L’iPHONE
Trois produits révolutionnaires en un
Un iPod qui passe des appels
En 2005, les ventes d’Apple atteignirent des chiffres astronomiques. Vingt millions d’unités avaient été vendues cette année-là, soit quatre fois plus que l’année précédente. L’iPod était devenu le produit phare de l’entreprise, soit 45 pour cent des revenus de l’année 2005, et véhiculait une image branchée qui dynamisait les ventes de Mac.
Mais Jobs s’inquiétait. « Il se demandait ce qui pouvait nous faire tomber de notre piédestal », raconte Levinson. Et il en était venu à cette conclusion : « Le seul appareil qui puisse nous piquer notre place, c’est le téléphone portable. » Comme le patron de la Pomme l’expliqua au conseil d’administration, le marché de l’appareil photo numérique était mis à mal par les mobiles équipés d’appareil photo. Il pouvait arriver la même chose à l’iPod, si les fabricants de téléphone commençaient à les équiper de lecteurs MP3. « Comme tout le monde a un mobile, en un rien de temps l’iPod peut devenir inutile. »
Sa première stratégie fut d’avoir une initiative contre nature : s’associer à une autre entreprise. Il était ami avec Ed Zander, le nouveau P-DG de Motorola. Aussi lui proposa-t-il de fabriquer une nouvelle version du RAZR, un téléphone portable doté d’un appareil photo, auquel serait intégré un iPod. Ainsi naquit le ROKR.
Malheureusement, le nouveau venu n’avait ni le minimalisme fascinant d’un iPod ni la finesse appréciable d’un RAZR. Laid, lourd, son téléchargement était poussif et sa mémoire se limitait à cent morceaux. L’hybride avait toutes les caractéristiques d’un mouton à cinq pattes, ce qui allait à l’encontre de l’éthique de Jobs. Au lieu d’être contrôlées par une seule entreprise, les parties matérielle, logicielle et contenu avaient été conçues par Motorola, Apple et l’opérateur de téléphonie mobile Cingular. « Vous appelez ça le “téléphone du futur” ? » raillait le magazine Wired sur sa couverture de novembre 2005.
Jobs était furieux : « J’en ai assez de traiter avec des entreprises stupides comme Motorola ! dit-il à Fadell lors d’une réunion produit sur l’iPod. Fabriquons-le nous-mêmes ! » Il avait remarqué une chose étrange à propos des mobiles sur le marché : aucun n’était valable, exactement comme les lecteurs de musique auparavant. « On s’est assis autour d’une table et on a râlé contre nos portables. Trop compliqués, ils avaient des fonctions que personne ne savait utiliser, y compris le répertoire. C’était vraiment le Moyen Âge ! » L’avocat George Riley se rappelait qu’au cours d’une réunion où ils discutaient de sujets juridiques, leur patron, qui s’ennuyait ferme, s’était emparé de son mobile et leur avait démontré point par point qu’il avait l’impression d’avoir dans les mains une « grenouille décérébrée ». Ainsi, Jobs et son équipe étaient tout excités à l’idée de créer un téléphone qu’on aurait plaisir à utiliser. « C’était la meilleure des motivations », m’a-t-il confié par la suite.
Autre moteur puissant : le marché potentiel. Plus de huit cent vingt-cinq millions de téléphones portables avaient été vendus à travers le monde en 2005, séduisant tous les publics, des écoliers à leurs grands-mères. Comme aucun ne faisait l’affaire, il y avait de la place pour un produit élégant et branché, comme pour l’iPod en son temps. Au début, Jobs confia le projet à l’équipe d’Apple responsable de la station Airport sans fil, puisqu’il s’agissait d’un produit sans fil. Mais il se rendit compte que c’était avant tout un appareil destiné au grand public, comme l’iPod, et le remit finalement entre les mains de Tony Fadell et ses collaborateurs.
Leur approche initiale fut de modifier l’iPod. Ils tentèrent de se servir de la molette pour faire défiler les options du téléphone – sans clavier – et entrer des chiffres. Mais la manœuvre n’était pas naturelle. En revanche, cela fonctionnait à merveille pour trouver un numéro dans le répertoire. L’équipe de Fadell voulut se convaincre que les gens appelaient toujours les mêmes numéros, mais au fond, il était évident que cela ne fonctionnerait pas.
