour éviter une guerre des chefs qui n’aurait pas manqué d’éclater. Jusqu’à la fin du printemps, Jobs hésita. Parfois il se plaçait comme chef d’entreprise, écrivant même des notes de service, annonçant que, pour réduire les coûts de production, il n’y aurait plus de jus de fruits Odwalla dans le réfrigérateur et que les vols se feraient, dorénavant, en seconde classe. Parfois aussi, il était très tenté de fonder l’AppleLabs.

En mars, Murray publia une nouvelle note avec la mention « ne pas faire circuler » mais qu’il donna à de nombreux collègues : « Depuis trois années que je travaille chez Apple, je n’ai jamais vu un tel marasme ; partout règnent la peur et la confusion. Jamais les dysfonctionnements n’ont été aussi critiques que ces derniers mois. Nous sommes comme un navire privé de gouvernail, qui dérive sur l’océan de l’oubli. » Murray avait tenté sa chance dans les deux camps ; dans un passé, pas si lointain, il s’était ligué avec Jobs pour évincer Sculley. Mais cette fois, à ses yeux, le seul fautif c’était Jobs. « Qu’il soit la cause – ou la victime – de ces dysfonctionnements, Steve s’est désormais claquemuré dans son donjon. »

À la fin du mois, l’aîné trouva enfin le courage de dire à son protégé qu’il devait abandonner la direction du département Macintosh. Il se rendit un soir dans son bureau, accompagné du directeur des ressources humaines, Jay Elliot, pour que la confrontation soit officielle. « Personne n’admire plus que moi ton intelligence et ton imagination… », commença Sculley. Il avait tant de fois prononcé de telles flatteries, seulement, cette fois, il y aurait un « mais » pour nuancer ses pensées. Et il n’y en eut pas qu’un… « Mais on ne peut plus continuer comme ça. Nous avons tissé une amitié solide et rare, poursuivit-il, croyant encore à cette chimère, mais je doute désormais de tes capacités à diriger l’équipe Macintosh. » Sur le même ton, il lui reprocha aussi de dire du mal de lui.

Jobs parut saisi, et contre-attaqua avec un argument curieux : « Il faut que tu passes plus de temps avec moi pour me montrer comment il faut faire. » Mais c’en était trop. Jobs n’en pouvait plus de ces mièvreries… Il sortit les dents : il reprocha à Sculley d’être un ignare total en informatique, le pire P-DG qui soit, de n’avoir cessé de le décevoir depuis son arrivée à Apple. Puis le jeune homme passa à son troisième et dernier type de réaction : il se mit à pleurer. Sculley resta assis sur sa chaise, à se ronger les ongles.

— Je vais porter le problème devant le conseil, déclara finalement le P-DG. Je vais recommander qu’on te retire la direction du département Macintosh. Je voulais que tu le saches.

Il lui conseilla d’accepter sans faire de vagues et d’aller développer ses merveilles dans son futur centre de recherche.

Jobs bondit de son siège.

— Je suis sûr que tu ne vas pas le faire. Si tu m’écartes, c’est la mort d’Apple !

Durant les semaines qui suivirent, le comportement de Jobs fut plus erratique encore. À un moment, il était prêt à créer l’AppleLabs, à un autre il cherchait des appuis pour mettre Sculley dehors. Parfois il tendait la main à son ancien mentor, parfois il cassait du sucre dans son dos, parfois les deux successivement dans la même soirée. Un jour, à 21 heures, il appela Al Eisenstat, l’avocat conseil d’Apple, pour lui dire qu’il n’avait plus confiance en Sculley et qu’il avait besoin de son soutien pour convaincre le conseil d’administration de le limoger. À 23 heures le même soir, il réveillait le P-DG pour lui dire au téléphone : « Tu es un type génial et je veux que tu saches que j’adore travailler avec toi. »

Au conseil d’administration, le 11 avril, John Sculley annonça officiellement qu’il voulait démettre Jobs de ses fonctions de directeur du département Macintosh, pour qu’il puisse consacrer toute son énergie à l’élaboration de nouveaux produits. Arthur Rock, l’administrateur le plus intraitable, prit la parole. Il en avait assez, de l’un comme de l’autre. À Sculley, il reprochait d’avoir été d’une mollesse sans fond durant toute l’année passée et à Jobs, d’agir comme « un sale gosse gâté ». Le conseil d’administration avait besoin d’en finir une fois pour toutes avec ce problème ; ils décidèrent donc de s’entretenir avec les deux hommes, séparément, et en privé.

