LE DESIGN
Les vrais artistes simplifient
L’esthétique du Bauhaus
Contrairement aux autres gamins qui avaient grandi, comme lui, dans des maisons Eichler, Jobs savait précisément pourquoi ces habitations étaient si agréables à vivre. Il aimait le modernisme simple et épuré conçu pour les masses. Il avait aussi appris avec son père à apprécier la « patte » d’un constructeur automobile en analysant le style des carrosseries. Alors depuis le début chez Apple, il croyait que le design industriel – un logo simple, un boîtier élégant – permettait à une société de se démarquer de la concurrence et de se forger une identité.
Les premiers locaux d’Apple, après avoir quitté le garage paternel, se trouvaient dans un petit bâtiment que Jobs partageait avec un bureau des ventes Sony. Le constructeur nippon était réputé pour son style et le design de ses produits ; Jobs furetait donc souvent chez son voisin. « Il passait me voir, raconte Dan’l Lewin qui travaillait là, vêtu n’importe comment et étudiait avec délectation les dépliants et les catalogues, restant parfois en arrêt devant le design d’une pièce. De temps en temps il demandait : “Je peux te prendre cette brochure ?” » Dès 1980, Jobs débauchera Lewin pour qu’il rejoigne les rangs d’Apple.
Son goût pour les habillages noirs de Sony s’estompa au moment où il commença à se rendre, à partir de juin 1981, au salon international du design industriel qui se tenait, tous les ans, à Aspen. Cette année-là, le thème était le style italien. L’architecte Mario Bellini, le réalisateur Bernardo Bertolucci, le designer Sergio Pininfarina et Susanna Agnelli, l’héritière de l’empire Fiat, étaient invités. « J’avais une vénération pour le design italien, me confia Jobs, comme le gamin de La Bande des quatre pour les cyclistes italiens ! Cela a été pour moi une révélation et une grande source d’inspiration. »
À Aspen, il découvrit le design fonctionnel et pur du mouvement du Bauhaus qui fut porté à son apogée par Herbert Bayer, dans ses constructions, ses polices de caractères bâtons et son mobilier que l’on trouvait à l’Institut Aspen. Comme ses maîtres Walter Gropius et Ludwig Mies van der Rohe, Bayer considérait qu’il n’existait pas de frontière entre l’art et le design industriel. Le « style international » défendu par le Bauhaus montrait que le design devait rester simple, sans être froid. Il mettait en avant la rationalité et la fonctionnalité en utilisant des lignes et des formes pures. « Dieu est dans les détails », « le moins est le mieux », tels étaient les préceptes prêchés par Mies et Gropius. Comme c’était le cas des maisons Eichler, la sensibilité artistique devait être combinée à la production de masse.
Jobs déclara publiquement son goût pour le style du Bauhaus dans un discours prononcé lors du salon du design d’Aspen en 1983, dont le thème était « Le futur n’est plus ce qu’il était ». Parlant sous un chapiteau, Jobs prédit le déclin du style Sony au profit de la simplicité du Bauhaus. « Le design industriel actuel, initié par la firme nipponne, est le high-tech, c’est-à-dire de l’acier gris, parfois teint en noir, avec adjonctions d’appendices bizarroïdes. C’est facile et efficace. Mais ça n’a pas de classe. » Il proposait une autre voie, issue du Bauhaus, qui serait plus en adéquation avec la nature et la fonction du produit. « Nos produits, au contraire, doivent être présentés de façon la plus pure qui soit. Le client saura alors tout de suite qu’il y a, à l’intérieur, de la haute technologie. Nous allons les insérer dans des petits boîtiers, qui seront beaux et tout blancs, comme le fait Braun pour ses appareils. »
Jobs tenait à ce que les articles d’Apple soient simples et élégants. « Apple doit avoir un design beau et pur, jouer la carte de la transparence et de la convivialité pour ses produits, à l’inverse de Sony, avec son design industriel surchargé et noir, noir et encore noir ! exhortait-il. Nous devons chercher la simplicité avant tout, faire des œuvres d’art dignes d’être exposées au Museum of Modern Art. Que ce soit dans le management de l’entreprise, l’apparence de nos produits, nos publicités, tout doit aller dans le même sens : faisons simple. Vraiment simple. » Ce mantra sera écrit noir sur blanc sur la première brochure d’Apple : « La simplicité est la sophistication suprême. »
