CHAPITRE TRENTE-SEPT

L’iPAD

L’ère post-PC

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« You Say You Want a Revolution1 »

Jobs avait été particulièrement agacé, en 2002, par l’ingénieur qui pérorait à propos du logiciel de tablette électronique en cours de développement chez Microsoft. Les utilisateurs entreraient des données sur l’écran à l’aide d’un stylo ou d’un stylet. Quelques fabricants sortirent cette année-là une tablette PC équipée de ce logiciel, mais elle ne changea en rien le cours de l’univers. Jobs était impatient de montrer la tablette idéale – sans stylet ! – mais quand il avait compris ce que la technologie multi-tactile pouvait apporter à Apple, il avait décidé de créer d’abord l’iPhone.

Cependant, l’idée de la tablette commençait à se répandre dans le groupe Macintosh. « On ne prévoit absolument pas de fabriquer une tablette ! dit le patron d’Apple à Walt Mossberg au cours d’une interview en mai 2003. Il est clair que les gens veulent un clavier. Les tablettes plaisent aux gens riches, déjà équipés d’une foule de PC et autres gadgets électroniques. » Tout comme sa déclaration sur son « déséquilibre hormonal », c’était totalement faux. La tablette figurait parmi les futurs projets évoqués pendant les séminaires annuels du Top 100. « Nous avons présenté et creusé l’idée plusieurs fois, car Steve voulait toujours fabriquer une tablette », se souvient Phil Schiller.

Le projet fut relancé en 2007, quand Jobs réfléchit à l’idée d’un netbook, un mini-ordinateur portable, à bas prix. Au cours d’une réunion du comité de direction du lundi matin, Ive remit en cause l’intérêt du clavier, jugé coûteux et encombrant : « Et si on faisait plutôt apparaître un clavier à l’aide d’une interface multi-tactile ? » Jobs était d’accord. Toutes les équipes furent donc orientées vers la conception d’une tablette plutôt que d’un netbook.

La première étape était de trouver la taille idéale de l’écran. Ive fit fabriquer vingt modèles rectangulaires – tous avec des coins arrondis bien sûr – aux dimensions et aux ratios légèrement différents. Le chef designer les fit installer sur une table dans le bureau d’études. Puis Jobs et Ive soulevèrent un à un les tissus de velours qui les recouvraient pour les manipuler, les étudier, les ressentir. « Voilà comment on a choisi la taille de l’écran. »

Comme d’habitude, le patron d’Apple encensait le modèle le plus simple et le plus épuré possible. Au préalable, il fallait déterminer l’essence même de cet appareil. Réponse : son affichage. Donc, tout devait être pensé en fonction de cet élément central. « Comment éviter que des boutons et autres fonctionnalités ne détournent l’attention de l’écran ? » s’inquiétait Ive. À chaque étape du processus, Jobs exigeait un minimalisme toujours plus poussé.

À un moment donné, le patron d’Apple décréta que le modèle présenté n’était pas totalement satisfaisant. Son apparence devait être chaleureuse, cool, son maniement souple et naturel. Il avait mis le doigt sur le problème, pour ainsi dire : il fallait donner l’impression qu’on pouvait saisir la tablette d’une seule main, sur une impulsion, et non devoir la soulever délicatement.

Parmi les brevets déposés par Apple (le D504889 de mars 2004), apparaît le dessin d’une tablette électronique rectangulaire aux coins arrondis – très proche de l’iPad – avec un homme qui le tient nonchalamment de la main gauche, pendant qu’il pianote sur l’écran de sa main droite. Parmi les inventeurs cités : Jony Ive et Steve Jobs.

Comme les ordinateurs Macintosh utilisaient désormais des microprocesseurs Intel, Jobs avait initialement prévu d’équiper l’iPad de la puce à bas voltage Atom, développée par Intel. Son P-DG, Paul Otellini, était très désireux de travailler sur ce projet et Jobs avait envie de lui faire confiance. Son entreprise fabriquait les microprocesseurs les plus rapides du monde. Mais ces composants étaient destinés à des machines qui se branchaient à une prise murale, non à des appareils dotés de batteries. Aussi Fadell militait-il pour le choix d’un processeur basé sur l’architecture ARM, plus simple et moins consommatrice d’énergie. Apple travaillait depuis longtemps avec ARM et l’iPhone était équipé de puces dotées de cette architecture. Grâce au soutien de plusieurs ingénieurs, Fadell comptait bien persuader le patron de se ranger à son avis. « Tu dois m’écouter ! Je sais que j’ai raison ! » cria-t-il au cours d’une réunion où Jobs répétait qu’il valait mieux faire confiance à Intel pour fabriquer la puce adéquate. L’informaticien jeta carrément son badge Apple sur la table, menaçant de démissionner.

Finalement, le P-DG céda : « Je t’ai entendu, Tony. Je ne vais pas m’opposer à mes meilleurs éléments. » En fait, il adopta la position opposée. Apple acquit la licence de l’architecture ARM, mais acheta aussi une usine de microprocesseurs de cent cinquante personnes à Palo Alto, du nom de P.A. Semi, et créa sa propre puce personnalisée, appelée A4, fondée sur l’architecture ARM et fabriquée en Corée du Sud par Samsung. Jobs faisait le bilan suivant :

En termes de performances, Intel est le meilleur. Ils font les puces les plus rapides du marché, si on se fiche de la consommation électrique et des coûts de fabrication. Mais leur puce n’a que le processeur, alors qu’il nous faut plusieurs autres éléments. Notre A4 contient le processeur ARM, le processeur graphique, le système d’exploitation et le contrôle de la mémoire – tout cela sur une seule puce ! On a essayé d’aider Intel, mais ils ne nous ont guère écoutés. On leur dit depuis des années que leurs processeurs graphiques sont mauvais. Chaque trimestre, on organisait une réunion de notre top trois avec Paul Otellini. Au début, on faisait des choses fantastiques ensemble. Intel voulait s’associer à nous pour fabriquer les puces du futur iPhone. Deux choses nous ont arrêtés. D’abord, ils étaient trop lents. Un peu comme un paquebot, peu flexibles. Ensuite, on ne voulait pas leur dire tous nos secrets, de crainte qu’ils aillent les révéler à nos concurrents.

