CHAPITRE QUINZE

LE LANCEMENT

Changer le monde

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La publicité « 1984 ».

Les vrais artistes finissent leurs œuvres

Le clou du congrès Apple organisé en octobre 1983 à Hawaii fut un sketch interprété par Jobs qui s’inspirait de l’émission « Tournez manège ». Jobs incarnait le présentateur et les trois candidats étaient Bill Gates et deux autres hautes figures de l’industrie informatique, Mitch Kapor et Fred Gibbons. Une fois le générique de l’émission lancé, les trois hommes s’installèrent sur leur tabouret, puis se présentèrent tour à tour. Gates, avec sa tête de premier de la classe, fut ovationné de la part des sept cent cinquante représentants Apple réunis pour l’occasion, lorsqu’il déclara : « Pour l’année 1984, Microsoft compte réaliser la moitié de son chiffre d’affaires grâce aux logiciels développés pour le Macintosh. » Jobs, rasé de près et jovial, lança un grand sourire et demanda à Bill Gates s’il pensait que le nouveau système d’exploitation du Macintosh deviendrait l’une des normes du secteur informatique. « Pour créer un nouveau standard, répondit Gates, il ne suffit pas de faire quelque chose d’un peu différent, il faut que cela soit réellement révolutionnaire et que cela frappe l’imaginaire des gens. Et le Macintosh, de toutes les machines que j’ai vues, est le seul à remplir ces deux conditions. »

Mais au moment même où parlait Bill Gates, Microsoft était déjà moins un collaborateur d’Apple qu’un rival. La société de Seattle continuait à développer des logiciels pour la Pomme, comme Word, mais une part grandissante de ses revenus allait bientôt provenir du système d’exploitation qu’elle avait écrit pour l’IBM PC. L’année précédente, deux cent soixante-dix-neuf mille Apple II furent vendus contre deux cent quarante mille IBM PC et leurs clones. Les chiffres en 1983 s’annonçaient fort différents : quatre cent vingt mille Apple II contre un million trois cent mille PC. Quant à l’Apple III et le Lisa, ils étaient mort-nés.

Au moment où les représentants Apple arrivaient à Hawaii, ce renversement de la tendance avait fait la couverture du Business Week. Son titre : « L’ordinateur personnel : et le vainqueur est… IBM. » L’article détaillait l’essor irrépressible de l’IBM PC : « La bataille pour la conquête du marché est déjà terminée. Dans une razzia fulgurante, IBM a raflé plus de 26 pour cent du marché en deux ans ; Big Blue aura la moitié du marché mondial d’ici la fin 1985 – une moitié à laquelle il faudra ajouter les 25 pour cent qu’auront grignotés les ordinateurs compatibles IBM. »

Cela mettait une nouvelle pression sur le Macintosh, qui devait être jeté dans l’arène en janvier 1984, dans trois mois, et dont la mission était de tenir la dragée haute au géant. Il fallait remonter le moral des troupes. Frapper fort et ne pas faire de quartier… Jobs monta sur scène et énuméra toutes les erreurs qu’IBM avait commises depuis 1958, puis, d’un ton grave et sinistre, il annonça qu’IBM aujourd’hui tentait de faire main basse sur le marché de la micro-informatique. « Allons-nous laisser Big Blue dominer toute l’industrie des ordinateurs, tuer dans l’œuf la grande ère de l’information qui s’offre à nous ? George Orwell avait-il donc raison pour 1984 ? » À cet instant, un écran descendit des cintres et on projeta en avant-première une publicité de soixante secondes pour le Macintosh. On se serait cru dans une salle de cinéma et qu’un film de science-fiction commençait… Dans quelques mois, ce spot entrerait dans l’histoire. Mais pour l’heure, il s’agissait simplement de redonner le feu sacré aux forces de vente d’Apple. Jobs s’était toujours vu comme un rebelle, et c’était de là qu’il tirait son énergie. Il était temps de montrer à ses fantassins qu’ils étaient, eux aussi, les soldats de cette révolution.

Il restait néanmoins un obstacle de taille. Hertzfeld et les autres magiciens de la dream team n’avaient pas finalisé le système d’exploitation. Le Macintosh devait être dans les cartons le lundi 16 janvier. Il restait une semaine. Malgré toute la bonne volonté du monde, ils ne pourraient pas tenir les délais. Il y avait encore bien trop de bugs dans le programme.