Sculley sortit de la pièce pour laisser Jobs passer en premier. Jobs répéta que c’était Sculley le problème. Il ne connaissait rien aux ordinateurs. Rock tança Jobs. De sa voix de stentor, il lui dit qu’il se comportait de façon totalement irresponsable depuis un an et que, dans ces conditions, il n’avait pas le droit de diriger le moindre département de la société. Même Phil Schlein, le plus grand supporter de Jobs, lui conseilla de céder sa place pour aller fonder l’AppleLabs.

Quand ce fut le tour de Sculley, il posa au conseil un ultimatum : « Soit vous allez dans mon sens, et je reprends les rênes de la compagnie, soit vous vous trouvez un autre P-DG. » S’il avait leur feu vert, disait-il, il ferait ça en douceur, mais il pousserait Jobs vers la sortie en quelques mois. Le conseil se rangea, à l’unanimité, du côté du P-DG. Il avait désormais toute autorité pour démettre Jobs de ses fonctions quand le moment lui semblerait opportun. Pendant que le jeune homme attendait dans le couloir, sachant très bien qu’il avait perdu la partie, il aperçut Del Yocam, un collaborateur de longue date. Et il s’effondra en sanglots.

Après que le conseil d’administration eut pris sa décision, Sculley se montra conciliant. Jobs demanda que la transition se fasse sans heurts, et Sculley accepta de bonne grâce. Plus tard le soir même, Nanette Buckhout, l’assistante de Sculley, appela Jobs pour prendre de ses nouvelles. Il était toujours dans son bureau, hagard et prostré. Sculley était déjà parti, et Jobs vint parler avec Nanette. Une fois encore, il adopta deux attitudes opposées à l’égard de Sculley. « Comment John peut-il me faire ça ? Il m’a trahi. » Puis il changea du tout au tout. Peut-être aurait-il dû prendre le temps pour restaurer la confiance qu’il y avait entre eux deux. « Mon amitié pour John est plus importante que tout le reste et je crois que je devrais porter tous mes efforts à la sauver. »

Le putsch

Jobs ne pouvait supporter qu’on lui refuse quoi que ce soit. Il se rendit donc dans le bureau du P-DG, début mai 1985, pour lui demander un peu de temps, histoire de lui montrer qu’il pouvait diriger l’équipe Macintosh. Il voulait leur prouver qu’il serait un manager efficace. Mais Sculley resta intraitable. Jobs changea donc de tactique : il réclama la démission de son aîné : « Je crois que tu t’es essoufflé, John. Tu étais vraiment bon la première année et tout était miraculeux. Mais ce n’est plus le cas. » Sculley, qui était d’un naturel assez calme, perdit patience et se mit à crier que Jobs avait été incapable de finaliser le système du Macintosh, de sortir de nouveaux modèles ou de ramener des clients. L’entrevue tourna à l’aigre ; ce fut à celui qui crierait le plus fort, chacun reprochant à l’autre d’être le plus mauvais dirigeant de la planète. Quand le jeune homme s’en alla en claquant la porte, l’aîné tourna le dos à la paroi vitrée de son bureau, derrière laquelle le reste de l’équipe avait assisté à l’escarmouche, et ne put retenir ses larmes.

La crise prit fin le mardi 14 mai, quand l’équipe Macintosh fit sa présentation trimestrielle à Sculley et aux autres dirigeants d’Apple. Jobs n’avait toujours pas abandonné le commandement, et il était prêt à mordre quand il arriva dans la salle. Il commença par se disputer avec Sculley quand il fut question de définir la mission première du département. Jobs disait que c’était de vendre le plus de Macintosh possible ; Sculley, que c’était de défendre les intérêts de la compagnie dans sa globalité. Comme de coutume, il y avait très peu de collaboration entre les équipes. Le Macintosh devait recevoir un nouveau lecteur de disquette qui était différent de celui développé dans le département Apple II. Le débat, qui devait durer quelques minutes, se prolongea pendant une heure entière.

Jobs décrivit ensuite les projets en cours : un Mac plus puissant qui prendrait la place du Lisa mort-né, et un logiciel appelé FileServer, qui permettrait au Macintosh de partager des fichiers sur un réseau. Mais Sculley apprit ce jour-là qu’ils auraient du retard. Il critiqua vertement les prévisions marketing de Murray, reprocha à Bob Belleville, le chef du service développement, de ne pas savoir tenir les délais, et le management totalement erratique de Jobs. Malgré cela, le jeune homme termina son intervention par une doléance personnelle : qu’on lui donne une chance de se rattraper. Sculley refusa.

Ce soir-là, le capitaine emmena ses pirates dîner au Nina’s Café à Woodside. Jean-Louis Gassée était en ville, pour préparer, à la demande de Sculley, la reprise du département Macintosh ; le cofondateur d’Apple l’invita à passer la soirée avec eux. Bob Belleville proposa de trinquer « à tous ceux qui comprennent ce qu’est “le monde selon Steve” ». Cette phrase – « le monde selon Steve » – avait été utilisée par d’autres d’une façon péjorative, qui se moquaient de son champ de distorsion de la réalité. Quand tout le monde fut parti, Belleville monta avec Jobs dans sa Mercedes et le pressa de lancer les hostilités contre Sculley. Il fallait avoir sa peau.