Pour Otellini, il était logique d’équiper l’iPad des puces Intel. Mais Intel et Apple ne s’entendaient pas sur les coûts. « C’est surtout à cause du volet financier que ça n’a pas marché. » C’était aussi un nouvel exemple du besoin compulsif du patron d’Apple de tout contrôler.

Le lancement, janvier 2010

L’excitation que Jobs avait su générer pour ses précédents lancements n’était rien en comparaison de la frénésie qui entoura celui de l’iPad, le 27 janvier 2010, à San Francisco. L’hebdomadaire The Economist fit figurer Jobs en couverture, vêtu d’une robe et entouré d’un halo lumineux, tenant à la main l’iPad, surnommé « la tablette de Jésus », avec pour titre « le Livre de Jobs ». Le Wall Street Journal l’encensa dans le même registre : « La dernière fois que les hommes ont montré autant de fascination pour une tablette, des commandements étaient gravés dessus. »

Comme pour souligner la nature historique du lancement, Jobs invita nombre de ses partenaires de la première heure. Plus émouvant, James Eason, le chirurgien qui avait réalisé sa greffe du foie l’année précédente, et Jeffrey Norton, qui l’avait opéré du pancréas en 2004, étaient présents dans la salle, aux côtés de sa femme, son fils et sa sœur, Mona Simpson.

Là encore, Jobs avait intelligemment montré comment sa nouvelle invention s’insérait au sein de la ligne des produits Apple, comme il l’avait fait avec l’iPhone trois ans plus tôt. Cette fois, l’écran géant derrière lui affichait un iPhone et un ordinateur portable avec cette question entre les deux : « Y a-t-il de la place pour quelque chose au milieu ? » Ce « quelque chose » serait capable de surfer sur le net, gérer des e-mails, des vidéos, de la musique, des jeux et des livres électroniques. Il s’empressa d’épingler la concurrence : « Comme vous le savez, les netbooks ne savent pas faire grand-chose ! » Les invités et les employés l’applaudirent chaleureusement. « Mais nous, nous avons un appareil qui sait tout faire… et nous l’appelons l’iPad. »

Pour souligner la nature décontractée de l’iPad, Jobs se cala dans un fauteuil de cuir confortable, à côté d’une table basse (en l’occurrence, étant donné ses goûts, un fauteuil Le Corbusier et une table Eero Saarinen) pour le manipuler : « C’est bien plus intime qu’un ordinateur portable. » Il navigua ensuite sur le site du New York Times, envoya un e-mail à Scott Forstall et Phil Schiller (« Waouh ! on lance vraiment l’iPad ! »), feuilleta un album photo, se servit du calendrier, zooma sur la tour Eiffel sur Google Maps, regarda quelques extraits vidéo (Star Trek et Là-haut, film d’animation de Pixar), afficha une étagère de livres électroniques et passa une chanson (« Like A Rolling Stone », de Bob Dylan, déjà jouée lors du lancement de l’iPhone). « N’est-ce pas incroyable ? »

Sur sa dernière diapositive, Jobs reprenait l’un de ses thèmes de prédilection, que l’iPad incarnait parfaitement : un panneau indicateur désignait le croisement entre deux voies, la rue de la Technologie et la rue des Arts. « Si Apple crée de tels produits, c’est parce que notre credo se situe exactement à cette intersection. » L’iPad était la réincarnation numérique du Whole Earth Catalogue, le catalogue de contre-culture où l’outil technique devait servir la créativité de l’individu.

Pour une fois, la réaction initiale du public ne fut pas un chœur d’alléluias. L’iPad n’était pas encore en vente (pas avant avril) et certains parmi ceux qui avaient assisté à la démonstration ne voyaient pas très bien à quoi ils avaient affaire. Un iPhone dopé aux stéroïdes ? « La dernière fois que j’ai été déçu à ce point, c’est quand j’ai appris que Snooki avait eu une liaison avec Michael Sorrentino2 », railla Daniel Lyons dans Newsweek. (Il était l’auteur d’un blog parodique sous le pseudonyme Fake Steve Jobs.) Le blogueur Gizmodo publia un article intitulé : « Huit raisons de détester l’iPad. » (Pas de capacité multitâche, pas d’appareil photo, pas de Flash…) Même son nom fut ridiculisé dans la blogosphère, avec des comparaisons sournoises avec les serviettes hygiéniques féminines3. « iTampon » fut le troisième sujet le plus populaire sur Twitter sur jour-là.

Sans oublier la subtile critique de Bill Gates. « Je continue à penser qu’un mix entre la voix, le stylo et le clavier – autrement dit un netbook – sera le choix du grand public, confia-t-il à Brent Schlender. Avec l’iPad, je n’ai pas eu la même impression qu’avec l’iPhone, quand on s’est dit : “Nom de Dieu, pourquoi n’y a-t-on pas pensé !” Là, quand je regarde l’iPad, aucune de ses fonctionnalités ne me donne l’impression que Microsoft a raté le coche. » Il affirma ensuite qu’il était persuadé qu’une tablette avec stylet serait plus efficace.

Le lendemain soir de la présentation, Jobs se sentait agacé et abattu. Nous étions rassemblés dans sa cuisine pendant qu’il faisait les cent pas en passant en revue ses e-mails sur son iPhone.

J’ai reçu près de huit cents e-mails durant les dernières vingt-quatre heures ! La plupart sont des plaintes. Où est le port USB ? Il n’y a pas ceci, il n’y a pas cela. Il y a même des insultes ! Des trucs comme : « Connard, comment tu peux nous faire ça ? » D’autres n’aiment pas le nom iPad. Et j’en passe. C’est vraiment dur à encaisser.

Il reçut ce jour-là un appel de félicitations du chef de cabinet d’Obama, Rahm Emanuel. Mais il fit remarquer au cours du dîner que le président ne l’avait pas appelé depuis sa prise de fonctions.