À l’époque, Apple travaillait en secret sur un second projet : créer une tablette électronique. En 2005, l’idée de la tablette se greffa sur le projet du téléphone. Autrement dit, le concept de l’iPad fut imaginé avant la naissance de l’iPhone et influa sur son développement.
Le multi-touch
L’un des ingénieurs qui travaillaient sur la tablette PC de Microsoft était marié à une amie de Laurene et Steve Jobs, et à l’occasion de son cinquantième anniversaire, il donna un dîner où le couple fut invité, ainsi que Bill et Melinda Gates. Le patron d’Apple s’y rendit sans grand enthousiasme. « Steve s’est montré amical envers moi durant ce dîner, se rappelle Gates, mais il n’était pas particulièrement affable avec le principal intéressé. »
Le patron de Microsoft était agacé par les révélations de son ingénieur à propos de la tablette PC. « Il s’agissait de notre propriété intellectuelle ! » Et Gates avait raison de craindre le pire. Car Jobs, lui aussi, fut piqué au vif dans son orgueil :
Ce type me rabâchait que Microsoft allait changer la face du monde avec son logiciel de tablette et éliminer tous les notebooks, les ordinateurs portables ultralégers ! Il prétendait même qu’Apple aurait besoin de la licence du logiciel Microsoft. Mais il se trompait dans son approche de l’objet. Il avait équipé son machin d’un stylet. Grossière erreur ! Si vous avez recours à un stylet, vous êtes fichu. C’était au moins la dixième fois qu’il me rebattait les oreilles avec son projet. J’étais tellement exaspéré qu’une fois de retour à la maison, je me suis dit : « On va montrer à ces tocards ce qu’est une tablette digne de ce nom ! »
Le lendemain, à son arrivée au bureau, Jobs rassembla son équipe et leur annonça : « Je veux réaliser une tablette électronique. Sans clavier ni stylet. » Les utilisateurs s’en serviraient simplement en touchant l’écran avec leurs doigts. L’écran devrait donc avoir une caractéristique dite « multi-tactile » (multi-touch), soit la capacité à reconnaître plusieurs points de contacts simultanés. « Alors, vous pouvez réaliser ça pour moi ? » Il fallut six mois pour fabriquer un prototype, mais en état de fonctionnement. Jobs le confia alors à une équipe d’ingénieurs spécialisés dans les interfaces utilisateurs, qui revinrent un mois plus tard avec l’idée d’un « défilement à inertie », permettant au consommateur de balayer l’écran et de déplacer l’image comme s’il s’agissait d’un objet physique. « J’étais sidéré quand ils m’ont montré ça », me confia Jobs.
Ive avait une version différente de la naissance du principe multi-tactile. D’après lui, son équipe de design travaillait déjà sur ce concept pour le pavé tactile1 du MacBook Pro, et expérimentait plusieurs façons de transférer cette fonctionnalité à un écran d’ordinateur. « Cette invention va tout changer », avait-il déclaré à son équipe. Mais il se montrait prudent quand il s’agissait de présenter de nouvelles idées au patron, d’autant que son équipe avait fait avancer ce projet durant son temps libre. « Steve a des avis tranchés et ne mâche pas ses mots. Voilà pourquoi je préférais lui présenter le concept en privé. Il pouvait le trouver nul et le jeter aux oubliettes en une seconde. Les idées sont toujours fragiles quand elles sont en cours de développement. S’il la rejetait, ce serait terrible, parce que j’étais certain que nous tenions quelque chose d’essentiel. »
Le chef designer lui fit une démonstration dans la salle de réunion, conscient que son patron serait moins abrupt en l’absence de public. Par chance, il fut totalement emballé : « C’est l’avenir ! »
En fait, l’idée était tellement bonne que Jobs se dit qu’elle pourrait régler son problème d’interface pour le téléphone portable. Ce projet étant prioritaire, il mit le développement de la tablette en suspens pendant que l’interface multi-tactile était adaptée à la taille d’un écran téléphonique. « Si ça marche sur un téléphone, ça marchera sur une tablette. »
Jobs convoqua Fadell, Rubinstein et Schiller à une réunion secrète dans le studio du design pour qu’Ive leur fasse une démonstration de la fonctionnalité multi-tactile. Fadell fut impressionné. Tous adoraient le concept, mais ils n’étaient pas sûrs que cela fonctionnerait avec un mobile. Ils décidèrent de lancer deux projets parallèles : P1 serait le nom de code du téléphone développé avec une molette d’iPod, P2 l’alternative avec l’écran multi-tactile.
