DEUXIÈME ROUND
La récidive
Les batailles de 2008
Début 2008, il était clair, pour Jobs et ses médecins, que son cancer se propageait. Quand ils avaient fait l’ablation de sa tumeur pancréatique en 2004, le génome du cancer avait été partiellement séquencé. Cela avait permis à ses médecins de déterminer quelles voies étaient endommagées et de le traiter avec des thérapies ciblées, censées être plus efficaces.
Il était aussi soigné pour la douleur, généralement à l’aide d’analgésiques à base de morphine. Un jour de février 2008, alors que Kathryn Smith, la grande amie de Laurene, séjournait chez eux à Palo Alto, elle fit une promenade avec Jobs : « Il m’a dit que quand il se sentait vraiment mal, il se concentrait sur la douleur, tentait de se l’approprier, et qu’ainsi elle semblait se dissiper. » Cela n’était pas tout à fait vrai. Quand Jobs souffrait, il le faisait savoir à tout le monde.
Une autre affection devint malheureusement très problématique, une affection sur laquelle la recherche médicale ne s’était pas autant penchée que sur le cancer ou la douleur. Jobs souffrait de graves désordres alimentaires et perdait du poids. Notamment parce qu’on lui avait ôté une partie de son pancréas, qui produisait les enzymes nécessaires à la digestion des protéines et d’autres nutriments. Mais aussi à cause de la morphine, qui réduisait son appétit. Sans oublier la dimension psychologique, que les médecins savaient à peine nommer, encore moins traiter. Depuis l’adolescence, Jobs avait développé une étrange obsession pour les régimes extrêmes et les jeûnes.
Même après son mariage et la naissance de ses enfants, il avait conservé ses curieuses habitudes. Des semaines durant, il pouvait manger la même chose – salade de carottes au citron, ou seulement des pommes – puis dédaignait brusquement toute nourriture et décrétait qu’il ne mangeait plus. Il jeûnait, comme pendant son adolescence, et faisait la leçon à ses convives sur les vertus de ses régimes. Laurene Jobs était végétalienne depuis leur mariage, mais après l’opération de son mari, elle commença à diversifier les repas familiaux en les agrémentant de poisson et autres aliments protéinés. Leur fils Reed, simple végétarien, devint un « joyeux omnivore ». Ils savaient qu’il était important que son père ingère diverses sources de protéines.
La famille engagea un charmant cuisinier, Bryar Brown, qui travaillait autrefois pour le chef Alice Waters dans le restaurant Chez Panisse. Tous les après-midi, il préparait un assortiment de plats sains pour le dîner, avec les légumes et les herbes que Laurene Jobs faisait pousser dans leur jardin. Au moindre caprice de Jobs – salade de carottes, pâtes au basilic, soupe à la citronnelle – Brown trouvait un moyen de le lui préparer avec patience et sérénité. Jobs avait toujours été extrêmement difficile et avait des goûts bien arrêtés – c’était soit infect, soit délicieux. Il pouvait manger deux avocats absolument identiques et déclarer au premier coup de fourchette que l’un d’eux était exquis et l’autre bon à mettre à la poubelle.
Début 2008, les problèmes d’alimentation de Jobs s’aggravèrent. Certains soirs, il fixait le sol, ignorant les mets disposés sur la longue table de la cuisine. Parfois, il se levait au beau milieu du repas et s’en allait sans un mot. C’était très éprouvant pour sa famille. Ils le virent perdre dix-huit kilos au cours du printemps 2008.
Son état de santé fut rendu public en mars 2008, quand Fortune publia un article intitulé « Les problèmes de Steve Jobs ». Il révélait qu’il avait essayé de traiter son cancer à l’aide de régimes pendant neuf mois et enquêtait sur son implication dans l’anti-datage des stock-options Apple. Pendant la préparation de l’article, Jobs invita – ou plutôt convoqua – Andy Serwer, le directeur de publication de Fortune, à Cupertino pour le convaincre de ne pas le sortir. Il se pencha vers le journaliste : « Donc, vous avez découvert que j’étais un sale con. Quel scoop ! » Jobs utilisa le même argument avec le patron de Serwer, John Huey, chez Time Inc., quand il l’appela avec le téléphone satellite qu’il avait emporté à Kona Village, à Hawaii. Il lui proposa de réunir un panel de P-DG de sa connaissance et de prendre part à un débat sur l’intérêt de la divulgation des problèmes de santé des grands dirigeants, mais à condition que Fortune ne publie pas l’article le concernant. Le magazine refusa son offre.