Jobs se trouvait alors au Grand Hyatt à Manhattan, pour préparer la conférence de presse ; une réunion téléphonique fut donc organisée le dimanche matin. Le chef du département logiciel exposa calmement la situation au patron, tandis qu’Hertzfeld et les autres se pressaient autour du haut-parleur, retenant leur souffle. Il leur fallait deux semaines de plus. Les revendeurs pourraient recevoir les machines avec une version « démo » du système d’exploitation et on leur enverrait à la fin du mois la version définitive… il y eut un long silence. Jobs ne piqua pas de colère. Il parla, au contraire, d’une voix grave et solennelle. Il savait qu’ils étaient tous des super bons. Ils étaient tellement bons qu’il était certain qu’ils allaient réussir…

— On ne peut pas repousser. Vous avez travaillé pendant des mois comme des forçats sur ce truc, deux semaines de plus ou de moins, cela ne change pas grand-chose. Ôtez-vous cette idée de la tête. Lundi prochain, j’envoie votre programme, avec vos noms dessus.

Et ils réussirent. Une fois encore, le champ de distorsion de la réalité fit ses miracles. Le vendredi, Randy Wigginton apporta un énorme sac de grains de café enrobés de chocolat pour les trois derniers malheureux qui n’allaient pas dormir du week-end. Lorsque Jobs arriva au bureau le lundi matin à 8 h 30, il trouva Hertzfeld écroulé sur le canapé, dans un demi-coma. Le jeune développeur lui parla des détails qui restaient à terminer mais Jobs décréta que cela n’avait aucune importance. Hertzfeld se traîna jusqu’à sa Golf bleue (équipée de plaques « MACWIZ1 ») et rentra chez lui se coucher. Un peu plus tard, des cartons décorés de quelques lignes colorés représentant la silhouette stylisée d’un Macintosh sortirent de l’usine Apple à Fremont. Les véritables artistes finissent leurs œuvres, avait déclaré Jobs, et c’est ce qu’avait fait sa bande de pirates.

La pub « 1984 »

Lorsque Jobs avait commencé à réfléchir, au printemps 1983, au lancement du Macintosh, il désirait avoir une publicité qui soit aussi révolutionnaire et inattendue que son produit. « Je veux que les gens s’arrêtent de marcher. Je veux un coup de tonnerre ! » La mission fut confiée à l’agence Chiat\Day, la Pomme étant tombée dans leur escarcelle lorsqu’ils avaient racheté le département publicité du cabinet de Regis McKenna. Le responsable du projet était un grand type dégingandé, avec une barbe hirsute, de longs cheveux, des yeux pétillants et un air jovial de surfeur californien. Il s’appelait Lee Clow. Son équipe de créatifs avait ses bureaux dans le quartier de Venice Beach à Los Angeles. Clow était compétent et drôle, à la fois nonchalant et concentré. Entre Jobs et Clow naquit une amitié qui dura trente ans.

Clow et ses deux collaborateurs – le rédacteur publicitaire Steve Hayden et le directeur artistique Brent Thomas – avaient trouvé un slogan en référence au roman de George Orwell : « Pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984. » Jobs adora l’idée. Il leur demanda de partir là-dessus pour le lancement du Macintosh. Ils écrivirent donc un story-board pour une publicité de soixante secondes qui semblerait sortir tout droit d’un film de science-fiction. On y verrait une jolie jeune femme rebelle, poursuivie par des gardes armés, lancer une masse dans un écran diffusant un discours de propagande de Big Brother.

Le concept parvenait à saisir l’essence de la révolution informatique. Beaucoup de jeunes, en particulier ceux de la contre-culture, considéraient les ordinateurs comme des instruments d’oppression susceptibles d’être utilisés par les États ou les grandes sociétés pour contrôler l’individu. Mais à la fin des années 1970, d’autres voyaient dans cette machine un outil d’épanouissement personnel. Cette publicité posait le Macintosh comme le héros de cette croisade pour la liberté – une petite société, jeune et rebelle se lançant avec héroïsme contre les méchantes multinationales qui voulaient diriger le monde et contrôler les esprits.