 

Les critiques publiques s’atténuèrent quand l’iPad fut mis en vente en avril et que les gens l’eurent en main. Time et Newsweek le mirent tous deux en couverture. « Le problème, quand on écrit un article sur Apple, c’est que ses produits sont toujours accompagnés d’un grand battage médiatique, nota Lev Grossman dans Time. Cela dit, tout ce battage est parfois justifié. » Il émit néanmoins une réserve importante : « Certes, c’est un bel appareil pour consommer des contenus, mais il ne fait rien pour stimuler la création. » Les ordinateurs, en particulier les Macintosh, étaient devenus des outils permettant aux gens de créer de la musique, des vidéos, des sites Internet et des blogs, susceptibles d’être publiés pour que le monde entier les voie. « Au lieu de créer du contenu, l’iPad se contente de l’absorber et de le manipuler. Il vous réduit au silence, vous transforme en consommateur passif des œuvres d’art créées par d’autres. » Cette critique frappa Jobs en plein cœur. Il décida que la version suivante de l’iPad encenserait la création artistique.

En couverture, Newsweek clamait : « Qu’est-ce que l’iPad a de si génial ? Tout ! » Daniel Lyons, si sévère avec son commentaire lors du lancement, changea d’avis : « Au début, en voyant la démonstration de Steve Jobs, je me suis dit que l’iPad n’avait rien d’extraordinaire. Ce n’est qu’une version plus grande de l’iPod Touch, n’est-ce pas ? Puis, quand j’ai eu l’opportunité d’en manipuler un, j’ai été emballé et je me suis dit : j’en veux un ! » Lyons, comme bien d’autres, comprit que c’était l’enfant chéri de Jobs et qu’il incarnait toutes les valeurs défendues par le P-DG : « Jobs a cette incroyable capacité à inventer des gadgets dont on n’a pas besoin et sans lesquels, brusquement, on ne peut plus vivre. Un système clos est le seul moyen de délivrer cette expérience techno-zen qui fait aujourd’hui la notoriété d’Apple. »

La majorité des débats sur l’iPad étaient centrés sur une problématique clé : le tout-en-un et la fermeture du système Apple étaient-ils une bonne ou une mauvaise chose ? Google commençait à jouer un rôle similaire à celui de Microsoft dans les années 1980 en proposant un système d’exploitation de téléphones portables opensource, Android, qui pouvait être utilisé par tous les fabricants de matériel. Le magazine Fortune lança un débat sur le sujet dans ses propres colonnes. « Il n’y a aucune excuse à être fermé », écrivit Michael Copeland. Son collègue Jon Fortt contre-attaqua : « Les systèmes fermés sont injustement mis au pilori, car ils fonctionnent magnifiquement, au bénéfice des utilisateurs. Dans la technologie, personne ne l’a mieux démontré que Steve Jobs. En alliant matériel, logiciel et services et en les contrôlant de près, Apple a réussi à surpasser ses rivaux et à proposer des produits impeccables. » Tous deux s’accordaient à dire que l’iPad serait le test le plus parlant depuis le premier Macintosh. « Apple a poussé son obsession du contrôle à un niveau supérieur avec la puce A4, écrivit Jon Fortt. Cupertino a désormais la mainmise sur tout le processus : puce, appareil, système d’exploitation et système de paiement. »

Jobs se rendit à l’Apple Store de Palo Alto peu avant midi le 5 avril, jour de la mise en vente de l’iPad. Daniel Kottke, son compagnon du College Reed et partenaire des premières heures d’Apple, ne lui en voulait plus de ne pas avoir reçu de stock-options, au même titre que les fondateurs, et n’aurait manqué l’événement pour rien au monde. « Après quinze ans, je voulais le revoir, raconte Kottke. Je l’ai alpagué et je lui ai dit que j’allais utiliser l’iPad pour écrire les paroles de mes chansons. Il était de bonne humeur et nous avons passé un agréable moment à discuter. » Laurene et leur benjamine, Eve, observaient la scène depuis un coin du magasin.

Steve Wozniak, fervent défenseur de l’opensource, voyait à présent les choses différemment. Comme à son habitude, il veilla toute la nuit avec la foule des fans enthousiastes qui attendaient l’ouverture du magasin. Il patientait au centre commercial de Valley Fair, à San Jose, juché sur un Segway, quand un journaliste l’interrogea sur la nature fermée de l’écosystème de la firme à la Pomme. « Apple vous fait entrer dans son univers et vous y garde, mais cela comporte certains avantages… J’aime les systèmes ouverts, mais je suis un hacker ! La majorité des gens ont besoin de machines faciles d’utilisation. Le génie de Steve est sa capacité à simplifier les choses, ce qui requiert parfois de tout contrôler. »

La question rituelle : « Qu’y a-t-il sur votre iPod » se mua en « Qu’y a-t-il sur votre iPad ? ». Même le président Barack Obama, qui considérait l’iPad comme un symbole de technologie avancée, joua le jeu. Le conseiller économique Larry Summer avait sur son iPad l’application Bloomberg, pour les informations financières, le Scrabble et The Federalist Papers, une série d’articles et d’essais sur la constitution américaine. Le chef de cabinet Rahm Emanuel avait une brassée de journaux, et le conseiller en communication Bill Burton avait Vanity Fair ainsi que des saisons entières de la série télévisée Lost. Quant au conseiller politique David Axelrod, il avait dans ses signets les sites de la Ligue majeure de baseball et de la NPR4.

Jobs fut ému par une histoire que lui relata Michael Noer, de Forbes.com. Noer lisait un roman de science-fiction sur son iPad pendant son séjour dans une laiterie, au cœur d’une région rurale au nord de Bogota, en Colombie, quand un gamin pauvre âgé de six ans chargé de nettoyer les étables s’approcha de lui. Curieux, l’homme lui tendit la tablette. Le garçon, qui n’avait jamais vu d’ordinateur, l’utilisa intuitivement. Il se mit à balayer l’écran, lancer des applications, et même jouer à un jeu. « Jobs a conçu un ordinateur si puissant qu’un enfant illettré de six ans peut le manipuler sans aucune indication, écrivit Noer. Si ce n’est pas de la magie, ça ? ! »

En moins d’un mois, Apple vendit un million d’iPad. Deux fois plus que l’iPhone au moment de sa sortie. En mars 2011, neuf mois après son lancement, quinze millions d’unités s’étaient écoulées. Finalement, ce fut le lancement d’un bien de consommation le plus réussi de l’histoire.