Lorsque Jobs inaugura l’iPhone 3G en juin 2008, il était si maigre que son apparence prit le pas sur la présentation du produit. Dans Esquire, Tom Junod décrivit la silhouette « parcheminée » qui déambulait sur scène, « décharnée comme le spectre d’un pirate, vêtue de ce qui était autrefois son habit d’invulnérabilité ». Apple fit alors une déclaration – mensongère : sa perte de poids était due à une « petite infection ». Le mois suivant, comme le doute persistait, la société décréta publiquement que la santé du P-DG d’Apple était une « affaire privée ».
Joe Nocera, du New York Times, critiqua, dans sa chronique, la gestion des problèmes de santé de Jobs. « On ne peut pas faire confiance à Apple pour nous dire la vérité à propos de son dirigeant, écrivit-il à la fin du mois de juillet. Sous la houlette de Steve Jobs, Apple a façonné une culture du secret qui l’a avantagé dans bien des domaines – les spéculations autour des produits Apple à l’approche des Macworld Expo sont l’un des meilleurs outils marketing de l’entreprise. Mais cette même culture empoisonne sa gouvernance. » Pendant la rédaction de son article, il n’avait obtenu du standard d’Apple qu’une seule réponse : « Affaire privée. » Mais il reçut un appel inattendu du P-DG en personne : « Steve Jobs à l’appareil. Vous pensez que je suis un connard arrogant qui se croit au-dessus des lois et moi je pense que vous êtes un fouille-merde qui déforme les faits. » Après cette mise en bouche plus qu’acide, Jobs lui proposa de lui donner quelques informations sur sa santé, à condition qu’elles restent confidentielles. Nocera honora sa promesse, mais rapporta tout de même que, si les problèmes de santé du patron d’Apple n’étaient pas dus à une simple infection, « ils ne menaçaient pas sa vie et le cancer n’était pas revenu ». Jobs avait donné plus d’informations à Nocera qu’aux membres de son propre conseil d’administration, mais c’était loin d’être la stricte vérité.
En partie à cause des inquiétudes qui pesaient sur la perte de poids de Jobs, le cours de l’action Apple chuta de cent quatre-vingt-huit dollars début juin à cent cinquante-six dollars fin juillet. La situation empira quand l’agence de presse financière Bloomberg publia par erreur la nécrologie déjà prête de Jobs, que se procura le site Gawker. Jobs reprit la célèbre boutade de Mark Twain, victime du même incident : « La nouvelle de ma mort est très exagérée », dit-il à l’occasion de la présentation de la nouvelle ligne d’iPod lors du « Special Music Event » annuel de la société. Mais son apparence fantomatique n’était pas rassurante. Début octobre, l’action avait dégringolé à quatre-vingt-dix-sept euros.
Ce mois-là, Doug Morris, d’Universal Music, avait rendez-vous avec Jobs chez Apple. Mais le P-DG l’invita chez lui. Morris fut surpris de le voir aussi malade et mal en point. Il était l’invité d’honneur du gala de charité City of Hope, à Los Angeles, qui levait des fonds pour la lutte contre le cancer, et voulait que Jobs soit présent. Les événements caritatifs n’étaient pas sa tasse de thé, pourtant Jobs décida de s’y rendre, à la fois pour Morris et pour la cause défendue. Durant la soirée, organisée dans une immense tente sur la plage de Santa Monica, Morris déclara aux deux mille invités que Jobs avait donné à l’industrie de la musique un nouveau souffle. Les concerts – de Stevie Nicks, Lionel Richie, Erykah Badu et Akon – se poursuivirent jusqu’après minuit. Mais Jobs eut terriblement froid. Si froid que Jimmy Iovine lui donna un sweat-shirt qu’il garda toute la soirée, avec la capuche vissée sur la tête. « Il était si malade, si frigorifié, si maigre », se rappelle Morris.
Un vétéran de Fortune, Brent Schlender, spécialiste en technologie, devait quitter le magazine en décembre, et voulait que son chant du cygne soit une interview conjointe de Steve Jobs, Bill Gates, Andy Grove et Michael Dell. Un événement qui avait été difficile à organiser, or quelques jours avant l’interview, Jobs se désista. « S’ils veulent savoir pourquoi, dites-leur que je suis un sale con. » Gates était agacé, puis il découvrit l’état de santé de son rival. « Évidemment, il avait une très bonne excuse, seulement il ne voulait pas la donner. » Ses problèmes devinrent plus apparents quand Apple annonça le 16 décembre que Jobs annulait sa venue à la Macworld Expo de janvier, l’événement où il avait lancé tous ses produits phare ces onze dernières années.
