FABRIQUER LE MAC
Le voyage est la récompense
La compétition
Quand IBM lança son micro-ordinateur, en août 1981, Jobs et son équipe en achetèrent un pour le disséquer. Ils s’accordèrent tous pour dire que l’appareil était mauvais. Pour Chris Espinosa, c’était « un bricolage mal fichu et fait à la va-vite » – et ce n’était pas entièrement faux. L’ordinateur fonctionnait avec des lignes d’instructions à l’ancienne et l’écran affichait des caractères classiques et non gérés point par point par une interface graphique. Apple se montra arrogant, sans réaliser que les chefs d’entreprise risquaient de préférer acheter une machine construite par une grande société comme IBM, plutôt qu’un appareil portant le logo d’une pomme. Bill Gates se trouvait chez Apple le jour du lancement de l’IBM PC. « Ils s’en fichaient totalement, raconte-t-il. Cela leur a pris un an à comprendre ce qui venait de leur tomber sur la tête. »
Sûr de sa prédominance, Apple s’offrit une pleine page de pub dans le Wall Street Journal, avec le titre : « Bienvenue, IBM. Sérieusement. » Cela annonçait clairement le combat à venir, entre la petite Pomme impétueuse, et le Goliath IBM, en faisant ostensiblement abstraction des autres sociétés telles que Commodore, Tandy, Osborne qui, pourtant, s’en tiraient aussi bien qu’Apple.
Jobs s’était toujours vu comme un rebelle partant en croisade contre l’empire du mal, un chevalier Jedi, un samouraï bouddhiste combattant les forces obscures. IBM était l’ennemi idéal. La lutte ne serait pas uniquement commerciale et technologique, mais spirituelle. « Si, pour quelque raison, nous commettons une énorme erreur et qu’IBM l’emporte, je pense alors que nous entrerons dans un âge sombre de l’informatique pour au moins vingt ans, expliqua-t-il à un journaliste. Dès que Big Blue a le contrôle d’un marché, ils étouffent toute innovation. » Trente ans plus tard, en se souvenant de cette compétition, Jobs persiste et signe. C’était bien une croisade : « IBM était à l’époque ce qu’est Microsoft aujourd’hui dans ses pires travers. Ils ne représentaient pas une force de création, mais une force du mal. IBM, c’était comme Microsoft ou Google de nos jours. »
Malheureusement pour Apple, les foudres de Jobs s’abattirent aussi sur une autre machine « ennemie » : le Lisa fabriqué par sa propre société. Il y avait de la revanche dans l’air, évidemment. Jobs avait été chassé de l’équipe rivale, et maintenant, il voulait l’humilier. Il voyait également dans cette lutte intestine un bon moyen de motiver ses troupes. C’était ainsi qu’il avait parié publiquement cinq mille dollars avec John Couch que le Macintosh serait prêt avant le Lisa. Le problème, c’est que cette compétition interne n’était pas saine. Jobs passait son temps à répéter que ses développeurs étaient des petits génies, les véritables forces vives d’Apple, sous-entendant que l’équipe Lisa était un ramassis de vieux croûtons sans une once d’imagination.
Quand Jobs abandonna le projet de Jef Raskin, à savoir de fabriquer un ordinateur portable bon marché, pour faire du Macintosh une machine de bureau puissante, dotée d’une interface graphique, il marchait de fait sur les plates-bandes du Lisa. Le Macintosh, devenant alors une version grand public du Lisa, allait lui prendre des parts de marché. La concurrence fut encore plus flagrante quand Jobs demanda à Burrell Smith de repenser les circuits pour le Motorola 68000, faisant du Mac une machine plus rapide que le Lisa.