Publicité

Jobs n’était pas satisfait des premières publicités pour l’iPad. Comme toujours, il s’impliqua personnellement dans le marketing et travailla de pair avec James Vincent et Duncan Milner de l’agence de publicité (à présent appelée TBWA/Media Arts Lab), avec Lee Clow comme conseiller externe. Le premier spot réalisé représentait une charmante scène où un type vêtu en jean délavé et sweat-shirt installé dans un fauteuil consultait sa boîte mail, un album photo, le New York Times, quelques livres, une vidéo, sur l’iPad posé sur ses genoux. Pas de voix off, simplement les notes de « There Goes My Love » de Blue Van en musique de fond. « Après l’avoir approuvé, Jobs décréta finalement qu’il le détestait, se rappelle Vincent. Ça lui faisait penser à une publicité pour le magasin d’ameublement Pottery Barn. » Comme Jobs me le dit par la suite :

C’était facile d’expliquer l’iPod : un millier de chansons dans votre poche ! Du coup, j’ai rapidement adopté le traitement emblématique des publicités, avec les fameuses silhouettes. Mais comment expliquer l’iPad ? On ne voulait pas le présenter comme un ordinateur, ni le réduire à un bel écran. En réalisant la première série de publicités, on ne savait pas du tout ce qu’on faisait.

Vincent n’avait pas pris de congés depuis des mois. Aussi, quand l’iPad sortit enfin et que les publicités passaient sur les ondes, il se rendit avec sa famille au Coachella Music Festival de Palm Springs, où se produisaient plusieurs de ses groupes préférés, dont Muse, Faith No More et Devo. Peu après son arrivée, Jobs l’appela :

— Tes pubs sont nulles. L’iPad révolutionne le monde : il nous faut un truc qui détone ! Et toi, tu me sors une merdouille.

— Eh bien, dis-moi ce que tu veux ! Tu n’as pas été fichu de me le dire !

— Je ne sais pas. Apporte-moi quelque chose de nouveau. Pour l’instant, ce n’est pas ça. On en est même très loin.

Jobs était furieux, or Vincent pouvait lui aussi monter sur ses grands chevaux. Le ton est vite monté entre les deux hommes.

— Dis-moi ce que tu veux, bon sang !

— Tu n’as qu’à me montrer quelque chose et je le saurai quand je le verrai !

— Ah, super comme piste ! Ça va vachement aider mon équipe : « Je le saurai quand je le verrai » !

Le publicitaire était tellement en colère qu’il donna un coup de poing dans le mur de sa maison de location, éraflant le crépi. Quand il retourna enfin auprès des membres de sa famille, rassemblés au bord de la piscine, sa femme lui demanda avec inquiétude ce qui n’allait pas.

Il fallut deux semaines à Vincent et son équipe pour développer une flopée de nouvelles propositions, qu’il demanda à présenter à Jobs chez lui, espérant ainsi profiter d’une atmosphère plus décontractée. Milner étala sur la table basse les story-boards correspondant à douze approches différentes. L’une était inspirée et émouvante. Une autre humoristique, avec Michael Cera, l’acteur comique de Juno, qui se baladait dans une maison factice en faisant des commentaires drôles sur la façon dont les gens pouvaient utiliser leur iPad. D’autres représentaient un iPad avec des célébrités, un iPad brillant sur un fond blanc, ou encore en vedette d’une historiette. La dernière faisait une démonstration du produit de but en blanc.

Après avoir passé en revue les diverses options, Jobs comprit ce qu’il voulait. Ni humour, ni célébrité, ni démonstration. « Il faut faire une déclaration. Un manifeste. On tient un truc important. » Il avait annoncé que l’iPad allait changer le monde et la campagne devait soutenir cette déclaration. D’autres entreprises copieraient bientôt leur tablette, dans un an ou deux, et il voulait que les gens se rappellent que l’iPad était le produit originel. « On doit se lever et dire au monde entier ce qu’on a réalisé ! »

Sur ces mots, il se leva de son siège, un peu chancelant, mais le sourire aux lèvres. « Je vais devoir y aller… un massage m’attend. Allez, au boulot ! »

Ainsi, Vincent et Milner planchèrent sur le fameux « manifeste », avec l’aide du rédacteur publicitaire Eric Grunbaum. Le spot serait rythmé, avec des images vibrantes, et proclamerait que l’iPad était révolutionnaire. Pour la musique, Karen O chanterait le refrain de « Gold Lion », une chanson des Yeah Yeah Yeahs. Pendant qu’on présentait les merveilleuses aptitudes de l’iPad, une voix forte déclarait : « Qu’est-ce que l’iPad ? L’iPad est fin. L’iPad est beau […] C’est incroyablement puissant, c’est magique, vous savez déjà l’utiliser […] des vidéos, des photos, de la musique pour toute une vie. C’est déjà une révolution, et cela ne fait que commencer5. »

Une fois les publicités du manifeste lancées, l’équipe retenta une approche plus douce, sous forme de tranches de vie documentaires proposées par la jeune réalisatrice Jessica Sanders. Jobs les apprécia… au début. Puis il les rejeta, au même motif que la première série : leur style trop « Pottery Barn ».

Il exigeait des publicités différentes, inédites, mais au final, il se rendit compte qu’il voulait rester proche de ce qu’il considérait comme la « voix d’Apple ». Une voix aux qualités distinctives : simplicité, clarté, sobriété. « Nous voulions aller vers une approche de vie quotidienne, qui semblait plaire à Steve. Mais soudain, il a déclaré qu’il détestait cette idée et que ce n’était pas Apple, raconte Lee Clow. Il nous a demandé de revenir à la voix d’Apple, simple, sincère. » Ainsi, ils optèrent pour un fond blanc pur, avec un simple gros plan montrant tout ce que « l’iPad est… » et peut faire.

