ENTRÉE EN SCÈNE DE SCULLEY
Le défi Pepsi

Avec John Sculley, en 1983.
La cour
Mike Markkula n’avait jamais voulu être le président d’Apple. Il aimait dessiner ses nouvelles maisons, voler dans son avion privé, et vivre grassement de ses stock-options ; il détestait par-dessus tout gérer les conflits et les ego démesurés des cadres de la société. Il avait endossé ce rôle à contrecœur, après avoir accepté de limoger Mike Scott, et avait promis à sa femme que ce serait provisoire. À la fin de l’année 1982, près de deux ans plus tard, son épouse s’impatienta : « Trouve un remplaçant tout de suite ! »
Jobs avait admis qu’il n’était pas de taille à diriger une entreprise de cette importance, même si une part de lui brûlait d’essayer. Markkula lui avait expliqué qu’il était encore un peu brut de décoffrage pour être P-DG. Alors ils décidèrent d’un commun accord de trouver quelqu’un.
Leur choix se porta sur Don Estridge. Il avait lancé le projet de l’IBM PC et l’avait mené à bien jusqu’à sa commercialisation. Même si Jobs et son équipe avaient critiqué le produit, l’IBM PC se vendait davantage que les Apple. Estridge avait installé son équipe à Boca Raton, en Floride, loin du siège social d’Armonk et de sa mentalité coincée de la côte Est. Comme Jobs, il était un dirigeant dynamique, innovant et un peu rebelle, mais à l’inverse de Jobs, il laissait à ses collaborateurs la paternité de leurs idées. Le jeune homme prit l’avion pour Boca Raton avec, dans ses bagages, une offre séduisante : un million de dollars en salaire plus un million de dollars de prime à la signature. Mais Estridge refusa. Il n’était pas du genre à passer à l’ennemi. Il aimait aussi faire partie de l’establishment – autrement dit, « il était plus marine que piraterie ». Il n’appréciait guère que Jobs, dans sa jeunesse, se soit amusé à pirater la compagnie de téléphone AT & T. Quand on lui demandait où il travaillait, c’était en gonflant le torse qu’il répondait : « Chez IBM. »
Alors Jobs et Markkula embauchèrent Gerry Roche, un chasseur de têtes, pour trouver une autre piste. Ils décidèrent de ne pas se focaliser sur des dirigeants du secteur technologie. Ils avaient davantage besoin d’un génie du marketing, quelqu’un qui saurait communiquer, trouver de nouveaux marchés, et qui aurait l’aura suffisante pour rassurer Wall Street. Roche jeta son dévolu sur la star du moment dans le domaine du marketing de masse : John Sculley, le président de Pepsi-Cola chez PepsiCo. Sa dernière campagne de communication, « le défi Pepsi », un test consommateur en aveugle Pepsi contre Coca, avait été un triomphe. Il était venu donner une conférence à Stanford quelque temps avant le patron d’Apple, et tout le monde en disait grand bien. Roche eut donc le feu vert pour le contacter.
Le parcours de Sculley était très différent de celui de Jobs. Sa mère, new-yorkaise, était une haute figure de l’Upper East Side, qui ne sortait qu’en gants blancs ; quant à son père, c’était un avocat d’affaires pur jus. Sculley avait fréquenté les meilleures écoles – la St Mark’s School, puis l’université Brown, puis enfin Wharton pour un MBA. Il avait fait carrière chez Pepsi en commercial de génie, avec guère d’intérêt pour le développement produit ou la technologie de l’information.
Sculley se rendit à Los Angeles à Noël pour voir ses deux enfants issus d’un premier mariage. Il les emmena dans une boutique d’informatique ; il fut sidéré par la présentation des produits – c’était lamentable. Quand les deux adolescents lui demandèrent pourquoi il s’intéressait soudain aux ordinateurs, il répondit qu’il projetait d’aller à Cupertino rendre visite à Steve Jobs. Ses enfants devinrent hystériques ; ils avaient fréquenté dans leur enfance tout le gratin de Hollywood, mais Steve Jobs, c’était lui, la véritable star ! À voir la réaction de sa progéniture, Sculley prit plus au sérieux la proposition d’Apple.
