XVI
Chris et moi, après une bonne nuit de sommeil, nous avons bouclé nos sacs à dos et voilà une heure que nous escaladons la montagne, à travers une forêt de pins qui couvre le fond de la gorge. Il y a aussi des trembles et d’autres feuillus. Les parois de la gorge sont hautes et escarpées. De temps à autre, le sentier traverse une trouée de lumière et d’herbe, le long du torrent – mais vite, nous replongeons dans l’ombre épaisse des pins. La terre est couverte d’une couche d’aiguilles, souple et glissante. Tout est calme.
Dans la littérature zen, mais aussi dans les récits de toutes les grandes religions, on trouve des voyageurs parcourant ainsi les montagnes. L’allégorie est facile entre la montagne et l’obstacle spirituel que toute âme doit franchir pour atteindre le but de sa quête. Comme ceux que nous laissons derrière nous, dans la vallée, la plupart des gens demeurent toute leur vie au pied des montagnes de l’esprit, sans chercher à les gravir. Ils se contentent d’écouter le récit de ceux qui les ont vaincues ; ils évitent ainsi les difficultés de l’ascension. D’autres partent dans la montagne, accompagnés de guides expérimentés et qui connaissent les voies les meilleures, les moins dangereuses. D’autres encore, sans expérience, et se méfiant des guides, s’efforcent de trouver des itinéraires inédits ; bien peu y parviennent. Mais, parfois, certains d’entre eux, touchés par la grâce, à force de volonté et de hasards heureux, parviennent au but. Une fois arrivés, ils se rendent compte, plus facilement que tous les autres, que le nombre de voies n’est pas limité. Il y a autant de chemins que de voyageurs.
Mais il faut que je parle du voyage de Phèdre, à la recherche d’une définition de la Qualité. C’était sa voie à travers les sommets de l’esprit. Autant que je puisse le comprendre, il faut distinguer deux phases.
Au cours de la première phase, il n’essaya même pas de définir de façon rigide et systématique l’objet de son discours. Ce fut une phase heureuse, satisfaisante et créatrice. Elle dura presque tout le temps de son enseignement dans ce collège que nous avons laissé derrière nous, là-bas, dans la vallée.
La seconde phase commença lorsqu’il lui parut impossible de ne pas chercher à définir ce dont il parlait. Il se mit à formuler des affirmations systématiques et rigides sur la notion de Qualité. Il échafauda une gigantesque structure de pensée hiérarchique pour justifier ses affirmations. Il avait dû remuer ciel et terre pour parvenir à cette compréhension systématique et, quand il parvint au bout, il comprit qu’il avait réussi à expliquer l’existence, et la conscience que nous en avons, mieux que cela n’avait jamais été fait.
Certes, c’était une voie nouvelle mais c’était aussi une voie nécessaire. Depuis plus de trois siècles, les sentiers battus que couramment nous empruntons dans notre vieux monde occidental se trouvent usés, aplanis par l’érosion naturelle, par les modifications que les vérités scientifiques ont apportées à la forme des montagnes. Les premiers explorateurs ont ouvert des chemins sur un sol ferme et si accessible que tout un chacun les empruntait. Mais aujourd’hui les voies de l’Occident sont presque fermées. Tel est le résultat de notre inflexibilité dogmatique en face du changement. Si l’on met en doute la signification littérale des paroles de Jésus ou de Moïse, on se heurte à l’hostilité du plus grand nombre. Mais c’est un fait que si Jésus et Moïse devaient apparaître aujourd’hui, en apportant le même message que celui qu’ils ont lancé voilà des siècles, on s’interrogerait sur leur équilibre mental. Non que leur message ait été erroné, ni que les sociétés modernes fassent fausse route, mais la voie qu’ils ont choisi de tracer à l’humanité n’est plus actuelle. L’invocation du « ciel » ne signifie plus rien, à l’âge de la conquête spatiale. Où est l’au-delà ? Mais les vieux chemins ont beau avoir perdu leur vérité quotidienne, et s’être perdus dans la rigidité du langage, les montagnes n’ont pas pour autant disparu.