Apps

Les publicités de l’iPad ne se centraient pas sur l’appareil lui-même, mais sur ses aptitudes. En effet, son succès ne venait pas seulement de la beauté de l’objet mais de ses applications, les fameuses « apps », qui vous permettent de vous plonger avec délices dans une foule de merveilleuses activités. L’iPad en proposait des milliers – et bientôt des centaines de milliers – que l’on pouvait télécharger gratuitement ou pour quelques dollars seulement. Vous pouviez catapulter des oiseaux furieux d’un geste du doigt dans le jeu vidéo Angry Birds, regarder des films, lire des livres et des magazines, jeter un coup d’œil aux infos, jouer à des jeux… bref perdre son temps avec délectation. Mais les applications étaient aussi une forme d’ouverture, certes contrôlée, permettant à des développeurs externes de créer des logiciels et du contenu – comme dans un jardin soigneusement entretenu et clos, fermé par un joli portail.

Le phénomène des apps avait débuté avec l’iPhone. Lors de sa sortie début 2007, vous ne pouviez acheter aucune apps à des développeurs externes à la firme à la Pomme, car Jobs y était opposé. Pas question que des étrangers créent des applications susceptibles de polluer l’iPhone, notamment avec des virus, ou d’entacher son intégrité.

Art Levinson était parmi ceux qui militaient pour l’ouverture des apps de l’iPhone. « Je l’ai appelé une douzaine de fois pour lui vanter le potentiel des apps. » Si Apple ne les autorisait pas – et même s’il ne les encourageait pas – un autre fabricant de smartphone malin le ferait, ce qui lui donnerait un sérieux avantage. Le directeur marketing Phil Schiller était d’accord : « Je n’arrivais pas à croire qu’on ait créé un produit aussi puissant que l’iPhone et qu’on ne donne pas aux développeurs de tous horizons l’opportunité de créer une foule d’apps. Je savais que les consommateurs allaient les adorer. » De l’extérieur, l’investisseur en capital risque John Doerr pensait que l’ouverture des apps engendrerait une profusion de nouveaux entrepreneurs qui créeraient de nouveaux services.

Au début, Jobs balaya toute discussion, en partie parce qu’il avait le sentiment que son équipe n’était pas capable d’appréhender toute la complexité de cette politique d’ouverture.

« Il refusait catégoriquement d’en parler », commente Schiller. Après le lancement de l’iPhone, il accepta d’écouter les débats. « À chaque discussion, Steve se montrait un peu plus réceptif », se rappelle Levinson. Quatre réunions du conseil se portèrent naturellement sur ce sujet.

Jobs découvrit le moyen de tirer le meilleur parti des deux mondes. Il permettrait aux outsiders d’écrire des apps, à condition que celles-ci obéissent à des règles strictes, soient testées et approuvées par Apple, et vendues sur l’iTunes Store. C’était une manière de tirer avantage de milliers de développeurs de logiciel en maintenant un contrôle suffisant pour protéger l’intégrité de l’iPhone et la simplicité de l’expérience du consommateur. « C’était une solution magique qui permettait d’atteindre le juste équilibre, dit Levinson. On avait le bénéfice de l’ouverture tout en conservant le contrôle global. »

L’App Store pour l’iPhone ouvrit ses portes sur iTunes en juillet 2008. Neuf mois plus tard, un milliard d’apps avaient été téléchargées ! Quand l’iPad arriva sur le marché en avril 2010, cent quatre-vingt-cinq mille apps pour iPhone étaient disponibles. La plupart pouvaient être utilisées sur l’iPad, même si elles ne tiraient aucun avantage d’un écran plus grand. Mais en moins de cinq mois, les développeurs avaient écrit vingt-cinq mille nouvelles apps spécialement configurées pour l’iPad. En juin 2011, on en dénombrait quatre cent vingt-cinq mille pour les deux appareils, qui totalisaient quatorze milliards de téléchargements.

L’App Store était à l’origine d’une nouvelle industrie. Dans les chambres universitaires, les garages et dans les grands médias, des entrepreneurs inventaient de nouvelles applications. Le cabinet d’investissement John Doerr créa un iFund de deux cents millions de dollars pour offrir un financement par actions aux meilleures idées. Les magazines et les journaux classiques qui livraient gratuitement leur contenu sur le net laissèrent passer leur dernière chance de sauver leurs billes. Des éditeurs innovants créaient de nouveaux magazines, livres, ainsi que des supports d’apprentissage rien que pour l’iPad. Ainsi, la prestigieuse maison d’édition Callaway, qui publiait aussi bien des ouvrages comme SEX, de Madonna et Miss Spider’s Tea Party, décida de « couler le navire » et d’abandonner l’impression papier pour se concentrer sur la publication de livres sous forme d’applications interactives. En juin 2011, Apple avait reversé deux milliards cinq cent mille dollars aux développeurs d’apps.

L’iPad et autres appareils numériques fondés sur les apps annonçaient un changement fondamental dans l’univers numérique. Au début, dans les années 1980, surfer sur le Net vous obligeait à passer par un service comme AOL, CompuServe ou Prodigy, pour avoir accès à un jardin clos et étroitement surveillé, avec quelques portes de sortie que seuls les plus téméraires osaient emprunter pour aller sur toute la Toile. La seconde phase, lancée au début des années 1990, fut l’avènement des navigateurs qui permettaient à tout un chacun de surfer librement sur le Net grâce aux protocoles de transfert hypertexte du World Wide Web, qui relient des milliards de sites. Des moteurs de recherche tels que Yahoo et Google virent le jour pour aider les gens à trouver facilement les sites qui les intéressaient. La naissance de l’iPad initiait un nouveau modèle. Les apps ressemblaient aux jardins clos à l’ancienne. Les créateurs pouvaient offrir plus de fonctions aux utilisateurs qui les téléchargeaient. Mais la multiplication des applications impliquait aussi le sacrifice de la nature ouverte et ramifiée du Net. Les apps n’étaient pas faciles à relier ou à rechercher. Comme l’iPad permettait à la fois l’utilisation des apps et la navigation sur le Net, il n’était pas en guerre avec le modèle en réseau. Mais il proposait une alternative, pour les consommateurs comme pour les créateurs de contenu.

Édition et journalisme

Avec l’iPod, Jobs avait bouleversé le monde de la musique. Avec l’iPad et son App Store, il commença à transformer tous les médias, de l’édition au journalisme en passant par la télévision et le cinéma.