Quand il arriva au siège social, Sculley fut surpris par le laisser-aller et le doux bazar qui régnaient dans les bureaux. « La plupart des gens étaient plus mal habillés que les hommes de ménage chez Pepsi. » Pendant le déjeuner, Jobs picorait sa salade d’un air absent, mais quand Sculley déclara que la majorité des chefs d’entreprise considéraient que les ordinateurs posaient davantage de problèmes qu’ils n’en réglaient, le jeune patron se métamorphosa en prédicateur enflammé. « C’est justement ça que nous voulons changer – le rapport avec les ordinateurs ! »
Dans l’avion qui le ramenait chez lui, Sculley rédigea quelques notes. Le résultat de ses cogitations tenait sur huit pages, jetant les bases du marketing et de la communication à adopter pour intéresser le consommateur à ce produit. Par moments, le texte était soporifique – avec des passages soulignés, des diagrammes, et des graphiques – mais cela montrait l’intérêt de Sculley pour ce nouveau marché. Les ordinateurs étaient des produits plus excitants que du soda. On trouvait parmi ses recommandations : « Développer le capital sympathie de la marque par des présentoirs et des supports de communication séduisants – il faut convaincre le consommateur qu’avoir un Apple chez lui rendra sa vie plus belle et plus riche. » (Sculley était un adepte du soulignage.) Mais il hésitait toujours à quitter Pepsi. Jobs l’intriguait : « J’étais touché par sa jeunesse, son impétuosité, son génie ; j’avais envie de le connaître un peu mieux. »
Alors Sculley accepta de le rencontrer à nouveau. Ce qui eut lieu en janvier 1983, quand le jeune patron vint à New York pour le lancement du Lisa. Après la journée d’interview, l’équipe d’Apple fut surprise de voir entrer un visiteur imprévu dans la suite du Carlyle Hotel. Jobs desserra sa cravate et présenta le président de Pepsi-Cola comme étant peut-être un futur gros client. Pendant que John Couch lui montrait le Lisa, Jobs faisait des commentaires avec son vocabulaire consacré : « révolutionnaire », « incroyablement génial ». Il affirmait qu’Apple allait bouleverser totalement la nature de l’interaction entre l’homme et l’ordinateur.
Ils allèrent dîner ensuite au Four Season, un havre de paix et de raffinement pour les grands de ce monde, conçu par Mies van der Rohe et Philip Johnson. Tandis que Jobs mangeait son plat végétarien, Sculley décrivit la stratégie marketing qui avait propulsé Pepsi au sommet des ventes. La campagne « Génération Pepsi » était destinée à attirer l’attention du consommateur sur le produit – elle associait des publicités, des événements et un grand travail de relations publiques. Il s’agissait avant tout de faire parler de la marque. Sculley était parvenu à transformer le lancement commercial d’un nouveau produit en événement national… c’était précisément ce que cherchaient Jobs et Regis McKenna.
Quand les deux hommes quittèrent le restaurant, il était près de minuit.
— Cela a été l’une des soirées les plus passionnantes de ma vie, déclara le fringant patron tandis que Sculley le raccompagnait au Carlyle. Je n’ai pas vu le temps passer.
Quand le président de Pepsi-Cola rentra chez lui ce soir-là, à Greenwich dans le Connecticut, il eut du mal à trouver le sommeil. Discuter avec Jobs était autrement plus intéressant que de négocier avec des dirigeants d’usines d’embouteillage. « Cela me stimulait l’esprit, ravivait mon envie d’être un bâtisseur d’idées », racontera-t-il plus tard. Le lendemain matin, Roche appela Sculley :
— Je ne sais pas ce que vous avez fait hier soir, les gars, mais je peux te dire que Steve est sur un petit nuage !
Et la cour se poursuivit. Sculley résistait, mais sans opposer de fin de non-recevoir. Jobs revint sur la côte Est en février, un samedi, et prit une limousine pour se rendre à Greenwich. Il trouva la maison flambant neuve de Sculley d’un luxe ostentatoire, avec ses hautes fenêtres à l’ancienne, mais il admira longuement la porte en chêne massif de cent cinquante kilos qui, équilibrée à merveille, pivotait sur ses gonds d’une petite pichenette. « Steve était fasciné par cette réalisation parce que, comme moi, il était sensible au travail bien fait. » C’est ainsi que commença un processus de séduction quelque peu biaisé – l’aîné découvrant chez un jeune prodige des qualités qu’il s’imaginait avoir lui-même.