Pour Jobs, simplicité du design rimait avec simplicité d’emploi. Cette idée, cependant, n’allait pas toujours de soi. Parfois le design d’un produit pouvait être tellement épuré et minimaliste que l’utilisateur était intimidé, et n’osait pas s’en servir. « Nous devons montrer que l’utilisation de nos produits est intuitive et évidente, et ce doit être le message premier de notre design », expliquait Jobs au parterre de créateurs. Il citait toujours la métaphore du bureau qu’il avait créé pour le Macintosh. « Tout le monde sait, intuitivement, comment s’y retrouver. Sur tous les bureaux de la planète c’est pareil : le document posé au-dessus des autres est le plus important. C’est ainsi qu’on organise les priorités. Si nous utilisons ce genre de métaphores pour nos ordinateurs, c’est parce que le commun des mortels en a déjà fait l’expérience. »
Pendant que Jobs faisait son discours, dans une salle plus modeste, une autre personne donnait également une conférence. Il s’agissait de Maya Lin, vingt-trois ans, qui s’était retrouvée sous le feu des projecteurs en novembre, quand son mémorial pour les vétérans du Viêt-nam avait été inauguré à Washington. Jobs et Maya Lin devinrent amis, et Jobs l’invita à visiter Apple. Le jeune homme était intimidé par les artistes comme Maya Lin, il demanda à Debi Coleman de lui prêter main-forte. « J’ai travaillé avec Steve pendant une semaine, raconte Maya Lin. J’ai voulu savoir pourquoi les ordinateurs ressemblaient tous à de grosses télévisions ? Pourquoi ne faites-vous pas quelque chose de plus fin ? Pourquoi pas un ordinateur tout mince et plat ? » Jobs lui répondit que c’était effectivement son objectif, mais que la technologie ne le permettait pas encore.
À cette époque, le patron d’Apple jugeait la créativité dans le domaine du design industriel au point mort. Jobs avait une lampe Richard Sapper qu’il aimait beaucoup. Il appréciait aussi le mobilier de Charles et Ray Eames, ainsi que les produits Braun dessinés par Dieter Rams. Mais il n’existait aucune figure de proue susceptible de révolutionner le design industriel comme l’avaient fait Raymond Loewy et Herbert Bayer en leur temps. « Il ne se passait rien dans ce domaine, en particulier à la Silicon Valley, me raconte Maya Lin. Steve voulait donner un coup de pied dans la fourmilière. En matière de design, il aime l’élégance, mais pas le conventionnel, le tout avec une pointe d’humour. Il est porté vers le minimalisme, parce qu’en adepte du zen, il recherche la simplicité, mais il ne veut pas que ses produits soient froids. Ils doivent rester sympathiques. Il est passionné et hyper-sérieux en matière de design, et en même temps, il y a de la malice, un sourire en coin. »
À mesure que son sens esthétique s’affinait, Jobs fut de plus en plus attiré par le style japonais et se mit à fréquenter quelques-unes de ses figures de proue, tels Issey Miyake et I.M. Pei. « J’ai toujours trouvé le bouddhisme – en particulier le bouddhisme japonais – d’une beauté absolue, expliquait-il, mon plus grand choc esthétique, je l’ai eu en découvrant les jardins de Kyoto. J’étais impressionné par les chefs-d’œuvre qu’avait produits cette culture, et cette beauté puisait sa source directement dans le bouddhisme zen. »
Comme une Porsche
Le Macintosh de Jef Raskin devait ressembler à une valise, dont le clavier, faisant office de couvercle, se refermait sur l’écran. Quand Jobs reprit le projet, il décida de sacrifier l’aspect portable de l’appareil pour en faire une machine de bureau au design élégant qui occuperait un espace très réduit sur le plan de travail. Il saisit un annuaire de téléphone, le posa sur un bureau, et déclara, au grand dam des ingénieurs, que la base du Mac ne devrait pas être plus grande que ça. L’équipe de design, dirigée par Jerry Manock et Terry Oyama, se mit à plancher sur un modèle ayant un écran intégré, juste au-dessus de l’unité centrale, et équipé d’un clavier détachable.
Un jour, en mars 1981, Andy Hertzfeld, qui revenait travailler au bureau après dîner, trouva Jobs penché au-dessus de leur prototype numéro un, en pleine discussion avec James Ferris, le directeur du pôle création.