Les livres étaient une cible évidente, depuis qu’Amazon avait prouvé l’existence d’une demande pour les livres électroniques. Ainsi, Apple créa l’iBooks Store, qui vendait des livres numériques de la même façon qu’iTunes proposait des morceaux de musique. Cependant, le modèle économique n’était pas tout à fait le même. Dans l’iTunes Store, Jobs avait insisté pour que toutes les chansons soient vendues à petit prix, soit quatre-vingt-dix-neuf cents. Jeff Bezos, d’Amazon, avait tenté d’adopter une approche similaire avec les livres électroniques, en insistant pour les vendre à neuf dollars quatre-vingt-dix-neuf au maximum. Le patron d’Apple entra dans la partie et offrit aux éditeurs ce qu’il avait refusé aux maisons de disques : appliquer le prix qu’ils souhaitaient à leur stock dans l’iBook Store, avec 30 pour cent pour Apple. Cela signifiait que les prix seraient plus élevés que sur Amazon. Pourquoi les gens paieraient-ils les livres d’Apple plus cher ? « Ce ne sera pas le cas, répondit Jobs quand Walt Mossberg lui posa la question à l’inauguration de l’iPad. Le prix sera le même partout. » Il avait raison. Les éditeurs retirèrent progressivement leurs livres d’Amazon tant que celui-ci ne leur offrirait pas le même arrangement qu’Apple.

Le lendemain, pendant une promenade, Steve me confia sa vision des livres :

Amazon s’est planté. Il a payé le prix fort pour certains livres et s’est mis à les vendre moins cher, à neuf dollars quatre-vingt-dix-neuf. Les éditeurs détestaient cette pratique : ils se disent que cela ruine leurs chances de vendre leurs éditions reliées à vingt-huit dollars. Donc, avant l’entrée en scène d’Apple, certains éditeurs avaient déjà commencé à retirer leurs livres d’Amazon. Alors nous leur avons dit de fixer leurs propres prix et de nous en donner 30 pour cent. Oui, le consommateur paierait un peu plus, mais c’est ce qu’ils voulaient de toute façon. Mais on leur a aussi demandé des garanties : si n’importe qui d’autre vendait le même livre moins cher, on était en droit de s’aligner. Alors ils sont allés chez Amazon et ont exigé le même contrat, sinon ils ne faisaient plus affaire avec eux.

Jobs reconnaissait qu’il appliquait deux poids deux mesures aux industries de la musique et des livres. Il n’avait pas demandé aux maisons de disques de fixer leurs prix. Pourquoi ? Parce que ce n’était pas nécessaire, contrairement aux livres : « On n’était pas les premiers sur le marché du livre. Étant donné la situation, le mieux pour nous était d’agir vite et de trouver le bon levier pour rafler la mise. »

 

Peu après le lancement de l’iPad, Jobs se rendit à New York en février 2010 pour rencontrer les dirigeants des grands journaux. En deux jours, il vit Rupert Murdoch, son fils James, et la direction de leur Wall Street Journal ; Arthur Sulzberger Jr. et les responsables du New York Times, ainsi que ceux de Time, Fortune et des autres magazines de Time Inc. « J’étais heureux à l’idée de promouvoir un journalisme de qualité, me confia-t-il plus tard. On ne peut pas compter sur les blogueurs pour nous informer. On a plus que jamais besoin d’analyse et de recul critique. Alors j’aimerais trouver un moyen d’aider les gens à créer des produits numériques et à gagner de l’argent. » Comme il avait réussi à faire payer les consommateurs pour la musique numérique, il espérait faire de même avec le journalisme.

Néanmoins, sa proposition rendait les éditeurs méfiants. Ils seraient obligés de verser 30 pour cent de leurs revenus à Apple, ce qui était déjà en soi un problème de taille. Plus grave, ils craignaient de ne plus avoir de relation directe avec leurs souscripteurs. Plus d’adresse électronique pour communiquer avec eux, de numéro de carte de crédit pour effectuer une facturation. Plus de moyen de leur soumettre de nouveaux produits. Apple posséderait leurs clients, les facturerait et conserverait leurs informations personnelles dans sa banque de données. Étant donné sa politique de confidentialité, Apple ne partagerait aucune de ces informations sans l’autorisation explicite de ses clients.

Jobs avait très envie de conclure un accord avec le New York Times, un grand journal selon lui menacé de déclin s’il ne trouvait pas un moyen de retirer des bénéfices de ses contenus numériques. « L’un de mes projets personnels, cette année, est d’aider – qu’il le veuille ou non – le Times. Je pense que c’est important pour notre pays », me dit-il début 2010.

Durant son séjour à New York, Jobs prit un repas avec les cinquante hauts cadres du Times dans une salle privée du Pranna, un restaurant asiatique (il commanda un jus de mangue fraîche et des simples nouilles, aucun des deux n’étant sur la carte). Puis il leur montra son iPad et leur expliqua qu’il était crucial de déterminer pour le contenu numérique un prix bas que les consommateurs seraient prêts à accepter. Il dessina un graphique des prix et volumes possibles. Combien de lecteurs auraient-ils si le Times était gratuit ? Ils avaient déjà la réponse, car le contenu était accessible sur le site et dénombrait environ vingt millions de visiteurs. Et si, à l’extrême inverse, le contenu était très cher ? Ils avaient aussi des données sur cette question : un million d’abonnés déboursaient trois cents dollars par an pour recevoir le journal papier. Il fallait trouver un juste milieu, ce qui correspondait à environ dix millions d’abonnés numériques. « Cela veut dire que vos abonnements doivent être simples et bon marché : un clic et cinq dollars par mois maximum. »

Quand l’un des dirigeants du Times insista pour que le journal conserve l’adresse électronique et les données bancaires de tous ses abonnés, même s’ils souscrivaient à l’App Store, Jobs campa sur ses positions et refusa. Une réaction qui agaça le responsable. Il était impensable, selon lui, que le Times n’ait pas ces informations. « Eh bien, vous pouvez toujours les demander à vos clients, mais s’ils ne vous les donnent pas spontanément, ce n’est pas moi qui suis à blâmer. Si ce principe ne vous convient pas, ne nous utilisez pas. Ce n’est pas moi qui vous ai mis dans ce pétrin. C’est vous qui avez laissé passer cinq années sans vous occuper de votre journal électronique et sans collecter les données de vos lecteurs. »

Jobs rencontra aussi Arthur Sulzberger Jr. en privé. « C’est un type sympa. Il est vraiment fier de son nouveau bâtiment et il a bien raison ! Je lui ai dit ce qu’il devrait faire, selon moi, mais il ne s’est rien passé. » Une année plus tard, en avril 2011, le Times mit en ligne une édition électronique payante et vendit des abonnements par le biais d’Apple, en respectant la politique mise en place par la firme technologique. Cependant, le prix des abonnements était quatre fois plus élevé que les cinq dollars mensuels préconisés par Jobs.