Sculley d’ordinaire se déplaçait en Cadillac, mais percevant que ce ne serait pas du goût de Jobs, il emprunta la Mercedes 450 SL décapotable de sa femme pour l’emmener visiter le fief de Pepsi. Il régnait là-bas un tel luxe que les locaux d’Apple, par comparaison, avaient des airs de monastère. Pour Jobs, c’était là toute la différence entre l’économie naissante de l’informatique et les sociétés bien installées dans le top 500 des plus grosses entreprises du pays. Une allée serpentait au milieu de magnifiques pelouses, décorées de sculptures (il y avait là Rodin, Moore, Calder, Giacometti), pour mener à un bâtiment de verre et de ciment dessiné par Edward Durrel Stone. Le bureau de Sculley était pharaonique : un tapis persan, huit hautes fenêtres, un jardin, un salon privé, une salle de bains. Jobs eut droit à la visite de la salle de gymnastique du complexe – une partie, avec jacuzzi, était réservée aux dirigeants.
— C’est bizarre cette ségrégation entre cadres et employés, remarqua Jobs.
— En fait, j’étais contre cette séparation, s’empressa de préciser Sculley. Et régulièrement, je vais faire de la gym dans la partie du personnel.
Leur rendez-vous suivant eut lieu en Californie, lorsque Sculley fit un saut à Cupertino, en revenant d’un congrès à Hawaii avec des responsables de chaînes d’embouteillage. Mike Murray, le directeur marketing du Macintosh, prépara l’équipe pour la visite de ce grand patron, mais il n’avait aucune idée de ce qui se tramait. « Pepsi risque de nous acheter des milliers de Mac ! exultait-il dans une note adressée à tous les développeurs. Il se trouve que Mr Sculley et un certain Mr Jobs sont devenus très amis cette année. Le président de Pepsi-Cola est un génie du marketing qui joue dans la cour des grands, alors faisons-lui bon accueil ! »
Jobs voulait communiquer à Sculley son enthousiasme pour le Macintosh : « Cette machine est la réalisation de ma vie, John. Je veux que tu sois la première personne étrangère à Apple à la découvrir. » D’un geste théâtral, il sortit le prototype de son sac en vinyle et lui fit une démonstration. Sculley trouva le jeune homme aussi fascinant que son ordinateur : « Steve était plus un homme de spectacle qu’un homme d’affaires. Tous ses gestes étaient calculés, comme s’il avait répété, pour faire de ce moment une expérience unique. »
Jobs avait demandé à Hertzfeld et sa bande de concocter une page spéciale à l’écran pour amuser Sculley. « C’est un homme très brillant, leur disait-il. Son intelligence est absolument sidérante. » Hertzfeld était perplexe : « J’avais du mal à croire que Sculley venait acheter des Macintosh pour Pepsi. C’était un peu gros. » Mais avec Susan Kare, il prépara un écran d’accueil montrant des bouteilles de Pepsi qui s’ouvraient comme autant de petits volcans, au milieu d’une forêt de logos Apple. Hertzfeld était si content de son animation qu’il leva les bras en l’air en signe de victoire pendant la démo. Sculley, toutefois, resta de marbre. « Il a posé quelques questions pour la forme, mais il semblait s’en ficher royalement », raconte Hertzfeld. En fait entre Sculley et Hertzfeld le courant ne passa jamais. « Il était d’une prétention sans fond, un frimeur de première, me confiera-t-il. Il disait s’intéresser à la technologie, mais ce n’était pas vrai. C’était un commercial, et comme tous les commerciaux, ce n’était qu’un beau parleur. »
L’intimité entre les deux chefs d’entreprise fut scellée en mars, lors de leur seconde rencontre à New York. Tandis que les deux hommes se promenaient dans Central Park, Jobs fit sa déclaration : « Je pense sincèrement que tu es la personne qu’il me faut, John. Je veux que tu viennes travailler avec moi. Tu as tellement de choses à m’apprendre. » Le jeune homme, qui avait le culte des figures paternelles, savait comment flatter son aîné et lever ses craintes. Et le charme opéra : « J’étais séduit par Steve, m’avouera-t-il plus tard. Il était d’une intelligence rare. Et nous avions tous les deux la même passion pour l’innovation. »
Sculley, qui versait dans l’histoire de l’art, obliqua vers le Metropolitan Museum, pour faire passer un petit test au jeune homme. « Je voulais voir s’il était prêt à apprendre des choses dans un domaine où il n’y connaissait rien. » Pendant qu’ils déambulaient au milieu des antiquités grecques et romaines, Sculley lui fit un exposé sur les différences entre les sculptures archaïques du vie siècle avant Jésus-Christ et la période péricléenne un siècle plus tard. Jobs, qui adorait combler ses lacunes en culture générale, se montra très intéressé. Sculley était ravi : « J’ai senti que je pouvais être son précepteur. » Une fois encore, le maître crut être semblable à l’élève : « C’est comme si j’avais mon double en face de moi. Moi aussi, quand j’étais jeune, j’étais impatient, entêté, arrogant, impétueux. Mon esprit fourmillait d’idées, et ça passait avant tout le reste. Comme Steve, j’étais impitoyable avec ceux qui n’étaient pas à la hauteur de mes exigences. »
Tandis qu’ils poursuivaient leur promenade, Sculley lui raconta qu’en vacances il se rendait à Paris, sur la Rive Gauche, avec un carnet de croquis à la main. Jobs répondit que s’il ne s’était pas lancé dans l’informatique, il aurait aimé être poète et vivre la vie de bohème à Paris. Ils descendirent Broadway jusqu’au magasin Colony Records sur la 49e. Jobs lui montra alors la musique qu’il aimait – Bob Dylan, Joan Baez, Ella Fitzgerald, et les formations de jazz du label Windham Hill. Puis ils remontèrent l’avenue jusqu’à l’immeuble San Remo à l’angle de Central Park West et de la 74e où Jobs comptait acheter un duplex au dernier étage.