Une petite société du Delaware, FingerWorks, fabriquait déjà des pavés multi-tactiles. Fondée par deux universitaires de l’université du Delaware, John Elias et Wayne Westerman, FingerWorks avait développé quelques tablettes multi-touch et déposé des brevets pour le pilotage de certaines fonctions de l’interface, tels le balayage ou le zoom, par de simples mouvements de doigts sur l’écran. Début 2005, Apple acquit discrètement la société, tous ses brevets, ainsi que les services de ses deux fondateurs. FingerWorks cessa de vendre ses produits à d’autres entreprises et déposa de nouveaux brevets au nom d’Apple.
Après six mois de travail sur les deux projets, Jobs réunit sa garde rapprochée pour prendre une décision. Fadell avait travaillé dur pour développer le modèle équipé d’une molette, mais il reconnaissait n’avoir trouvé aucune solution simple pour entrer un numéro de téléphone. L’approche multi-tactile était plus risquée, ne sachant pas si elle était techniquement réalisable, mais semblait plus prometteuse. « On sait tous que c’est ça qu’il nous faut, lança Jobs en pointant l’écran tactile. Alors faisons en sorte que ça marche. » C’était le genre de pari qu’il aimait prendre : la récompense était à la hauteur du risque.
Plusieurs membres de l’équipe militaient pour un clavier physique, étant donné la popularité du BlackBerry, mais Jobs mit son veto à cette idée. Un clavier mangerait une partie de l’espace dévolu à l’écran et ne serait pas aussi flexible qu’un clavier tactile. « Pensez à toutes les innovations qu’on pourrait intégrer à un clavier tactile équipé d’un bon logiciel. Parions là-dessus et trouvons un moyen de le réaliser. » Il en résulta un appareil qui affichait un clavier numérique pour entrer un numéro de téléphone, un clavier alphabétique pour écrire, et toutes les touches nécessaires à telle ou telle activité. Tout disparaissait pour le visionnage d’une vidéo. En remplaçant de la mécanique par de la programmation, du « physique » par du « virtuel », l’interface était devenue fluide et flexible.
Jobs passa les six mois suivants à affiner l’affichage. « Jamais je n’avais pris autant de plaisir à réfléchir à des détails aussi complexes. C’était comme si je travaillais moi-même sur le mixage de Sgt. Pepper’s. » Certaines caractéristiques apparemment simples étaient le résultat de brainstormings intenses. Par exemple, l’équipe se demandait comment empêcher l’appareil de jouer de la musique ou de passer accidentellement un appel quand il dansait dans la poche de l’utilisateur. Jobs était contre les boutons on/off, jugés inélégants. La solution était de « balayer l’écran pour l’allumer », un geste simple et ludique qui sortirait l’appareil de son mode veille. Autre innovation importante : un capteur qui percevait quand le téléphone était collé à l’oreille, afin de ne pas activer une fonction par erreur. Bien entendu, toutes les icônes auraient « la patte Apple », à l’instar de celles que Bill Atkinson avait dessinées pour le premier Macintosh : des rectangles aux coins arrondis.
Séance après séance, les membres de l’équipe œuvrèrent à la simplification de l’appareil. Ils ajoutèrent une grande barre pour permettre à l’utilisateur de mettre les appels en attente ou de passer en mode conférence. Ils imaginèrent aussi des moyens commodes de naviguer dans la boîte électronique, et créèrent des icônes au défilement horizontal pour aller d’une application à l’autre – autant de choix simplifiés par la visualisation sur l’écran au lieu de l’emploi du clavier.