— Il nous faut un look classique, qui soit indémodable, comme la Coccinelle de Volkswagen, insistait Jobs qui avait appris, avec son père, à apprécier le classicisme dans le design automobile.
— Non. Il faut des courbes voluptueuses, comme une Ferrari.
— Non, pas comme une Ferrari. Ce serait une erreur. Comme une Porsche, voilà ce qu’il faut !
Jobs avait à l’époque une Porsche 928. (Ferris, plus tard, partit travailler pour la firme de Stuttgart comme conseiller en communication.) Un week-end, l’impétueux patron avait montré sa Porsche à Bill Atkinson : « Le véritable art invente l’esthétique, il ne la suit pas ! » Il lui avait également fait admirer sa Mercedes sur le parking d’Apple. « Au fil des ans, ils sont parvenus à affiner les lignes et, en même temps, à accentuer les détails. C’est ça que nous devons faire pour le Macintosh. »
Oyama dessina une première esquisse et réalisa une maquette en plâtre. Jobs et l’équipe réunie au grand complet découvrirent le modèle. Hertzfeld le trouva « mignon ». D’autres aussi aimaient bien le projet. Mais Jobs n’était pas content. « C’est bien trop carré ! on dirait une grosse boîte ! Il faut que ce soit plus rond. Le rayon du premier chanfrein doit être plus grand et je n’aime pas l’attaque du biseau. » Dans ce jargon de designer industriel – que Jobs avait appris récemment – il critiquait l’arrondi des angles du boîtier. Mais il lâcha quand même un compliment : « C’est un début. »
Une fois par mois, Manock et Oyama venaient présenter leur version rectifiée, conformément aux demandes de Jobs. La dernière maquette en plâtre était dévoilée, entourée de toutes les évolutions précédentes. Non seulement on voyait mieux ainsi la progression du projet, mais cela empêchait Jobs de soutenir que les designers n’avaient pas suivi à la lettre toutes ses consignes. « Arrivé à la version quatre, je ne voyais déjà plus la différence avec la numéro trois ! raconte Hertzfeld. Mais Steve était toujours aussi critique et précis, disant qu’il aimait ceci, qu’il détestait cela – des détails que je remarquais à peine. »
Un week-end, Jobs se rendit au grand magasin Macy’s à Palo Alto, pour étudier, encore une fois, le design des appareils électroménager, en particulier celui du robot-mixeur Cuisinart. Il revint au bureau le lundi et demanda à son équipe d’aller en acheter un. Il donna alors une série de modifications à apporter au modèle en prenant exemple sur les lignes, les courbes et les angles biseautés du Cuisinart. Oyama conçut donc une nouvelle ébauche qui ressemblait beaucoup à un appareil de cuisine, mais Jobs reconnut lui-même qu’ils faisaient fausse route. On revint donc au modèle de la semaine précédente, et Jobs donna son feu vert.
Jobs tenait à ce que la machine paraisse sympathique. Au fil des modifications, le Macintosh ressemblait de plus en plus à un visage humain. Avec son lecteur de disquette sous l’écran, l’unité était plus haute et plus étroite que la plupart des ordinateurs, et ressemblait effectivement à un visage. Le renfoncement à la base de l’appareil donnait l’illusion d’un menton, et Jobs fit araser la portion de plastique au-dessus de l’écran pour que le Mac n’ait pas un front de Néanderthalien – un détail qui rendait le Lisa disgracieux. Le design du boîtier sera signé conjointement par Steve Jobs, Jerry Mannock et Terry Oyama. « Même si Steve n’a pas dessiné une ligne, ses idées et son influence ont fait du Mac ce qu’il est, dira plus tard Oyama. Pour être honnête, avant que Steve nous l’explique, on ne savait pas comment un ordinateur pouvait être “sympathique”. »
Jobs était aussi exigeant sur l’aspect de l’écran. Un jour, Bill Atkinson débarqua aux Texaco Towers tout excité. Il venait de concevoir un algorithme ingénieux qui permettait de tracer des cercles et des ovales rapidement à l’écran. Le calcul pour tracer des cercles fait appel à des racines carrées, ce que le Motorola 68000 ne pouvait gérer. Mais Atkinson trouva une astuce fondée sur le fait que les sommes de nombres impairs donnent une succession de carrés parfaits (par exemple, 1+3 = 4, 1+3+5 = 8, etc.). Hertzfeld raconte que tout le monde était impressionné quand Atkinson avait fait une démonstration de son programme – tout le monde, sauf Jobs.
