XXX
Arrivés à Arcata, nous entrons dans un petit restaurant, froid et humide, où nous mangeons des haricots en sauce et prenons un café bien chaud.
Puis nous nous retrouvons sur la route, une autoroute, il pleut toujours, les voitures filent. Nous allons dans la direction de San Francisco. Il va falloir beaucoup rouler, aujourd’hui. Nous nous arrêterons lorsque nous ne serons plus qu’à une étape de la grande ville.
Lorsque la section de rhétorique n° 251 tint une nouvelle réunion, une secrétaire vint annoncer que le professeur de philosophie était malade. La semaine suivante, il n’était pas rétabli. Les derniers fidèles, désemparés, s’en allèrent prendre un café.
Un étudiant que Phèdre avait repéré – un garçon intelligent, mais un peu prétentieux – déclara :
— Ce cours est le plus désagréable que j’aie jamais suivi !
Il semblait regarder Phèdre de haut, avec une sorte de dépit féminin devant cet intrus qui avait gâché des moments qui auraient pu être merveilleux.
— Je suis absolument d’accord, rétorqua Phèdre.
Il s’attendait à une deuxième attaque, mais il n’en fut rien.
Les autres étudiants paraissaient sentir que Phèdre était au cœur de toute l’histoire, mais ils ne pouvaient s’appuyer sur aucun élément précis. Enfin, une femme plus âgée demanda à Phèdre pourquoi il s’était inscrit.
« C’est justement ce que je suis en train de chercher à comprendre, répondit-il.
— Vous êtes étudiant à plein temps ?
— Non, je suis professeur à plein temps ! À Navy Pier.
— Professeur de quoi ?
— De rhétorique. »
Elle se tut, tous ceux qui l’entouraient tournèrent leurs regards vers lui. Silence général.
Novembre tirait à sa fin. Vint la première neige, qui fondit, et la ville grise se résigna à l’hiver.
En l’absence du professeur, un autre dialogue de Platon avait été mis à l’étude. Son titre était Phèdre, ce qui n’évoquait rien pour notre Phèdre, puisque il ne se donnait pas encore ce nom-là. Le Phèdre grec n’est pas un sophiste. C’est un jeune orateur qui sert de faire-valoir à Socrate dans ce dialogue consacré à la nature de l’amour et à la possibilité d’une rhétorique philosophique.
Phèdre n’a pas l’air très malin, et il est dépourvu à un degré catastrophique du sens de la Qualité rhétorique. À preuve : il cite de mémoire un très mauvais discours de l’orateur Lysias ! Mais on comprend rapidement que ce discours fait partie de la mise en scène, Socrate va pouvoir sans difficulté le faire suivre d’un discours de son cru, bien meilleur, et qu’il atteindra des sommets avec un autre discours d’une qualité encore supérieure, un des plus beaux de tous les dialogues.
Phèdre n’attire l’attention que par sa personnalité. Platon choisit souvent le nom des interlocuteurs de Socrate d’après leur caractère. Un jeune homme bavard, innocent, gentil, qui figure dans le Gorgias, se nomme Polos, ce qui veut dire « poulain » en grec. Phèdre ne lui ressemble pas. Il ne se lie avec aucun groupe particulier. Il préfère la solitude de la campagne à l’agitation citadine. Il est agressif au point d’être dangereux. Il en vient à menacer Socrate de violences. Phaïdros, en grec, veut dire « loup ». Au cours du dialogue, ce loup est transporté par le discours de Socrate sur l’amour. Et dompté.
Notre Phèdre lut ce dialogue, et la magnifique imagination poétique qui s’y déploie l’impressionna profondément. Mais il n’en fut pas dompté pour autant. Il flairait, entre les lignes, comme un fumet d’hypocrisie. Le fameux discours de Socrate n’a pas de but en soi. Il est une arme pour condamner ce même domaine affectif de l’intelligence auquel par ailleurs il adresse un appel rhétorique. Les passions sont par lui décrites comme ennemies de l’intelligence, et Phèdre se demanda si la condamnation des passions, enracinées au fond de la pensée occidentale, ne prenait pas là son origine : mais d’un autre côté, le conflit entre pensée et émotion n’est-il pas déjà une base fondamentale de la civilisation et de la culture grecques ?
La semaine suivante le professeur de philosophie manquait toujours à l’appel. Phèdre utilisa ce répit pour rattraper son retard dans les cours qu’il préparait pour l’université d’Illinois.