Le verre Gorilla
Jobs s’était entiché de certains matériaux, de la même façon qu’il adorait certains aliments. Lorsqu’il revint chez Apple en 1997 et commença à travailler sur l’iMac, il opta pour un plastique transparent et coloré. La phase suivante fut le métal. Ive et lui avaient remplacé le plastique aux formes courbes du PowerBook G3 par le titane brillant du PowerBook G4, qu’ils redessinèrent deux ans plus tard en aluminium, comme pour prouver leur amour des différents métaux. Puis ils fabriquèrent un iMac et un iPod nano en aluminium anodisé – le métal avait été plongé dans un bain d’acide et électrifié de façon à oxyder sa surface. Quand le patron d’Apple découvrit qu’on ne pouvait pas en fabriquer les quantités nécessaires, il fit construire une usine en Chine pour y remédier. Ive se rendit sur place en pleine épidémie de SRAS2 pour superviser le processus. « Je suis resté trois mois dans un dortoir. Ruby et les autres disaient que c’était impossible, mais je voulais le faire parce qu’avec Steve, nous pensions que l’aluminium anodisé était une amélioration essentielle. »
Ensuite, le verre. « Après nos réalisations en métal, j’ai regardé Jony et je lui ai dit qu’on devait maintenant maîtriser le verre. » Pour les Apple Store, ils avaient créé d’immenses panneaux et des escaliers de verre. Pour l’iPhone, le plan initial était de le doter d’un écran de plastique, comme l’iPod. Mais Jobs se dit qu’un écran en verre – matériau plus élégant et plus noble – s’imposait. Il se mit donc en quête d’un verre solide et inrayable.
Il était naturel de le chercher en Asie, où était fabriqué le verre des Apple Store. Mais son ami John Seely Brown, membre du conseil d’administration de Corning Glass, une société basée au nord de l’État de New York, lui conseilla de s’adresser à Wendell Weeks, son jeune et dynamique P-DG. Le patron de la Pomme appela donc le standard de la société, se présenta et demanda à parler à Weeks. Un assistant lui proposa de prendre un message. « Non, je suis Steve Jobs. Passez-le-moi. » L’assistant refusa. Le patron d’Apple appela Brown pour se plaindre d’avoir été victime d’« idioties typiques de la côte Est ». Quand Weeks apprit cela, il appela à son tour le standard d’Apple et demanda à parler au grand patron. On l’invita à mettre sa requête par écrit et à l’envoyer par fax. Amusé par cette anecdote, Jobs invita le jeune Weeks chez lui, à Cupertino.
C’est là qu’il lui décrivit le type de verre qu’Apple voulait pour son iPhone. Son invité lui expliqua que Corning avait développé dans les années 1960 un processus chimique qui avait donné naissance au « verre Gorilla ». Un matériau incroyablement résistant, mais qui n’avait jamais trouvé son marché. Aussi la société avait-elle cessé de le fabriquer. Jobs doutait qu’il soit assez solide et entreprit d’expliquer à son interlocuteur comment était fabriqué le verre. Une fatuité qui amusa beaucoup Weeks, bien plus calé en la matière ! « Quand tu voudras bien la fermer, Steve, l’interrompit-il, je pourrai t’apprendre quelques trucs… » Pris de court, le patron d’Apple se tut. Weeks alla au tableau et lui donna un cours de chimie, détaillant le procédé d’échange ionique qui engendre une compression de surface augmentant la résistance du verre. L’exposé enthousiasma tellement Jobs qu’il voulut autant de verre Gorilla que possible avant six mois.
— Nous n’avons pas les outils de production. Aucune de nos usines ne fabrique ce verre actuellement.
— Ce n’est pas un problème.