— D’accord, tes cercles et tes ovales sont bien, mais pourquoi tes rectangles n’ont-ils pas de coins arrondis ?
— Je me suis dit que ce n’était pas nécessaire.
Atkinson lui précisa que mathématiquement, c’était quasiment impossible à réaliser. « Je voulais avoir des routines graphiques les plus légères possibles, m’expliqua-t-il, et les limiter au tracé de formes fondamentales qui étaient réellement indispensables. »
— Des rectangles avec des coins arrondis, il y en a partout ! lança Jobs en bondissant de son siège. Regarde autour de toi ! Rien que dans cette pièce !
Jobs montra le tableau blanc, le plateau du bureau, et autres objets rectangulaires.
— Et jette un coup d’œil dehors ! Il y en a encore plus. Absolument partout. On ne peut pas y échapper !
Sur ce, Jobs entraîna Atkinson à l’extérieur, lui désignant les vitres des voitures, les panneaux dans les rues, les écriteaux. « Rien que sur cent mètres, on en a trouvé dix-sept ! me raconta Jobs. Je tendais mon doigt tous azimuts ! »
Atkinson s’avoua vaincu : « Quand il m’a signalé un panneau “Stationnement Interdit”, j’ai dit : “D’accord, Steve, tu as gagné. Il nous faut des rectangles à coins arrondis comme forme fondamentale !” » C’est Hertzfeld qui me narra la suite : « Bill est revenu aux Texaco Towers le lendemain après-midi, avec un grand sourire aux lèvres. Sa démo dessinait à présent de jolis rectangles avec des angles ronds, et ce, à une vitesse sidérante. » Les boîtes de dialogues et les fenêtres sur le Lisa et le Mac, comme sur la majorité des ordinateurs ultérieurs, auraient toutes cette finition « coins ronds ».
Grâce au cours de calligraphie qu’il avait suivi durant son passage à Reed, Jobs avait découvert la typographie, avec toutes ses variations de caractères – droits, à empattement, proportionnels – et ses interlignages divers. « Quand on a conçu le premier Macintosh, tout cet enseignement m’est revenu », m’expliqua-t-il. Puisque le Mac avait un affichage point par point, il était possible de concevoir une infinité de polices, de la plus classique à la plus loufoque, et de les restituer pixel par pixel à l’écran.
Pour concevoir ces polices, Hertzfeld recruta Susan Kare, une camarade de lycée originaire des environs de Philadelphie. Elle donna aux polices le nom des gares de son ancienne ligne de trains de banlieue : Overbrook, Merion, Ardmore, Rosemont. Jobs était emballé par l’idée, mais il revint la voir l’après-midi même, l’air chagrin : « Ce sont des petites bourgades que personne ne connaît. Il faut que ce soit des villes connues du monde entier ! » C’est ainsi que naquirent les polices Chicago, New York, Geneva, London, San Francisco, Toronto et Venice !
Markkula, et d’autres cadres, n’appréciaient guère cette passion de Jobs pour les polices de caractères. « Il avait une connaissance remarquable en ce domaine, et il voulait avoir les plus belles typos, raconte Markkula. Je n’arrêtais pas de dire : “Des nouveaux caractères ? Encore ? On a des problèmes plus importants à régler, tu ne crois pas ?” » En fait le Mac, avec ses belles polices et ses possibilités graphiques, combiné à une imprimante laser, ouvrirait tout le secteur de la PAO à Apple. En outre, cela démocratisa l’accès à la typographie. Tout le monde se passionna pour les polices de caractères, des journalistes en herbe rédigeant la gazette du lycée, aux mères de famille écrivant les bulletins d’information des associations de parents d’élèves – un domaine autrefois réservé aux imprimeurs et autres petites mains maculées d’encre.
Susan Kare dessina aussi les icônes – telles que la poubelle – qui permit de donner une identité à l’interface graphique. Le courant passait bien entre elle et Jobs. Tous les deux avaient le même goût de la simplicité et la même envie d’insuffler au Mac de la fantaisie. « Il venait me voir tous les jours en fin d’après-midi, raconte-t-elle. Il voulait savoir ce que j’avais fait de nouveau. Il avait un œil sûr, pour tout ce qui était visuel. » Parfois, Jobs passait au bureau le dimanche matin ; Susan Kare se fit alors un point d’honneur d’être là pour pouvoir lui montrer ses maquettes. De temps en temps, une idée ne lui plaisait pas. Il rejeta, par exemple, l’icône du lapin, un bouton destiné à accélérer la vitesse du double-clic de la souris, en disant que cet animal à l’air de peluche faisait trop homo.