Jobs aimait ça. Ce concept évidemment trouvait une résonance particulière en lui. Il se voyait comme un contestataire, et il aimait être associé à l’esprit des pirates et bidouilleurs fous qu’il avait embauchés pour construire le Mac. Au-dessus de leur bâtiment flottait le drapeau noir. Même s’il ne restait du rêve communautaire de sa jeunesse que ce logo en forme de pomme, il voulait encore qu’on le considère comme un défenseur de la contre-culture, plutôt que comme un champion du capitalisme.

Mais il savait, au fond de lui, qu’il avait perdu depuis longtemps sa flamme de renégat. Certains auraient pu lui reprocher d’avoir vendu son âme. Quand Wozniak, fidèle à l’éthique du Homebrew Computer Club, avait voulu donner gratuitement ses plans de l’Apple I, Jobs l’en avait empêché et l’avait convaincu de les vendre. C’était lui encore qui, malgré les réticences de Wozniak, avait transformé Apple en une grande société ; il l’avait fait coter en Bourse et n’était guère enclin à donner des stock-options aux amis de la première heure qui avaient sué sang et eau avec eux dans le garage paternel. Et à présent, il s’apprêtait à lancer le Macintosh. Il savait qu’avec cette machine il violait le code de la piraterie. L’ordinateur était vendu cher, très cher, et sans connecteur d’extension. Ce qui interdisait aux passionnés d’informatique de brancher leurs propres cartes ou de bricoler la carte mère pour y ajouter de nouvelles fonctionnalités. On ne pouvait pas même accéder à l’intérieur de l’ordinateur, il fallait un outil spécial pour ouvrir le boîtier. Le Macintosh était un système fermé, ultraprotégé ; c’était la machine d’un Big Brother, et non d’un rebelle avide de liberté.

La pub « 1984 » allait imposer au monde l’image d’un Jobs guérillero, tel qu’il se rêvait d’être. L’héroïne, avec le dessin d’un Macintosh sur son maillot blanc, était une rebelle décidée à braver le pouvoir. En engageant comme réalisateur Ridley Scott, tout auréolé du succès de Blade Runner, Jobs pouvait relier Apple et sa personne à la culture cyberpunk de l’époque. Avec cette publicité, la petite Pomme se positionnait clairement du côté des rebelles et des pirates informatiques qui avaient une autre vision du monde et Jobs pouvait prétendre être associé à eux.

Sculley ne fut guère convaincu par le storyboard, mais Jobs voulait une publicité révolutionnaire. Il avait un budget pharaonique de sept cent cinquante mille dollars pour réaliser le film. Ridley Scott le tourna à Londres, en faisant appel à des dizaines de skinheads pour incarner les masses hypnotisées écoutant Big Brother à l’écran. Une jolie sportive lanceuse de disque fut choisie pour incarner l’héroïne. En utilisant un décor industriel dans les tons gris, Ridley Scott rappelait la dystopie du monde de Blade Runner. Juste au moment où Big Brother à l’écran assenait « nous allons gagner ! » l’héroïne lançait sa masse sur lui qui explosait dans une gerbe de lumière et de fumée.

Lorsque Jobs avait montré le film au congrès Apple à Hawaii, tout le monde avait adoré. Fort de ce succès, il décida de le présenter au conseil d’administration de décembre 1983. Lorsque la lumière revint dans la salle du conseil, tout le monde resta silencieux. Philip Schlein, le P-DG de la chaîne de magasins Macy’s, se tenait la tête entre les mains. Markkula avait les yeux écarquillés ; l’espace d’un instant, on aurait pu croire qu’il était frappé par la force de ce film. Mais l’illusion fut de courte durée : « Qui veut se charger de trouver une autre agence de pub ? » Pour la majorité des administrateurs, cette publicité était un désastre.

Sculley se mit à paniquer. Il a appelé Chiat\Day pour ordonner de revendre les deux créneaux publicitaires – l’un de trente secondes, l’autre de soixante – qu’ils avaient achetés. Jobs était furieux. Voyant Wozniak traîner un soir dans les couloirs, il l’attrapa par le bras :

— Viens voir. J’ai un truc à te montrer…

Il glissa une cassette dans le magnétoscope et lança la publicité. « J’étais soufflé, raconte Woz qui avait pris ses distances avec Apple depuis deux ans. C’était vraiment extraordinaire. » Quand Jobs lui annonça que le conseil d’administration n’en voulait pas et refusait de diffuser ce spot pendant le Super Bowl, Wozniak lui demanda combien coûtait le prix du passage TV.