La seconde phase de l’itinéraire métaphysique de Phèdre fut une catastrophe. Avant qu’on lui fixe des électrodes sur la boîte crânienne, il avait déjà perdu tout ce qu’il possédait : son argent, ses biens, ses enfants. On lui avait même retiré ses droits civiques, par ordre de la Cour. Il ne lui restait plus que son rêve solitaire et fou de la Qualité, clé du chemin à travers les montagnes, pour lequel il avait tout sacrifié. On lui attacha les électrodes, et même ce rêve, il le perdit.
Ni moi ni personne ne saurons jamais ce qu’il avait dans la tête à l’époque. Il ne nous reste que des fragments, des débris, des notes éparses, qu’on peut bien raccorder, mais qui laissent entre eux de vastes zones obscures.
Quand j’ai découvert ces débris, je me sentais comme un paysan des environs d’Athènes qui, de temps à autre, et sans grande surprise, déterre des pierres couvertes d’étranges motifs. Je savais que ces fragments faisaient partie d’un ensemble plus vaste, qui avait existé dans le passé, mais qui dépassait de beaucoup ma compréhension. Au début, je les évitais délibérément, je n’y prêtais aucune attention. Je savais qu’ils avaient provoqué un mal dont je craignais le retour. Mais, même à l’époque, je voyais qu’ils faisaient partie d’une imposante structure de pensée, qui m’inspirait une curiosité secrète.
Plus tard, quand je me sentis moins vulnérable, je commençai à m’intéresser à ces bribes d’une façon plus constructive, et à jeter sur le papier ce qui me revenait, sans aucun effort de mise en forme, au fur et à mesure de mes souvenirs. Bien de ces éléments informes m’ont été fournis par des amis. Il y en a des milliers maintenant et, quoique je ne puisse en insérer qu’une infime portion dans ce Chautauqua, c’est de toute évidence sur eux qu’il se fonde.
Je suis probablement loin de ce que pensait Phèdre. Mais, comme j’essaie de reconstituer un schéma global à partir d’éléments épars, je suis voué aux erreurs et à l’incohérence. Et je sollicite l’indulgence du lecteur. Dans de nombreux cas, les fragments sont ambigus. On peut en tirer un grand nombre de conclusions différentes. S’il se rencontre des contradictions, elles viennent sans doute, non de sa propre pensée, mais de la reconstitution que j’en ai faite.
Un claquement d’ailes, et une perdrix disparaît à travers les arbres.
— T’as vu ? demande Chris.
— Oui.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Une perdrix.
— Comment tu le sais ?
— Elles ont un petit mouvement de balancier, d’avant en arrière, quand elles volent.
Je ne suis pas très sûr de ce que je dis, mais cela fait son effet.
« Et puis, elles volent au ras du sol.
— Oh ! » dit Chris.
Et nous continuons notre marche. À travers les branches des pins, les rayons du soleil dessinent une cathédrale.
Aujourd’hui, je veux suivre Phèdre dans la première étape de son voyage à la recherche de la qualité. C’est l’étape non métaphysique, et elle est agréable. Il est bon de commencer agréablement un voyage, même quand on sait qu’il va mal se terminer. J’utiliserai ces notes de cours, comme matériel de référence, pour reconstituer le processus par lequel la qualité est devenue pour Phèdre un concept de base dans l’enseignement de la rhétorique. La deuxième phase, la phase métaphysique, a été une phase de spéculation éthérée, mais la période au cours de laquelle il se contenta d’enseigner la rhétorique fut bien plus constructive. Elle mérite probablement qu’on la juge en fonction de ses propres vertus, indépendamment de ce qui devait suivre.
Phèdre était en pleine fièvre inventive. Il se faisait du souci pour un certain nombre de ses étudiants qui n’avaient rien à dire. Il pensait au début que c’était par paresse, mais il finit par comprendre que ce n’était pas le cas ; ces étudiants n’avaient simplement rien à dire.