Au Time-Life Building, le bâtiment vitré de quarante-huit étages abritant le magazine Time, Jobs fut reçu par Richard Stengel, le directeur de rédaction. Il appréciait l’homme qui avait assigné une équipe talentueuse, menée par Josh Quittner, pour réaliser chaque semaine une version solide du magazine pour l’iPad. En revanche, la présence d’Andy Serwer, de Fortune, l’indisposait. Il expliqua à Serwer qu’il était encore furieux à cause de l’article que Fortune avait publié sur lui deux ans plus tôt, révélant des détails sur sa santé, ainsi que l’affaire des stock-options.

Le problème majeur de Time Inc. était le même que celui du New York Times : le groupe de presse ne voulait pas perdre ses abonnés au profit d’Apple, encore moins sa relation directe avec eux. Time Inc. voulait créer des apps qui redirigeraient ses lecteurs désireux de s’abonner vers son propre site. Apple refusa le marché. Quand le Time et les autres magazines du groupe lancèrent leurs propres applications, mettant leurs menaces à exécutions, ils se virent dénier le droit de figurer dans l’App Store.

Jobs tenta de négocier personnellement avec le P-DG de Time Warner, Jeff Bewkes, un homme pragmatique et intelligent qui allait droit au but. Ils avaient fait affaire ensemble quelques années plus tôt à propos des droits vidéo de l’iPod Touch. Même si le patron d’Apple n’avait pas réussi à le convaincre de passer un accord comprenant les droits exclusifs de la chaîne HBO pour diffuser des films peu après leur sortie, il admirait le style direct et ferme de l’homme. De son côté, Jeff Bewkes respectait Jobs pour sa capacité à être à la fois un fin stratège et un orfèvre méticuleux, maîtrisant le moindre détail.

Jobs l’appela pour lui parler d’un partenariat entre les magazines de Time Inc. et l’iPad, mais il commença par lui dire que ses éditions papier n’avaient aucun intérêt, que personne ne lisait vraiment ses magazines et qu’Apple leur offrait une incroyable opportunité. « Seulement, vos gars ne comprennent rien. » Bewkes n’était pas d’accord avec lui sur cet état de fait, mais il lui répondit qu’il serait ravi qu’Apple vende des abonnements numériques pour Time Inc. :

— Et c’est d’accord, si vous vendez un abonnement pour nous, vous pouvez avoir vos 30 pour cent.

— Au moins les choses avancent avec vous !

— Je n’ai qu’une question : si vous vendez des abonnements pour mon magazine, et que je vous donne 30 pour cent, qui a l’abonnement, vous ou moi ?

— Je ne peux pas vous donner toutes les informations concernant les abonnés, à cause de la politique de confidentialité d’Apple.

— Alors ça ne va pas être possible, parce que je ne veux pas que toute ma base de données d’abonnés devienne la vôtre, que vous n’aurez plus qu’à insérer dans l’Apple Store. Et quand vous détiendrez le monopole, je ne voudrais pas que vous reveniez me voir pour me dire que notre magazine devrait être vendu à un dollar au lieu de quatre. Si une personne s’abonne à notre revue, on a besoin de savoir qui elle est, on a besoin de créer avec nos lecteurs une communauté en ligne et d’avoir la possibilité de les contacter directement pour un renouvellement.

Jobs eut beaucoup moins de mal à négocier avec Rupert Murdoch, dont le groupe News Corporation possédait entre autres le Wall Street Journal, le New York Post, divers journaux à travers le monde, Fox Television Studios et la chaîne de télévision Fox News Channel. Quand Jobs rencontra Murdoch et son équipe, ceux-ci insistèrent là encore pour partager la base de données des abonnés. Comme le patron d’Apple n’était pas d’accord, le magnat de la presse eut une intéressante réaction : « On aurait préféré garder nos abonnés et on a essayé de négocier… Mais Steve n’aurait jamais conclu le marché dans ces conditions, alors j’ai accepté sa proposition. Je ne voyais aucune raison de faire des histoires. Il ne céderait pas, et j’aurais fait la même chose à sa place. »

Murdoch lança même un quotidien entièrement numérique – The Daily – spécialement conçu pour l’iPad. Il serait vendu dans l’App Store, selon les termes dictés par Jobs, à quatre-vingt-dix-neuf cents par semaine. Le patron de News Corporation emmena son équipe à Cupertino pour montrer à son homologue les premières maquettes. Évidemment, Jobs les détesta. Puis il proposa de mettre sa propre équipe sur le coup, ce que Murdoch accepta. « Les créatifs d’Apple se sont mis au boulot, tout comme notre équipe, et dix jours plus tard, on avait le choix entre deux propositions. Steve a préféré notre version. On n’en est pas revenus ! »