La blogosphère s’agita, s’interrogeant sur son état de santé, la plupart des commentaires ayant un odieux parfum de vérité. Jobs était furieux et se sentait violé dans sa vie privée. Il regrettait la mollesse des démentis d’Apple. Alors, le 5 janvier 2009, il publia une lettre ouverte expliquant qu’il n’avait pas assisté à la Macworld Expo dans le but de passer plus de temps avec sa famille. « Comme beaucoup d’entre vous le savent, j’ai perdu beaucoup de poids en 2008. Mes médecins pensent avoir trouvé la cause de ce désordre – un déséquilibre hormonal qui me prive des protéines dont mon corps a besoin pour être en bonne santé. Des tests sanguins élaborés ont confirmé ce diagnostic. Le remède à ce problème nutritionnel est relativement simple. »
Ce récit comportait quelques bribes de vérité. Mais seulement quelques bribes. L’une des hormones sécrétées par le pancréas est le glucagon, aux propriétés inverses de l’insuline. Le glucagon incite le foie à libérer du sucre dans le sang. La tumeur de Jobs s’était métastasée dans son foie et faisait des ravages. En effet, son corps se dévorait lui-même, aussi devait-il prendre des médicaments pour faire baisser son taux de glucagon. Son déséquilibre hormonal était réel, mais il était dû à la propagation de son cancer au foie. Il était dans le déni à ce sujet, et voulait aussi un déni public. Malheureusement, cela posait des problèmes légaux, car il dirigeait une entreprise cotée en Bourse. Mais Jobs était furieux de la manière dont la blogosphère le traitait et souhaitait contre-attaquer.
À ce moment-là, il était très affecté et souffrait énormément, en dépit de ses déclarations. Après une autre chimiothérapie, il subit des effets secondaires exténuants. Sa peau commença à s’assécher et à se craqueler. Dans sa quête d’approches alternatives, il prit un vol pour Bâle, en Suisse, pour tenter une radiothérapie expérimentale à base d’hormones. Il suivit également un traitement expérimental développé à Rotterdam et appelé thérapie par radionucléides.
Après une semaine à subir des conseils juridiques de plus en plus insistants, Jobs accepta finalement de prendre un congé maladie. Le 4 janvier 2009, il fit une annonce par le biais d’une autre lettre ouverte aux employés d’Apple. Au début, il imputa cette décision à la pression des blogueurs et de la presse. « Hélas, cette curiosité pour ma santé constitue une distraction non seulement pour moi et ma famille, mais pour tout le monde chez Apple. » Après quoi, il reconnut que son « déséquilibre hormonal » était plus compliqué à soigner que prévu. Tim Cook continuerait à gérer les opérations au quotidien, mais Jobs conserverait son poste de P-DG et prendrait toujours les décisions majeures. Et il serait de retour en juin. Jobs consultait régulièrement Bill Campbell et Art Levinson, qui jonglaient tous deux avec le double rôle de conseiller personnel et de codirecteur de la société. Mais les autres membres du conseil d’administration n’étaient pas au courant de tout et les actionnaires avaient initialement été mal informés. Cela soulevait des problèmes juridiques et la SEC ouvrit une enquête pour déterminer si l’entreprise avait caché des informations sensibles aux actionnaires. Si la société avait permis la divulgation de fausses informations ou retenu des données essentielles pour les perspectives financières de l’entreprise, cela constituerait une fraude. Comme Jobs et son aura magique incarnaient le renouveau d’Apple, sa santé semblait entrer dans cette catégorie. C’était cependant une zone floue de la loi, les droits liés à la vie privée du P-DG devant être pris en compte. Le cas de Jobs était particulièrement délicat, car l’homme défendait jalousement sa vie privée tout en personnifiant sa société plus que tout autre P-DG. Lui-même ne leur facilita pas la tâche. Il était très émotif, cédant de temps à autre à des crises de larmes ou pestant contre quiconque lui suggérait de se montrer moins secret.