— Huit cent mille dollars.

— Si tu veux, je paie la moitié avec toi, proposa Woz avec sa générosité habituelle.

Finalement, Wozniak n’eut pas besoin de participer. L’agence avait pu revendre le créneau de trente secondes, mais dans un acte de résistance, ils avaient gardé le passage de soixante secondes. « On a dit à Apple qu’on n’avait pas pu le refourguer, expliqua Lee Clow. Mais ce n’était pas vrai, on n’a même pas essayé. » Sculley, pris en sandwich entre le conseil et Jobs, refila le bébé à Bill Campbell, le directeur du marketing, pour qu’il prenne une décision. Campbell, qui était un ancien entraîneur de football, choisit de tenter le tout pour le tout. « Ne jouons pas petits-bras ! »

Au début du troisième quart temps du Super Bowl, le 22 janvier 1984, les Raiders marquèrent un essai contre les Redskins, mais au lieu de rediffuser le point au ralenti, les télévisions de tout le pays passèrent au noir, pendant deux secondes qui semblèrent durer une éternité. Puis apparut à l’écran, en noir et blanc, une armée d’esclaves marchant au pas, au son d’une musique inquiétante. Plus de quatre-vingt-seize millions de personnes virent cette publicité qui était tellement différente des autres. À la fin, quand les esclaves regardaient avec horreur Big Brother voler en éclats, une voix-off annonçait tranquillement : « Le 24 janvier, Apple Computer va lancer le Macintosh. Et vous allez comprendre pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984. »

L’impact fut phénoménal. Ce soir-là, les trois réseaux nationaux et les cinquante chaînes locales diffusèrent des sujets sur cette publicité, créant un « buzz » médiatique sans précédent à cette époque où You Tube n’existait pas. Le spot fut finalement élu par le TV Guide et l’Advertising Age la plus grande publicité de tous les temps.

Le coup de pub

Au fil des ans, Steve Jobs devint un expert des lancements commerciaux. Pour le cas du Macintosh, la publicité étonnante de Ridley Scott n’était qu’un des ingrédients. La couverture médiatique était un autre élément crucial de la recette. Jobs trouva tant de moyens spectaculaires de faire parler de son produit que la frénésie des médias finit par s’alimenter toute seule, comme dans une réaction en chaîne. Un phénomène que le patron d’Apple réussit à réitérer avec régularité, pour chaque lancement d’un nouveau produit, du Macintosh de 1984 à l’iPad de 2010. Tel un grand magicien, il parvenait à conquérir son public, même si les journalistes avaient vu dix fois le tour. Il avait beaucoup appris de Regis McKenna, qui n’avait pas son pareil pour se mettre les journalistes dans la poche. Mais Jobs avait un don inné pour susciter l’intérêt, pour faire monter la mayonnaise, et pour manipuler les journalistes, qui avaient la compétition dans l’âme, en leur faisant croire que leur accorder une interview exclusive était l’équivalent d’un cadeau divin.

En décembre 1983, il emmena ses sorciers de la programmation, Andy Hertzfeld et Burrell Smith, à New York pour convaincre Newsweek de consacrer un article aux « gamins qui ont créé le Mac ». Après avoir fait une démonstration du Macintosh aux rédacteurs en chef, les trois hommes montèrent à l’étage pour rencontrer Katherine Graham, la grande patronne qui avait un appétit insatiable pour tout ce qui était nouveau. Le magazine envoya son spécialiste technologie et un photographe passer quelques jours avec Hertzfeld et Smith à Palo Alto. Le résultat fut au-delà de toute espérance : quatre pleines pages sur les deux jeunes développeurs, avec des photos où on les voyait chez eux, tels des chérubins de l’ère moderne. L’article citait Smith : « Maintenant, je veux construire l’ordinateur des années 1990. Mais je veux le faire dès demain ! » Le journaliste décrivait la personnalité à la fois charismatique et changeante de leur patron. « Steve Jobs parfois défend ses idées avec véhémence, et ses coups de gueule ne sont pas forcément pur simulacre. On raconte qu’un jour, il a menacé de mettre à la porte tous les employés qui réclamaient des touches directionnelles sur le clavier du Mac, parce qu’il jugeait ces commandes obsolètes. Mais quand il est dans ses bons jours, le cofondateur d’Apple est un curieux mélange de charme et d’impatience, oscillant entre une réserve stratégique et un enthousiasme débordant, ne cessant de répéter que Macintosh est “incroyablement génial” ! »

Quand le journaliste et écrivain Steven Levy, spécialiste d’informatique, qui travaillait alors pour Rolling Stone, vint interviewer Jobs, ce dernier lui mit aussitôt la pression pour que l’équipe au grand complet fasse la couverture du magazine.