Quelques jours plus tard, dans la librairie de l’université de Chicago, en face de l’immeuble où se tenaient ses cours, Phèdre vit deux yeux sombres qui l’examinaient avec une attention soutenue, de l’autre côté d’un rayon. Il s’approcha, et reconnut l’étudiant innocent qui, matraqué quelques semaines plus tôt, avait disparu. Son expression était étrange : on aurait cru qu’il détenait une vérité que Phèdre ne connaissait pas. Phèdre s’avança pour lui parler, mais l’autre battit en retraite et sortit, laissant Phèdre désemparé. Et inquiet. Peut-être était-ce seulement de la fatigue, de l’énervement ? À la tâche épuisante d’enseigner à Navy Pier s’ajoutait l’effort de braver le corps constitué des défenseurs académiques de la pensée occidentale, des professeurs de l’université de Chicago. Il se trouvait contraint de travailler vingt heures par jour, sans prêter une attention suffisante à sa nourriture, sans faire aucun exercice physique. C’est peut-être même à cause du surmenage que ce garçon lui avait paru si étrange…
Mais, quand il traversa la rue, il s’aperçut que l’étudiant le suivait à vingt pas de distance. Bizarre.
Phèdre pénétra dans la salle et attendit. L’étudiant ne tarda pas à entrer – de retour après une si longue période d’absence. Il ne comptait quand même pas réussir à l’examen ! Il regardait Phèdre avec un demi-sourire.
Il y avait quelques marches à l’entrée de la salle et, d’un seul coup, Phèdre comprit. Ses jambes flageolèrent, ses mains furent prises de tremblements. Debout sur le seuil, il vit le président de la section Analyse des idées et étude des méthodes. Il venait prendre la relève du professeur défaillant.
Le moment était venu. Ils allaient vider Phèdre par la grande porte.
Superbe, majestueux, le président s’encadrait dans l’embrasure de la porte. Il descendit quelques marches pour s’adresser à un étudiant qui semblait le connaître. Il souriait lui aussi, et ses yeux parcouraient la pièce comme s’il cherchait un visage déjà familier. Il hochait la tête et bavardait en riant, attendant que la cloche sonne.
Voilà pourquoi ce petit étudiant est venu. Ils lui ont expliqué l’erreur qu’ils avaient commise en s’acharnant sur lui, ils veulent lui montrer combien ils sont généreux. Et ils lui ont accordé une première loge pour assister à l’exécution de Phèdre.
Comment vont-ils s’y prendre ? Phèdre peut déjà le deviner. Ils vont commencer par détruire dialectiquement sa position en prouvant qu’il ne connaît rien ni à Platon ni à Aristote. Ils n’auront pas de mal. Ils en savent visiblement cent fois plus que lui sur ces grands philosophes. Ils leur ont consacré toute leur vie.
Dès qu’ils l’auront fusillé sur le plan dialectique, ils lui suggéreront de rattraper son retard – ou de partir. Ils vont continuer à le bombarder de questions, dont il ne connaîtra pas les réponses. Ils lui laisseront entendre qu’avec une prestation si désastreuse il est inutile qu’il continue à assister aux cours ; il ferait mieux de quitter la salle tout de suite. Il y aura peut-être quelques variations, mais ce sera le thème fondamental. C’est si facile.
Mais Phèdre sait qu’il a beaucoup appris et, après tout, c’est pour cela qu’il est venu. Il se débrouillera bien pour faire sa thèse d’une manière ou d’une autre. Ce raisonnement le calme un peu. Ses jambes cessent de trembler.
Depuis sa dernière rencontre avec le président, Phèdre s’était laissé pousser la barbe et le président ne l’a pas encore reconnu. L’avantage est fragile. Le président finira bien par l’identifier.
Le président rangea soigneusement son pardessus, il prit un siège devant la grande table ronde, s’assit, sortit de sa poche une vieille pipe et la bourra pendant une longue minute. Après des années d’expérience, son numéro était parfaitement au point.
Il prêta enfin attention à la classe. Il l’étudia attentivement, toujours souriant, cherchant à sentir l’état d’esprit de l’assistance. Il sembla en conclure qu’elle n’était pas prête. Il continua à bourrer sa pipe, sans se presser.
Le moment choisi arrivait. Il alluma sa pipe, et bientôt l’odeur de la fumée envahit la salle. Il parla enfin :
— Si j’ai bien compris, nous allons aujourd’hui commencer l’étude de cet immortel dialogue de Platon intitulé Phèdre.
Il regarda les étudiants un par un.
« Suis-je dans le vrai ? »
Timidement, plusieurs membres du groupe d’étude l’assurèrent qu’il ne se trompait pas. Sa présence était écrasante.
Le président les pria alors d’excuser leur professeur, et résuma le déroulement de ce qui allait suivre. Puisqu’il connaissait déjà le dialogue, il allait poser des questions aux étudiants, afin de savoir jusqu’à quel point ils l’avaient assimilé.
« Oui, c’est la meilleure méthode, se dit Phèdre. C’est le meilleur moyen de savoir ce que vaut chacun des étudiants. » Heureusement, Phèdre avait étudié le dialogue avec tant de soin qu’il le connaissait presque par cœur.