 

Jobs était manipulateur ; il pouvait en effet flatter, charmer à loisir. Mais il n’était ni un grand stratège, ni un dissimulateur. Il n’avait pas la patience de quêter les faveurs des gens. « Steve n’a jamais été un tacticien. Ce n’était ni dans ses gènes ni dans son âme », affirme Jay Elliot. En outre, il était bien trop arrogant pour s’abaisser à faire des ronds de jambe à qui que ce soit. Par exemple, lorsqu’il avait demandé le soutien de Del Yocam, il n’avait pu s’empêcher de lui dire qui aurait été un meilleur directeur des opérations que lui.

Quelques mois plus tôt, Apple avait obtenu le droit de vendre des Macintosh en Chine et Jobs avait été invité à signer le contrat au Grand Palais du Peuple durant le week-end du Memorial Day. Lorsqu’il en avait parlé à Sculley, celui-ci avait répondu qu’il voulait y aller lui-même – ce qui convenait parfaitement à Jobs. Il ferait donc son putsch pendant son absence… La semaine précédant le Memorial Day, il mit beaucoup de gens dans la confidence, préparant son attaque.

Sept jours en mai 1985

Jeudi 23 mai : Lors de la réunion hebdomadaire avec ses lieutenants du département Macintosh, Jobs expliqua comment il comptait se débarrasser de Sculley. Il fit un tableau pour leur montrer la future réorganisation de la société. Il avertit aussi Jay Elliot, le directeur des ressources humaines, qui lui répondit sans détour que son plan ne fonctionnerait pas. Elliot avait parlé à divers administrateurs, pour les convaincre de prendre la défense de Jobs, malheureusement il avait découvert que la grande majorité soutenait Sculley. Mais Jobs ne voulut rien entendre. Il révéla même son plan à Gassée, durant une promenade sur le parking, malgré le fait que le Français était venu de Paris pour lui prendre sa place. « J’ai commis l’erreur de lui en parler », confia Jobs avec amertume des années plus tard.

Le soir, l’avocat conseil Al Eisenstat organisait un barbecue chez lui pour Sculley et Gassée, avec leurs épouses respectives. Quand Gassée informa Eisenstat que Jobs fomentait un coup d’État, il lui conseilla de prévenir l’intéressé. « J’ai entraîné John à l’écart, raconte Gassée, je lui ai mis le doigt sur le sternum et lui ai dit : “Si tu pars demain pour la Chine, tu vas te retrouver éjecté d’Apple, mon pote. Steve va te voler ton fauteuil.” »

 

Vendredi 24 mai : Sculley annula son voyage et décida de confondre Jobs lors de la réunion du comité de direction le vendredi matin. Jobs arriva en retard et découvrit que le siège qu’il occupait d’ordinaire à côté du P-DG était pris. Il s’installa à l’autre bout de la table. Il était en costume Wilkes Bashford et avait l’air volontaire de celui qui s’apprêtait à monter au front. Sculley était tout pâle. Il annonça qu’il avait annulé son voyage pour résoudre un problème qui empoisonnait tout le monde.

— J’ai appris que tu voulais me jeter dehors, déclara-t-il en regardant Jobs droit dans les yeux. J’aimerais savoir si c’est vrai.

Jobs fut pris de court. Mais il n’était pas du genre à faire marche arrière. Il plissa les paupières d’un air mauvais et vrilla son regard dans celui du P-DG.

— Je pense que tu es néfaste pour cette entreprise, et que tu n’es pas la bonne personne pour la diriger. Tu devrais t’en aller. Tu n’as pas les compétences et tu ne les auras jamais.

Il reprocha à nouveau à Sculley de ne rien comprendre aux ordinateurs, et il ajouta dans un accès d’égocentrisme :

— Je t’ai fait venir pour que tu m’aides à grandir, mais tu n’as rien fait pour moi.

Devant une assemblée statufiée, Sculley perdit son sang-froid. Sous l’effet de la colère, il se mit à bégayer comme lorsqu’il était enfant.

— Je n’ai p-plus c-confiance en t-toi, et c’est r-rédhibitoire p-pour m-moi !