Larry Tesler, qui dirigeait le développement des applications pour le Lisa, voulait, pour limiter la casse, que les deux machines puissent utiliser les mêmes programmes. Pour enterrer la hache de guerre, il invita Smith et Hertzfeld à venir faire une démonstration du Macintosh dans les locaux de l’équipe. Vingt-cinq ingénieurs vinrent à la présentation. Ils écoutaient poliment les explications des deux hommes quand la porte s’ouvrit brutalement ; c’était Rich Page, l’un des principaux concepteurs du Lisa. « Le Macintosh est en train de saboter le Lisa ! cria-t-il. Le Macintosh va ruiner Apple ! » Devant Smith et Hertzfeld, saisis d’effroi, Page continua sa diatribe : « Jobs veut détruire le Lisa parce qu’on n’a pas voulu lui laisser diriger le projet ! (Page paraissait au bord des larmes) Plus personne ne va acheter un Lisa parce que tout le monde sait que Macintosh arrive ! Mais ça, vous vous en foutez ! » Il sortit de la pièce en claquant la porte, mais revint quelques instants plus tard et s’adressa à Smith et Hertzfeld : « Vous n’y êtes pour rien, les gars. C’est Steve Jobs le problème. Dites à Jobs qu’il va faire couler la boîte ! »
Le Macintosh fut effectivement un rival, plus rapide, meilleur marché, et utilisant des logiciels qui ne pouvaient tourner sur le Lisa. Mais plus inquiétant encore, c’est que ni le Lisa ni le Macintosh n’étaient compatibles avec l’Apple II. Puisqu’il n’y avait personne à la barre pour veiller à la cohérence des produits, Jobs n’en faisait qu’à sa tête.
Tout maîtriser de A à Z
Jobs avait donc rendu le Mac incompatible avec l’architecture du Lisa ; ce n’était pas qu’une simple question de vengeance ou de rivalité. Il y avait, en filigrane, une préoccupation quasi philosophique – celle d’avoir la maîtrise totale. Pour qu’un ordinateur soit vraiment révolutionnaire, il fallait que matériel et logiciel soient conçus conjointement et intimement liés. Si on voulait qu’une machine puisse faire tourner des programmes conçus pour d’autres plateformes, on était contraint de faire l’impasse sur certaines fonctionnalités. Les meilleurs produits devaient donc être des « packs tout compris », conçus par le fabricant de A à Z, avec des logiciels faits sur mesure pour le matériel et vice versa. C’est ce qui différenciait le Macintosh – doté d’un système d’exploitation exclusif – de l’environnement Microsoft avec MS-DOS1 (et plus tard de celui de Google avec son Android), qui pouvait être utilisé par de multiples fabricants.
« Steve Jobs est un artiste élitiste et têtu qui ne veut pas que ses créations soient modifiées par des programmeurs de seconde zone, écrivait Dan Farber, rédacteur en chef de ZDNet. Pour lui, c’est comme si quelqu’un venait ajouter quelques coups de pinceau à un tableau de Picasso, ou s’avisait de changer les paroles d’une chanson de Bob Dylan. » Ces dernières années, la stratégie du « tout en un » permit encore à l’iPhone, l’iPod et l’iPad de se distinguer de la concurrence, et d’être des produits d’exception. Mais ce n’est pas toujours la meilleure tactique pour dominer un marché. « Du premier Mac au dernier iPhone, les machines de Steve Jobs ont toujours été fermées pour éviter que les utilisateurs puissent les modifier », note Leander Kahney, l’auteur de Cult of Mac.
Ce désir de limiter la liberté de l’utilisateur avait été au cœur du débat avec Wozniak quand il avait été question de mettre ou non des connecteurs d’extension sur l’Apple II – des fentes qui permettaient à l’utilisateur d’enficher des cartes pour accroître les fonctionnalités de la machine. Wozniak, cette fois-là, l’avait emporté. L’Apple II pouvait recevoir jusqu’à huit cartes d’extension. Mais le Macintosh était la chasse gardée de Jobs. Ce serait donc une machine fermée à double tour ! On ne pourrait même pas ouvrir le boîtier pour accéder à la carte mère. Pour un passionné d’informatique ou un pirate, c’était un défaut rédhibitoire. Mais Jobs destinait le Mac aux masses populaires. Il voulait leur offrir une liberté « contrôlée ». Il n’était pas question que quelque bidouilleur gâche son design parfait en enfichant partout des cartes d’extension.