Le président avait raison : c’est un dialogue immortel. Étrange et déconcertant au premier abord, il s’empare petit à petit de l’esprit du lecteur, comme la Vérité elle-même. Cette entité que Phèdre appelait Qualité, Socrate la décrivait apparemment comme l’Âme, qui tire d’elle-même son mouvement et qui est source de toutes choses. Ce n’était pas contradictoire. Il ne peut y avoir de véritable contradiction entre les mots clés des philosophies monistes. Il ne peut y avoir l’Unique des hindous et l’Unique des Grecs : par définition, l’Unique est Un. Les seuls désaccords entre monistes concernent les attributs de l’Unique, et non l’Unique lui-même. Puisque l’Unique est source de toutes choses, et englobe l’univers entier, on ne peut le décrire par référence aux éléments de l’univers. Quel que soit le terme de référence, il sera toujours plus réduit que l’Unique. On ne peut décrire l’Unique que par allégorie, grâce à l’analogie, aux figures de style et d’imagination. Socrate choisit une analogie fondée sur une opposition entre le Ciel et l’Enfer. Il montre que chaque homme est conduit vers l’Unique par un char attelé de deux chevaux…
Le président posa une question à l’étudiant qui était assis à côté de Phèdre. Il semblait le provoquer délibérément, et s’attendre à une contre-attaque.
Il y avait certainement erreur sur la personne. L’étudiant ne contre-attaqua pas. Le président, écœuré et déçu, l’interrompit assez durement, en lui faisant remarquer qu’il avait mal étudié le texte.
Vint le tour de Phèdre. Il avait réussi à reprendre parfaitement son calme. On lui demandait d’expliquer le dialogue.
— Me permettrez-vous de reprendre au début, à ma manière ? demanda-t-il.
En fait, il n’avait rien entendu des explications de son voisin.
Pour le président, c’était un coup de plus porté à sa première victime. Il sourit et condescendit à dire que cela lui paraissait une excellente idée. Phèdre poursuivit donc :
« Il me semble que, dans ce dialogue, le personnage de Phèdre est comparé à un loup. »
Il avait parlé fort, sur un ton de colère, qui fit presque sursauter le président. Un point pour lui.
— Oui, dit le président, une lueur mauvaise dans les yeux.
Il avait reconnu son assaillant barbu.
« En effet, phaïdros veut dire “loup” en grec. Cette remarque est très intéressante. Veuillez continuer. »
Il s’était bien remis du premier choc.
— Phèdre rencontre Socrate, qui ne connaît que la ville, et l’emmène dans la campagne. Là, il commence à lui parler d’un discours de l’orateur Lysias, qu’il admire… Socrate lui demande de lire ce discours et Phèdre s’exécute.
— Suffit ! s’écria le président, redevenu tout à fait maître de lui. Je ne vous demande pas de raconter le dialogue de Platon !
Et il passa à l’étudiant suivant.
À la grande joie du président, aucun des participants ne semblait bien connaître le texte. Avec une tristesse feinte, il leur demanda à tous de le relire avec plus de sérieux. Il les aiderait volontiers, en se chargeant lui-même dE l’expliquer. Cette déclaration suscita un soulagement général, après la tension qu’il avait soigneusement ménagée. Il avait réussi à se mettre la classe dans la poche.
Le président, d’un ton grave, entreprit donc de dévoiler le sens profond du dialogue. Phèdre l’écoutait, très concentré. Mais, au bout d’un moment, il sentit une faille dans le discours du professeur, une faille qui l’empêchait de suivre parfaitement. Cela sonnait faux. Il finit par comprendre que le président avait sauté la description de l’Unique, passant directement à l’allégorie du char tiré par deux chevaux.
Dans cette allégorie, l’homme à la recherche de l’Unique est conduit par deux chevaux ; l’un est blanc, noble, calme ; l’autre est violent, têtu, passionné, noir. Le premier l’aide dans son ascension vers les portes du Ciel ; le deuxième cherche sans cesse à entraver sa marche. Le président était arrivé, dans son explication, au moment où il lui faudrait montrer ce que représentent les deux chevaux : le blanc, la raison contrôlée ; le noir, la passion déchaînée, l’émotion.
Mais, à ce moment crucial, la fausse note dans son discours devint une cacophonie. Il revenait en arrière, en affirmant :
« Socrate a juré devant les dieux qu’il disait la Vérité. Ce serment est sacré. Si ce qui suit n’est pas la Vérité, Socrate a perdu son âme. »
C’est un piège ! Il déforme le dialogue pour démontrer le caractère sacré de la Raison ! Et, cela posé, il pourra enchaîner sur l’étude de la nature de la Raison. Passez muscade ! Nous revoilà au royaume d’Aristote !