Campbell tenait à son amitié avec Jobs et ne voulait pas que son devoir fiduciaire l’oblige à violer la vie privée de son ami, aussi proposa-t-il de renoncer à son titre de directeur. « La vie privée est essentielle à mes yeux. Steve est mon ami depuis un million d’années. » Les avocats conclurent finalement que Campbell n’avait pas besoin de se retirer du conseil d’administration, mais qu’il devait en revanche ne plus exercer la fonction de codirecteur. Il fut remplacé dans ce rôle par Andrea Jung, de la société Avon. En fin de compte, l’enquête de la SEC n’aboutit nulle part et le conseil opta pour la politique du silence, afin de protéger son mentor des appels incessants des journalistes, avides de scoops. « La presse voulait des détails sur sa vie personnelle, se rappelle Al Gore. C’était à Steve de décider du comportement à adopter, mais il était catégorique sur le fait que la presse n’avait pas à envahir sa sphère privée. Son souhait devait être respecté. » Quand j’ai demandé à Gore si le conseil aurait dû communiquer davantage début 2009, quand les problèmes de santé de Jobs se sont révélés plus graves que ne le pensaient les actionnaires, il m’a répondu : « Nous avons embauché un cabinet juridique indépendant pour qu’il nous dise ce qu’exigeait la loi. Et nous avons suivi ses instructions à la lettre. Je ne vois pas ce qu’on pouvait faire de mieux ! Pardonnez mon agacement, mais toutes ces critiques me rendent furieux. »
Un membre du conseil n’était néanmoins pas d’accord. Jerry York, l’ancien directeur financier de Chrysler et de IBM, ne fit aucune déclaration publique, mais il déclara à un journaliste du Wall Street Journal, en confidence, qu’il avait été « écœuré » d’apprendre que la société avait caché les problèmes de santé de Jobs fin 2008. « Franchement, je regrette de ne pas avoir démissionné. » Après le décès de York en 2010, le Wall Street Journal publia ses commentaires. York avait aussi fait des aveux à Fortune, que le magazine sortit quand Jobs prit son troisième congé maladie en 2011.
Certains chez Apple ne croyaient pas aux propos attribués à York, celui-ci n’ayant soulevé aucune objection officielle à l’époque. Mais pour Bill Campbell, ces allégations sonnaient juste, car York s’était plaint à lui début 2009. « Un soir, Jerry avait bu un peu trop de vin blanc et m’avait appelé à 2 ou 3 heures du matin pour me dire : “Putain de merde, Bill, je ne crois pas une seconde à ces conneries ! Il faut que Steve nous dise exactement ce qu’il a !” Je l’ai appelé le lendemain matin et il m’a dit que ce n’était rien. Mais lors d’une autre soirée un peu trop arrosée comme celle-là, la moutarde avait pu encore lui monter au nez ; et je le voyais très bien appeler les journalistes pour passer ses nerfs. »
Memphis
Le chef du service d’oncologie de Stanford était George Fisher, un éminent chercheur spécialisé dans les cancers gastro-intestinaux et colorectaux. Il pressait Jobs depuis des mois d’envisager une greffe du foie, mais c’était le type d’information que le P-DG refusait de traiter. Laurene Jobs était heureuse que Fisher n’ait pas abandonné cette idée, car elle savait que des encouragements répétés seraient nécessaires pour amener son mari à accepter cette idée.
Le patron d’Apple se laissa enfin convaincre en janvier 2009, juste après avoir affirmé que son « déséquilibre hormonal » pouvait être facilement traité. Mais il y avait un problème. Il avait été placé sur la liste d’attente des transplantations du foie en Californie, et il fut rapidement évident qu’il n’en bénéficierait jamais à temps. Le nombre de donneurs potentiels avec ce type de groupe sanguin était faible. De plus, la politique en vigueur pour la transplantation d’organe favorisait les patients atteints de cirrhoses et d’hépatites, plutôt que de cancer.
Il n’existait aucun moyen légal pour un patient, même aussi fortuné que Jobs, de déroger à la règle. Les receveurs étaient déterminés en fonction de leur score MELD1 fondé sur des mesures de niveaux d’hormones pour déterminer l’urgence de la nécessité d’une greffe et sur le temps d’attente des patients. Chaque don était scrupuleusement évalué et toutes les données étaient accessibles au public sur des sites (optn.transplant.hrsa.gov/), où vous pouviez vérifier votre position sur la liste d’attente à tout moment.