Une de ses élèves, qui portait de grosses lunettes, voulait écrire un essai assez important sur les États-Unis. Phèdre prévoyait déjà le découragement qui allait s’emparer d’elle devant un sujet aussi vague, et il lui suggéra, avec beaucoup de délicatesse, de se limiter à une description de Bozeman. Le jour où elle aurait dû rendre son texte, elle n’avait rien fait, et elle était dans tous ses états. Elle s’était donné un mal fou, mais n’avait rien trouvé à dire.
Il avait eu l’occasion de parler d’elle avec ses anciens professeurs, et ceux-ci l’avaient confirmé dans son impression : elle était sérieuse, disciplinée et travailleuse, mais extrêmement limitée. Pas la moindre étincelle d’intelligence créatrice. Derrière ses lunettes épaisses, ses yeux ne reflétaient qu’une bonne volonté stérile. Elle n’essayait pas de le duper, et son désarroi devant la page blanche était sincère et bouleversant.
Lui-même restait désarmé – et ne savait que lui dire. Il trouva enfin une solution bizarre.
— Vous pourriez peut-être limiter encore le sujet à la rue principale de Bozeman…
C’était une intuition habile. La jeune fille accepta, docilement, et promit de faire de son mieux. Mais, au cours suivant, elle revint désespérée, au bord des larmes. Elle ne trouvait toujours rien à dire, et elle ne comprenait pas pourquoi. Si elle ne trouvait rien à dire sur la ville entière, elle aurait pu trouver quoi que ce soit sur une seule de ses rues. Phèdre s’emporta :
« Mais ouvrez donc les yeux ! » cria-t-il.
Il se souvint des circonstances de sa propre exclusion de l’université : lui, il avait trop à dire. Chaque problème à résoudre comporte une infinité d’hypothèses. Plus on regarde, plus on en voit – et cette fille-là ne regardait rien… et ne s’en rendait même pas compte.
Il le lui dit avec colère.
« Limitez votre description à la façade d’un bâtiment de la rue principale de Bozeman. Prenez l’Opéra, par exemple. Commencez par la première brique à gauche ! »
Elle ouvrit de grands yeux derrière ses lunettes.
La semaine suivante, elle l’aborda avec un air perplexe. Elle lui tendit un texte de près de cinquante pages, où elle décrivait minutieusement la façade de l’Opéra de Bozeman.
— Je me suis installée dans la cafétéria, en face de l’Opéra, et j’ai commencé par la première brique. Je suis passée à la deuxième, et arrivée à la troisième, c’est venu tout seul, je n’arrivais plus à m’arrêter d’écrire !… Les copains se sont dit que j’étais folle, ils se sont moqués de moi. Mais voilà le résultat. Je n’y comprends rien.
Phèdre non plus n’y comprenait rien. Au cours de ses longues promenades dans les rues de la ville, il essaya de réfléchir à ce mystère. Il arriva à la conclusion que son étudiante souffrait apparemment de ce même blocage qui l’avait paralysé, lui, le premier jour où il fit cours devant sa classe. Elle était bloquée parce que, lorsqu’elle écrivait, elle essayait de répéter des idées qu’elle avait déjà entendues. De même, lors de ce premier cours, il avait essayé de répéter des formules toutes préparées. Si elle ne trouvait rien à écrire sur Bozeman, c’est que rien de ce qu’elle avait entendu ne valait d’être dit. Étrangement, elle ne se rendait pas compte qu’elle pouvait regarder d’un œil nouveau – de ses propres yeux – et écrire sans tenir compte de ce qui avait été déjà écrit. En se limitant à une brique, elle avait fait sauter son blocage, comme si cette contrainte l’avait obligée à chercher une façon de voir et d’écrire originale et spontanée.
Il poussa plus loin l’expérience. Dans une autre classe, il demanda à ses étudiants de rédiger un texte sur le pouce de leur main gauche. On lui lança d’abord des regards inquiets – puis chacun s’attela à la tâche. Personne ne se plaignit de n’avoir rien à dire.
