CHAPITRE QUARANTE ET UN

HÉRITAGE

« Jusqu’au ciel le plus brillant de l’invention »

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Lors de la Macworld Expo de 2006, devant la photo de Jobs et Wozniak trente ans plus tôt.

FireWire

La personnalité de Jobs se reflétait dans ses produits. Le cœur de la philosophie d’Apple, depuis le Macintosh originel à l’iPad, une génération plus tard, à savoir l’intégration de bout en bout du matériel et du logiciel, se retrouvait chez Steve Jobs lui-même : sa personnalité, ses passions, son perfectionnisme, ses démons, ses désirs, son talent artistique, sa diablerie et son obsession du contrôle étaient intimement mêlés à son approche des affaires et à la conception de ses produits révolutionnaires.

Le champ de la théorie unifiée qui liait la personnalité de Jobs à ses produits débutait avec son trait de caractère le plus saillant : son intensité. Ses silences pouvaient être aussi tranchants que ses diatribes. Il avait appris à fixer les gens sans cligner des yeux. Parfois, cette intensité avait cette touche d’innocence du geek passionné, comme lorsqu’il expliquait la profondeur de la musique de Bob Dylan ou la raison pour laquelle son nouveau produit était la création la plus incroyable qu’Apple ait jamais réalisée. D’autres fois, elle pouvait être terrifiante, par exemple lorsqu’il fulminait contre Google ou Microsoft et les accusait de vouloir détruire Apple.

Cette intensité favorisait sa vision binaire du monde. Ses collègues connaissaient sa dichotomie héros/vilains. Vous pouviez être l’un ou l’autre, parfois les deux dans une même journée. Une partition identique était appliquée aux produits, aux idées, et même à la nourriture. Un aliment était décrété « le meilleur du monde » ou rejeté comme immangeable, écœurant, dégoûtant. Résultat, la moindre faille pouvait donner lieu à un sermon. La finition d’une pièce de métal, la courbure d’une tête de vis, la teinte du bleu d’un boîtier, le mode de navigation sur un écran étaient d’abord considérés comme « totalement nuls » jusqu’à ce que le patron les déclare « absolument parfaits ». Il se voyait comme un artiste – à juste titre – et en avait adopté le tempérament ombrageux.

Sa quête de perfection avait engendré un besoin obsessionnel de contrôler toute la chaîne de fabrication. Il avait de l’urticaire, quand il voyait les superbes logiciels d’Apple équiper le matériel médiocre d’autres fabricants. Il était tout aussi allergique à l’idée que des applications ou des contenus non validés entachent la perfection d’un produit Apple. Pour intégrer logiciel, matériel et contenu dans un système unifié, un seul maître mot : la simplicité. L’astronome Johannes Kepler déclarait : « La nature aime la simplicité et l’unité. » Tout comme Jobs.

Cet instinct pour les architectures intégrées l’avait clairement positionné d’un côté de la ligne de partage du monde numérique : systèmes ouverts/ systèmes fermés. Les hackers, en dignes représentants de la philosophie du Homebrew Computer Club, étaient des ardents partisans des plateformes ouvertes, où le contrôle était quasi inexistant, où les gens pouvaient modifier le matériel et les programmes à leur gré, partager du code, écrire pour des standards opensource, contourner les logiciels propriétaires et avoir des applications compatibles avec toutes sortes d’appareils et de systèmes d’exploitation. Le jeune Wozniak appartenait à ce camp : l’Apple II qu’il avait conçu était facile à ouvrir et comportait de nombreux logements pour cartes d’extension pour connecter ce que bon vous semblait. Avec le Macintosh, Jobs était devenu le père fondateur de l’autre camp. Le Macintosh serait un appareil au matériel et au logiciel intimement liés et fermé à toute modification. Le plaisir du hacker était sacrifié dans le but de créer une expérience simple et fluide pour l’utilisateur.