— Il y a peu de chance que Jann Wenner accepte de déplacer Sting pour mettre à la une une bande de joyeux geeks ! répondit Levy.

Jobs emmena le journaliste manger une pizza et le travailla au corps :

— Rolling Stone est coincé dans les cordes. Le magazine ne sort que des articles pourris et a un besoin urgent de nouveaux sujets et d’un nouveau public. Mac peut lui sauver la mise !

Levy défendit son journal. L’avait-il ouvert récemment ? Jobs venait justement de lire, dans l’avion, un article sur MTV. « C’était à chier. » Levy répondit que c’était lui qui l’avait écrit. Jobs, courageux, ne revint pas sur ses propos, mais changea de cible et se mit à attaquer le Time pour leur « coup de couteau dans le dos » de l’année passée. Puis il éleva le débat et parla du Macintosh. « Nous profitons des inventions réalisées avant nous et nous prenons ce que nos prédécesseurs ont réalisé de meilleur. C’est pour nous un grand bonheur que de pouvoir, par nos produits, offrir aux hommes tout ce savoir et cette expérience. »

L’article de Levy ne fit pas la couverture. Mais à l’avenir, toutes les grandes réalisations où Jobs serait impliqué – que ce soit à NeXT, à Pixar, ou des années plus tard quand il revint à Apple – firent la une du Time, de Newsweek ou de Business Week.

Le lancement : 24 janvier 1984

Le matin où Andy Hertzfeld, aidé de ses coéquipiers, avait terminé le système d’exploitation du Macintosh, il était rentré chez lui, espérant dormir toute la journée. Mais l’après-midi même, six heures plus tard, il revint au bureau. Il voulait s’assurer qu’il n’y avait pas de problèmes. Et la plupart de ses collègues avaient montré le même zèle. Ils attendaient dans le hall, épuisés mais excités, quand Jobs arriva.

— Debout les gars. On n’a pas fini ! Il me faut une démo pour la présentation !

Il voulait inaugurer le Macintosh devant un grand public et révéler ce dont il était capable sur la musique des Chariots de feu.

— Il faut que ce soit prêt pour les répétitions dès samedi prochain, ajouta-t-il.

« On a tous poussé un gémissement, se souvient Hertzfeld, mais en discutant de ce qu’on pouvait faire, on s’est aperçu que ça pouvait être amusant de montrer quelque chose d’impressionnant. »

Le lancement officiel était prévu pour l’assemblée générale des actionnaires le 24 janvier 1984 – huit jours plus tard exactement – dans l’auditorium Flint du De Anza Community College. C’était le troisième ingrédient, après la pub télé, et la couverture médiatique. Une étape qui devint un passage obligé, une grande messe où Jobs faisait du lancement d’un produit de grande consommation un moment épique de l’histoire humaine. L’objet était dévoilé solennellement, en grande pompe, avec fanfares et trompettes, devant une assemblée de fidèles où quelques journalistes avaient l’insigne honneur d’être conviés pour pouvoir partager la liesse générale.

Hertzfeld réussit le prodige de composer pour le Mac la musique des Chariots de feu. Mais Jobs n’aima pas le rendu ; on opta donc pour la musique originale. Jobs, en revanche, fut conquis par le synthétiseur vocal, qui lisait à voix haute un texte écrit, avec un charmant accent électronique. Il décida de l’inclure à son intervention. « Je veux que le Macintosh soit le premier ordinateur à se présenter tout seul ! » Steve Hayden, le rédacteur publicitaire de la pub « 1984 », fut engagé pour écrire le texte. Steve Capps conçut un programme pour faire défiler horizontalement le nom « Macintosh » en gros caractères, et Susan Kare se chargea de l’animation graphique de l’écran d’accueil.