Phèdre leva la main, le coude bien calé sur la table, la paume ouverte vers l’extérieur. Cette main avait tremblé. Elle était maintenant figée dans un calme mortel. Phèdre savait qu’il allait signer son arrêt de mort. Mais baisser la main aurait été une autre façon de se condamner.
Le grand professeur vit cette main. Elle le gênait, elle l’étonnait, mais il lui fallait reconnaître son existence. Et Phèdre dit ce qu’il avait à dire :
— Tout cela n’est qu’une analogie.
Un silence. Puis le trouble envahit le visage du président.
— Comment ?
On avait rompu le charme. Son numéro ne prenait plus.
— Toute cette histoire de chariot et de chevaux : ce n’est qu’une analogie.
— Comment ? cracha-t-il de nouveau. C’est la Vérité ! Socrate l’a juré devant les dieux, c’est la Vérité !
— Non. Socrate dit lui-même qu’il ne s’agit que d’une analogie.
— Relisez le dialogue ‘ Socrate affirme clairement que c’est la Vérité !
— Je sais… Mais un peu plus haut, deux paragraphes avant, je crois, il explique que c’est une analogie…
Le texte était sur la table, mais le président eut le bon goût de ne pas le consulter. S’il vérifiait ce que disait Phèdre, si c’était exact, son prestige en prendrait un rude coup. Il avait assez dit que personne ne connaissait le texte !
Rhétorique, un point. Dialectique, zéro.
C’est vraiment fantastique de s’être rappelé ce passage. Il détruit tout l’édifice dialectique. Une analogie ? Bien sûr : tout est analogie. Mais les dialecticiens l’ignorent. Ce n’est pas pour rien que le président a esquivé cette phrase de Socrate…
Phèdre, lui, s’en était bien souvenu : si Socrate n’avait pas formulé cette idée, il n’aurait pas dit la Vérité…
Le président de la section Analyse des idées et étude des méthodes venait d’être battu en pleine action. Personne n’était au courant, pour l’instant, mais cela ne tarderait pas à se savoir.
Le voilà muet. Il ne trouve absolument rien à dire. Ce même silence qu’il a utilisé pour renforcer son prestige, au début du cours, se retourne contre lui. D’où est venu le coup ? Il n’y comprend rien. Il ne s’est jamais heurté à un sophiste en chair et en os. Il ne fréquente que les morts.
Il cherche une planche de salut. Rien à quoi s’accrocher. Sa propre gravité l’entraîne vers l’abîme.
Quand il trouva enfin ses mots, ce n’étaient pas les siens, c’étaient ceux d’un écolier qui a oublié sa leçon, qui s’est trompé, et qui sollicite un peu d’indulgence.
Il tenta un coup d’esbroufe, réitéra sa remarque : personne n’avait vraiment bien travaillé le texte… Mais l’étudiant qui était assis à la droite de Phèdre remua la tête d’un air sceptique. Visiblement, c’était faux – au moins dans un cas.
Le président chancelait, trébuchait, il semblait avoir peur de ses étudiants, il n’osait plus faire face.
Que va-t-il se passer ? se demanda Phèdre.
Ce qui se passa fut plutôt déplaisant. La victime innocente avait perdu beaucoup de son innocence. Le garçon qu’il avait rencontré un peu auparavant semblait tout à coup vouloir accabler le président de son mépris, en le mitraillant de questions sarcastiques et sournoises. C’était la curée. Et Phèdre se rendit compte qu’on avait projeté naguère de lui infliger le même traitement…
Impossible de plaindre le vieux professeur. Mais Phèdre était écœuré. Quand un berger emmène son chien à la chasse au loup, qu’il prenne garde de ne commettre aucun faux pas : le chien a des affinités avec le loup.
Une jeune fille vint au secours du président en lui posant des questions faciles. Il lui manifesta une vive gratitude, répondit de façon détaillée à chacune de ses questions. Lentement, il reprenait le dessus.
— Qu’est-ce que la dialectique ? lui demanda soudain un étudiant.
Il retourna un moment cette question dans sa tête. Et – incroyable – il s’adressa à Phèdre : voulait-il répondre ?
— Voulez-vous que je donne mon opinion personnelle ?
— Non. Disons… l’opinion d’Aristote.
Finies les ruses subtiles. Il allait entraîner Phèdre sur son propre terrain et lui régler son compte.
— Autant que je sache…
Phèdre s’interrompit.
— Continuez.
Le président était tout sourires.
— Autant que je sache, Aristote affirme que la dialectique précède toute autre chose.
En une fraction de seconde, la stupeur et la rage succédèrent à la bienveillance sur le visage du président. Mais c’est vrai ! criaient tous les traits de sa physionomie. Il ne pouvait rien dire. Le chasseur était pris au piège : que reprocher à Phèdre, qui ne faisait que reprendre l’article qu’il avait rédigé pour l’Encyclopœdia Britannica ?