Quand Jobs assura qu’aux commandes, il serait meilleur que lui, le P-DG le prit au mot. Il demanda un vote immédiat. « Il a eu une idée de génie, reconnut plus tard Jobs. Il a profité du fait qu’on était devant le comité de direction. “C’est moi ou Steve. Votez, messieurs !” Il a présenté la chose de telle façon que celui qui votait pour moi passait pour un crétin fini. »

Brusquement, l’assemblée, muette jusque-là, s’agita. Del Yocam fut le premier à s’exprimer. Il commença par dire qu’il aimait beaucoup Jobs, il voulait qu’il continue à participer à l’essor de la société, mais déclara, malgré le regard assassin du jeune homme, qu’il « respectait » Sculley. Et qu’il votait pour qu’il continue à diriger Apple. Eisenstat regarda Jobs bien en face et tint à peu près le même discours. Regis McKenna, qui siégeait en consultant extérieur, s’adressa directement à Jobs et lui répéta ce qu’il lui avait déjà dit : « Tu n’es pas prêt à diriger cette société. » Tous les autres votèrent pour Sculley. Pour Bill Campbell, le choix fut cornélien. Il aimait réellement beaucoup Jobs et n’appréciait guère l’ancien président de Pepsi-Cola. Sa voix tremblota quand il dit au jeune homme toute son affection. Même s’il optait pour Sculley, il exhorta les deux hommes à trouver un accord et à donner un rôle à Jobs au sein de la société. « On ne peut pas laisser partir Steve. »

Jobs était atterré. « Maintenant les choses sont claires », et il s’en alla en claquant la porte. Personne ne bougea de son siège.

Il retourna dans son bureau, rassembla son ancienne garde de fidèles et pleura. Il devait quitter Apple. Au moment où il sortait de la pièce, Debi Coleman le retint. Tout le monde le fit asseoir en lui disant de ne rien précipiter. Il avait le week-end pour réfléchir. Peut-être y avait-il un moyen de ne pas faire exploser la société.

Sculley était abattu par sa victoire. Comme un guerrier blessé, il alla se réfugier dans le bureau de Al Eisenstat et lui demanda de l’emmener faire un tour.

— Je ne sais pas comment je vais surmonter ça, se lamenta-t-il, une fois à bord de la Porsche de l’avocat. (Voyant l’air perplexe d’Eisenstat, il précisa :) Je crois que je vais donner ma démission.

— Tu ne peux pas faire ça. Apple volerait en morceaux.

— Je jette l’éponge. Je ne crois pas être l’homme qu’il faut pour la société. Tu veux bien appeler le conseil d’administration pour les prévenir ?

— Entendu. Mais je crois que tu dramatises trop. Tu dois lui tenir tête.

Puis il le raccompagna chez lui. Leezy, la femme de Sculley, s’étonna de le voir rentrer si tôt du bureau.

— J’ai échoué, lui annonça-t-il.

Leezy était une femme impulsive qui n’avait jamais porté Jobs dans son cœur ; elle détestait voir son mari lui courir après. En apprenant ce qui s’était produit, elle sauta dans sa voiture et fonça chez Apple. On lui apprit que Jobs était parti au Good Earth. Elle s’y rendit au pas de charge et le coinça sur le parking au moment où il sortait du restaurant avec Debi Coleman et quelques fidèles.

— Steve, je peux te parler ? (Jobs resta bouche bée.) As-tu la moindre idée de la chance que tu as eue de connaître quelqu’un d’aussi bien que John ? (Elle le dévisagea avec défi. Jobs détourna les yeux.) Regarde-moi quand je te parle !

Mais quand Jobs le fit – en lui retournant ce regard intense dont il avait le secret – elle battit en retraite : « C’est bon, j’en ai assez vu… Quand je regarde les yeux de quelqu’un, je vois une âme. Mais chez toi, tout ce que je vois, c’est un puits sans fond, un trou noir. Le vide de la mort. »

Puis elle tourna les talons et le laissa sur place.

 

Samedi 25 mai : Mike Murray passa chez Jobs à son hacienda de Woodside pour prendre des nouvelles. Il fallait qu’il accepte de quitter la direction de l’équipe Mac et de lancer l’AppleLabs. Jobs sembla presque convaincu. Mais d’abord, il voulait faire la paix avec Sculley. Il appela donc le P-DG, tout miel. Pouvaient-ils se voir dans l’après-midi ? Ils feraient une promenade dans les collines derrière l’université de Stanford, comme au bon vieux temps… Peut-être trouveraient-ils le moyen de dénouer tout ça ?

Jobs ignorait que Sculley avait eu l’intention la veille de démissionner. Mais cela n’avait plus d’importance. Il avait changé d’avis durant la nuit. Il restait. Et malgré l’altercation de la veille, il voulait toujours avoir l’estime de Jobs. Il accepta donc le rendez-vous le lendemain après-midi.