Cette réponse dérouta le patron de Corning, un homme confiant et jovial, peu coutumier du champ de distorsion de la réalité de Jobs. Il tenta de lui expliquer que nier l’évidence n’effacerait pas le problème technique, mais Jobs, comme il l’avait maintes fois prouvé, était insensible à ce genre d’argument. Jobs fixa son interlocuteur et lui répondit avec aplomb : « Si, on peut le faire. Réfléchis. Tu vas trouver la solution. »
En se remémorant cette conversation, Weeks secoua la tête. Il n’en revenait toujours pas : « Nous l’avons fabriqué en moins de six mois ! Nous avons produit un verre totalement inédit. » L’usine de Corning à Harrodsburg, dans le Kentucky, qui produisait des écrans LCD, fut convertie en une nuit pour fabriquer du verre Gorilla à plein temps. « Nous avons mis nos meilleurs scientifiques et ingénieurs sur le coup, et nous avons réussi. » Dans son spacieux bureau, Weeks n’avait qu’un seul document encadré. Un message de Jobs, le jour de la sortie de l’iPhone : « On n’aurait jamais pu le faire sans toi. »
Le patron de Corning se lia d’amitié avec Jony Ive, qui lui rendait parfois visite dans sa maison de campagne située au bord d’un lac, au nord de l’État de New York. « J’ai donné à Jony plusieurs morceaux de verre semblables et rien qu’au toucher, il a réussi à les différencier. Seul mon directeur de recherches est capable d’un truc pareil. Steve aime ou déteste instinctivement un objet, alors que Jony joue avec, l’étudie, évalue son potentiel. » En 2010, Ive emmena les responsables de son équipe à Corning pour assister à la fabrication du verre avec leurs spécialistes. Cette année-là, la société travaillait sur un verre encore plus solide, le Godzilla, et espérait être un jour capable de rendre le verre et la céramique assez résistants pour que l’iPhone n’ait plus besoin d’une armature en métal. « Steve et Apple nous ont poussés à nous dépasser, m’a confié Weeks. Nous sommes tous devenus des fans de nos propres produits. »
Au cours de la plupart de ses réalisations, de Toy Story à l’Apple Store, Jobs appuyait à un moment donné sur le bouton pause et décidait de changements majeurs. Le design de l’iPhone ne fit pas exception à la règle. Dans le projet initial, l’écran de verre était niché dans un boîtier d’aluminium. Un lundi matin, Jobs alla trouver Ive : « Je n’ai pas dormi cette nuit, parce que je me suis rendu compte que je ne l’aimais pas. » C’était le produit le plus important depuis le premier Macintosh et il n’était pas au point. Dans l’instant, le designer s’aperçut que le patron avait raison : « Je m’en voulais tellement d’avoir laissé passer ça. »
Dans l’iPhone, l’affichage devait être mis en avant, or sur le modèle actuel, le boîtier faisait de l’ombre à l’écran. L’ensemble paraissait trop masculin, trop sérieux. Jobs rassembla son équipe : « Les gars, vous vous êtes tués à la tâche pour ce design ces neuf derniers mois, mais on va devoir tout reprendre. On va bosser nuit et jour et les week-ends, alors si vous n’êtes pas d’accord, allez chercher des flingues et faites-nous la peau ! » Au lieu de se rebeller, toute l’équipe accepta. « J’ai rarement été aussi fier d’eux qu’à ce moment-là. »
Le nouveau design comportait une fine armature en acier inoxydable afin de mettre pleinement en avant l’écran de verre Gorilla. Chaque partie de l’appareil semblait dévolue à l’affichage. Une nouvelle apparence austère, mais chaleureuse. On avait envie de le caresser. Pour le réaliser, il fallait refaire les circuits imprimés, l’antenne, et modifier l’emplacement du processeur. Autant d’obstacles qui ne faisaient pas peur à Jobs. « D’autres entreprises auraient renoncé, commente Fadell, mais nous avons appuyé sur la touche reset et tout recommencé. »