La liaison fut consommée sur l’une des terrasses de l’appartement, avec Sculley plaqué contre le mur car il avait le vertige. Ils parlèrent d’abord argent. « Je lui ai dit qu’il me fallait un million de dollars en salaire, un million en prime à la signature et un million de dédommagement si ça ne marchait pas », raconte Sculley. Jobs annonça que c’était faisable.
— Même si je dois payer de ma poche… Nous réglerons tous ces détails parce que tu es la personne la plus brillante qu’il m’ait été donné de rencontrer. Je sais que tu es parfait pour Apple et Apple mérite le meilleur.
Il ajouta qu’il n’avait encore jamais travaillé avec quelqu’un qu’il respectait vraiment. Sculley serait son mentor, il avait tant à lui apprendre… Et Jobs le regarda avec ce regard intense dont il avait le secret.
L’aîné tenta une ultime défense : pourquoi ne resteraient-ils pas simplement amis ? Jobs pourrait venir lui demander conseil quand il voudrait… Tout se joua à cet instant. « Steve a baissé la tête et regardé le sol. Après un long silence, il a prononcé une phrase qui m’a hanté pendant des jours : “Tu veux passer le reste de ta vie à vendre de l’eau sucrée ou tu veux changer le monde avec moi ?” »
Ce fut, pour Sculley, comme un uppercut dans l’estomac. Comment refuser après ça ? « Steve avait le don d’arriver toujours à ses fins. Il savait jauger une personne, frapper précisément là où ça faisait mal… pour la première fois depuis quatre mois, j’ai su que je ne pouvais plus dire non. » Le soleil hivernal commençait à se coucher. Ils quittèrent l’appartement et traversèrent le parc pour rejoindre le Carlyle.
La lune de miel
Markkula négocia à la baisse les émoluments de la nouvelle recrue et Sculley accepta une enveloppe de cinq cent mille dollars en salaire plus le même montant en bonus. Il arriva en Californie en mai, juste à temps pour participer au séminaire organisé par Apple au Pajaro Dunes. Même s’il avait laissé quasiment tous ses costumes à Greenwich, Sculley avait encore du mal à s’habituer au style décontracté qui régnait à la Pomme. Dans la salle de réunion, Jobs était assis par terre, dans la position du lotus, occupé à se curer les pieds. Le nouveau P-DG tenta d’imposer un ordre du jour : il voulait trouver le moyen de différencier commercialement les divers ordinateurs de la marque – l’Apple II, l’Apple III, le Lisa et le Mac – et décider s’il valait mieux structurer la société suivant les lignes de produits, les marchés, ou les services. Mais la réunion se mua en discussion à bâtons rompus, chacun y allant de ses doléances et de ses suggestions.
À un moment, Jobs reprocha à l’équipe Lisa d’avoir fait un flop avec leur machine. « Tu n’as pas livré encore ton Mac, à ce que je sache ! répliqua quelqu’un dans l’assistance. Sors déjà quelque chose avant d’être aussi critique ! » Sculley n’en revenait pas. Chez Pepsi, personne n’aurait jamais osé apostropher le patron comme ça. « Mais ce jour-là, tout le monde lui est tombé dessus. Ça me rappelait une vieille blague que m’avait racontée un commercial d’Apple : “Quelle est la différence entre Apple et un camp de scouts ? Réponse : les scouts sont dirigés par des adultes !” »
Au milieu de la mêlée, un petit séisme ébranla la pièce. « Tous à la plage ! » cria quelqu’un. Tout le monde se précipita vers les portes qui donnaient sur l’océan. Puis quelqu’un d’autre cria que le dernier tremblement de terre avait engendré un tsunami. Alors le groupe rebroussa chemin et fila dans l’autre direction. « L’indécision, les ordres contradictoires, la peur d’un désastre imminent, tout cela augurait ce qui allait se passer », confiera plus tard Sculley.