La veille, lors de la répétition, rien ne fonctionna. Jobs détestait la façon dont progressaient les lettres à l’écran et ordonna des modifications. Il n’aimait pas non plus l’éclairage de la salle et il demanda à Sculley de passer de siège en siège pour lui donner son opinion à mesure que les corrections étaient apportées. L’ancien président de Pepsi-Cola, peu sensible à ces détails artistiques, donnait des réponses évasives, comme un patient chez l’ophtalmo qui doit choisir avec quel verre il voit le mieux. Les répétitions et les changements de dernière minute durèrent cinq heures, jusque tard dans la nuit. Sculley avait des sueurs froides : « J’étais persuadé qu’on ne serait jamais prêt pour le lendemain matin. »

En plus, Jobs n’était pas content de sa présentation. « Steve n’arrêtait pas de changer de diapositives. Il rendait fous tous les techniciens, piquait une colère à chaque loupé. » Le nouveau P-DG, qui pensait avoir une certaine plume, suggéra des modifications dans le texte. Jobs fut agacé, mais leur relation était encore au grand beau, alors il flatta son aîné : « Pour moi, tu es l’égal de Woz ou de Markkula. Tu es l’un des pères fondateurs de la société. Les deux autres l’ont créée, mais toi et moi, nous écrivons son futur. » Sculley buvait du petit-lait. Des années plus tard, il en était encore tout chaviré.

Le lendemain matin, l’auditorium de deux mille six cents places était plein à craquer. Jobs arriva, avec une veste croisée bleu marine, une chemise blanche impeccable et un nœud papillon vert clair. « C’est le moment le plus important de ma vie, confia-t-il à son aîné en coulisses. J’ai vraiment le trac. Tu es la seule personne qui sache ce que ça représente pour moi. » Sculley lui serra la main chaleureusement et lui souhaita bonne chance.

En tant que président de la société, Jobs monta sur scène pour ouvrir officiellement l’assemblée générale. Il le fit à la façon d’un prédicateur. « Je voudrais commencer cette séance par un poème, vieux de vingt ans, écrit par Dylan – le grand Bob Dylan. » Il esquissa un sourire, puis se mit à lire le deuxième couplet de « The Times They Are A-Changin’ ». Sa voix était rapide et vibrante quand il lut les dernières lignes : « For the loser now/ Will be later to win/ For the times they are a-changin2. » Cette chanson était l’hymne qui permettait au président multimillionnaire d’une société cotée en Bourse de conserver une image de contestataire. Sa version favorite était celle d’un concert donné par Dylan, avec Joan Baez, pour Halloween, en 1964, au Philharmonic Hall du Lincoln Center – concert dont il avait une copie pirate.

Sculley rejoignit à son tour la scène pour faire le rapport financier de la compagnie. Le public se fit distrait pendant la longue énumération de chiffres. Finalement, le P-DG conclut son exposé par une note personnelle : « La plus belle chose qui me soit arrivée ces neuf derniers mois passés à Apple c’est d’être devenu ami avec Steve Jobs. Le lien qui nous unit est devenu essentiel pour moi. »

Les lumières baissèrent quand Jobs réapparut au pupitre et prononça son discours de bataille qu’il avait déjà adressé aux représentants à Hawaii : « 1958, IBM rate l’opportunité de racheter une jeune société en expansion qui avait mis au point une nouvelle technologie d’impression, appelée alors la xérographie. Deux ans plus tard, Xerox naissait et IBM s’en mord encore les doigts. » La salle éclata de rire. Hertzfeld avait déjà entendu ce laïus à Hawaii et en d’autres occasions, et pourtant il ne put s’empêcher d’être pris. Il y avait cette fois une telle passion, une telle intensité dans la voix de Jobs. Après avoir énuméré les erreurs passées d’IBM, Jobs fit monter encore la tension d’un cran en abordant le moment présent :

Et maintenant nous sommes en 1984. Et IBM veut tout le gâteau pour lui. Apple est perçu comme le seul obstacle sur sa route. Les distributeurs, après avoir accueilli IBM à bras ouverts, ont peur désormais de voir Big Blue dominer et contrôler le futur. Ils se tournent tous vers Apple parce qu’elle est la seule à pouvoir leur garantir leur liberté future. IBM veut tout, et maintenant elle pointe ses canons vers le dernier bastion qui résiste à son hégémonie. Allons-nous laisser IBM dominer tout le monde informatique ? Toute l’ère de l’information ? George Orwell aurait-il raison ?