Ce cheval de bataille incita Jobs à décréter que l’OS du Macintosh ne serait accessible à aucune autre société de matériel. Microsoft adopta la position inverse, ouvrant la licence de Windows à tout vent. Une stratégie qui ne donna pas naissance aux ordinateurs les plus élégants, mais qui permit à Microsoft de dominer l’univers des systèmes d’exploitation. Pendant que les parts de marché d’Apple chutaient à moins de 5 pour cent, l’approche de Microsoft était le grand vainqueur du secteur de l’informatique personnelle.

À long terme, cependant, le modèle d’Apple présentait indéniablement des avantages. Même avec une part de marché restreinte, la Pomme maintenait d’importantes marges, tandis que les autres fabricants perdaient toute identité. En 2010, par exemple, Apple ne représentait que 7 pour cent des revenus du marché de l’ordinateur personnel, mais récoltait 35 pour cent des bénéfices.

Plus significatif, au début des années 2000, l’insistance de Jobs pour l’intégration globale conduisit la firme de Cupertino à développer sa stratégie de foyer numérique, permettant de connecter facilement votre ordinateur de bureau à une foule d’appareils portables. L’iPod, notamment, faisait partie d’un système clos et soigneusement intégré. Pour s’en servir, il fallait utiliser le logiciel d’Apple iTunes et télécharger des contenus de l’iTunes Store. Résultat, l’iPod, comme l’iPhone et l’iPad qui suivraient, était merveilleusement élégant, comparé aux produits concurrents grossiers, loin d’offrir une convivialité optimale à l’utilisateur.

La stratégie fut payante. En mai 2000, la valeur d’Apple sur le marché correspondait à un vingtième de celle de Microsoft. En mai 2010, Apple surpassait Microsoft, devenant la société la plus rentable du secteur technologie, et en septembre 2011, elle valait 70 pour cent de plus que le Goliath de Seattle. Au premier trimestre 2011, le marché des PC Windows avait chuté de 1 pour cent, pendant que celui des Mac augmentait de 28 pour cent.

La bataille faisait alors rage dans l’univers des appareils portables. Google adopta l’approche ouverte, rendant son Android accessible à n’importe quel fabricant de tablettes ou de mobiles. En 2011, sa part de marché concurrençait celle d’Apple. L’inconvénient de l’ouverture d’Android était la fragmentation induite. De multiples fabricants de combinés et tablettes modifièrent Android et créèrent une douzaine de variantes, rendant difficiles le maintien de l’intégrité des applications ainsi que l’utilisation pleine et entière de leurs caractéristiques. Les deux approches avaient leurs avantages. Certains appréciaient la liberté des systèmes ouverts et du choix du matériel. D’autres préféraient l’intégration et le contrôle minutieux d’Apple, qui leur offraient des produits aux interfaces simples, avec des batteries à la durée de vie plus longue, une grande convivialité et une gestion aisée des contenus.

Revers de l’approche de Jobs : dans son désir de plaire à l’utilisateur, il avait réduit son champ d’action. Parmi les plus farouches défenseurs de l’environnement ouvert, Jonathan Zittrain, d’Harvard. Il débutait son livre The Futur of the Internet – And How to Stop It1 avec la scène de présentation de l’iPhone par Jobs, et avertissait ses lecteurs des dangers du remplacement de l’ordinateur personnel par des « applications stériles soumises à un réseau de contrôle ». Plus fervent encore, Cory Doctorow, auteur d’un manifeste intitulé « Pourquoi je n’achèterai pas un iPad » pour le blog BoingBoing. « On ressent beaucoup de réflexion et d’intelligence dans le design, mais aussi un mépris palpable pour l’utilisateur. Acheter un iPad à vos enfants n’est pas le meilleur moyen pour eux de découvrir qu’ils peuvent refaire le monde. C’est plutôt une manière de dire à votre progéniture que même le changement de la batterie doit être laissé aux professionnels. »