Laurene Jobs est devenue totalement obsédée par les sites de donneurs d’organes, qu’elle parcourait tous les soirs pour savoir combien de malades étaient sur liste d’attente, quel était leur score MELD et depuis combien de temps ils patientaient. « N’importe qui pouvait faire le calcul, ce que j’ai fait, et j’ai vite compris qu’il n’aurait jamais de greffe avant le mois de juin en Californie. Or ses médecins disaient que son foie allait lâcher en avril. » Elle se mit donc à se renseigner et découvrit qu’il était permis de s’inscrire sur les listes de deux États différents en même temps, ce que ne faisaient que 3 pour cent des receveurs potentiels. La multiplication des listes n’était pas contraire à l’éthique, même si les critiques disaient qu’elle avantageait les gens riches, même si elle n’était pas simple à mettre en œuvre. Deux critères majeurs étaient requis : le receveur potentiel devait être en mesure de gagner l’hôpital choisi dans les huit heures – ce que Jobs pouvait faire grâce à son jet – et les médecins de cet hôpital devaient évaluer le patient en personne avant de le mettre sur la liste.
George Riley, l’avocat de San Francisco qui avait souvent servi de conseiller externe à Apple, charmant gentleman du Tennessee, était devenu un proche de Jobs. Ses parents étaient tous deux d’anciens médecins du Methodist University Hospital de Memphis, où lui-même était né, et il était ami avec James Eason, le responsable du service des transplantations. L’unité d’Eason était l’une des meilleures et des plus actives au monde. En 2008, son équipe et lui avaient réalisé cent vingt et une greffes de foie. « Il ne s’agit pas de détourner le système. Mais les gens doivent pouvoir choisir où ils veulent être soignés. Certains quittent le Tennessee pour la Californie ou un autre État, en quête d’un traitement. Aujourd’hui, des gens viennent de Californie pour être soignés chez nous. » Riley organisa le voyage d’Eason à Palo Alto pour qu’il puisse mener l’évaluation de Jobs sur place.
Fin février 2009, Jobs figurait aussi sur la liste de receveurs du Tennessee (en plus de celle de la Californie) et la douloureuse attente commença. La première semaine de mars, Jobs déclina rapidement, or le temps d’attente était encore estimé à vingt et un jours. « C’était terrible, se rappelle Laurene Jobs. On avait l’impression que ce serait trop tard. » Chaque jour, la situation devenait un peu plus critique. Jobs passa à la troisième place mi-mars, puis à la seconde, et enfin à la première. Mais les jours s’égrenaient. L’atroce réalité, c’était que la fête de la Saint-Patrick et le tournoi de basket-ball March Madness à venir (Memphis participait cette année-là au tournoi) étaient des opportunités d’avoir un donneur, car le taux élevé d’alcoolémie provoquait un pic d’accidents de voiture.
En effet, le week-end du 21 mars 2009, un jeune homme d’environ vingt-cinq ans fut tué dans un accident de la route et ses organes rendus disponibles. Jobs et sa femme s’envolèrent pour Memphis, où ils atterrirent un peu avant 4 heures du matin et furent accueillis par Eason. Une voiture les attendait sur le tarmac et les documents d’admission étaient prêts lorsqu’ils déboulèrent à l’hôpital.
La greffe fut un succès, sans pour autant être rassurante. Quand les médecins retirèrent son foie, ils découvrirent des taches sur le péritoine, la fine membrane qui entoure les organes internes. En outre, il y avait des tumeurs partout dans le foie, ce qui signifiait que le cancer avait sans doute migré ailleurs. Apparemment, il avait muté et crû rapidement. Les médecins prélevèrent des échantillons et établirent d’autres cartes génétiques.
Quelques jours plus tard, ils lui firent subir une nouvelle intervention chirurgicale. Jobs avait insisté pour qu’ils ne vident pas son estomac et, quand ils l’anesthésièrent, il aspira une partie de son contenu dans ses poumons et développa une pneumonie. À ce moment-là, les médecins le pensaient perdu.
J’ai failli mourir au cours de cette intervention de routine parce qu’ils se sont plantés. Laurene était là et les médecins ont fait venir mes enfants en avion, parce qu’ils croyaient que je ne passerais pas la nuit. Reed visitait des universités avec l’un des frères de Laurene. Un avion privé l’a récupéré près de Dartmouth et on lui a dit ce qui se passait. Un avion a aussi fait venir les filles. Ils pensaient que c’était peut-être leur dernière chance de me voir conscient. Mais je m’en suis sorti.