Jobs songeait peut-être à une réconciliation, mais cela ne se vit pas au choix du film qu’il avait décidé de voir la veille avec Murray : Patton. L’odyssée épique d’un général qui refuse de se rendre. Mais il avait prêté la cassette vidéo à son père qui, pendant la guerre, avait transporté les troupes du général ; alors Jobs retourna jusqu’au lotissement de son enfance récupérer la cassette. Ses parents étaient absents et il n’avait pas la clé. Il fit le tour de la maison avec Murray, à la recherche d’une porte ou d’une fenêtre ouverte – mais en vain. Le vidéo club n’avait pas le film, alors ils se rabattirent sur un autre titre presque autant de circonstance : Trahisons conjugales.

 

Dimanche 26 mai : Comme prévu, Jobs et Sculley se retrouvèrent, l’après-midi, sur le campus de Stanford et marchèrent plusieurs heures au milieu des collines et des prés où galopaient des chevaux. Jobs plaida encore sa cause ; il fallait lui donner un poste décisionnel à Apple. Sculley resta inflexible. Cela ne fonctionnera pas, répétait-il. Il le supplia d’accepter ce poste de conception de produits du futur et de créer l’AppleLabs, mais Jobs refusa. Il ne voulait pas être une potiche. Niant totalement la réalité, avec un aplomb inconcevable pour quelqu’un d’autre que Jobs, il contre-attaqua en suggérant à Sculley d’abandonner le navire et de lui donner la barre. « Tu pourrais être président d’honneur et je serais le P-DG, qu’en penses-tu ? » Sculley fut saisi. Jobs y croyait donc encore ?

— Steve, cela n’a aucun sens. C’est absurde.

Jobs proposa alors un partage des responsabilités. Sculley s’occuperait de la partie financière et commerciale, et lui du développement des produits. Le conseil d’administration avait non seulement confirmé Sculley dans ses fonctions, mais lui avait demandé de faire marcher Jobs au pas.

— Une seule personne doit diriger la boîte. Et j’ai la confiance du conseil, pas toi.

À la fin, les deux hommes se serrèrent la main. Et Jobs accepta de prendre en considération ce poste de « visionnaire du futur ».

Sur le chemin du retour, Jobs s’arrêta chez Markkula. Il n’était pas chez lui, alors il lui laissa un message, le conviant à venir dîner le lendemain soir. Il comptait inviter aussi sa garde prétorienne. Il espérait convaincre Markkula que c’était de la folie de laisser les rênes à Sculley.

 

Lundi 27 mai : Le Memorial Day. C’était une belle journée chaude et ensoleillée. Le noyau dur de l’équipe Mac – Debi Coleman, Mike Murray, Susan Barnes, Bob Belleville – arriva une heure plus tôt à l’hacienda pour préparer la stratégie. Ils s’installèrent tous dans le patio. Debi était de l’avis de Murray : il devait accepter l’offre d’être le visionnaire d’Apple et lancer l’AppleLabs. De tous ses fidèles, Debi Coleman était la plus réaliste. Dans le nouvel organigramme, Sculley l’avait promue directrice du département production, parce qu’il savait qu’elle était loyale envers Apple, et pas uniquement envers Jobs. Les autres étaient un peu plus dans les nuages. Ils voulaient demander à Markkula de valider un nouvel organigramme qui plaçait Jobs à la tête d’Apple, sinon à la direction générale du département recherche et développement.

Lorsque Markkula fut là, il accepta d’écouter leurs revendications, à une condition : Jobs devait se taire. « Je voulais entendre l’opinion de l’équipe, et non pas voir Steve les pousser à la mutinerie. » Comme le temps se rafraîchissait, ils rentrèrent dans la maison à peine meublée et tout le monde prit place devant la cheminée. Le cuisinier prépara une pizza végétarienne au blé complet, qui fut servie sur la table de jeu. Markkula préféra picorer des cerises que Jobs gardait dans un cageot. L’ancien P-DG d’Apple empêcha la conversation de dévier en un feu nourri de diatribes et se concentra sur les problèmes de management. Pourquoi le FileServer n’était-il toujours pas prêt ? Pourquoi l’équipe Mac avait-elle du mal à apporter les modifications qu’on leur demandait ? Quand tout le monde se fut expliqué, Markkula donna son point de vue. « Je leur ai dit que je n’étais pas d’accord avec la restructuration de Steve et que les jeux étaient faits. Sculley était le patron. Ils étaient fous de rage, ils voulaient lancer une fronde générale, mais c’était comme ça. Ils devaient s’y faire. »

Pendant ce temps, Sculley cherchait conseil aussi de son côté. Devait-il céder aux demandes de Jobs ? Tout le monde tombait des nues. Comment pouvait-il ne serait-ce qu’y penser ? Le simple fait de se poser la question le rendait pitoyable et trahissait encore toute l’affection qu’il avait pour le jeune homme. « Tu as notre soutien, lui répéta un administrateur influent, mais nous voulons que tu aies une poigne de fer, on ne veut plus voir Jobs au moindre poste décisionnel. »