Rhétorique, deux. Dialectique, zéro.
« La dialectique engendre les formes. Les formes… »
Le président l’interrompit, sèchement. Ce n’était pas ce qu’il voulait, et il ne voulait plus rien entendre.
Une erreur, cette interruption, se dit Phèdre. S’il était vraiment à la recherche de la Vérité, s’il n’était pas le propagandiste d’un point de vue particulier, il m’aurait laissé parler. Cela aurait pu être instructif. Une fois formulée la phrase : « la dialectique précède toute autre chose », elle devenait une entité dialectique sujette à la discussion dialectique.
Phèdre aurait posé cette question : Quelle preuve avons-nous que la méthode dialectique, qui permet d’atteindre la vérité par le jeu des questions-et-réponses, précède toute autre chose ? Aucune. Et, si l’on isole cette affirmation, si on la soumet à la critique, elle devient grotesque. Qu’est-ce que cette dialectique, assise toute seule au milieu de nulle part, et qui accouche de l’univers ? Aberrant.
La dialectique est la mère de la logique, mais elle est née de la rhétorique. Celle-ci est fille des mythes et de la poésie de la Grèce ancienne. C’est une vérité historique, confirmée par l’exercice du sens commun. La poésie et les mythes correspondent à une interprétation du monde par un peuple préhistorique. Et cette interprétation se fait sur la base de la Qualité. C’est la Qualité qui a engendré notre univers, et non la dialectique.
À la fin du cours, le président resta debout près de la porte, pour répondre aux dernières questions. Phèdre faillit aller le trouver, mais il y renonça. Après toute une vie passée à prendre des coups, on ne ressent guère d’enthousiasme à l’idée de s’exposer à de nouvelles brutalités. Les échanges, jusqu’à présent, n’avaient rien eu d’amical. À vrai dire, toutes leurs relations étaient empreintes d’hostilité.
Phèdre, le loup. Oui. Il rentra chez lui à pied, d’un pas léger. Oui, c’est bien ça, c’est absolument ça. Il n’aurait pas aimé que sa thèse les séduise. L’hostilité, voilà son élément. Phèdre le loup descendait de ses montagnes pour s’attaquer aux malheureux membres de cette innocente communauté intellectuelle.
Le Temple de la Raison, comme toutes les institutions du système, ne se fonde pas sur la force individuelle, mais sur les faiblesses de chacun. On ne vous y demande pas d’être capable, mais d’être incapable, afin de pouvoir vous enseigner. Un homme vraiment capable est un danger public. Phèdre se rendait compte qu’il avait refusé sa chance de s’intégrer à cette organisation en se soumettant à tous les dogmes, aristotéliciens ou autres, qu’on aurait voulu lui imposer. Mais cette possibilité aurait-elle valu les courbettes, les platitudes, l’asservissement intellectuel qu’elle impliquait ?
Non. C’est là-haut qu’on perçoit la Qualité, au sommet des montagnes, là où s’arrête la forêt, et non dans les villes de la plaine où elle est masquée par la suite des fenêtres et le déferlement des mots. Ce qui intéressait Phèdre, personne ici-bas ne l’accepterait. Pour le percevoir, il fallait se libérer de l’autorité sociale sur laquelle repose toute l’institution universitaire. Le berger parle d’une Qualité à l’usage des moutons. Prenez un mouton, mettez-le en pleine nuit à la limite des arbres, dans le mugissement du vent. Affolé, à demi mort de peur, le mouton poussera de toutes ses forces un appel désespéré. Jusqu’à ce que son berger revienne – ou que vienne le loup.
Lors de la réunion suivante, Phèdre s’efforça d’être aimable. Il demanda au président de lui expliquer un passage qu’il n’avait pu, dit-il, comprendre. C’était un mensonge, mais peut-être une concession utile ?
— Vous deviez être un peu fatigué !
La gentillesse, ça ne prend pas, avec le président. Sa voix était délibérément blessante. Mais la flèche n’atteignit pas son but. Ce qu’il condamnait chez Phèdre, c’était ce qu’il craignait le plus en lui-même. Phèdre laissa son regard errer au-dehors, plein de compassion pour ce vieux berger et son troupeau docile, moutons et chiens de garde. Plein de compassion pour lui-même. Jamais il n’arriverait à leur ressembler. Quand la cloche sonna, il s’en fut pour toujours.
Contraste : les cours qu’il donnait allaient un train d’enfer. Ses étudiants écoutaient avec passion cet être étrange, barbu, venu des montagnes, qui leur parlait de la Qualité, présente en cet univers, et connue d’eux tous. Ils ne voyaient pas clairement où il voulait en venir, ils étaient inquiets, certains avaient peur. Ils sentaient qu’il représentait un danger, mais ils étaient sous le charme.