« Le Mac est à l’image de son créateur, explique Berry Cash, un responsable de la stratégie marketing embauché par Jobs en 1982 et qui avait fait ses classes aux Texaco Towers. Steve se plaignait souvent de la liberté que laissait l’Apple II : “On ne contrôle plus rien. Regarde ce que ces dingues essaient de faire avec ! Je ne commettrai plus jamais cette erreur !” » Il alla jusqu’à concevoir des vis spéciales pour qu’il soit impossible d’ouvrir le boîtier avec un tournevis classique. « Personne, sauf les réparateurs agréés, ne pourra accéder à l’intérieur ! »
Il décida aussi de supprimer les touches directionnelles du clavier. La souris devait être le seul et unique moyen de déplacer le curseur. C’était une façon de contraindre les anciens utilisateurs à changer leurs habitudes. À l’inverse des autres fabricants, Jobs ne considérait pas que le client avait toujours raison. Il devait s’habituer à utiliser la souris. Et s’il refusait, c’était tant pis pour lui. C’était là un autre exemple de l’exigence de Jobs – la perfection de son produit passait avant la satisfaction immédiate du consommateur.
Il y avait un autre avantage (qui pouvait être un désavantage, selon le point de vue) à supprimer les touches directionnelles : cela obligeait les développeurs de logiciels à écrire des programmes spécifiquement pour le Macintosh, et non des logiciels génériques susceptibles de tourner sur n’importe quel ordinateur. Cela imposait une intégration strictement verticale entre l’application, le système d’exploitation, et le matériel, ce qui était justement le cheval de bataille de Jobs.
Il n’était donc pas question de donner le code source du système d’exploitation du Macintosh pour que d’autres sociétés puissent en fabriquer des clones. C’eût été une hérésie pour Jobs. Mike Murray, le nouveau directeur marketing, dans une notre confidentielle en 1982, tenta de lui faire entendre raison : « Il serait formidable que l’environnement Macintosh devienne une norme industrielle. Rarement – sinon jamais – une société seule n’a pu créer et maintenir un nouveau standard sans la partager avec d’autres fabricants. » Il proposait d’octroyer la licence à Tandy. Parce que la chaîne de magasins d’électronique Radio Shack, propriété de Tandy, s’adressait, disait-il, à une autre clientèle et ne grèverait pas les ventes d’Apple. Mais Jobs opposa un non catégorique. Il ne pouvait supporter de lâcher son bébé. Cela signifiait que le Macintosh resterait un système fermé, avec son propre standard, mais aussi, comme le redoutait Murray, qu’il aurait du mal à survivre dans un monde dominé par les clones de l’IBM PC.
« La machine de l’année »
À la fin de l’année 1982, Jobs espérait être « l’homme de l’année » du Time. Il arriva un jour au bureau en compagnie de Michael Moritz, le chef du bureau californien du magazine, et demanda à tout le monde de lui accorder des interviews. Mais Jobs n’eut pas droit à sa couverture. À la place, ce fut « l’ordinateur » qui eut l’honneur du numéro spécial du Time et qui fut élu « machine de l’année ». À côté de l’article, il y avait en encadré une biographie du jeune président d’Apple, fondée sur les renseignements recueillis par Moritz ce jour-là et rédigée par Jay Cocks, un journaliste spécialiste du rock qui d’ordinaire s’occupait des pages musique du magazine : « Avec son art inné de bonimenteur, et sa foi aveugle à rendre jaloux un témoin de Jéhovah, c’est Steve Jobs, plus que quiconque, qui a poussé notre porte et fait entrer les micro-ordinateurs dans nos foyers. » L’article était bien documenté, mais sans concession, pour ne pas dire désobligeant – au point que Moritz (après avoir écrit un livre sur Apple et être devenu un associé du cabinet d’investissement Sequoia Capital avec Don Valentine) le renia, en soutenant que son texte avait été « siphonné, biaisé, lardé de ragots enfiellés par un journaliste de New York qui d’ordinaire rédigeait des chroniques sur le monde sulfureux de la scène rock ». Dans l’article, Bud Tribble évoquait « le champ de distorsion de la réalité » de Jobs, et le fait qu’il pouvait fondre en larmes lors de réunions houleuses. La déclaration la plus savoureuse vint de Jef Raskin quand il expliqua que Steve Jobs « aurait fait un excellent roi de France ».