The Daily – qui n’était ni un tabloïd ni un journal trop sérieux, plutôt un produit intermédiaire, à l’instar de l’USA Today – ne remporta guère de succès. Mais il permit de forger un lien entre l’étrange couple Jobs-Murdoch. Quand le patron de News Corporation demanda à son alter ego de la Pomme de s’exprimer lors du séminaire annuel des cadres de sa société en juin 2010, Jobs accepta l’invitation – c’était exceptionnel car Jobs avait pour règle de ne jamais se montrer aux cérémonies organisées par d’autres entreprises. Après le dîner, le fils du magnat, James Murdoch, l’entraîna dans un débat qui dura près de deux heures. « Il n’a pas mâché ses mots au sujet de la presse et s’est révélé très critique sur la façon dont les journaux s’adaptent aux nouvelles technologies, se rappelle James Murdoch. Il disait que nous n’arriverions jamais à faire les choses bien, car nous étions à New York, alors que toutes les innovations technologiques avaient lieu dans la Silicon Valley. » Ce discours ne plut guère au directeur du Wall Street Journal Digital Network, Gordon McLeod. À la fin de la soirée, il alla trouver le patron d’Apple et lui dit : « Merci, j’ai passé une merveilleuse soirée, même si elle m’a sans doute coûté mon poste ! » James Murdoch eut un rire amer en me racontant cette anecdote : « Il s’est avéré qu’il avait raison ! Moins de trois mois plus tard, McLeod était limogé. »

En contrepartie de son intervention, Rupert Murdoch accepta d’écouter la vision que Jobs avait de Fox News, une chaîne que le P-DG d’Apple considérait comme destructrice pour la nation et dangereuse pour la réputation de son patron. « Vous vous plantez avec Fox News, lui dit-il au cours du dîner. Il n’y a plus d’un côté les libéraux et de l’autre les conservateurs, la ligne de partage dans le pays, c’est entre ceux qui sont constructifs et les destructeurs, et vous avez soutenu à l’antenne assez de personnes destructrices comme ça. La Fox est devenue une force noire dans notre société. Il faut redresser la barre, car si vous n’y prenez pas garde, ce sera votre seul legs aux générations futures. » Jobs était persuadé que Murdoch lui-même n’était pas satisfait de la direction prise par la Fox. « Rupert est un bâtisseur, pas un destructeur. J’ai eu quelques discussions avec James, et je pense qu’il est d’accord avec moi. »

Rupert Murdoch m’a raconté par la suite qu’il avait l’habitude des récriminations de ce genre au sujet de Fox News. « Steve a une sorte de vision “gauchisante” de tout cela. » Jobs lui demanda d’enregistrer pendant une semaine les émissions de Sean Hannity et Glenn Beck – qui, aux yeux du patron d’Apple, étaient encore plus destructrices que celle de Bill O’Reilly – et qu’il serait convaincu de leur effet toxique pour le pays. Jobs me confia plus tard qu’il avait demandé à l’équipe de Jon Stewart de faire un tel montage pour le montrer à Murdoch. « J’aurais été heureux de voir ça, m’expliqua Murdoch, mais Steve ne m’en a jamais parlé. »

En fait, les deux hommes s’entendaient si bien que Murdoch alla dîner deux fois à Palo Alto l’année suivante. À ces occasions, Jobs disait en plaisantant qu’il devait cacher les couteaux de cuisine, de peur que sa femme n’éviscère Murdoch à son arrivée. De son côté, le patron de News Corporation aurait prononcé une réplique d’anthologie à propos des plats végétaliens généralement servis à la table de ses hôtes : « Dîner chez Steve est très agréable, à condition de partir avant la fermeture des restaurants du coin. » Une repartie hélas niée par le principal intéressé.

Le 24 février 2011, Rupert Murdoch était de passage à Palo Alto, aussi appela-t-il son confrère d’Apple. Jobs l’invita à dîner sans lui préciser qu’il s’agissait de son cinquante-sixième anniversaire. « Laurene ne pouvait pas mettre son veto à sa venue, plaisanta-t-il. Comme c’était mon anniversaire, elle ne pouvait pas m’empêcher d’inviter Rupert. » Erin et Eve étaient présentes, et Reed les rejoignit en petites foulées depuis l’université de Stanford toute proche, pour le dessert. Jobs montra à ses invités les plans de son futur bateau, que le magnat de la presse trouva superbe à l’intérieur, mais un peu « simple » à l’extérieur. « Il parlait tellement de son bateau… cela prouvait qu’il était optimiste concernant sa santé », commenta-t-il par la suite.

Au cours du dîner, ils évoquèrent l’importance d’insuffler une véritable culture d’entreprise à une société. Sony avait échoué à atteindre cet objectif, d’après Murdoch. Jobs était d’accord : « Autrefois, je pensais qu’une très grosse boîte ne pouvait pas le faire. Aujourd’hui, j’ai changé d’avis. Rupert l’a fait. Et je crois l’avoir fait avec Apple. »

Une grande partie de la conversation tourna autour de l’enseignement. Murdoch venait d’embaucher Joel Klein, l’ancien recteur des écoles de New York, pour ouvrir un service de manuels scolaires numériques. D’après ses souvenirs, le patron d’Apple ne croyait guère que la technologie puisse transformer l’enseignement. En revanche, il était d’accord avec lui pour dire que l’édition de manuels scolaires serait bientôt décimée par les supports d’apprentissage électroniques.

En fait, le secteur des manuels scolaires était le prochain grand domaine que Jobs voulait transformer. Il pensait que cette industrie d’une valeur de huit milliards de dollars était mûre pour la révolution numérique. À ses yeux, il était incroyable que tant d’écoles ne disposent pas de casiers, pour des raisons de sécurité, de sorte que les écoliers traînaient de lourds cartables toute la journée. « L’iPad va résoudre ce problème. » Son idée était d’embaucher de grands auteurs de manuels scolaires pour en créer des versions numériques, qui deviendraient l’une des fonctionnalités de l’iPad. De plus, il avait rencontré plusieurs représentants de grandes maisons d’édition, comme Pearson Education, pour envisager un partenariat avec Apple. « Le procédé de certification des manuels scolaires est corrompu, dit-il. Mais si on rend les manuels scolaires gratuits et qu’ils sont livrés avec l’iPad, ils n’auront plus besoin d’être certifiés. L’économie délétère au niveau de l’État durera une décennie, et on leur offre la possibilité de sortir de ce processus et d’économiser de l’argent. »

1- « Vous dites que vous voulez une révolution », extrait de « Revolution », une chanson des Beatles. (N.d.T.)

2- Deux protagonistes de l’émission de télé-réalité Jersey Shore. (N.d.T.)

3- Maxi-pad. (N.d.T.)

4- La National Public Radio. (N.d.T.)

5- Nous donnons ici la version française de la publicité. (N.d.T.)