Phèdre n’était pourtant pas un berger. Contraint d’en jouer le rôle, il supportait mal cet effort épuisant. Il retrouva un phénomène qu’il connaissait déjà : les étudiants du fond de la classe, les têtes brûlées, les cancres, sympathisaient avec lui, ils étaient ses préférés. Les bons élèves soumis et moutonniers du premier rang, il les terrorisait, et leur terreur même les rendait méprisables à ses yeux. À la fin de l’année, les moutons obtenaient aux examens des résultats brillants, ses amis, les hors-la-loi, étaient recalés. Phèdre savait – même s’il refusait de l’admettre – que ses jours de berger étaient comptés. De plus en plus, il s’interrogeait sur ce qui allait se passer.
Il avait toujours eu peur du silence qui pèse parfois sur les salles de cours : ce silence qui avait démoli le président. Parler, parler, sans arrêt, des heures d’affilée, c’était pour lui un effort contre nature, et qui lui coûtait. Et, maintenant qu’il n’avait plus rien à quoi s’accrocher, il se laissa envahir par la peur.
La cloche sonna un jour, annonçant le début du cours. Assis à son bureau, Phèdre garda le silence. Pendant une heure entière, il garda le silence. Certains de ses étudiants cherchaient un moyen de le réveiller, mais ils finirent par se taire eux aussi. D’autres se sentaient devenir fous, se trouvaient en proie à la panique. À la fin du « cours », la classe explosa, se rua vers la sortie. Le « cours » suivant fut identique. Et tous les autres qu’il donna dans la journée. Phèdre rentra chez lui. Il se demandait ce qui allait se passer.
Vint l’automne, et les fêtes du Thanksgiving. De quatre heures de sommeil, ses nuits s’étaient réduites à deux, puis le sommeil disparut. Tout était fini. Finie, l’étude de la rhétorique aristotélicienne. Fini, l’enseignement. C’était fini. Il errait dans les rues, au hasard, pensée errante.
La ville se refermait sur lui, le cernait. Antithèse de son idéal, sous son regard étrange. Citadelle des formes et des substances. Substance et forme des plaques et des poutrelles d’acier. Substance et forme des ponts et des routes de béton. Briques, asphalte, ferraille, carcasses d’automobiles, charognes de bœufs, qui naguère paissaient dans la Prairie. Forme et substance. La Qualité en est absente. Voilà l’âme de cette ville. Aveugle, gigantesque, stérile et inhumaine, éclairée par les flammes des hauts fourneaux du Sud, rougeoyantes dans les ténèbres, dans la lourde fumée du charbon, toujours plus épaisse, toujours plus dense, sous le néon des enseignes BIÈRE – PIZZA – LAVOMAT et d’autres encore, inconnues, de rues en rues, à angle droit, interminables, illisibles à l’infini…
Il aurait trouvé une chance de survie s’il n’avait rencontré que les formes de la substance, les briques et le béton. Mais les approches de la Qualité, minables, désespérées, pathétiques – c’était intolérable. Le faux foyer de plâtre attendant une flamme factice. La pauvre haie devant l’immeuble, qui protège une étroite bande de gazon. Un mètre d’herbe, après le Montana ! Si seulement on lui avait épargné cette pelouse et cette haie… Elles ne servaient qu’à rappeler une perte irréparable.
Dans les rues, autour de l’appartement, le béton, la brique, le néon restaient opaques. Inutile d’abattre les murs. Ils abritaient des êtres difformes, tordus, qui sans relâche se paraient de manières affectées, pour se convaincre qu’ils détenaient la Qualité ; qui apprenaient le style et l’élégance dans les magazines, bons clients des marchands de rêve. Il les imaginait, seuls dans la nuit, dépouillés de leur armure publicitaire, chaussures de luxe, bas, lingerie fine, les yeux perdus au-delà des vitres ; encrassées de suie, dans l’épouvante de se découvrir pareils à une coquille vide et difforme, à l’heure nue où craquent les attitudes, où surgit la vérité, et où les cris montent vers le ciel : Dieu, il n’y a rien ici ! Il n’y a que du ! néon mort, de la brique et du ciment !
Il commençait à perdre toute conscience du temps. Parfois ses pensées s’élançaient toujours plus loin, et leur vitesse semblait se rapprocher de celle de la lumière. Mais s’il essayait de prendre des décisions – d’agir sur ce qui l’entourait –, il lui fallait plusieurs minutes pour qu’une seule idée se dégage. La seule pensée qui parvînt à se faire jour et à s’épanouir dans son esprit venait du dialogue de Platon :
« Ce qui est bien écrit et ce qui est mal écrit – nous faudra-t-il le demander à Lysias ? ou à tout autre poète ou orateur, qu’il écrive des ouvrages politiques, de la prose ou de la poésie, rythmée ou non ? Nous faudra-t-il prier ces écrivains de nous l’apprendre ? »
Ce qui est bon, Phèdre, et ce qui n’est pas bon – devrons-nous demander à d’autres de nous l’enseigner ?