Laurene Jobs, qui avait décidé de superviser le traitement, restait à l’hôpital toute la journée et surveillait attentivement chaque moniteur. « Laurene était une vraie mère lionne », se rappelle Jony Ive, qui accourut dès que Jobs put recevoir de la visite. Sa mère et ses trois frères passèrent plusieurs fois pour lui tenir compagnie. Sa sœur, Mona Simpson, le couvait aussi de ses attentions. George Riley et elle étaient les seuls autorisés à remplacer sa femme à son chevet. « La famille de Laurene nous a aidés à prendre soin des enfants – sa mère et ses frères ont été super, commenta Jobs par la suite. J’étais très fragile et guère coopératif. Mais une expérience comme celle-là renforce vos liens. »
Laurene venait tous les matins à 7 heures et rassemblait les données importantes, qu’elle entrait dans un tableur. « C’était très compliqué parce qu’il se passait plusieurs choses en même temps. » Quand James Eason et son équipe arrivaient à 9 heures, elle s’entretenait avec lui pour coordonner tous les aspects du traitement de son mari. À 21 heures, avant de partir, elle préparait un rapport sur les tendances de chacun des signes vitaux et autres mesures, et notait une série de questions auxquelles elle voulait une réponse le lendemain. « Cela me permettait de faire travailler mon cerveau et de rester concentrée », se rappelle-t-elle.
Eason fit ce que personne n’avait mis en œuvre à Stanford : prendre en charge tous les aspects du traitement médical. Comme il dirigeait le centre, il pouvait coordonner les soins après la greffe, les tests pour évaluer la propagation du cancer, les traitements contre la douleur, l’alimentation, la rééducation. Il s’arrêtait même à l’épicerie du coin pour acheter à son patient ses boissons énergétiques préférées.
Deux infirmières originaires de petites villes du Mississippi avaient la préférence du malade. De solides mères de famille qui ne se laissaient pas intimider. Eason s’arrangea pour les assigner exclusivement au chevet de Jobs. « Pour gérer Steve, il faut se montrer très persévérant, commente Tim Cook. Eason l’a pris sous son aile et l’a forcé à faire des choses importantes pour sa santé, mais pas toujours plaisantes. »
En dépit de toutes ces attentions, Jobs devenait par moments pratiquement fou. Il ne supportait pas de ne plus être aux commandes et, parfois, il avait des hallucinations et se mettait en colère. Même quand il était à peine conscient, sa forte personnalité refaisait surface. Un jour, le pneumologue tenta de lui poser un masque à oxygène sur le visage alors qu’il était sous sédatif. Jobs l’arracha et maugréa qu’il détestait son design et refusait de le porter. Alors qu’il pouvait à peine parler, le P-DG d’Apple lui ordonna de lui en apporter cinq modèles différents pour qu’il puisse choisir le plus esthétique. Les médecins regardèrent Laurene, éberlués. Finalement, elle réussit à le distraire de sorte que les médecins parvinrent à lui mettre le masque. Il détestait aussi l’oxymètre qu’ils avaient branché à son doigt. Un appareil selon lui hideux et trop compliqué. Il leur suggéra des moyens de simplifier sa conception. « Steve s’attachait à la moindre nuance de son environnement et des objets autour de lui », se rappelle Laurene.
Un jour, alors qu’il flottait encore dans l’inconscience, l’amie de Laurene, Kathryn Smith, lui rendit visite. Sa relation avec Jobs n’avait pas toujours été rose, mais Laurene avait insisté pour qu’elle vienne à son chevet. Jobs la fit approcher, lui montra un calepin et un stylo, et écrivit : « Apporte-moi mon iPhone. » Kathryn Smith alla le lui chercher sur le meuble. Prenant la main de sa visiteuse, il lui montra comment balayer l’écran pour l’allumer et la fit jouer avec les menus.
Ses relations avec sa fille aînée Lisa s’étaient délitées. Diplômée d’Harvard, la jeune femme avait emménagé à New York et communiquait rarement avec son père. Pourtant, elle prit deux fois l’avion pour aller à Memphis, geste qu’il apprécia particulièrement : « Sa venue m’a beaucoup touché. » Malheureusement, il ne lui fit pas cette confidence à l’époque. La plupart des proches de Jobs trouvèrent Lisa aussi exigeante que son père, mais Laurene l’accueillit chaleureusement et tenta de l’impliquer dans le processus. Elle cherchait à restaurer leur relation.
