XXI

— Tu n’es pas très courageux, hein ? dit Chris.

— Non.

J’avoue – et je continue à arracher avec les dents la peau de ma tranche de salami. J’ajoute cependant :

« Mais un jour tu seras stupéfait de voir comme je suis malin ! »

Nous sommes déjà loin du sommet. Les feuillus prospèrent sous des pins qui sont beaucoup plus hauts, beaucoup plus fournis que de l’autre côté de la butte, à la même altitude. Cette gorge doit être très humide. Chris est allé remplir le bidon au torrent, et j’avale une gorgée d’eau. Sur son visage, je vois qu’il s’est résigné à redescendre ; ce n’est même plus la peine d’ouvrir une discussion là-dessus.

À la fin du repas, nous mangeons des bonbons, et nous retournons chercher de l’eau au torrent. L’eau des montagnes est le meilleur dessert du monde. Nous nous allongeons sur le sol.

— Je peux en porter plus, si tu veux, maintenant, me dit Chris.

— Tu es sûr ?

— Bien sûr que je suis sûr, dit-il avec une certaine fierté.

Avec joie, je lui rends une partie de ma charge et nous remettons nos sacs sur le dos. Je sens vite la différence de poids. Chris est très serviable quand il est de bonne humeur.

Le vallon descend en pente douce. On a fait par ici des coupes et les broussailles sont plus hautes que nous, ce qui ralentit notre marche. Il va falloir se frayer un chemin jusqu’en bas.

 

Je vais poursuivre mon Chautauqua, mais je voudrais renoncer aux abstractions intellectuelles et aux généralités. Je m’efforcerai de donner des informations concrètes, pratiques et d’intérêt quotidien. Mais je ne sais pas bien comment m’y prendre.

Ce qu’on n’a jamais dit, à propos des pionniers, c’est que, par définition, ils laissent de vilaines traces sur leur passage. Ils vont de l’avant, hardiment, les yeux fixés sur leur but noble et lointain, mais ils ne remarquent jamais le sillage de détritus et de déchets qu’ils laissent derrière eux. Il faut que les suivants déblaient sur leur chemin, tâche dépourvue de prestige et d’intérêt. Tant mieux s’il se trouve des promeneurs assez déprimés pour le faire ! Après tout, cela leur remonte le moral !

Il est peut-être très spectaculaire de découvrir la relation métaphysique entre la Qualité et le Bouddha, et d’atteindre ainsi un sommet de l’aventure spirituelle. Mais cela n’a guère d’intérêt. Si c’était le seul objet de ce Chautauqua, je ferais mieux d’y renoncer. Ce qui est important, c’est de révéler la portée de cette découverte à ceux qui demeurent dans la vallée, rivés à des tâches mornes et ennuyeuses.

Sylvia savait bien de quoi elle parlait, le premier jour de notre voyage, lorsqu’elle confiait sa tristesse devant le visage fermé des automobilistes que nous croisions. Quel terme avait-elle employé ? « Un cortège funèbre » ? Notre devoir serait d’arrêter ce cortège, et d’enseigner à ces passants anonymes un mode de pensée plus ouvert et plus lumineux.

Avant tout, j’avouerais que je ne sais pas si Phèdre avait raison d’assimiler la Qualité et le Tao. Comment prouver la justesse de cette hypothèse ? Phèdre se contentait de comparer sa propre conception d’une entité mystique avec une autre entité. Pour lui, à coup sûr, elles étaient identiques. Mais peut-être n’avait-il pas complètement maîtrisé la nature de la Qualité. Ou peut-être, et c’est plus vraisemblable, n’avait-il pas compris ce qu’était le Tao. Il n’avait rien d’un sage, et le livre de Lao-tseu est rempli de conseils à l’usage des sages. Il aurait bien fait de les suivre.

Je suis, de plus, convaincu que sa démarche métaphysique ne nous a pas aidés à mieux comprendre la nature de la Qualité, ni celle du Tao. Pas le moins du monde.

J’ai l’air de rejeter globalement ses réflexions, et ce n’est pas le cas. Je pense qu’il aurait été d’accord sur cette critique. Puisque toute description de la Qualité est déjà une définition, et ne peut par conséquent atteindre son but, il aurait sans doute reconnu que les descriptions qu’il avait données de la Qualité étaient plutôt néfastes. Le risque est de les prendre pour la Qualité elle-même – et de retarder ainsi la compréhension de la Qualité.