Pour Jobs, croire à l’approche intégrée était une question de droiture. « Nous ne faisons pas cela parce que nous sommes des obsédés du pouvoir. Nous le faisons parce que nous voulons créer de grands produits, que nous nous soucions de l’utilisateur, et que nous assumons la responsabilité de l’ensemble de l’expérience, au lieu de fabriquer des appareils médiocres comme les autres. » Il pensait aussi rendre service aux consommateurs : « Les gens sont occupés à donner le meilleur d’eux-mêmes dans leur domaine de compétence, et ils attendent qu’on fasse de même. Ils n’ont pas de temps à perdre. Ils ont autre chose à faire que se préoccuper de la connexion entre leur ordinateur et leurs appareils. »

Cette approche allait parfois à l’encontre des intérêts d’Apple à court terme. Mais dans un monde rempli d’appareils massifs, de logiciels poussifs, incrustés de messages d’erreur et d’interfaces ennuyeuses, Jobs avait créé d’extraordinaires produits et magnifié l’expérience utilisateur. Manier un produit Apple pouvait se révéler aussi sublime qu’arpenter l’un de ces jardins zen de Kyoto que Jobs aimait tant, deux expériences qui n’étaient pas nées sur l’autel de l’ouverture ni issues de l’épanouissement anarchique de milliers de fleurs. Parfois, il est agréable d’être entre les mains d’un maniaque du contrôle.

 

L’intensité de Jobs était tout aussi apparente dans sa capacité à se concentrer. Il établissait les priorités, rivait son attention aiguisée dessus, et évacuait toute distraction. Si un sujet l’intéressait – l’interface utilisateur du Macintosh originel, le design de l’iPod ou de l’iPhone, l’intégration des maisons de disques dans l’iTunes Store – il s’y consacrait corps et âme. Mais tout ce qui risquait de perturber sa concentration – un problème juridique, une difficulté professionnelle, le diagnostic de son cancer, un ennui familial –, il l’ignorait résolument. Cette faculté de discernement lui permettait de faire des choix radicaux et de dire non au superflu. Il avait remis Apple sur les rails en balayant tout, excepté quelques produits clés. Il créa des appareils plus simples en éliminant des boutons, des logiciels plus fluides en réduisant des caractéristiques et des interfaces plus minimalistes en supprimant des options.

Ce discernement et son amour de la simplicité provenaient selon lui de son apprentissage zen. Cette expérience avait affûté son intuition, lui avait appris à se débarrasser de toute distraction ou élément inutile, et fait naître en lui un sens esthétique fondé sur le minimalisme.

Malheureusement, cet apprentissage de la sagesse orientale n’avait généré ni attitude zen ni sérénité intérieure. Jobs demeurait colérique et impatient, deux traits de caractère qu’il ne faisait aucun effort pour cacher. La plupart des gens disposaient d’un régulateur entre l’esprit et la parole, afin de moduler leurs émotions brutes et leurs impulsions agressives. Pas Jobs. Il se faisait un devoir d’afficher une honnêteté tranchante. « Mon boulot est de dire quand quelque chose est nul, au lieu de minimiser le problème. » Une attitude qui faisait de lui un être charismatique et brillant, mais aussi parfois, pour utiliser ses propres termes, « un sale con ».

Andy Herzfeld m’a confié un jour : « Il y a une question à laquelle j’aimerais vraiment que Steve réponde : pourquoi es-tu parfois si malveillant ? » Même les membres de sa famille se demandaient si cela provenait d’une absence de filtre pour l’empêcher de dire tout ce qui lui passait par la tête ou d’une volonté affichée. Jobs prétendait que la première explication était la bonne. « Je suis comme ça. Inutile de me demander d’être ce que je ne suis pas », répondit-il quand je l’interrogeai sur le sujet. Mais je pense qu’il aurait pu se maîtriser s’il l’avait voulu. Quand il blessait les gens, ce n’était pas par manque de « finesse psychologique ». Plutôt le contraire : il jaugeait facilement les personnes, devinait leurs pensées profondes et savait comment les toucher, les cajoler, les blesser si nécessaire.