À la stupeur du jeune homme, le Time fit mention de sa fille qu’il avait abandonnée, Lisa Brennan. C’est dans cet article qu’on trouve sa fameuse déclaration : « 28 pour cent de la population masculine des États-Unis peut être le père », ce qui mit Chrisann dans une fureur noire. Il savait que c’était Kottke qui avait parlé de Lisa et il lui passa un savon devant toute l’équipe. « Quand le journaliste du Time m’a demandé si j’étais au courant que Steve avait une fille nommée Lisa, me confia Kottke, j’ai répondu que oui, bien sûr. Je n’allais pas dire que Steve niait être le père et le faire passer pour un salaud. J’étais son ami et je voulais le protéger. Mais Steve n’était vraiment pas content, j’avais violé sa vie privée. Il a dit devant tout le monde que je l’avais trahi. »
Mais le plus dur à encaisser pour Jobs, c’était qu’il n’avait pas été élu « homme de l’année » :
Le Time m’avait dit qu’ils allaient faire de moi « l’homme de l’année » ; j’avais vingt-sept ans, et à cet âge, ce genre de chose compte beaucoup. Je trouvais ça super. Ils ont envoyé Mike Moritz pour faire un article. Nous avions le même âge et j’avais bien réussi – il y avait de la jalousie chez lui, et il m’en tenait rigueur. Il a écrit ce pamphlet au vitriol. Une véritable lapidation publique. Alors les responsables de New York en lisant l’article se sont dit : on ne peut pas choisir ce type comme « homme de l’année ». Ça m’a vraiment blessé. Mais cela a été une bonne leçon. Cela m’a appris à ne plus attacher d’importance à ce genre de gratifications, puisque les médias c’est planche pourrie et compagnie. Ils m’ont envoyé par FedEx le numéro, et je me souviens avoir ouvert l’enveloppe, persuadé de voir ma bobine en couverture, et au lieu de ça, il y avait cette espèce de type en plâtre assis devant un ordinateur. J’ai fait gloups ! Puis j’ai lu l’article. C’était si horrible que j’en ai pleuré.
En fait, il n’y avait guère raison de croire que Moritz fût jaloux, ou qu’il ait voulu déformer la réalité. Pas plus que Jobs ait été pressenti pour être élu « l’homme de l’année ». Cette année-là, les responsables du magazine (j’étais nouveau au Time à l’époque) avaient décidé depuis longtemps de choisir l’ordinateur plutôt qu’une personne pour leur numéro spécial. Ils avaient commandé des mois plus tôt à George Segal la fameuse sculpture pour faire la couverture. Ray Cave, qui était le directeur du Time à l’époque, se souvient très bien : « Steve Jobs n’a jamais été une option. Personne ne pouvait incarner l’ordinateur à lui tout seul. Pour la première fois, on avait décidé de faire la couv’ avec un objet. La sculpture de Segal était un gros investissement… jamais, nous n’avons envisagé de mettre la photo de quelqu’un. »
Apple lança le Lisa en janvier 1983 – une année avant le Mac. Et Jobs paya les cinq mille dollars à Couch. Même s’il n’appartenait pas à l’équipe de conception, Jobs se rendit à New York pour en faire la promotion, comme son rôle de président et d’icône de la marque l’imposait.
Il avait appris de Regis McKenna, son conseiller en communication, comment donner des interviews exclusives et piquer la curiosité des médias. Les journalistes accrédités étaient emmenés tour à tour dans une suite du Carlyle Hotel pour une heure d’entretien. Dans la chambre trônait le Lisa entouré de fleurs. Le service des relations publiques avait demandé à Jobs de ne parler que du Lisa, et surtout pas du Macintosh. Toute spéculation sur l’arrivée d’un nouveau modèle pouvait saper l’avenir de l’ordinateur. Mais Jobs ne put s’en empêcher. La plupart des articles écrits ce jour-là citaient le Macintosh. « Plus tard dans l’année, Apple va lancer une version moins puissante du Lisa, et moins chère, nommée le Macintosh, disait Fortune. C’est Steve Jobs qui a dirigé personnellement ce projet. » Le Business Week citait Jobs in extenso : « Quand il sortira, le Mac sera l’ordinateur le plus extraordinaire du monde. » Le jeune homme précisa également que le Mac et le Lisa ne seraient pas compatibles. Au lieu d’un lancement, ce fut l’hallali.
Et le Lisa mourut, d’une mort lente et douloureuse. Au bout de deux ans, la production fut arrêtée. « Il était trop cher et on a voulu le placer à de grosses sociétés alors que notre savoir-faire c’était la vente aux particuliers », expliquera plus tard Jobs. Mais l’échec fut, d’une certaine manière, positif : quelques mois après la sortie du Lisa, Apple n’avait plus d’autre choix que de tout miser sur le Macintosh.