L’appareil était entièrement scellé, un aspect du design qui reflétait à la fois le perfectionnisme de Jobs et son désir de tout contrôler. Impossible d’ouvrir le boîtier, même pour changer la batterie. Comme pour le Macintosh de 1984, le patron d’Apple ne voulait voir personne fouiner dans ses entrailles. En fait, quand Apple découvrit en 2011 que des magasins de réparation ouvraient et trituraient l’iPhone 4, il remplaça ses minuscules vis par une vis de sécurité pentalobe, qui rendait l’ouverture impossible, faute de pouvoir trouver le tournevis adéquat sur le marché. Comme la batterie n’était pas remplaçable, il était possible de rendre l’iPhone encore plus fin, ce que le patron d’Apple approuva. À ses yeux, plus un produit était fin, plus il était beau. « Cette conception de l’esthétique se retrouve dans tous nos produits, m’a expliqué Tim Cook. Nous avons le smartphone le plus fin et nous fabriquons l’iPad le plus fin possible. »
Le lancement
Au moment du lancement de l’iPhone, Jobs décida, comme toujours, d’accorder à un magazine une interview spéciale. Il appela John Huey, le directeur de Time Inc, et se lança dans une grande tirade. « C’est notre plus belle réalisation ! Je voulais que le Time ait l’exclusivité, mais personne chez vous n’est assez intelligent pour l’écrire, alors je vais donner l’exclu à quelqu’un d’autre. » Huey lui présenta Lev Grossman, auteur sagace et littéraire du Time. Dans son article, le journaliste nota avec justesse que l’iPhone ne comportait aucune caractéristique réellement innovante, mais rendait ces fonctionnalités plus faciles d’utilisation. « Mais c’est très important. Quand nos outils ne fonctionnent pas, nous avons tendance à nous reprocher d’être trop bêtes, d’avoir mal lu la notice ou d’avoir des doigts gourds… Quand nos outils sont brisés, nous nous sentons brisés nous aussi… Et lorsque quelqu’un les répare, c’est comme si on nous rendait une partie de notre corps. »
Pour le grand lancement, lors de la Macworld Expo de janvier 2007 à San Francisco, Jobs invita Andy Hertzfeld, Bill Atkinson, Steve Wozniak, ainsi que l’équipe Macintosh de 1984, comme il l’avait fait pour le lancement de l’iMac. De toutes les présentations de produits, ce fut sans doute sa meilleure. « De temps à autre, un produit révolutionnaire naît et change la face du monde… » Il se référa à deux exemples précédents : le premier Macintosh qui avait « révolutionné l’industrie informatique tout entière » et le premier iPod, qui avait « révolutionné l’industrie de la musique ». Puis il avança une à une les pièces maîtresses de son nouveau bébé. « Aujourd’hui, nous vous présentons trois produits révolutionnaires. Le premier est un iPod équipé d’un grand écran multi-tactile. Le deuxième est un téléphone portable hors pair. Et le troisième est un appareil de communication Internet totalement inédit. » Il énuméra à nouveau cette liste avec son sens inné de la mise en scène, puis demanda à son auditoire : « Vous avez compris ? Il ne s’agit pas de trois appareils différents, mais d’un appareil unique… et nous l’appelons l’iPhone. »
Quand l’iPhone entra sur le marché cinq mois plus tard, le 19 juin 2007, Jobs et sa femme se rendirent à l’Apple Store de Palo Alto pour s’imprégner de l’euphorie générale. Comme le patron avait pris l’habitude de venir à chaque sortie d’un produit, les fans l’attendaient. La foule l’accueillit tel Moïse venant acheter la Bible. Parmi les fidèles, Andy Hertzfeld et Bill Atkinson.
— Bill a fait la queue toute la nuit, lui dit Hertzfeld.
— Je lui en ai envoyé un, répondit Jobs en riant.
— Oui, mais il lui en faut six !
L’iPhone fut rapidement surnommé « le téléphone de Jésus » par les blogueurs. Les concurrents d’Apple prédirent que, au prix exorbitant de cinq cents dollars, l’iPhone serait un échec. « C’est le téléphone le plus cher du monde ! déclara Steve Ballmer, de Microsoft, lors d’une interview pour la chaîne CNBC. Et il ne plaira pas aux gens… il n’a pas de clavier. » Une fois encore, Microsoft avait sous-estimé son adversaire. Fin 2010, Apple avait vendu quatre-vingt-dix millions d’iPhone, raflant, en chiffre d’affaires, la moitié du marché du mobile.
« Steve comprend les désirs des gens », dit Alan Kay, l’ancien du Xerox PARC qui avait imaginé une tablette électronique « Dynabook » quarante ans auparavant. Kay était doué pour les prophéties, aussi Jobs lui avait-il demandé son avis sur l’iPhone. « Fabrique un écran de vingt centimètres sur treize, et tu seras le roi du monde. » Il ne savait pas que l’iPhone s’inspirait d’une tablette électronique en cours de développement qui incarnerait bientôt – et surpasserait – la vision de Kay et de son Dynabook.