Non, ni la Qualité ni le Tao ne gagnèrent aux recherches de Phèdre. Il ne servit que la Raison. Il a montré la voie qui permet d’élargir la raison, qui intègre dans l’univers rationnel les éléments qui lui échappaient jusqu’ici et que l’on considérait à tort comme irrationnels. Je pense que c’est l’écrasante présence de tous ces éléments irrationnels, qui demandent en pleurant leur entrée au royaume de la Raison, qui est à l’origine de nos incohérences et du désarroi qui marque toute la pensée du XXe siècle, de la mauvaise qualité de la vie qui est la nôtre. Et c’est de cela que je veux parler maintenant, de façon aussi cohérente que possible.

 

La pente est raide et boueuse, nous avons du mal à tenir debout. Nous nous rattrapons aux branches et aux buissons. Je fais un pas en avant, je m’arrête, me demande où je vais poser le pied.

Les buissons deviennent si denses qu’il va falloir tailler dans la masse. Je m’assieds, pour que Chris puisse prendre la machette dans mon sac. Il me la passe et je pénètre dans le taillis, coupant branche après branche. Cela ne va pas vite. À chaque pas, il faut tailler et couper. On peut en avoir pour des heures.

 

Si je veux appliquer au monde qui nous entoure la conclusion de Phèdre : « La Qualité est le Bouddha », la première étape de ma démarche me permet de constater que sa formule offre une base rationnelle à l’unification de trois domaines de l’expérience humaine, jusqu’alors dissociés : la religion, l’art et la science. S’il se vérifie que la Qualité est au centre de ces trois expériences, que la Qualité est une et non pas multiple, le passage et l’échange deviennent possibles entre elles.

La relation entre la Qualité et l’art, nous l’avons déjà étudiée en profondeur en relatant les expériences de Phèdre dans le domaine de la rhétorique. Il n’est pas besoin d’aller plus loin dans l’analyse. L’art est, par nature, une quête de la Qualité – c’est tout ce qu’il convient d’en dire. S’il faut vraiment trouver une formule plus parlante, je dirai que l’art est la divinité, telle que l’œuvre de l’homme la révèle. La relation établie par Phèdre rend parfaitement claire l’identité de ces deux formules, toutes dissemblables qu’elles peuvent paraître.

Dans le domaine de la religion, il faut au contraire approfondir l’analyse pour établir clairement le rapport entre la divinité et la Qualité. Je compte bien m’y employer. Dans l’immédiat, on peut déjà méditer sur la racine commune des mots anglais God et Good. Le Dieu et le Bien. Bouddha et la Qualité.

C’est sur le domaine de la science que je voudrais d’abord concentrer mon attention. C’est là qu’il sera le plus difficile d’établir la relation qui nous occupe. Le préjugé qui veut que la science et son dérivé, la technologie, soient situés au-dessus de toutes valeurs, c’est-à-dire au-dessus de la Qualité, ce préjugé doit disparaître. C’est cette autonomie par rapport aux valeurs qui a fait à la science sa réputation de force de mort, dont je me suis inquiété au début de mon Chautauqua. Demain, je m’attaquerai à ce problème.

 

L’après-midi se passe à enjamber des troncs gris et patinés d’arbres morts, en zigzaguant sur une pente escarpée. Nous atteignons ensuite un abrupt, qu’il nous faut longer à la recherche d’un passage. Finalement, nous découvrons un étroit couloir par lequel la descente est possible. Il nous conduit au fond d’une crevasse rocheuse où coule un ruisseau. Des buissons, des rochers, de la boue, des souches. Au loin, nous entendons le mugissement d’un torrent, nous le traversons à l’aide d’une corde.

La corde, nous la laissons là et, parvenus sur la route, nous rencontrons d’autres campeurs. Ils nous emmènent en voiture jusqu’à Bozeman.

Il est tard et les rues de la ville sont noires. Plutôt que de réveiller les De Weese au milieu de la nuit, nous gagnons le meilleur hôtel de la ville. Dans le hall, les touristes écarquillent les yeux : avec mon treillis militaire, mon bâton, ma barbe de deux jours et mon béret noir, je dois avoir l’air d’un guérillero cubain.

Dans la chambre, épuisés, nous laissons tomber nos affaires en vrac sur le parquet. Je vide dans la corbeille à papier mes chaussures, elles étaient remplies de cailloux depuis la traversée du torrent.