Cette facette sombre de sa personnalité n’était pas indispensable. Elle le desservait plus qu’autre chose. Même si, dans certains cas, elle lui avait permis d’atteindre ses objectifs. Les dirigeants polis et doucereux, qui évitent de vexer les gens, ne sont généralement pas doués pour imposer de grands changements. Des dizaines d’employés victimes des foudres de Jobs terminaient leur litanie d’horribles histoires en déclarant qu’il les avait poussés à accomplir des prouesses qui défiaient leur propre imagination.

 

La saga de Steve Jobs incarne le mythe de la Silicon Valley : le lancement d’une petite société dans le garage proverbial pour aboutir à l’édification d’un empire technologique. Jobs n’était pas un inventeur au sens strict, mais un maître pour mêler idées, art et technologie et ainsi « inventer » le futur. Il avait conçu le Mac parce qu’il avait compris le potentiel des interfaces graphiques – ce que Xerox avait été incapable de faire – et il avait créé l’iPod, parce qu’il avait envie d’avoir mille chansons dans sa poche – ce que Sony, malgré tous ses atouts et son héritage, n’avait pu accomplir. Certains entrepreneurs innovent parce qu’ils ont une vision globale, d’autres parce qu’ils maîtrisent les détails. Jobs faisait les deux, sans discontinuer. Résultat, il lança une série de produits durant ces trois dernières décennies, qui ont révolutionné des industries entières :

• L’Apple II, avec le circuit imprimé de Wozniak, qui devint le premier ordinateur personnel de grande consommation, et non une machine destinée aux passionnés d’informatique.

• Le Macintosh, qui initia la révolution du micro-ordinateur et popularisa les interfaces graphiques.

• Toy Story et les autres grands succès de Pixar, qui donnèrent naissance au miracle de l’image numérique.

• Les Apple Store, qui réinventèrent le rôle des magasins dans l’identité d’une marque.

• L’iTunes Store, qui donna un nouveau souffle à l’industrie de la musique.

• L’iPhone, qui transforma les téléphones portables en appareils multi-fonctions – baladeur de musique, appareil photo, caméra, boîte à lettres électronique et navigateur Internet.

• L’App Store, qui créa, à lui seul, un nouveau secteur économique : celui de la création d’applications.

• L’iPad, qui lança la tablette électronique et offrit une plateforme aux journaux, magazines, livres et vidéos numériques.

• L’iCloud, qui priva l’ordinateur de son rôle central en gérant à distance les contenus de l’utilisateur et en permettant à ses divers appareils de se synchroniser de façon fluide.

• Et Apple lui-même, que Jobs considérait comme sa plus belle création. Un lieu où l’imagination était nourrie, cultivée, et mise en application de façon si créative que la Pomme était devenue l’une des sociétés les plus prospères de la planète.

Steve Jobs était-il plus intelligent que le commun des mortels ? Non, en tout cas pas notablement. Mais il était un génie. Son imagination était instinctive, imprévisible et, par moments, fulgurante. Jobs était un « génie magicien », pour reprendre les termes du mathématicien Mark Kac, un homme dont les visions venaient de nulle part et découlaient de l’intuition plutôt que d’un processus mental. Tel un pisteur, il absorbait les informations, humait le sens du vent et trouvait le chemin de l’avenir.

Ainsi, Steve Jobs est le chef d’entreprise de notre époque qui aura le plus de chance de rester dans les mémoires d’ici un siècle. L’histoire le placera au panthéon, juste à côté d’Edison et Ford. Plus que n’importe qui à son époque, il a créé des produits totalement innovants, mêlant la puissance de la poésie et des processeurs. Avec une férocité qui pouvait rendre les collaborations avec lui aussi destructrices que passionnantes, il a bâti l’entreprise la plus créative du monde. Et il a réussi à distiller en son cœur la sensibilité artistique, le perfectionnisme et l’imagination qui feraient sans doute de la Pomme, même d’ici plusieurs décennies, l’entreprise la plus prospère, au carrefour des arts et de la technologie.