C’est ce qu’il expliquait, des mois auparavant, dans son collège du Montana. Ce message avait échappé à Platon et à tous les dialecticiens qui lui avaient succédé, puisqu’ils cherchaient tous à définir le Bien dans sa relation intellectuelle avec le monde. Mais il se rendait compte maintenant qu’il s’était lui-même éloigné de ce message. Il commettait les mêmes fautes que ces philosophes. À l’origine, son but était de laisser à la Qualité son caractère d’entité non définie. Mais, en menant la lutte contre les dialecticiens, il avait formulé des affirmations, et chacune était une brique de plus pour la prison où il avait tenté d’enfermer la Qualité. Toute tentative pour édifier une Raison organisée autour de la Qualité non définie se met en échec elle-même. Organiser la Raison, c’est mettre la Qualité en échec. Son entreprise était absurde – depuis le début.
Au troisième jour, en tournant le coin de deux rues inconnues, il eut un trou. Quand il revint à lui, il était étendu sur le trottoir ; les gens avançaient le long de son corps, comme s’il n’avait pas été là. Il se releva péniblement. Sans pitié, il se força à se concentrer. Il fallait qu’il se rappelle où il habitait.
Tout se ralentissait dans sa tête. De plus en plus. C’est à cette époque qu’il chercha un jour avec Chris le magasin où l’on vendait des couchettes, et des lits de camp pour les enfants. Par la suite, il ne devait plus quitter l’appartement.
Il regardait le mur, assis en tailleur sur une couverture, sur le sol d’une chambre vide. Tous les ponts avaient été coupés. Plus de retour possible. Plus moyen d’avancer, non plus.
Durant trois jours et trois nuits, Phèdre contempla le mur de la chambre. Ses pensées étaient comme figées dans l’instant. Sa femme vint lui demander s’il était malade, il ne lui répondit pas. Elle se mit en colère. Phèdre l’écouta sans réagir. Il comprenait ce qu’elle disait, mais il ne pouvait plus se sentir concerné par ses paroles. Avec ses pensées se ralentissaient ses désirs. Lents, toujours plus lents, comme s’ils l’alourdissaient d’un poids démesuré. Si lourd, si fatigué. Le sommeil ne viendrait pas. Il était un géant, son corps faisait le tour de la Terre. Il se sentait partir, s’étendre dans l’univers sans limites.
Il se mit à tout jeter. Il se débarrassait de ce qui l’avait encombré toute sa vie. Il dit à sa femme de partir, d’emmener les enfants. Il surmonta son dégoût et sa honte, quand son urine coula d’elle-même sur le sol de la chambre. Il surmonta la crainte de la souffrance quand ses cigarettes lui brûlèrent les doigts – sans qu’il le veuille, tout naturellement – et vinrent s’éteindre sur les cloques de sa peau. Lorsqu’elle le vit ainsi, baignant dans son urine, sa femme appela à l’aide.
Lentement, dans un mouvement d’abord imperceptible, la conscience de Phèdre se désintégra. Elle se dispersait et s’affaiblissait. Il ne se demandait plus ce qui allait se passer. Il le savait. Et ses larmes coulaient : pour sa famille, pour lui-même, pour le monde entier. Revenait, persistante, une bribe de cantique, qui le transportait :
Il te faut traverser cette vallée solitaire
Il te faut la traverser seul.
Un cantique de l’Ouest, bien à sa place dans le Montana.
« Personne ne peut la franchir à ta place. » Il fallait chercher plus loin, derrière les mots. « Il te faut la traverser seul. »
C’était une traversée solitaire, un passage au-delà du Mythe. Il émergeait comme d’un rêve. Il voyait que ce qu’il avait pris pour son être conscient participait du Mythe. Il n’avait été qu’un rêve, son rêve, et lui seul pourrait s’en sortir. Bientôt, il n’y eut même plus de « Lui ».
Il ne resta que son rêve de lui-même, et lui-même dans son rêve.
Et la qualité, l’aretê, pour laquelle il s’était battu comme un héros, prêt à tous les sacrifices, refusant toute trahison, sans jamais la comprendre, se révéla en pleine clarté. Et son âme connut le repos.
Il n’y a presque plus de voitures. La route est si sombre que le phare n’éclaire qu’un rideau de pluie. Terriblement dangereux. Que survienne une ornière, une coulée d’huile, un animal mort… Mais, si l’on roule trop lentement, la mort arrive par-derrière. Pourquoi diable continuer ? Il y a longtemps que j’aurais dû m’arrêter…
Je ne sais plus ce que je fais. Je crois que je cherchais un panneau de motel, mais sans vraiment y penser, et j’ai dû tous les rater. À ce train-là, tous les motels vont être fermés.