 

Mardi 28 mai : Les épaules redressées par les coups d’éperon de ses supporters, le torse gonflé de colère depuis que Markkula lui avait appris que Jobs avait essayé de le rallier à sa cause la veille au soir, Sculley débarqua dans le bureau de Jobs pour la curée. C’était fini. Jobs devait prendre la porte. Puis il se rendit chez Markkula pour lui soumettre le nouvel organigramme. Markkula posa une foule de questions et finalement donna sa bénédiction. Lorsque Sculley rentra au bureau, il appela un à un tous les autres membres du conseil d’administration, pour s’assurer qu’il avait toujours leur soutien. Oui, il l’avait.

À ce moment-là, il appela Jobs pour être sûr qu’il s’était bien fait comprendre : le conseil avait validé sa réorganisation des services qui aurait lieu cette semaine. Gassée assurerait la direction de sa chère équipe de pirates ainsi que celle des autres produits Apple. Il n’y avait plus de place pour lui. Sculley se montra néanmoins magnanime. Il lui proposa d’être président d’honneur et de rester le visionnaire maison, mais il n’aurait plus aucune responsabilité décisionnelle. On ne lui parlait même plus de fonder l’AppleLabs.

C’était la fin. Il n’y avait plus de recours possible, plus moyen de déformer la réalité. Il fondit en larmes et appela ses amis – Bill Campbell, Jay Elliot, Mike Murray et les autres. Murray était en communication avec sa femme partie à l’étranger, quand la standardiste interrompit la conversation pour annoncer un appel urgent.

— J’espère que c’est vraiment le cas, lâcha l’épouse à la standardiste.

— Ça l’est, répondit Jobs.

Quand Jobs eut Murray en ligne, il pleurait.

— C’est fini.

Et il raccrocha.

Murray, craignant que Jobs ne fasse une bêtise, rappela aussitôt. Pas de réponse. Il fila à l’hacienda de Woodside. Il frappa à la porte. Toujours pas de réponse. Il fit le tour de la maison, grimpa l’escalier et regarda à la fenêtre de la chambre. Jobs était allongé sur le lit dans sa chambre spartiate. Il laissa entrer Murray et les deux hommes parlèrent jusqu’à l’aube.

Mercredi 29 mai : Jobs trouva enfin une cassette de Patton. Il la regarda le mercredi soir, mais Murray lui dit qu’il devait s’ôter de la tête l’idée de repartir au combat. Il lui conseilla de venir à l’assemblée du vendredi où Sculley devait présenter la nouvelle organisation des services. Il n’avait d’autre choix que de jouer le bon petit soldat. Le temps du général renégat était révolu.

L’effet boule de neige

Jobs se faufila au fond de la salle au moment où Sculley allait présenter aux troupes la nouvelle chaîne de commandement. Il y eut plusieurs regards en coin dans sa direction, mais peu de gens le saluèrent, et aucun ne lui montra le moindre signe d’affection. Jobs observait fixement le P-DG. « Un regard chargé de mépris, se souvient encore Sculley. Intense. Comme des rayons X qui vous transperçaient jusqu’aux os, qui allaient fouiller ce qu’il y avait de plus intime et de plus fragile en vous. » Un instant, Sculley, oubliant le regard assassin de Jobs au dernier rang, songea au temps de leur amitié d’antan, quand l’année passée ils s’étaient rendus ensemble à Cambridge dans le Massachusetts pour rencontrer Edwin Land – Land, le héros de Jobs, l’homme qui avait inventé le Polaroid et qui avait été chassé de sa propre entreprise comme un malpropre. Cette idée révoltait Jobs : « Tout ça parce qu’il a perdu quelques millions de dollars, ils lui ont volé sa société. » Et maintenant, c’était au tour de Sculley de spolier Jobs.

Sculley poursuivit sa présentation, ignorant toujours Jobs avec superbe. Au moment de dévoiler le nouvel organigramme, il présenta Jean-Louis Gassée ; c’était le nouveau directeur des départements Macintosh et Apple II réunis. Sur le diagramme, une petite case était étiquetée « Président » mais aucune ligne ne la reliait aux restes du schéma, ni à Sculley, ni à personne d’autre. Le P-DG annonça rapidement que, à ce poste, Jobs serait le « visionnaire planétaire ». Mais il continua de faire comme si Jobs n’était pas dans la salle. Il y eut quelques applaudissements gênés.