Ah… encore une petite chose…

Les biographes sont censés avoir le dernier mot. Mais il s’agit de la biographie de Steve Jobs. Même s’il n’avait pas imposé son désir légendaire de contrôle à ce projet, je pressentais que je ne lui rendrais pas justice – lui qui avait le don de se mettre sur le devant de la scène en toute occasion – si je le reléguais au rang d’un simple protagoniste de l’histoire, sans lui laisser dire quelques mots.

Au cours de nos conversations, il me parlait souvent de son espoir quant à l’héritage qu’il laisserait. Voici quelques-unes de ses réflexions, avec ses propres mots :

Ma passion a été de bâtir une entreprise pérenne, où les gens étaient motivés pour fabriquer de formidables produits. Tout le reste était secondaire. Bien sûr, c’était génial de réaliser des profits, parce que cela nous permettait de créer de bons produits. Mais la motivation est le produit, non le profit. John Sculley avait inversé ces priorités, se donnant pour objectif de gagner de l’argent. La différence est subtile, mais au final elle est cruciale, car elle définit tout : les gens qu’on embauche, ceux qu’on promeut, les sujets abordés en réunion.

Certains disent : « Donnez au client ce qu’il souhaite. » Ce n’est pas mon approche. Notre rôle est de devancer leurs désirs. Je crois qu’Henry Ford a dit un jour : « Si j’avais demandé à mes clients ce qu’ils désiraient, ils m’auraient répondu : “Un cheval plus rapide !” » Les gens ne savent pas ce qu’ils veulent tant qu’ils ne l’ont pas sous les yeux. Voilà pourquoi je ne m’appuie jamais sur les études de marché. Notre tâche est de lire ce qui n’est pas encore écrit sur la page.

Edwin Land, l’inventeur du Polaroid, parlait de l’intersection entre les arts et les sciences. J’aime ce point de jonction. Il a une aura magique. De nombreuses personnes créent des innovations – ce n’est donc pas ce qu’il y a de plus marquant dans ma carrière. Si Apple interpelle les gens, c’est parce que notre innovation recèle une grande part d’humanité. Je pense que les grands artistes et les grands ingénieurs se ressemblent : tous deux ont le désir de s’exprimer. En fait, parmi les meilleurs éléments de l’équipe du premier Macintosh, certains étaient aussi des poètes ou des musiciens. Dans les années 1970, les ordinateurs sont devenus un moyen pour les gens d’exprimer leur créativité. D’immenses artistes tels que Léonard de Vinci ou Michel-Ange étaient aussi de grands scientifiques. Michel-Ange savait tailler des pierres, pas seulement les sculpter.

Les gens nous paient pour intégrer des éléments à leur place, car ils n’ont pas le temps de penser à ce genre de choses. Si vous êtes passionnés par la réalisation de fabuleux appareils, vous vous sentez obligés de prôner l’intégration, de connecter matériel, logiciel et gestion de contenus. Si vous ouvrez vos produits à d’autres matériels et logiciels, vous devez abandonner une partie de votre vision.

À différentes époques par le passé, des sociétés ont personnifié la Silicon Valley. Hewlett-Packard, pendant longtemps. Puis, dans le domaine des semi-conducteurs, Fairchild et Intel. Je pense qu’Apple a joué ce rôle durant un temps, puis cela n’a plus été le cas. Et aujourd’hui, je pense que c’est Apple et Google – un peu plus Apple je dirais. Selon moi, on a su résister à l’épreuve du temps. On existe depuis un bon moment et on est toujours à la pointe du progrès.