La rivalité entre les différentes équipes était réelle, mais non dénuée d’humour, comme ce drapeau de pirates qui flottait sur le toit du Bandley 3, le bâtiment du département Macintosh. Quand Jobs s’était vanté que ses développeurs travaillaient quatre-vingt-dix heures par semaine, Debi Coleman avait fait imprimer les fameux tee-shirts : « Quatre-vingt-dix heures par semaine et on aime ça ! » Le groupe Lisa, pour ne pas être en reste, sortit des tee-shirts : « On travaille soixante-dix heures par semaine, mais nous on sort notre produit ! » L’équipe Apple II, qui, tout indolente qu’elle fût, était la seule à rapporter de l’argent à la Pomme, répliqua : « Nous, on travaille soixante heures et on finance le Lisa et le Mac ! » Jobs surnommait les développeurs de l’Apple II les « Clydesdales1 », mais il savait qu’ils étaient les seuls à faire avancer la roulotte Apple.
Un samedi matin, Jobs invita Sculley et sa femme Leezy à prendre le petit déjeuner chez lui. Il vivait dans une maison à colombages – une jolie bâtisse mais qui n’avait rien d’exceptionnel – à Los Gatos, avec sa compagne du moment Barbara Jasinski, une femme intelligente et réservée qui travaillait pour Regis McKenna. Leezy avait apporté des œufs et fit une omelette (Jobs à l’époque avait pris un peu de distance avec son régime exclusivement végétalien).
— Je suis désolé, je n’ai pas beaucoup de meubles, s’excusa Jobs. Je n’ai pas eu le temps de m’en occuper.
C’était un problème récurrent chez lui. Son amour des beaux objets, associé à son goût pour l’austérité, l’empêchait d’acheter utile. Il lui fallait un vrai coup de cœur pour acquérir un meuble. Il avait une lampe Tiffany, une table ancienne, un lecteur de vidéodisque branché à une télévision Sony Trinitron, mais il n’y avait ni canapé, ni fauteuils, juste quelques coussins en mousse jetés par terre. Sculley sourit, se disant encore, à tort, qu’ils étaient semblables : « Moi aussi, je menais une vie de bohème dans mon appartement de New York au début de ma carrière. »
Jobs confia à Sculley ce matin-là qu’il pensait mourir jeune.
— On a tous droit à un court passage sur terre. On n’a pas trente-six occasions de réaliser quelque chose d’important. Personne ne sait combien de temps il a. Mais je sens que je dois accomplir au plus vite le maximum de choses.
Jobs et Sculley se voyaient dix fois par jour durant les premiers mois de leur idylle. « Steve et moi, on était des frères d’âme, on ne se quittait pas. Quand l’un commençait une phrase l’autre la terminait. » Jobs ne cessait de flatter son aîné. Quand il passait dans son bureau pour parler d’un problème, il commençait toujours par « John, tu es le seul qui peut comprendre ». Ils se racontaient tout – un tandem fusionnel, peut-être trop. À la moindre occasion, Sculley se trouvait des points communs avec Jobs :
On terminait la phrase de l’autre parce qu’on était sur la même longueur d’onde. Steve m’appelait à 2 heures du matin, pour me parler d’une idée qui venait de lui traverser l’esprit. « Salut, c’est moi », lançait-il, totalement inconscient de l’heure qu’il était ! Curieusement, j’étais pareil que lui à mes débuts chez Pepsi. Steve pouvait déchirer les pages d’une présentation qu’il devait donner le lendemain, jeter aux quatre coins de la pièce les diapositives et les divers documents. Moi aussi, je voulais que mes communications soient de grands moments de marketing. Quand j’étais jeune directeur, j’étais impatient, je voulais que les choses aillent vite et bien, et je me disais qu’on n’était jamais mieux servi que par soi-même. Comme Steve. Parfois, en regardant ce jeune homme impétueux, j’avais l’impression de voir un film sur ma vie. Les similitudes étaient impressionnantes et c’est la raison pour laquelle cette symbiose entre nous deux a pu se développer.