Une autre fois, il proposa comme sujet la description d’une pièce de monnaie – et tous s’exécutèrent de bonne grâce.
— Est-ce qu’il faut la décrire des deux côtés ? demanda l’un des élèves.
Une fois acceptée l’idée de réfléchir par eux-mêmes, ils comprenaient qu’il n’y avait pas de limite à leur imagination. C’était une façon de leur donner confiance en eux-mêmes, parce que ce qu’ils écrivaient, même si cela n’allait pas très loin, restait leur travail à eux, leur création personnelle – et non plus un plagiat. Les cours devenaient moins théoriques, et plus passionnés.
À la suite de cette expérience, il en vint à la conclusion que ces exercices d’imitation de textes étaient plus nocifs que féconds, et qu’il fallait en débarrasser l’enseignement de la rhétorique. Cette idée du plagiat est imposée aux étudiants par la volonté extérieure de l’école ; elle ne vient jamais spontanément à l’esprit d’un enfant.
Plus il y réfléchissait, plus ce problème lui paraissait important. À l’école, on apprend à imiter. Pour avoir de bonnes notes, il faut imiter le professeur. À l’université, le procédé est un peu plus subtil : on est censé imiter le professeur, tout en le persuadant qu’on ne l’imite pas, mais qu’on a saisi la quintessence de son enseignement. En procédant ainsi, on est sûr d’avoir la meilleure note, tandis que l’originalité peut vous faire stagner en queue de classe. Tout le système des notes défavorise la recherche originale.
Phèdre en avait parlé avec un professeur de psychologie, un homme plein d’imagination, qui vivait à côté de chez lui.
— Vous avez raison, lui dit-il. Si l’on veut développer une véritable éducation, il faut détruire tout le système de notation et de classement.
Quelques semaines plus tard, lorsqu’une étudiante très brillante lui demanda un sujet pour son mémoire trimestriel, il lui suggéra de travailler sur ce thème de la notation et du classement. Cela ne lui plaisait guère, mais elle accepta. Au bout de quelques jours, elle ne parlait plus que de cela et, à la fin de la quinzaine, elle avait élaboré un texte remarquable. Elle exposa ses conclusions devant ses camarades qui n’avaient pas eu, comme elle, l’occasion d’y réfléchir, et qui manifestèrent une vive réprobation à l’idée d’abolir le système de classement. Elle ne se laissa pas démonter et adopta un ton de ferveur religieuse. Elle suppliait les étudiants de l’entendre, parce que c’était la voie juste.
— Ce n’est pas pour lui que je parle, disait-elle en désignant Phèdre, c’est pour vous.
Ce fervent plaidoyer, cette ardeur religieuse firent à Phèdre la plus vive impression – d’autant que les notes qu’elle avait elle-même obtenues jusque-là la classaient parmi les meilleurs de son groupe. Au cours du trimestre suivant, dans son cours sur les techniques de persuasion, il choisit ce thème de discussion et définit, jour après jour, devant les étudiants et avec l’aide de la jeune fille, sa propre position à ce sujet.
Il se servait de cet exemple pour éviter de se référer à des principes de composition qu’il mettait sérieusement en doute. Il avait l’impression qu’en soumettant à ses étudiants ses propres phrases, au fur et à mesure qu’il les inventait, avec toutes ses réticences, ses hésitations, il donnerait une image plus honnête du travail de l’écrivain que s’il passait des heures à décortiquer les dissertations de ses élèves, ou à proposer à leur imitation les œuvres des grands maîtres. Il exposa donc longuement la thèse selon laquelle il fallait abolir tout le système des notes et des examens et, pour que les étudiants se sentent vraiment concernés par ce qu’ils entendaient, il ne donna pas une seule note jusqu’à la fin du trimestre.