Je prends la première sortie de l’autoroute. Pourvu qu’elle conduise quelque part ! Nous roulons sur du goudron défoncé, avec des ornières et des gravillons. Je vais doucement. Les réverbères rayent la pluie de jets de lumière blafarde. Ombre, lumière, ombre, lumière – et pas un point de repère. Toutes les rues se ressemblent. Nous pourrions errer pour l’éternité sans jamais nous retrouver. Nous risquons même de ne pas retrouver l’autoroute.
— Où sommes-nous ?
C’est Chris qui me hurle à l’oreille.
— Je ne sais pas.
Mon esprit est engourdi et las. Je n’arrive pas à savoir que faire. À l’autre bout de la rue, un rayonnement plus chaud : c’est l’enseigne d’une station-service.
Elle est ouverte. À l’intérieur, un employé – qui n’a pas l’air beaucoup plus âgé que Chris – nous dévisage, intrigué. Non, il ne connaît pas de motel. Je vais consulter l’annuaire du téléphone, je lui lis quelques adresses. Il essaie de nous expliquer la route, mais ses indications sont confuses. J’appelle le motel le plus proche – d’après lui. Je réserve une chambre et me fais réexpliquer le chemin.
Dans le noir, sous la pluie, même avec toutes ces indications, nous avons failli le manquer. Les lumières sont éteintes. Nous remplissons une fiche sans échanger une parole.
La chambre est un vestige des tristes années trente – sordide, bricolée par un charpentier amateur et maladroit. Mais elle est sèche, il y a un radiateur, des lits. C’est tout ce que nous demandons. Je branche le radiateur, nous nous installons devant lui, et bientôt le froid humide qui imprégnait nos os commence à se dissiper.
Chris ne lève pas les yeux. Il regarde fixement la grille du radiateur.
— Quand est-ce qu’on rentre à la maison ? me demande-t-il enfin. Échec.
— Quand on sera arrivés à San Francisco. Pourquoi ?
— J’en ai vraiment assez d’être assis et…
Sa voix se perd dans un murmure.
— Et quoi ?
— Ben… Je ne sais pas – De rester assis – sans rien faire – sans aller nulle part…
— Où veux-tu qu’on aille ?
— Je ne sais pas. Comment veux-tu que je sache ?
— Moi non plus, je ne sais pas.
— Mais tu devrais savoir, toi ! crie-t-il, et il fond en larmes.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Chris ?
Il ne répond pas. Il se prend la tête entre les mains et commence à se balancer. Ce mouvement de bascule… Ça me donne froid dans le dos. Mais il s’arrête bientôt.
— Quand j’étais petit, c’était pas pareil.
— Quoi ?
— Je ne sais pas. On faisait des tas de choses. Que j’avais envie de faire. Maintenant, je n’ai plus envie de rien.
Il se remet à se balancer d’avant en arrière, le visage entre les mains. Je ne sais que dire. C’est un mouvement étrange, qui me semble hors du monde, un repli sur soi, un repli fatal, qui me rejette, qui rejette l’univers entier. Un retour à un pays que je ne connais pas… Le fond de l’océan.
Je me rappelle où j’ai déjà vu ce mouvement. Sur le sol de l’hôpital.
Je ne sais que faire.
Nous finissons par nous coucher. J’essaie de dormir.
— Dis, Chris, était-ce mieux avant qu’on parte de Chicago ?
— Oui.
— Pourquoi ? Tu te souviens ?
— On s’amusait.
— On s’amusait ?
— Oui.
Et il se tait.
« Tu te souviens quand on a été chercher des lits ? reprend-il.
— Tu t’étais amusé ?
— Oh, oui. »
Il se tait de nouveau, plus longuement.
« Tu ne te rappelles pas ? Tu jouais à me faire demander le chemin pour rentrer à la maison… Tu jouais toujours avec nous. Tu nous racontais des histoires. Et on partait en balade, on faisait plein de choses. Maintenant, tu ne fais plus rien.
— Mais si.
— Non, tu ne fais plus rien ! Tu restes planté là, tu ne dis rien, et tu ne fais rien du tout ! »
Il pleure de nouveau.
La pluie bat les vitres en rafales, et je sens comme un poids qui s’abat sur moi. C’est sur Phèdre qu’il pleure. C’est lui qui lui manque. Voilà ce que veut dire mon rêve. Ce rêve…
Longtemps, j’écoute les craquements du radiateur, le vent, la pluie qui cingle le toit et la fenêtre. Puis la pluie s’atténue et je n’entends plus rien. De temps à autre, des gouttes d’eau tombent des arbres qu’agite parfois un souffle de vent.