Quand son discours atteignit son paroxysme, la foule, exaltée, se mit à applaudir et à pousser des vivats. Sans leur laisser le temps de reprendre leur souffle, la salle fut plongée dans les ténèbres et la publicité « 1984 » apparut sur l’écran. À la fin du film, la salle était debout, le public en délire.

Avec un sens inné de la dramaturgie, Jobs marcha dans la pénombre vers une petite table installée sur le côté de la scène, sur laquelle était posé un sac en tissu. « Et maintenant, je voudrais vous présenter Macintosh en personne. Toutes les images que vous allez voir sur l’écran derrière moi sont générées par ce qu’il y a dans ce sac. » Jobs sortit l’unité centrale, le clavier et la souris, les raccorda avec adresse, puis sortit de sa poche de chemise une disquette de trois pouces et demi qu’il glissa dans la fente du lecteur. La foule poussa encore des hourras. Le thème des Chariots de feu commença et les images se succédèrent sur le grand écran. Jobs retint son souffle car la démo avait planté la veille aux répétitions. Mais cette fois, tout fonctionna. Le mot MACINTOSH défila horizontalement puis, dessous, apparut, comme écrit par une main invisible : « Incroyablement génial ! » Guère habituée à ce genre de performance graphique, la salle resta silencieuse, médusée. On entendit quelques hoquets de stupeur. Et puis, en une succession rapide, défila une série d’images de présentation : un dessin réalisé avec Macpaint conçu par Bill Atkinson, un échantillon des différentes polices de caractères, des graphiques, des dessins, un jeu d’échecs, un tableur, et un portrait de Steve Jobs avec une bulle, au-dessus de sa tête, où figurait le Macintosh qu’il rêvait de construire.

À la fin de la séquence, Jobs sourit et porta l’estocade : « On a beaucoup parlé du Macintosh dernièrement. Aujourd’hui, il est temps de le laisser se présenter tout seul. » À ces mots, il se dirigea vers l’ordinateur et cliqua sur la souris, et d’une voix grave aux consonances électroniques, le Macintosh fut le premier ordinateur de l’histoire à s’adresser à son public : « Bonjour. Je m’appelle Macintosh. Cela fait du bien de sortir de ce sac ! » commença-t-il. La seule chose que la machine ne savait pas faire, c’était de marquer une pause en attendant que les applaudissements se calment. Elle enchaîna donc sous les vivats : « Comme je ne suis guère habitué à parler en public, j’aimerais vous confier la pensée que j’ai eue la première fois que j’ai rencontré un IBM PC : “Ne jamais faire confiance en un ordinateur qu’on ne peut pas déplacer !” » Encore une fois, la salle cria à tout rompre. « Comme vous le voyez, je peux parler. Mais pour l’instant, je préfère me taire et écouter. C’est avec une grande fierté que je vous présente l’homme qui a été un père pour moi : Steve Jobs. »

La foule était en délire. Les gens sautaient à pieds joints, levaient les bras en signe de victoire. Jobs hochait lentement la tête, un petit sourire aux lèvres, le visage rayonnant de joie, puis il baissa les yeux et tenta de contenir ses larmes. L’ovation dura pendant près de cinq minutes.

Lorsque l’équipe Macintosh revint à Bandley 3 cet après-midi-là, un camion se gara sur le parking et le patron demanda à tout le monde de se regrouper autour du véhicule. À l’intérieur, il y avait une centaine de Macintosh, personnalisés par une plaque au nom de chaque collaborateur. « Steve nous les a offerts un à un, avec un sourire et une poignée de main pour chacun, pendant que les autres applaudissaient et criaient à tout va », raconte Hertzfeld. L’aventure avait été éprouvante, les ego malmenés, molestés par les manières brutales de Steve Jobs. Mais ni Raskin, ni Wozniak, ni Sculley, ni personne chez Apple n’aurait pu mener à bien la création du Macintosh. Aucun comité ou groupe de réflexion n’aurait pu concevoir une telle machine. Le jour où il a montré au monde le Macintosh, un journaliste du Popular Science lui demanda s’il avait fait une étude de marché. Et le père du Mac a répondu : « Vous pensez que Graham Bell a fait une étude de marché quand il a inventé le téléphone ? »

1- MACintosh WIZard : magicien du Macintosh. (N.d.T.)

2- Car le perdant d’aujourd’hui/sera le gagnant de demain/Car les temps changent. (N.d.T.)