Comme Jobs allait mieux, sa fougueuse personnalité reprit en partie le dessus. Il avait toujours ses canaux biliaires. « Quand il a commencé à reprendre des forces, il a rapidement passé la phase de gratitude pour retrouver son mode grincheux et autoritaire, se souvient Kathryn Smith. Nous nous demandions tous s’il allait adopter une perspective plus douce, mais cela n’a pas été le cas. »
Jobs se montrait toujours aussi tatillon en matière d’alimentation, ce qui était plus problématique que jamais. Il ne consommait que des smoothies – des jus de fruits frais – et exigeait sept ou huit variétés différentes alignées devant lui pour pouvoir faire son choix. Il portait à peine la cuillère à sa bouche et rendait son verdict : « Celui-là est infâme. Celui-là également. » Au bout d’un moment, Eason lui fit la leçon : « Vous savez, ce n’est pas une question de goût. Cessez de voir cela comme de la nourriture. Dites-vous plutôt que c’est un médicament. »
L’humeur de Jobs s’améliora quand il reçut les premières visites de ses collaborateurs d’Apple. Tim Cook venait régulièrement et lui détaillait les derniers progrès des nouveaux produits. « On le voyait s’animer chaque fois que la conversation se portait sur Apple, raconte Cook. Comme si on avait allumé la lumière. » Jobs aimait profondément sa société et semblait vivre dans l’attente d’y retourner. Des détails lui redonnaient du tonus. Quand Cook lui décrivit un nouveau modèle de l’iPhone, Jobs passa l’heure suivante à discuter de son nom – ils tombèrent d’accord sur l’iPhone 3GS – ainsi que de la police de caractère du « GS », se demandant si les lettres devaient être en capitale (oui) et en italique (non).
Un jour, Riley lui organisa une visite surprise au Sun Studio, le lieu mythique où Elvis, Johnny Cash, B.B. King et bien d’autres pionniers du rock’n’roll avaient enregistré leurs chansons. Ils eurent droit à une visite privée par l’un des jeunes employés, qui s’assit un moment avec Jobs sur le banc balafré de brûlures de cigarettes utilisé par Jerry Lee Lewis. Jobs était sans doute la personne la plus influente de l’industrie de la musique à l’époque, mais le jeune homme ne le reconnut pas, avec cette apparence émaciée. En partant, Jobs confia à Riley : « Ce gamin est vraiment intelligent. On devrait l’embaucher pour iTunes. » Ainsi, Riley appela Eddy Cue, qui fit venir le jeune homme en avion à Cupertino pour passer un entretien. Voilà comment il fut engagé pour participer à la conception des sections R&B et rock’n’roll d’iTunes. Quand Riley retrouva ses amis plus tard au Sun Studio, ceux-ci lui dirent que cette anecdote prouvait que, comme le clamait le slogan, vos rêves peuvent encore devenir réalité au Sun Studio.
Le retour
À la fin du mois de mai 2009, Jobs revint en jet à Palo Alto avec sa femme et sa sœur. Ils furent accueillis sur le terrain d’aviation de San Jose par Tim Cook et Jony Ive, qui grimpèrent à bord de l’avion dès son atterrissage. « On lisait dans ses yeux son excitation à l’idée de son retour, se rappelle Cook. Il était tellement impatient ! » Laurene Jobs brandit une bouteille de cidre pétillant et porta un toast en l’honneur de son mari, et tout le monde s’étreignit.
Ive était émotionnellement épuisé. Il ramena Jobs chez lui en voiture et lui dit combien il avait été difficile de maintenir le navire à flot en son absence. Il se plaignit aussi des rumeurs selon lesquelles l’innovation d’Apple dépendait de Jobs et disparaîtrait s’il ne revenait pas. Il lui avoua que cette idée l’avait « blessé » et qu’il se sentait à la fois « anéanti » et sous-estimé.