Hertzfeld, apprenant la nouvelle, fit un saut au siège d’Apple, ce qui lui arrivait très rarement depuis qu’il avait démissionné. Il voulait soutenir ce qui restait de la dream team. « Comment le conseil d’administration pouvait-il chasser Steve, lui qui était l’âme et le corps de la société – même s’il était parfois difficile à vivre ? C’était inconcevable. Quelques gars de l’équipe Apple II, qui n’avaient pas apprécié l’attitude méprisante de Jobs à leur égard, se réjouissaient de son départ, quelques autres se félicitaient de ce remue-ménage qui allait leur offrir des opportunités d’avancement, mais la plupart des employés d’Apple étaient tristes, et inquiets pour l’avenir. » Hertzfeld espéra que Jobs allait fonder l’AppleLabs. Et il se surprit à rêver de revenir travailler avec son ancien patron. Mais cela n’arriva pas.

Jobs resta cloîtré chez lui les jours suivants, volets baissés, le téléphone sur répondeur, ne voyant que sa fiancée, Tina Redse. Pendant des heures, il écoutait ses enregistrements pirates de Bob Dylan, en particulier « The Times They Are A-Changin ». Seize mois plus tôt, il avait lu le second couplet lorsqu’il avait dévoilé le Macintosh aux actionnaires. Le texte finissait par cette note d’espoir : « For the loser now/ Will be later to win… »

Une équipe de sauvetage débarqua le dimanche soir, menée par Andy Hertzfeld et Bill Atkinson. Jobs mit un temps fou à répondre à leur tambourinement à la porte. Il les conduisit dans une pièce à côté de la cuisine où il y avait quelques meubles. Avec l’aide de Tina, il servit le repas végétarien qu’il avait commandé.

— Alors que s’est-il passé ? demanda Hertzfeld. C’était aussi moche que ça ?

— Pire encore. Pire que tout ce que tu peux imaginer.

Sculley l’avait poignardé dans le dos ! Sans lui, Apple était mort. Son rôle de président était une fonction de pur apparat. Il était éjecté de son bureau à Bandley 3 et se retrouvait dans un placard, dans un petit bâtiment vide que tous surnommaient « Siberia2 ». Hertzfeld chassa la morosité en évoquant le bon vieux temps, et tout le monde y alla de ses souvenirs.

Dylan avait sorti, plus tôt dans la semaine, un nouvel album, Empire Burlesque, et Hertzfeld s’était empressé de l’acheter. Il l’installa sur la platine de la chaîne hifi de Jobs. La chanson la plus remarquable, « When the Night Comes Falling From the Sky3 », avec son message apocalyptique, semblait appropriée pour la soirée, mais Jobs ne l’aima pas. Elle sonnait disco et il déclara que Dylan était sur la pente descendante depuis Blood on the Tracks. Alors Hertzfeld posa la tête de lecture sur la dernière chanson de l’album, « Dark Eyes » qui était un morceau purement acoustique où Dylan jouait de la guitare et de l’harmonica. La chanson était lente et mélancolique, dans la veine du grand Dylan d’antan. Mais Jobs la détesta aussi. Il n’eut pas même envie d’écouter le reste du disque.

L’abattement de Jobs était compréhensible. Sculley avait été autrefois comme un père pour lui. Comme Markkula. Comme Arthur Rock. Et cette semaine, les trois l’avaient abandonné. « Cela ravivait sa vieille blessure d’enfance, expliqua son ami l’avocat George Riley. Cet abandon est au cœur de sa mythologie personnelle, et c’est ce qui, selon lui, le définit aux yeux du monde. » Quand il a été rejeté par ses figures paternelles, c’est comme si on l’abandonnait une deuxième fois. « J’ai eu l’impression de recevoir un coup de poing dans le ventre. J’étais sonné ; je n’arrivais plus à respirer », me confiera plus tard Jobs.

Perdre le soutien d’Arthur Rock fut particulièrement douloureux. « Arthur était un second père pour moi. Il m’avait pris sous son aile. » Rock l’avait initié à l’opéra, avec sa femme Toni, il l’avait hébergé à San Francisco et à Aspen. Jobs, qui n’avait jamais été du genre à faire des cadeaux, avait toujours un petit présent pour eux. Il leur avait rapporté un walkman Sony à son retour du Japon. « Je me souviens qu’un jour alors que nous traversions San Francisco en voiture, je lui ai dit : “Ce bâtiment de la Bank of America est vraiment une horreur” et il m’avait répondu : “Pas du tout, c’est un chef-d’œuvre.” Il m’avait alors fait un cours sur l’architecture ; et il avait raison, évidemment. » Des années plus tard, les yeux de Jobs s’emplissaient encore de larmes à ce souvenir. « Et il a préféré Sculley à moi. Cela m’a vraiment fichu par terre. Jamais je n’aurais cru qu’il m’abandonnerait. »