Juste au-dessus de nous, au sommet de la crête, nous voyons enfin de la neige. Mais il nous faudra plusieurs journées de marche pour l’atteindre. La pente rocheuse est trop abrupte pour qu’on puisse la gravir directement, surtout avec les gros sacs à dos que nous portons. Chris est trop jeune pour une escalade avec corde et pitons. Il va falloir franchir d’abord une crête boisée, descendre au fond d’une autre gorge, atteindre le sommet par une voie moins escarpée. Trois jours en forçant l’allure, quatre si nous prenons notre temps. Au cas où nous ne serions pas rentrés dans neuf jours, De Weese partirait à notre recherche.
Nous faisons une pose. Au bout d’un moment, je prends ma machette, sur le haut de mon sac, par-dessus l’épaule, et je la tends à Chris.
— Tu vois ces deux trembles, là-bas ? Les deux qui sont bien droits. Tu devrais les couper à trente centimètres du sol.
— Pourquoi ?
— Nous aurons besoin de bâtons pour marcher. Et de mâts pour la tente.
Chris prend la machette, se lève à demi, mais se rassied aussitôt.
— Va les couper, toi, dit-il.
Je lui reprends l’outil, les jeunes arbres tombent du premier coup. Seule une lanière d’écorce tient encore, que je sectionne avec le crochet de la machette. Ces bâtons de tremble nous seront très utiles pour garder notre équilibre, dans les rochers : là-haut, on ne trouve plus que des pins dont il serait difficile de couper les troncs ou les branches. Mais je suis ennuyé que Chris ait si sèchement refusé de faire sa part de travail. C’est mauvais signe pour notre randonnée.
Nous repartons bientôt. Il nous faudra un long moment pour nous habituer à notre chargement. Au début, on réagit mal à ce poids qui vous tire le dos. Peu à peu, on s’y fait.
L’exposé de Phèdre sur l’abolition des notes et des examens suscita chez la plupart des étudiants une réaction de refus ou d’incompréhension. Une étudiante déclara naïvement :
— Mais on ne peut pas supprimer les examens. C’est pour ça qu’on est là !
Ce qu’elle disait était vrai. Le mythe selon lequel les étudiants vont à l’université pour l’enseignement qu’ils y reçoivent, et non pour les diplômes qu’ils obtiennent, n’est qu’un mensonge hypocrite que personne ne veut dénoncer. Il y a bien quelques étudiants animés d’un réel désir d’apprendre, mais la routine et les rouages de l’institution universitaire les ramènent bien vite à une attitude moins idéaliste.
L’axe de l’argumentation de Phèdre, c’était que la suppression des notes et des examens mettrait fin à cette hypocrisie. Plutôt que de partir de généralités, il raconta la carrière d’un personnage imaginaire, qui représentait de façon assez typique l’étudiant moyen, complètement soumis à l’idée d’obtenir un diplôme – et non le savoir quelle diplôme est censé sanctionner.
À cet étudiant, dans l’hypothèse de Phèdre, on confiait, dès le premier cours, un sujet à traiter et, par habitude, il se mettait aussitôt au travail. Mais, à la longue, le cours perdrait pour lui de son attrait et, parce qu’il découvrirait en dehors de l’université d’autres occupations et d’autres motifs d’intérêt, il lui arriverait de ne pas pouvoir rendre son travail à temps. Le système des notes n’existant plus, l’étudiant ne subirait aucune sanction, les cours suivants seraient toujours plus difficiles à suivre et, du même coup, perdraient peu à peu tout intérêt. Il continuerait à ne rien faire, trouvant le travail de plus en plus ingrat. Toujours pas de sanction.
Il suivrait de moins en moins les cours, finirait par constater qu’il n’y apprend plus rien et, toujours sollicité par ses obligations extérieures, il cesserait d’y assister. Sans aucune sanction.
Ainsi, cet étudiant type, sans ressentir ni rencontrer la moindre hostilité, se serait comme exclu lui-même de l’université. Parfait ! C’est ce qui devait arriver. Il n’était pas venu pour apprendre, donc il n’avait rien à faire à l’université. Il économise de ce fait une somme importante d’argent et d’énergie, et il ne sera pas marqué toute sa vie par les stigmates de l’échec.