L’état mental de Jobs était sombre après son retour à Palo Alto. Il devait se faire à l’idée qu’il pourrait ne pas être indispensable à la société. L’action Apple s’était bien portée en son absence, passant de quatre-vingt-deux dollars en janvier 2009, au moment de l’annonce de son congé maladie, à cent quarante dollars fin mai, époque de son retour. Au cours d’une conférence téléphonique avec les analystes, peu après le départ de Jobs en congé, Cook s’était départi de son style imperturbable habituel pour faire une déclaration enthousiaste sur les raisons de la prospérité d’Apple en l’absence de son mentor :
Nous pensons que nous sommes sur cette terre pour fabriquer de grands produits et cela ne va pas changer. L’innovation est notre credo. Nous croyons à la simplicité, pas à la complexité. Nous pensons qu’il est nécessaire de posséder et contrôler les technologies de nos produits et que nous ne devons nous implanter que sur les marchés auxquels nous pouvons apporter une contribution significative. Nous rejetons des milliers de projets pour pouvoir nous concentrer sur quelques-uns qui nous semblent vraiment porteurs de sens. Nous croyons à la collaboration étroite et à la pollinisation croisée de nos groupes, grâce auxquelles nous innovons plus que quiconque. Enfin, nous exigeons l’excellence de la part de tous nos départements et nous avons l’honnêteté de reconnaître nos erreurs et le courage de changer. Et je crois que, quelles que soient les personnes en poste, ces valeurs sont si profondément ancrées dans notre société qu’Apple s’en sortira très bien.
Ce discours aurait pu être prononcé par Jobs en personne, mais la presse le surnomma « la doctrine Cook ». Ces paroles affectèrent profondément le P-DG d’Apple, en particulier la dernière phrase. Si c’était vrai, devait-il en être fier ou blessé ? Des rumeurs insinuaient qu’il allait s’effacer et renoncer à son poste de P-DG pour n’être plus que président. Cela le motivait encore plus pour se lever de son lit, surmonter sa souffrance et reprendre ses longues marches réparatrices.
Le conseil d’administration se réunit quelques jours après son retour, et Jobs surprit tout le monde en faisant une apparition. Il prit place parmi eux et réussit à assister à presque toute la séance. Début juin, il organisa des réunions matinales chez lui et, à la fin du mois, il reprenait le chemin du bureau.
Après avoir bravé la mort, son caractère se serait-il adouci ? Ses collègues eurent bientôt la réponse. Dès le premier jour, au grand dam de ses bras droits, il piqua plusieurs colères. Il sermonna des gens qu’il n’avait pas vus depuis six mois, descendit en flammes plusieurs plans marketing et passa un savon à quelques employés jugés incompétents. Mais le plus révélateur, ce fut la déclaration qu’il fit à quelques amis plus tard dans l’après-midi : « J’ai vécu une merveilleuse journée aujourd’hui. Je n’arrive pas à croire combien je me sens créatif ni combien l’équipe est formidable. » Tim Cook ne sourcilla pas. « Steve n’était pas du genre à cacher ce qu’il pensait, me confia-t-il par la suite. Mais cela faisait plaisir à entendre. »
Des amis remarquèrent que Jobs n’avait rien perdu de son mordant. Pendant sa convalescence, il s’abonna à Comcast, un service de chaînes câblées en haute définition, et un jour, il appela Brian Roberts, le responsable de la société. « Je croyais qu’il voulait me faire des compliments sur notre service, au lieu de quoi, il m’a dit qu’il était nul ! » Andy Hertzfeld nota néanmoins que, malgré ce comportement bourru, Jobs était devenu plus honnête. « Avant, quand vous demandiez une faveur à Steve, il pouvait faire exactement l’inverse, commente Hertzfeld. C’était la perversité de sa nature. Maintenant, il se montre plus accommodant. »
Son retour public eut lieu le 9 septembre, lors du « Special Music Event » de la société. Il monta sur scène et reçut une standing ovation de près d’une minute, puis il entama son discours par une déclaration personnelle inhabituelle, mentionnant qu’il avait bénéficié d’un don d’organe. « Je ne serais pas là sans une telle générosité. Alors j’espère que chacun d’entre nous sera assez généreux pour devenir donneur d’organe. » Après un moment d’exaltation – « Je suis debout, je suis de retour chez Apple et je chéris chaque jour qui passe » –, il dévoila la nouvelle ligne des iPod nano, équipés de caméras vidéo, en neuf couleurs différentes et aluminium anodisé.
Début 2010, il avait recouvré presque toutes ses forces et s’était replongé avec ardeur dans le travail pour ce qui serait l’une des années les plus productives – pour lui comme pour Apple. Il avait réussi deux tours de force depuis le lancement de la stratégie du foyer numérique : l’iPod et l’iPhone. À présent, il était sur le point d’en réaliser un troisième.
1- « Model for End-Stage Liver Disease ». Modèle pour les maladies hépatiques en phase terminale. (N.d.T.)