Tout ça n’était qu’illusion et le terreau du désastre à venir. Jobs le sentit le premier : « Nous avions un point de vue différent sur le monde, sur les gens, et des valeurs opposées. Je m’en suis rendu compte très vite, quelques mois après son arrivée. John était assez lent d’esprit, et les gens qu’il voulait faire monter en grade étaient des crétins finis. »
Mais Jobs pensait pouvoir encore le manipuler en continuant à lui faire croire qu’ils étaient semblables. Et plus il le manipulait, plus il le méprisait. Les observateurs avisés de l’équipe, tels que Joanna Hoffman, comprirent ce qui se tramait : « Steve lui faisait croire qu’il était exceptionnel. John ne s’était jamais senti ainsi adulé. Il est devenu imbu de lui-même, parce que Steve lui prêtait toutes sortes de qualités qu’il n’avait pas. Alors, il a pris la grosse tête. Quand il s’est révélé évident qu’il n’était pas à la hauteur de son avatar, le champ de distorsion de la réalité qu’avait créé Steve autour de lui était devenu un terrain miné qui menaçait d’exploser à tout moment. »
La flamme s’éteignit aussi du côté de Sculley. Il voulait restructurer une société bancale, mais il avait un point faible : il ne voulait froisser personne – un défaut que n’avait pas Jobs. Pour dire les choses simplement, John Sculley était quelqu’un de courtois et pas Steve Jobs. L’aîné n’appréciait pas la rudesse avec laquelle son protégé traitait ses collaborateurs. « On débarquait au Bandley 3 à 23 heures, et les gars venaient lui montrer leur travail. Parfois, il n’y jetait pas même un coup d’œil. Il prenait leurs papiers et les leur lançait à la figure. Quand je lui demandais pourquoi il était aussi dur avec eux, Steve me répondait : “Parce qu’ils peuvent faire mieux.” » Sculley tenta de recadrer le jeune homme. « Il faut que tu apprennes à te maîtriser. » Jobs était d’accord sur le principe, mais ce n’était pas dans sa nature de passer au filtre ses sentiments.
Le nouveau P-DG commença à se dire que le tempérament mercurien de Jobs, son attitude lunatique et colérique envers les gens, étaient peut-être dus à un problème psychique, le signe d’un petit trouble bipolaire. Il avait des sautes brutales d’humeur. Parfois il était tout joyeux, parfois totalement déprimé. Il pouvait avoir, d’un coup, des colères terribles, et Sculley devait intervenir pour le calmer. « Vingt minutes plus tard, je recevais un autre coup de fil – il fallait que j’intervienne encore car Steve sortait de nouveau de ses gonds. »
Le prix du Macintosh fut leur premier désaccord. La machine devait être vendue mille dollars, mais les modifications de Jobs avaient notablement augmenté les coûts de fabrication. Il était donc question de le proposer au public pour mille neuf cent quatre-vingt-quinze dollars. Toutefois, lorsque les deux hommes décidèrent d’organiser un grand lancement, accompagné d’une communication intensive, le P-DG annonça qu’il fallait majorer le prix de cinq cents dollars. Pour lui, le coût marketing, comme n’importe quel coût de production, devait être intégré au prix de vente. Jobs résista farouchement. « C’est tuer dans l’œuf tout ce pour quoi nous nous battons ! Le Macintosh doit être une révolution pour l’homme, pas une machine à faire des profits. » Sculley répliqua que le choix était simple : soit Jobs vendait son Mac mille neuf cent quatre-vingt-quinze dollars, soit il y avait un budget pour faire un lancement planétaire. C’est l’un ou l’autre, mais pas les deux.
— Vous n’allez pas apprécier, les gars, annonça-t-il à Hertzfeld et aux autres développeurs. John veut vendre la machine deux mille quatre cent quatre-vingt-quinze dollars.
En effet, la nouvelle fut mal prise. Comme le rappelait Hertzfeld, le Mac était conçu pour le citoyen moyen, le sortir à ce prix était une trahison, c’était renier tous leurs principes.
— Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas me laisser faire, leur promit Jobs.
Mais Sculley l’emporta. Vingt-cinq ans plus tard, le sujet était encore douloureux pour Jobs : « C’est pour ça que les ventes du Mac se sont effondrées et que Microsoft a dominé le marché. » Sculley lui avait ravi le contrôle sur son produit et sur sa société, et ça, c’était aussi dangereux que d’acculer un tigre.
1- Clydesdale : lourd cheval de trait. (N.d.T.)