Pirates !
L’équipe Mac grandissant sans cesse, elle quitta les Texaco Towers pour s’installer au siège d’Apple sur Bandley Drive. Au milieu de l’année 1983, elle occupa définitivement le bâtiment Bandley 3. Il y avait un grand hall avec des jeux vidéo, choisis par Burrell Smith et Andy Hertzfeld, un lecteur CD Toshiba, avec des enceintes Martin Logan, accompagnés d’une centaine de disques. L’équipe logiciel était visible du hall, derrière des parois vitrées, comme enfermée dans un bocal, et la cuisine était remplie tous les jours de jus de fruits Odwalla. Avec le temps, d’autres objets prirent place dans le hall – il y eut un piano Bösendorfer et une moto BMW, Jobs jugeant qu’ils étaient des exemples de « belle facture » et que ceux-ci seraient une source d’inspiration pour toute l’équipe.
Le patron surveilla de près l’embauche. Il voulait des gens créatifs, intelligents, et qui soient un peu rebelles. L’équipe de programmeurs faisait jouer les candidats à Defender, le jeu favori de Smith. Jobs posait des questions décalées, comme à son habitude, pour voir comment la personne réagissait, si elle avait de l’humour, du répondant. Un jour, il interrogea, avec Hertzfeld et Smith, un candidat qui postulait pour un poste de manager du département logiciel. Il était évident, dès son arrivée, que l’homme était trop coincé et conventionnel pour pouvoir gérer la bande d’allumés dans leur bocal. Jobs s’amusa à le tourmenter :
— À quel âge avez-vous été dépucelé ?
— Je vous demande pardon ?
— Vous êtes encore puceau ?
Le candidat piqua un fard, muet comme une carpe, alors Jobs attaqua ailleurs :
— Combien de fois avez-vous pris du LSD ?
« Le malheureux passait par toutes les couleurs, raconte Hertzfeld. Pour alléger son tourment, j’ai voulu lui poser une question technique… » Mais quand le candidat se lança dans une fastidieuse explication, Jobs l’interrompit :
— Et bla-bla-bla, et bla-bla-bla…
Smith et Hertzfeld éclatèrent de rire.
— Visiblement, je ne suis pas la personne qu’il vous faut, répondit le pauvre homme en se levant de son siège.
Malgré ses remarques déplaisantes, Jobs savait insuffler à l’équipe un esprit de corps. Après avoir humilié les gens, il trouvait le moyen de les relever et de leur montrer que le projet Macintosh était une expérience unique pour eux. Tous les six mois, il emmenait le gros de l’équipe pour deux jours de séminaire dans un hôtel de la région.
Le séminaire de septembre 1982 se passait au Pajaro Dunes dans les environs de Monterey. Une cinquantaine de personnes s’installèrent dans la salle à manger où trônait une grande cheminée. Jobs s’assit sur une table en face d’eux. Il parla tranquillement pendant un moment, puis marcha vers un tableau et commença à inscrire ses principes.
Le premier : « Refuser tout compromis. » Une injonction qui, avec le recul, fut aussi salutaire que néfaste. La plupart des équipes dans le domaine des hautes technologies faisaient des concessions. Le Mac, certes, grâce à l’acharnement de Jobs et de ses acolytes, serait « incroyablement génial », mais il ne serait terminé que seize mois plus tard, bien au-delà de la date prévue. Quand Jobs donnait une date de livraison, il ajoutait souvent : « Mieux vaut dépasser que de bâcler. » Un autre type de dirigeant, acceptant les compromis, aurait bloqué une date après laquelle plus aucun changement ne pouvait être apporté au projet. Mais Jobs n’était pas de cette espèce. Il écrivit une autre consigne : « Rien n’est terminé tant que le produit n’est pas dans les cartons. »
Il écrivit également un autre commandement, à la manière d’une phrase Kōan : « Le voyage est la récompense » (sa maxime préférée, comme il me le confiera). L’équipe Mac, comme il se plaisait à le dire, était un corps d’élite, investi d’une mission sacrée. « Un jour, lorsqu’ils songeront à cette époque où ils étaient ensemble, ils oublieront les moments difficiles, ils en riront même, et considéreront cet épisode comme la plus grande expérience de leur vie, un moment de grâce. »
À la fin de la présentation, Jobs leur posa cette question : « Vous voulez voir quelque chose de vraiment magnifique ? » Il sortit un objet de la taille d’un agenda de bureau. Quand il l’ouvrit, le public s’aperçut qu’il s’agissait d’un ordinateur qui pouvait tenir sur les genoux, avec un écran et un clavier reliés par une charnière. « Voilà mon rêve, et nous allons le rendre réel avant la fin de la décennie ! » Toute l’équipe avait cette même certitude : ils bâtissaient une grande société et elle allait écrire le futur.