Il est facile de jeter la pierre à Microsoft. Ils ont clairement perdu leur domination. Pourtant, je mesure leurs accomplissements et les difficultés qu’ils ont traversées. Ils étaient très doués en matière de marketing, mais concernant leurs produits, ils ont été moins ambitieux qu’ils auraient dû. Bill aime se définir comme un homme de produits, mais c’est faux. Bill est un homme d’affaires. Gagner des parts de marché était plus important pour lui que réaliser des chefs-d’œuvre. Au final, il est devenu l’homme le plus riche du monde, et si tel était son objectif, il l’a atteint. Personnellement, cela n’a jamais été mon but, et je me demande si c’était vraiment le sien. Je l’admire d’avoir bâti cette compagnie – c’est impressionnant – et j’ai apprécié de travailler avec lui. C’est un type brillant, qui a beaucoup d’humour. Mais l’humanité et l’art ne sont pas inscrits dans les gènes de Microsoft. Même le Mac, ils n’ont pas su le copier correctement. Ils sont passés complètement à côté.

J’ai ma propre théorie pour expliquer le déclin de sociétés telles qu’IBM ou Microsoft. L’entreprise fait du bon boulot, innove et en arrive au monopole ou presque dans certains domaines. C’est alors que la qualité du produit perd de son importance. La société encense les bons commerciaux, car ce sont eux qui peuvent augmenter significativement les revenus, pas les ingénieurs ni les designers. Ainsi, les commerciaux ont fini par prendre le contrôle de la boîte. John Akers, chez IBM, était un commercial intelligent, éloquent, fantastique, mais il ne connaissait rien aux produits. La même chose est arrivée chez Xerox. Quand les commerciaux dirigent la boîte, les types des produits ne s’investissent plus autant et une grande partie d’entre eux abandonnent carrément la partie. C’est ce qui est arrivé quand Sculley a pris les rênes d’Apple – par ma faute – et le même scénario s’est produit lorsque Ballmer a pris le pouvoir chez Microsoft. Apple a eu de la chance et a rebondi, mais je pense que rien ne changera chez Microsoft tant que Ballmer sera aux commandes.

Je déteste les gens qui se disent « entrepreneurs », quand leur unique objectif est de monter une start-up pour la revendre ou la passer en Bourse, afin d’engranger de l’argent puis passer à autre chose. Ils n’ont pas la volonté de bâtir une véritable société, ce qui est la tâche la plus ardue dans notre domaine. Voilà comment on apporte une vraie contribution et que l’on perpétue l’héritage de nos prédécesseurs. En créant une entreprise qui comptera dans une génération ou deux. C’est ce que Walt Disney a fait, ainsi que Hewlett et Packard, ou encore les gens d’Intel. Ils ont créé une entreprise destinée à durer, pas seulement à gagner de l’argent. Voilà ce que je souhaite pour Apple.

Je ne crois pas être trop dur envers les gens. Mais si leur travail est nul, je le leur dis en face. Mon rôle est d’être honnête. Je sais de quoi je parle et souvent, il s’avère que j’ai raison. Voilà la culture que je me suis efforcé d’imposer. Chez Apple, nous cultivons l’honnêteté brute : n’importe qui peut me dire que je fais n’importe quoi et vice versa. Et si on en vient à se jeter des arguments à la figure et à se hurler dessus, tant mieux ! J’adore ces moments-là. Je me sens tout à fait à l’aise pour dire : « Ron, ce magasin est nul à chier » devant tout le monde. Ou « Nom de Dieu, on a complètement merdé sur ce coup-là », face à la personne responsable. C’est une qualité indispensable pour être de la partie : il faut être capable de dire le fond de sa pensée. Peut-être qu’il y a l’art et la manière de l’exprimer, un club de gentlemen en costume-cravate qui parlent cette langue de Brahmane, avec des mots de velours, mais ce n’est pas mon style. Parce que je viens de la classe moyenne californienne.