Le problème le plus important, c’est la mentalité d’esclave qui a été insufflée aux étudiants, pendant des années, avec cette politique de la carotte et du bâton ! Une mentalité de mule : si tu ne me bats pas, je n’avance pas. Dans l’anecdote de Phèdre, on n’avait pas battu l’étudiant, il n’avait pas travaillé. Il ne prendrait jamais sa part dans l’édification de la société. Mais cela ne représente une tragédie que si l’on considère que la société est édifiée par des mules. C’est un point de vue communément répandu. Mais ce n’est pas celui des serviteurs du Temple.
Pour ceux-là, la civilisation, le système, la société, de quelque nom qu’on l’appelle, doivent être édifiés par des hommes libres. En supprimant les notes et les examens, on n’a pas pour but de brimer les mules ou de s’en débarrasser, mais de créer des conditions où se forment des hommes libres.
L’étudiant type, pris comme exemple, ne manquera pas de partir à la dérive, et l’éducation d’un autre genre qu’il recevra dans sa nouvelle vie vaudra bien celle qu’il a refusée. C’est ce qu’on appelle l’« école de la rue ». Au lieu de gaspiller son temps et son argent à l’université, pour devenir un « sujet d’élite », il lui faudra trouver un travail quelconque, mécanicien par exemple, qui fera de lui un citoyen quelconque. En fait, il gravira un échelon social. Il sera utile à la société. Il devrait peut-être même persévérer dans cette voie toute sa vie, il a peut-être trouvé enfin son niveau. Mais n’y comptons pas trop.
Au bout de quelques mois, ou de plusieurs années, il risque fort de changer. Il a de plus en plus de mal à se satisfaire de son travail routinier à l’atelier. Son intelligence créatrice, qui eût été étouffée par trop d’études théoriques et de diplômes universitaires, resurgit, l’ennui quotidien est trop grand. Après des milliers d’heures consacrées à des problèmes mécaniques toujours semblables, il commence à s’intéresser à la conception des machines. Il brûle d’en inventer une lui-même. Il se sent capable d’un travail plus intéressant. Il essaie de modifier quelques moteurs, il obtient des succès, il voudrait aller plus loin. Mais il est arrêté parce qu’il ne dispose pas de la formation théorique indispensable. Lui que la théorie rebutait, il découvre qu’il existe une branche de la formation théorique qui le passionne : la mécanique industrielle.
Et le revoilà au seuil de notre école. Sans examen ni sanction. Ce n’est plus le même homme : il ne vient plus chercher des diplômes, il vient acquérir des connaissances. Il n’a plus besoin, pour apprendre, de pressions extérieures. Sa motivation est interne. C’est un homme libre. On le verra plutôt assiéger de questions ses professeurs, s’il les juge désinvoltes ou insouciants. Il est là pour apprendre, il paie pour cela, et il entend bien en avoir pour son argent.
Une telle détermination peut devenir une force redoutable et, dans une université sans diplôme, notre étudiant ne saurait s’arrêter aux rudiments d’une formation d’ingénieur. La physique, les mathématiques le sollicitent, parce qu’il en a besoin ; l’électronique l’attire. Et, au cours de sa maturation intellectuelle, il découvrira d’autres domaines théoriques, sans rapport direct avec la mécanique.
Telle était la thèse de Phèdre, qu’il s’efforçait d’imposer à un public hostile. Il s’y consacra tout un trimestre, échafaudant ses arguments, les modifiant, les ajustant – et pendant toute cette période il rendit aux étudiants leurs devoirs corrigés, commentés, mais sans leur attribuer de notes. Ces notes, il les consignait pour lui dans un carnet.