Durant les deux jours suivants, des chefs d’équipe se succédèrent au micro. Ben Rosen, le grand analyste du marché technologie, intervint également. Le soir, c’était quartier libre, avec parties de billard, et dancing. À la fin du séjour, Jobs s’adressa à toute l’assemblée : « Chaque jour qui passe, le travail accompli par vous prépare une onde géante qui va ébranler tout l’univers. Je sais que je suis un peu difficile à vivre, mais je vis avec vous l’aventure la plus excitante de ma vie. » Des années plus tard, toute l’équipe aura le sourire en songeant aux moments où Jobs avait été « un peu difficile à vivre », et s’accordera à dire que oui, lancer ce tsunami avait été un grand moment de leur vie.
Le séminaire suivant eut lieu en janvier 1983, au La Playa de Carmel, le mois où était sorti le Lisa ; et le ton général du séjour avait quelque peu changé. Quatre mois plus tôt, Jobs avait écrit sur son tableau : « Refusez tout compromis. » Cette fois la maxime était : « Les vrais artistes terminent leurs œuvres. » Tout le monde était tendu. Atkinson, furieux d’avoir été écarté de la campagne promotionnelle pour le lancement du Lisa, débarqua dans la chambre d’hôtel de Jobs en menaçant de donner sa démission. Jobs tenta de minimiser l’affaire, mais Atkinson était réellement vexé. « Je n’ai pas le temps de m’occuper de ça. Il y a soixante autres personnes qui se dévouent corps et âme pour le Macintosh, et elles m’attendent. » Sur ce, il planta le développeur pour aller s’adresser à ses fidèles.
Jobs fit un prêche enflammé, au cours duquel il annonça qu’il avait réglé le problème avec le fabricant de matériel hifi McIntosh, à propos du nom Macintosh. (En réalité, un accord n’avait toujours pas été trouvé, mais étant donné l’importance du moment, il fallait faire appel au champ de distorsion de la réalité.) Il brandit une bouteille d’eau minérale, et symboliquement, baptisa le prototype. Atkinson, qui se tenait à l’écart dans le hall, entendit les applaudissements et les vivats ; avec un soupir, il rejoignit le groupe. Le séjour se termina par un bain de minuit dans la piscine, un feu sur la plage et de la musique jusqu’à l’aube. À la fin, la direction de l’hôtel leur annonça qu’ils étaient désormais persona non grata dans leur établissement. Quelques semaines plus tard, Jobs offrit une promotion à Atkinson. Il devenait « Apple Fellow », une distinction qui signifiait augmentation de salaire, stock-options, et le droit de choisir ses propres projets. En outre, il fut convenu que chaque fois qu’on lancerait le programme de dessin du Macintosh que le développeur avait conçu, il serait affiché sur l’écran : « MacPaint by Bill Atkinson. »
Jobs écrivit une autre consigne durant ce séminaire de janvier : « Mieux vaut être pirate que de rejoindre la marine. » Il voulait insuffler un esprit rebelle à son équipe, qu’ils soient des bretteurs fiers de leur adresse mais prêts également à la rapine. Susan Kare avait parfaitement saisi le message : « En gros, il nous disait : “Soyons des renégats, agissons vite et faisons main basse !” » Pour célébrer les vingt-huit ans de Jobs quelques semaines plus tard, l’équipe loua un panneau publicitaire sur la route du QG d’Apple. Il y était écrit : « Bon anniversaire Steve. Le voyage est la récompense. Les Pirates. »