Jobs portait le même soin aux barres de titre, au sommet des fenêtres, des documents et des écrans. Atkinson et Susan Kare recommencèrent leur ouvrage encore et encore, mais Jobs n’était toujours pas satisfait. Il n’aimait pas celle du Lisa, parce qu’elles étaient trop noires et agressives. Il voulait que les bandeaux du Mac soient plus doux, avec un joli liseré. « On lui a présenté plus de vingt versions avant qu’il ne soit content », se souvient Atkinson. À un moment donné, Atkinson et Susan lui reprochèrent de passer trop de temps sur un détail tel que l’aspect des barres de titre, alors qu’il y avait encore tellement de points essentiels à régler. Jobs avait piqué une colère : « Imaginez que vous ayez ça tous les jours sous les yeux ! Ce n’est pas un détail. Au contraire ! C’est essentiel et il faut que ce soit parfait ! »
Chris Espinosa trouva un moyen ingénieux de satisfaire les exigences esthétiques de Jobs tout en se protégeant de sa tyrannie. Espinosa, qui était un jeune acolyte de Wozniak de l’époque du garage, avait abandonné ses études à Berkeley pour rejoindre l’équipe Mac. Jobs s’était montré persuasif : « Tu pourras toujours étudier, mais construire le Mac, cela ne se produira qu’une fois dans ta vie. » De son propre chef, Espinosa décida de concevoir une calculette pour l’ordinateur. « On était tous rassemblés autour de Chris quand il l’a montrée à Steve, raconte Hertzfeld. On retenait notre souffle, attendant sa réaction. »
— C’est un début. Mais visuellement, c’est pourri. Le fond est trop sombre, certains contours sont trop épais, et les touches sont trop grosses.
Espinosa affina sa maquette en fonction des critiques de Jobs, mais chaque nouvelle version recevait un même lot de critiques. Finalement, un après-midi, quand Jobs arriva pour examiner la nouvelle ébauche, Espinosa avait eu une idée de génie : « Le kit calculette spécial Steve Jobs. » L’utilisateur pouvait personnaliser la version présentée, changer l’épaisseur des traits, la taille des touches, l’ombrage, le fond et autres aspects visuels. Non seulement le patron trouva le clin d’œil amusant, mais il se prit aussitôt au jeu et commença à modifier l’aspect de la calculette selon son goût. Dix minutes plus tard, il avait ce qu’il voulait. Et, évidemment, c’est sa version qui fut installée sur le Mac et qui y demeura pendant les quinze années suivantes.
Même si toute son attention était accaparée par le Macintosh, Jobs voulait créer une identité pour tous les produits Apple. Alors, avec l’aide de Jerry Manock et un groupe informel baptisé l’Apple Design Guild, il lança un appel d’offres pour trouver un designer de renommée internationale qui serait à Apple ce que Dieter Rams avait été pour Braun. Le projet avait pour nom de code Blanche Neige – pas parce que Jobs aimait le blanc, mais parce que les produits visés par ce « relooking » portaient le nom des sept nains. Le gagnant fut Hartmut Esslinger, un créateur allemand à qui l’on devait le design des télévisions Trinitron de Sony. Jobs lui rendit visite dans sa Bavière natale. Il fut non seulement impressionné par la passion du designer pour son métier, mais aussi par sa conduite enthousiaste, quand ils traversèrent la Forêt Noire dans sa Mercedes à plus de cent soixante kilomètres à l’heure.
Bien qu’Allemand, Esslinger déclara qu’il fallait revendiquer les gènes américains d’Apple, annoncer un produit « made in Californie », sentir dans son ADN « l’influence d’Hollywood, du rock, de la contre-culture, et de la libération sexuelle ». Son mantra était : « La forme suit l’émotion » – par conséquent la forme devait suivre la « fonction ». Il conçut ainsi quarante modèles pour illustrer ce concept, et quand Jobs les découvrit il s’écria : « C’est ça ! » La charte Blanche Neige, qui fut appliquée immédiatement à l’Apple IIc, comprenait des boîtiers blancs, des courbes franches, et un réseau de fines fentes à la fois décoratives et utiles pour la ventilation. Jobs lui proposa un contrat avec Apple, à la condition expresse qu’il emménage en Californie. Les deux hommes se serrèrent la main pour conclure l’accord. Esslinger, qui n’est pas un exemple de modestie, décrira cet instant en ces termes : « Par cette poignée de main débutait une collaboration qui allait révolutionner le design industriel. » frogdesign1, la société d’Esslinger, ouvrit ses portes à Palo Alto au milieu de l’année 1983 avec un contrat avec Apple de un million deux cent mille dollars par an. À partir de ce jour-là, tous les produits de la société de Cupertino porteront fièrement la mention « Designed in California ».