Le plus insupportable, c’était que sa chère société était désormais aux mains d’un type qu’il considérait comme un incapable. « Le conseil a jugé que je n’étais pas apte à diriger Apple, c’est leur droit le plus strict. Mais ils ont commis une grosse erreur. Ils auraient dû dissocier les deux problèmes : que faire de moi, et que faire de John. Ils auraient dû le foutre à la porte, même s’ils ne me pensaient pas de taille à diriger l’entreprise. » Même si la déception s’estompa, sa colère contre Sculley ne tarit jamais. Des amis communs tentèrent un rapprochement, en vain. Un soir vers la fin de l’été 1985, Bob Metcalfe, qui avait co-inventé l’Ethernet quand il travaillait au Xerox PARC, invita les deux hommes pour pendre la crémaillère de sa nouvelle maison de Woodside. « Ce fut un fiasco, raconte-t-il. John et Steve se tenaient aux deux extrémités de la maison, et ils ne se sont pas adressé la parole. J’ai compris que la brouille était définitive. Steve est peut-être un génie, mais parfois c’est un vrai connard avec les gens. »

La situation empira quand Sculley annonça publiquement que Jobs n’avait plus aucune influence dans la société, même s’il en avait le titre de président. « Il n’y a pas de place pour Steve Jobs chez Apple, que ce soit aujourd’hui ou demain. Et j’ignore ce qu’il va faire de sa vie. » Il y eut quelques hoquets de stupeur dans la salle.

Peut-être qu’aller en Europe l’aiderait à faire passer la pilule, se disait Jobs. En juin donc, il se rendit à Paris, où il donna une conférence à une Apple Expo et fut invité à un dîner donné en l’honneur du vice-président George Bush. Puis il partit pour l’Italie, avec Tina Redse, et visita la Toscane. Il acheta une bicyclette, fit de longues promenades en solitaire. À Florence, il admira l’architecture de la ville et la qualité des matériaux de construction. Il eut un coup de foudre pour les dalles au sol qui provenaient de la carrière Il Casone des environs de Firenzuola. Les dalles étaient d’un gris bleuté particulièrement apaisant, à la fois élégant et chaleureux. Vingt ans plus tard, il ordonnera que les sols des Apple Store soient dallés avec ces pierres.

L’Apple II venait tout juste d’être commercialisé en Russie, alors Jobs se rendit à Moscou, où il retrouva Al Eisenstat. Comme Washington tardait à signer l’autorisation d’exportation du Macintosh et de ses logiciels, ils prirent rendez-vous avec Mike Merwin, l’attaché commercial de l’ambassade américaine, pour faire accélérer le processus. Merwin expliqua qu’il y avait des règlements très stricts concernant le partage de technologie avec les Soviétiques. Jobs était agacé. À Paris, le vice-président Bush l’avait encouragé à vendre des ordinateurs en Russie pour « lancer la révolution par le bas ». Pendant qu’ils dînaient avec Merwin dans un restaurant géorgien, Jobs continua sa diatribe. « Comment vendre des micro-ordinateurs aux Russes pourrait-il violer nos lois américaines alors que cela sert de façon si manifeste nos intérêts ? En leur mettant des Mac dans les mains, ils vont pouvoir imprimer leurs journaux dissidents ! »

Jobs montra à Moscou son côté passionné quand il se lança dans un panégyrique enflammé pour Trotski, le grand révolutionnaire qui avait été assassiné par Staline. À un moment, l’agent du KGB qui leur avait été assigné demanda à Jobs de réduire sa ferveur. « Nous préférons ne pas parler de Trotski, expliqua-t-il. Nos historiens ont étudié son cas, et nous ne pensons plus que c’était un grand homme. » Cela ne freina pas Jobs pour autant. Lorsqu’ils donnèrent une conférence à l’université de Moscou pour parler des ordinateurs, Jobs recommença à faire l’éloge de Trotski. Jobs avait de l’empathie pour tous les révolutionnaires du monde.

Jobs et Eisenstat assistèrent à la fête du 4-Juillet, à l’ambassade américaine. Dans sa lettre de remerciement adressée à l’ambassadeur Arthur Hartmann, Eisenstat annonçait que Jobs avait l’intention d’intensifier l’implantation d’Apple en Russie dans l’année à venir. « Nous sommes très tentés de revenir à Moscou en septembre prochain. » Pendant un moment de grâce, il sembla que les espoirs de Sculley finiraient par se réaliser… Jobs allait endosser son rôle de « visionnaire planétaire » de la compagnie. Mais la lumière fut de courte durée. Les événements de septembre ne furent pas ceux escomptés.

1- « Mac in a book », d’où, plus tard, le Macbook. (N.d.T.)

2- Sibérie. (N.d.T.)

3- « Quand la nuit tombe du ciel. » (N.d.T.)