J’ai été dur avec certaines personnes, sans doute plus que nécessaire. Je me rappelle la fois où j’étais rentré chez moi – Reed avait six ans – et que je venais juste de renvoyer un type. J’imaginais combien ce serait difficile pour lui d’annoncer à sa famille et à son jeune fils qu’il avait perdu son job. C’était rude. Mais quelqu’un devait faire le sale boulot. C’était mon rôle de m’assurer que l’équipe soit excellente, car personne d’autre ne l’aurait fait à ma place.

Il ne faut jamais cesser d’innover. Bob Dylan aurait pu chanter des chansons engagées éternellement et certainement gagner beaucoup d’argent, mais il ne l’a pas fait. Il a continué à évoluer et, quand il a adopté la guitare électrique en 1965, il s’est mis à dos un tas de gens. Sa tournée en Europe de 1966 était fantastique. Il est monté sur scène et a joué un set avec sa guitare acoustique, que le public a adoré. Puis avec les musiciens du futur The Band, ils ont joué un set de pure guitare électrique qui leur a valu de se faire parfois huer. Un soir, il s’apprêtait à chanter « Like A Rolling Stone », quand quelqu’un dans le public s’est écrié : « Judas ! » Dylan a alors dit à ses musiciens : « On envoie à fond ! » Et le groupe s’était lâché. Les Beatles avaient le même tempérament. Toujours en train de faire évoluer leur art, de le déplacer, de l’affiner. Moi aussi, c’est ce que je me suis efforcé de faire – toujours aller de l’avant. Sinon, comme le dit Dylan, si vous n’êtes pas en train de naître, vous êtes en train de mourir.

Quelles étaient mes motivations ? Je pense que la plupart des gens créatifs veulent remercier leurs prédécesseurs de l’héritage qu’ils leur ont laissé. Je n’ai pas inventé le langage ou les mathématiques dont je me sers. Je ne produis que très peu de ma nourriture et ne fabrique aucun de mes vêtements. Tout ce que je fais dépend d’autres membres de notre espèce. Beaucoup d’entre nous se sentent redevables de leurs semblables et veulent ajouter leur pierre à l’édifice de l’humanité. Chacun tente de s’exprimer avec ses propres moyens – parce que nous ne pouvons pas tous écrire les chansons de Bob Dylan ou les pièces de Tom Stoppard. Nous nous efforçons d’exploiter nos talents pour exprimer nos sentiments profonds, pour remercier nos prédécesseurs de leurs contributions et pour apporter notre obole au flux du monde.

Le final

Par un après-midi ensoleillé, Jobs, qui ne se sentait pas bien, s’installa dans le jardin et réfléchit à la mort. Il parla de ses expériences en Inde environ quatre décennies auparavant, de son étude du bouddhisme, de sa vision de la réincarnation et de la transcendance spirituelle. « Je crois en Dieu à cinquante-cinquante. Durant la majeure partie de ma vie, j’ai toujours eu le sentiment qu’il existait un versant caché à notre existence. »

Il reconnut que, au moment de braver la mort, il avait sans doute surestimé les chances de l’existence d’un au-delà, mû par un désir ardent de croire à une vie après la mort. « J’aime à croire que quelque chose survit après notre trépas. Il est étrange d’accumuler toute cette expérience, et un peu de cette sagesse, pour que tout s’évanouisse brutalement. Alors j’ai vraiment envie de croire que quelque chose perdure, peut-être notre conscience. »

Il demeura silencieux un long moment. « Mais d’un autre côté, peut-être que c’est comme un interrupteur on/off. Clic et plus rien ! »

Il marqua une nouvelle pause et esquissa un sourire. « C’est sûrement pour cela que je n’ai jamais aimé les interrupteurs on/off sur les produits Apple. »

1- « L’avenir d’Internet – et comment l’arrêter. » (N.d.T.)