XX
Je jurerais que j’ai dormi ! Le soleil est brûlant. Si j’en crois ma montre, il est presque midi. De l’autre côté du rocher, Chris dort encore à poings fermés. En face, sur le flanc de la montagne, je vois la forêt, comme coupée au couteau. Les premières plaques de neige se glissent entre les rochers gris et nus. Nous pourrions continuer à grimper tout droit jusqu’au sommet, mais cela risque d’être dangereux. Je regarde attentivement le haut de la montagne.
Chris disait que j’ai parlé la nuit dernière. Qu’est-ce que je racontais ?… « Je t’ai vu en haut de la montagne… Non… Je te rencontrerai au sommet de la montagne… »
Comment pourrais-je le rencontrer au sommet de la montagne alors que je suis déjà avec lui ? C’est une drôle d’histoire. Il disait aussi autre chose : la nuit dernière, je me serais plaint de la solitude des montagnes. C’est en contradiction avec mes sentiments réels. Je ne me sens jamais seul dans la montagne.
Le bruit d’une chute de pierres attire mon attention. Rien ne bouge. Tout est immobile. Ce n’est pas grave, on entend souvent de lointains éboulements de ce genre. Mais cela pourrait être grave. C’est ainsi que commencent les avalanches. Une avalanche, c’est intéressant à voir de loin. Si elle se déclenche au-dessus de vous…
Les gens tiennent dans leur sommeil des propos étranges. Mais pourquoi ai-je dit à Chris que j’allais le rencontrer ? Et pourquoi s’imagine-t-il que j’étais éveillé ? Cette histoire me met mal à l’aise, et je ne sais pas pourquoi. On commence par réagir à fleur de peau – et après on réfléchit.
J’entends Chris qui bouge et se retourne ; il se redresse et regarde tout autour de lui.
— Où est-ce qu’on est ? demande-t-il.
— En haut de la bosse.
Il sourit.
Je sors du sac nos provisions : des biscuits, du fromage, du saucisson, que je coupe soigneusement en tranches. Dans le silence de la montagne, on accomplit le moindre geste avec précision.
— Si on construisait une cabane ? propose Chris.
— C’est ça ! Et on y montera tous les jours !
— Bien sûr. C’était pas très dur.
Il a oublié sa fatigue de la veille. Je lui tends du fromage et des biscuits.
« À quoi tu penses tout le temps ?
— À des milliers de choses.
— Mais quoi ?
— La plupart ne voudraient rien dire pour toi.
— Par exemple ?
— Par exemple, je me demandais pourquoi je t’ai dit que je te rencontrerai en haut de la montagne.
— Oh ! fait Chris, en détournant les yeux.
— Tu disais que j’avais l’air d’avoir bu.
— Non, c’est pas vraiment ça. »
Il évite de me regarder en face, et je me demande encore une fois s’il dit la vérité.
— Alors, c’est quoi ?
Il ne répond pas.
« Comment est-ce que je parlais, Chris ?
— Pas comme d’habitude.
— Mais comment ?
— Je ne sais pas. »
Il me regarde avec une certaine frayeur, avec cette lueur de peur qui passe, de temps en temps, dans ses yeux.
« C’est comme tu parlais il y a longtemps. »
Et, de nouveau, il détourne les yeux.
— Mais quand ?
— Quand on vivait ici.
Je m’efforce de ne rien laisser transparaître de mon émotion sur mon visage. Je me lève, dans un mouvement soigneusement étudié, et m’en vais retourner mes chaussettes. Il y a longtemps qu’elles sont sèches. En revenant vers Chris, je vois qu’il me regarde toujours.
— Je ne savais pas que j’avais une autre voix, dis-je négligemment.
Il ne répond rien.
J’enfile mes chaussettes et mes chaussures.
— J’ai soif, dit Chris.
— On n’aura pas à descendre très loin pour trouver de l’eau.
Je regarde la neige un instant, et j’ajoute :
« Tu es prêt à partir ? »
Il est prêt. Nous prenons les sacs.
Nous marchons le long de la crête, vers le ravin. De nouveau, le fracas d’un éboulement, plus violent que le premier. J’essaie de repérer d’où vient le bruit. Rien.
— Qu’est-ce que c’était ? interroge Chris.
— Une chute de pierres.
Nous restons un instant immobiles, aux aguets.
— Il y a quelqu’un qui les fait tomber ?
— Non. Je crois que c’est la neige qui fond et qui les entraîne. Quand il fait vraiment chaud, au début de l’été, on entend partout de petits éboulements. Et même des grands, quelquefois. C’est cela, l’usure de la montagne.
— Je ne savais pas que les montagnes s’usaient.
— Si. On appelle cela l’érosion. Elles s’arrondissent peu à peu et leurs contours s’adoucissent. Ici, nous sommes sur des montagnes encore jeunes.
Partout, autour de nous, les flancs de la montagne sont recouverts de forêts vert sombre, presque noires. De loin, on dirait du velours.