Paul Jobs avait appris à son fils qu’un bon artisan apporte le même soin à toutes les parties de son travail, que celles-ci soient visibles ou non. Steve Jobs poussa ce précepte à l’extrême, jusqu’à peaufiner la disposition des puces et composants sur la carte mère – une pièce qu’aucun utilisateur ne verrait jamais.
— Ce circuit est plutôt joli, mais regardez l’arrangement des mémoires. C’est ni fait ni à faire ! Elles sont bien trop rapprochées les unes des autres.
— Mais la seule chose qui importe, c’est que ça fonctionne au mieux, répliqua un ingénieur. Personne ne va voir cette carte.
La réaction de Jobs était prévisible :
— Je veux que tout soit le plus élégant possible, même si c’est à l’intérieur de la caisse. Un menuisier digne de ce nom ne va pas utiliser du bois de mauvaise qualité pour faire le fond de son armoire !
Dans une interview, donnée des années plus tard, après la sortie du Macintosh, Jobs répéta cet enseignement paternel : « Quand un artisan réalise une jolie commode, il ne va pas mettre un bout de contreplaqué pour fermer le fond, même si cette partie est contre le mur et invisible. C’est une histoire de conscience professionnelle. Vous, vous savez que cette planche est là. Si on veut dormir tranquille, avec la satisfaction du travail bien fait, il ne faut rien lâcher – l’esthétique et la qualité doivent être les maîtres mots jusqu’au bout. »
Mike Markkula, une autre figure paternelle de Jobs, avait apporté un corollaire à cette théorie de « la beauté cachée » : il fallait avoir le même souci esthétique pour la présentation et l’emballage du produit. Les gens jugeaient un livre à sa couverture. Il en était de même du carton du Macintosh. Jobs choisit donc un emballage de couleur et tenta de le rendre le plus attractif possible. « Il le fit refaire cinquante fois, raconte Alain Rossmann, un membre de l’équipe Mac qui épousa Joanna Hoffman. La boîte était destinée à finir à la poubelle, mais Steve tenait à ce qu’elle soit belle. » Pour Rossmann, c’était exagéré ; une fortune était dépensée dans l’emballage, alors que les développeurs s’échinaient à faire des économies sur les puces. Mais du point de vue de Jobs, chaque détail était essentiel. Le Macintosh devait être extraordinaire, tant par ses fonctionnalités que par son aspect.
Lorsque le design définitif fut arrêté, Jobs rassembla toute l’équipe pour fêter l’événement. « Les artistes signent leur œuvre », déclara-t-il. Alors il sortit une feuille de papier millimétré, un feutre fin, et demanda à tous d’écrire leurs noms. Les signatures seraient gravées à l’intérieur de tous les Macintosh. Personne ne les verrait jamais, à l’exception des réparateurs. Mais tous les membres de l’équipe savaient que leurs noms étaient là, sur la face interne du boîtier, comme ils savaient que la carte mère à l’intérieur était d’une finition irréprochable. Jobs appela chaque membre, un à un, pour venir signer. Burrell Smith fut le premier. Jobs passa en dernier, après les quarante-cinq autres. Il trouva une petite place au milieu et écrivit son nom, tout en minuscules. Puis il leva sa coupe de champagne. Atkinson se souvient encore de cet instant : « À ce moment-là, nous savions que nous avions créé une œuvre d’art. »
1- La société s’appela frog design en 2000 et déménagea à San Francisco. Esslinger choisit le mot « frog » (grenouille) pas uniquement parce que ce batracien était capable de métamorphoses, mais en hommage à sa terre natale : la (f)ederal (r)epublic (o)f (g)ermany. Il disait « l’emploi des minuscules est une réaffirmation de l’idéal d’un tout non hiérarchique si cher au Bauhaus, et montre que la société désire émuler un partenariat démocratique ». (N.d.A.)