Comme je l’ai dit plus haut, les étudiants se montrèrent tout d’abord très réticents. La plupart d’entre eux étaient convaincus qu’ils étaient tombés sur une espèce d’idéaliste, qui s’imaginait qu’en supprimant les notes il les rendrait plus heureux, et qu’ils travailleraient mieux. Mais, de toute évidence, cette méthode ne faisait qu’encourager la paresse. Ceux qui avaient obtenu les meilleures notes dans les mois précédents étaient furieux et déçus. Ils se forçaient à faire malgré tout leur travail. Les étudiants moyens se dispensèrent de faire les devoirs, ou rendirent des copies déplorables. Quant aux mauvais élèves, ils ne se donnèrent même plus la peine d’assister aux cours. Un de ses collègues demanda à Phèdre comment il allait opérer devant ces réactions négatives :
— Je les aurai à l’usure, dit-il.
Son calme inquiéta d’abord les étudiants. Puis il leur parut suspect. Certains lui posèrent des questions sarcastiques ; il leur répondit avec douceur. Les cours et les exposés continuèrent comme à l’ordinaire – aux notes près.
Il se dessina alors une évolution intéressante. Au cours de la troisième ou de la quatrième semaine, certains des meilleurs étudiants commencèrent à s’agiter et à remettre des dissertations particulièrement soignées. Ils s’attroupaient autour de Phèdre après ses cours, essayaient de savoir où en était leur moyenne. Les autres s’en rendirent compte et s’efforcèrent d’améliorer la qualité de leurs travaux. Même les cancres revinrent assister aux cours, curieux de ce qui s’y passait.
Au milieu du trimestre, la situation s’améliora encore. Les plus doués se montrèrent moins inquiets et se mirent à participer activement aux cours, avec une bonne grâce peu commune. Les autres s’affolèrent, et leurs textes reflétaient un surcroît de réflexion. Même le fond de la classe parut faire des efforts.
Dans les dernières semaines, période où d’ordinaire chacun connaît déjà ses résultats globaux et s’endort dessus, la classe de Phèdre était d’une activité qui attirait l’attention des autres professeurs. La majorité des étudiants participait à une vaste discussion amicale qui donnait aux cours l’allure d’une soirée entre copains.
Beaucoup plus tard, l’un d’eux lui expliqua, à sa façon, ce qui avait provoqué cette atmosphère de décontraction et d’amitié :
— On s’est mis d’accord pour trouver le moyen de détruire votre système. On a décidé que la meilleure méthode, c’était de se persuader que, de toute façon, ça ne marcherait jamais, et de faire comme si rien ne s’était passé. Autrement, on serait devenus fous.
Un autre ajouta que, une fois habitué à ce nouveau système, on le supportait bien, et qu’on s’intéressait davantage aux sujets étudiés. Mais, et là il insistait, ce n’était pas facile de s’y habituer.
À la fin du trimestre, il demanda à ses étudiants de critiquer par écrit son système. Aucun d’entre eux ne savait à ce moment-là quelle serait sa place au classement final. Cinquante-quatre pour cent se prononcèrent contre, trente-sept pour cent pour, le reste ne se prononça pas. À en croire de tels pourcentages, la méthode n’était guère populaire. La majorité des étudiants voulait connaître les notes au fur et à mesure. Mais lorsque Phèdre compara les positions de ses étudiants sur ce sujet avec leurs résultats scolaires, il s’aperçut que la majorité des meilleurs l’approuvait. Et que les vrais cancres s’y opposaient unanimement. Ce résultat étonnant confirmait son impression : les étudiants les plus brillants et les plus sérieux sont ceux qui souhaitent le moins connaître leurs notes. Peut-être parce qu’ils s’intéressent réellement au sujet du cours. Alors que les étudiants paresseux, ou moins doués, tiennent absolument à connaître leurs résultats. Peut-être parce que c’est le seul moyen de savoir s’ils font des progrès.
Comme De Weese nous l’avait dit, en allant droit vers le sud, on peut parcourir plus de cent kilomètres, à travers des forêts enneigées, sans jamais trouver une route. Mais, à l’est et à l’ouest, il y a des routes. J’avais déterminé notre itinéraire de façon à nous trouver près d’une route dès la fin du deuxième jour, et à pouvoir rentrer rapidement en cas d’ennuis. Chris ne le sait pas. Le plaisir de l’aventure en serait gâché, mais j’ai assez souvent parcouru ces montagnes pour prendre un peu moins de plaisir à l’aventure, pour diminuer au maximum les risques. La région est dangereuse. Un faux pas, une cheville foulée, et l’on regrette vite les bienfaits de la civilisation.