Steve Capps, l’un des développeurs les plus farfelus de l’équipe, décida que pour marquer ce nouvel état d’esprit il fallait hisser le « Jolly Roger ». Il trouva un drap noir et demanda à Susan Kare de peindre une tête de mort et des tibias croisés. Le bandeau était décoré du logo d’Apple, couvrant l’une des orbites vides. Dans la nuit du dimanche, Capps monta sur le toit du Bandley 3, tout juste rénové, et hissa le pavillon noir au bout d’un tube d’échafaudage que les ouvriers avaient laissé sur place. Il flotta ainsi fièrement pendant quelques semaines jusqu’à ce que les membres de l’équipe Lisa, au cours d’un raid nocturne, volent le pavillon pirate et envoient une demande de rançon à leurs rivaux. Capps monta un commando pour aller récupérer leur bien. Après une lutte acharnée avec une secrétaire, il put reprendre le précieux drapeau qu’elle gardait caché sous son bureau. Certains cadres d’Apple craignaient que cet esprit de piraterie, initié par Jobs, n’aille trop loin. « Accrocher ce drapeau noir était vraiment une idée stupide, m’expliqua Arthur Rock. Cela disait au reste des employés d’Apple qu’ils étaient des bons à rien. » Mais Jobs adorait ce pavillon. Et il veilla à ce qu’il flotte au vent jusqu’à la sortie du Mac. « Nous étions des renégats et nous voulions que tout le monde le sache ! »
Les anciens de l’équipe Mac avaient appris à se rebeller. S’ils maîtrisaient leur sujet, Job pouvait tolérer une petite mutinerie ; il pouvait même admirer cette marque de courage. En 1983, ceux qui étaient accoutumés à son champ de distorsion de la réalité avaient fait une découverte majeure : en cas d’extrême nécessité, on pouvait carrément faire fi des instructions du capitaine. Si l’avenir vous donnait raison, Jobs apprécierait cette attitude renégate, et ce refus de l’autorité. Après tout, c’était ce qu’il avait toujours fait.
Cet esprit de rébellion, par exemple, a été crucial lorsqu’il a fallu choisir le lecteur de disquette pour le Macintosh. Apple avait une unité de production qui avait développé un lecteur de disquette, appelé Twiggy, qui pouvait lire et écrire des données sur ces fines disquettes magnétiques souples de 5 pouces un quart, que les lecteurs plus âgés (qui se souviennent de Twiggy-la-brindille, le mannequin anglais) connaissent bien. Mais quand le Lisa fut prêt à être lancé, il fut évident que le Twiggy n’était pas fiable. Comme le Lisa embarquait un disque dur, ce n’était pas catastrophique. Mais le Mac n’avait pas de disque dur, alors le problème était épineux. « Tout le monde commençait à paniquer », raconte Hertzfeld.
On en discuta, en privé, lors du séminaire à Carmel en janvier 1983. Debi Coleman donna la liste des dysfonctionnements du Twiggy. Quelques jours plus tard, Jobs se rendit à l’usine Apple à San Jose pour voir l’unité de production du Twiggy. Plus de la moitié des appareils étaient rejetés à chaque étape de l’assemblage. Jobs vit rouge. Il se mit à les traiter d’incapables, à dire qu’il allait mettre tout le monde à la porte. Bob Belleville, le chef de production, lui fit faire un petit tour sur le parking pour discuter des alternatives possibles.
Il y avait une piste qu’avait explorée Belleville : le nouveau lecteur Sony qui utilisait des disquettes de 3 pouces et demi. La disquette était logée dans un étui rigide protecteur et pouvait tenir dans une poche de chemise. L’autre option était de faire construire un clone du Sony par un fabricant japonais plus modeste, la Alps Electronic Co, qui produisait déjà les lecteurs de l’Apple II. Alps venait d’acquérir la licence pour fabriquer le nouveau lecteur Sony ; ils pouvaient peut-être construire leur propre modèle dans les temps et pour beaucoup moins cher.
Jobs et Belleville, avec Rod Holt, un ancien d’Apple (l’homme qui avait conçu l’alimentation sans ventilateur de l’Apple II), partirent au Japon afin de se faire une idée sur place. Ils prirent le Shinkansen à la gare de Tokyo pour se rendre à l’usine de Alps. Les ingénieurs là-bas n’avaient même pas de prototype opérationnel, juste une maquette rudimentaire. Mais Jobs était enthousiaste ; Belleville beaucoup moins. Pour lui, jamais Alps ne serait prêt pour la sortie du Mac dans un an.
Tandis que la délégation Apple faisait le tour des sociétés nippones susceptibles de construire leur lecteur, le jeune patron se comporta de façon grossière – du Jobs pur jus. Il se présentait en jean et baskets devant des chefs d’entreprise tirés à quatre épingles. Quand les Japonais lui offraient des petits cadeaux de bienvenue, comme le veut la coutume, il les laissait sur place, et ne leur rendait jamais la politesse, arrivant toujours les mains vides. Il regardait d’un air méprisant les ingénieurs, alignés en rang d’oignons, qui s’inclinaient sur son passage, impatients de montrer leur travail. Jobs détestait leurs produits et leur obséquiosité. « C’est pour ça que vous me faites déplacer ? lâcha-t-il lors d’une visite dans une usine. C’est de la merde ! Le premier bricoleur venu ferait mieux ! » La plupart des développeurs japonais étaient horrifiés, mais certains avaient le sourire aux lèvres ; ils avaient eu vent des coups de colère de Jobs et maintenant ils y assistaient en direct.
La dernière étape de leur voyage fut l’usine Sony, située dans un faubourg sinistre de Tokyo. Jobs n’aima pas la conception brouillonne du lecteur, ni son prix. Et beaucoup de composants étaient assemblés à la main, ce que Jobs détestait par-dessus tout. De retour à l’hôtel, Belleville se prononça pour une collaboration avec Sony. L’appareil était opérationnel. Jobs n’était pas d’accord. Il préférait travailler avec Alps et leur demander de fabriquer leur propre clone. Il ordonna à Belleville de couper tous les ponts avec Sony.
Mais Belleville jugea plus prudent d’expliquer la situation à Mike Markkula, qui lui dit de s’assurer qu’il y ait un lecteur prêt à temps – mais de ne pas en parler à Jobs. Avec l’aide de ses ingénieurs, Belleville demanda à Sony d’adapter son lecteur pour qu’il puisse tourner sur le Mac. Si Alps ne pouvait pas livrer le périphérique à temps – ce qui était fort probable – Apple pourrait changer son fusil d’épaule et s’adresser à Sony. Le constructeur nippon envoya bientôt chez Apple, en catimini, le concepteur du lecteur, Hidetoshi Komoto, un diplômé de l’université Purdue, qui, heureusement, prenait avec humour sa présence clandestine dans les locaux.
Chaque fois que Jobs quittait son bureau pour rendre visite à l’équipe – c’est-à-dire tous les après-midi – il fallait cacher Komoto. Un jour, Jobs croisa l’ingénieur dans un magasin de journaux de Cupertino ; il le reconnut mais ne se douta de rien. Il y eut un moment critique lorsque Jobs débarqua à l’improviste dans la salle, alors que Komoto était assis à l’un des bureaux. Un développeur le tira par le bras et désigna le placard à balais.
— Vite, là-dedans !
« Komoto ne comprenait pas ce qui se passait, se souvient Hertzfeld, mais il a sauté de son siège et a fait ce qu’on lui demandait. Il a dû rester cinq bonnes minutes dans ce placard, avant que Steve ne se décide à partir ! »
L’équipe Mac s’excusa platement.
— Pas de problème. Mais vous autres, Américains, avez des méthodes de travail étranges. Vraiment très étranges.
La prédiction de Belleville se réalisa. En mai 1983, la direction d’Alps reconnut qu’il leur fallait encore un an et demi avant d’être prêts à lancer la production de leur clone du lecteur Sony. Lors d’un séminaire au Pajaro Dunes, Markkula mit la pression sur Jobs : et maintenant, comment comptait-il rattraper le coup ? Au bout d’un moment, Belleville intervint et annonça qu’il y avait un plan B. Jobs eut un moment d’arrêt, puis comprit. Voilà pourquoi il avait croisé le concepteur du lecteur Sony à Cupertino. « Espèce de fils de pute ! » lâcha Jobs – mais avec un grand sourire aux lèvres. « Steve a ravalé sa fierté, raconte Hertzfeld, et les a remerciés d’avoir désobéi à ses ordres et pris la bonne décision. » Après tout, il aurait fait la même chose à leur place.
1- Micro(S)oft – Disk Operating System. (N.d.T.)