La gorge que nous traversons est peu fréquentée. Après une heure de marche, la piste est presque complètement effacée.
Phèdre avait donc tiré un profit certain de cette nouvelle expérience pédagogique. Mais il ne lui attachait pas de portée scientifique. Dans une véritable expérience scientifique, on maintient tous les facteurs constants, sauf un, et on étudie les résultats en fonction des modifications apportées au facteur variable. Dans une classe, ce n’est pas possible. Les connaissances des étudiants, leur attitude, l’attitude du professeur, tout cela change sous l’action de toutes sortes de causes incontrôlables, et pour la plupart imperceptibles. De plus, dans ce cas précis, l’observateur fait partie de l’expérience, et il ne peut pas juger l’effet produit sans du même coup le modifier. Aussi Phèdre ne tira-t-il aucune conclusion définitive de cette expérience. Il continua à faire ce qui lui convenait le mieux.
En réalité, les notes permettent de dissimuler l’échec d’un enseignement. Un mauvais professeur peut faire cours pendant toute une année sans rien laisser de mémorable dans l’esprit de ses élèves, et les classer sur la base d’un exercice sans intérêt. Il donnera ainsi l’impression que certains ont progressé au cours de l’année – et les autres pas. Si on supprime les notes, les élèves sont contraints de se demander chaque jour s’ils apprennent vraiment quelque chose, ils se trouvent devant un vide effrayant.
Phèdre se demandait avec une angoisse de plus en plus grande ce qu’il apportait à ses élèves. Il voulait développer chez eux le sens de la création, les laisser décider ce qui était bon et ce qui ne l’était pas. Mais tout cela n’avait plus de sens pour lui. S’ils savaient d’avance ce qui était bon, et ce qui était mauvais, pourquoi viendraient-ils prendre des cours ? Son rôle de professeur était justement de le leur apprendre. Ses idées de création individuelle et d’expression libre étaient en contradiction fondamentale avec les bases mêmes de l’université. Le jour où il supprima les notes, il créa chez les étudiants une situation absurde et angoissante. Ils risquaient d’être punis sans savoir pourquoi, parce que le professeur ne voulait pas leur dire ce qu’ils avaient à faire. Suivant ses conseils, ils cherchaient en eux-mêmes. Mais ils ne trouvaient rien. Et Phèdre se taisait. Situation affreuse. Une fille eut même une dépression nerveuse. Il est difficile d’abolir un système ancré dans les esprits, si on ne le remplace pas par un autre.
Il n’avait trouvé aucun moyen de leur dire comment ils devaient travailler, sans retomber dans le piège du didactisme autoritaire. Comment peut-on écrire au tableau noir le but mystérieux vers lequel se dirige solitairement chaque individu un tant soit peu créateur ?
L’année suivante, il revint au système traditionnel ; découragé, convaincu qu’il avait raison, il ne comprenait pas son échec. Quand la spontanéité et l’originalité donnent naissance à des travaux vraiment neufs, c’est malgré le professeur et non grâce à lui. Phèdre se sentait prêt à démissionner. Son rêve n’était pas d’enseigner comment rentrer dans le moule du conformisme.
Il avait entendu dire que, dans un collège de l’Oregon, on ne mettait aucune note en cours d’année. Il alla se renseigner sur place, pendant les vacances d’été. On lui apprit que les professeurs étaient divisés sur cette question, et qu’en fait personne n’était vraiment satisfait. Pendant le reste de l’été, il fut déprimé, et se laissa aller à la paresse. Il partit camper avec sa femme dans les montagnes. Elle lui demanda pourquoi il restait aussi silencieux. Il n’arrivait pas à l’expliquer, il attendait la venue de ce germe de cristal qui permettrait à sa pensée de prendre forme.