« Regarde ces montagnes, dis-je à mon fils. Elles te semblent éternelles et paisibles. Mais elles changent sans cesse – et ces changements ne sont pas toujours paisibles. En ce moment même, au-dessous de nos pieds, sous le sol que nous foulons, s’agitent des forces capables de les éventrer.
— Et ça arrive ?
— Quoi ?
— Que la montagne soit éventrée ?
— Oui. Pas loin d’ici, les corps de dix-neuf personnes sont ensevelis sous des millions de tonnes de rochers. Et on s’étonne encore qu’il n’y en ait eu que dix-neuf.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— C’étaient des touristes, ils passaient la nuit sur un terrain de camping. Dans la nuit, les forces souterraines se sont déchaînées et quand, le lendemain matin, les sauveteurs ont vu l’ampleur de la catastrophe, ils n’ont même pas essayé de déblayer. Bon, ils auraient pu sortir les cadavres, pour les enterrer ailleurs ! À quoi bon. Ils les ont laissés là. Et ils y sont toujours.
— Comment on sait qu’il y en avait dix-neuf ?
— Leurs amis, leurs proches ont signalé leur disparition. »
Chris regarde la montagne qui se dresse devant nous.
— Il n’y avait aucun moyen de s’en douter ?
— Je ne sais pas.
— J’aurais cru qu’il y aurait un moyen.
— Il y en a peut-être.
Nous approchons du ravin. Il sera facile d’y descendre et d’y trouver de l’eau. Je m’engage le premier, mais nous entendons un nouvel éboulement au-dessus de nos têtes. Je commence à avoir peur.
« Chris !
— Quoi ?
— Tu sais ce que je me dis ?
— Non. Quoi ?
— Je me dis qu’il serait plus malin de renoncer à notre balade, et de remettre à l’été prochain.
— Mais pourquoi ? demande Chris, après un bref silence.
— J’ai un mauvais pressentiment.
Chris se tait de nouveau, plus longuement cette fois.
— Tu as peur de quoi ?
— Oh ! Je me dis qu’on risque d’être pris dans un orage ou une avalanche – et que ce serait une catastrophe. »
Je vois se peindre sur le visage de mon fils une profonde déception. Je crois qu’il se doute que je ne lui dis pas tout.
« Tu n’as qu’à y réfléchir. Quand on aura trouvé de l’eau, on s’arrêtera pour déjeuner, on en discutera et on prendra une décision. D’accord ?
— D’accord, fait-il, mais sans enthousiasme. »
Nous continuons à descendre, et la descente, pour l’instant, est facile. Tout à l’heure, elle le sera moins. Nous sommes encore en plein soleil. Bientôt, nous replongerons sous les arbres.
Je ne sais toujours que penser de mes divagations nocturnes. L’idée que j’aie pu parler en dormant ne me plaît pas beaucoup. Ni pour Chris ni pour moi. J’ai l’impression que la tension créée en moi par le voyage, la moto, le Chautauqua, la redécouverte de tant d’endroits autrefois si familiers, que tout cela m’a péniblement affecté. C’est cette tension qui me perturbe pendant mon sommeil. Il faut que je parte d’ici le plus tôt possible.
Chris doit se rendre compte que je n’ai plus le même comportement qu’avant. Ces derniers jours, je paniquais pour un rien – et je n’ai pas honte de l’admettre. Lui ne paniquait jamais. Jamais. C’est la grande différence entre nous. C’est pourquoi je suis vivant, et que lui est mort. S’il est là-haut sur la montagne, s’il nous attend sous la forme d’un spectre, d’un ectoplasme ou de je ne sais quel être psychique, il va pouvoir nous attendre longtemps. Très longtemps. On finit par frissonner dans ces damnées montagnes. Je veux descendre, descendre au plus vite, fuir le plus loin possible.
Jusqu’à l’océan ? Pourquoi pas ? C’est une bonne idée. Là-bas, les vagues roulent doucement sur le sable, dans leur grondement incessant, et on ne peut pas descendre plus bas. C’est le terme du voyage.
Et nous revoilà sous les arbres. Et la montagne disparaît à nos yeux. Et je m’en réjouis.
Je crois que, dans ce Chautauqua, nous n’irons pas plus avant sur les pas de Phèdre. Je veux quitter ce chemin. J’ai rendu à sa pensée, à ses écrits, à sa parole, l’hommage qui leur était dû. Je veux maintenant développer par moi-même quelques-unes des idées qu’il a laissées de côté. Le titre de ce Chautauqua est : « Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes. » Ce n’est pas un traité du zen et de l’alpinisme – et on ne trouve pas de motocyclette au sommet des montagnes. À mon avis, on y trouve également fort peu de zen. Le zen, c’est l’esprit de la vallée, et non l’esprit du sommet. Le seul zen qu’on puisse trouver au sommet d’une montagne, c’est le zen qu’on y apporte. Partons.
— Ça fait du bien de descendre, non ?
Chris ne me répond pas.
Il va y avoir encore du tirage entre nous, je le crains. Échinez-vous à gravir le sommet d’une montagne, tout ce que vous y gagnerez, c’est une dalle de pierre, immense, pesante, où sont gravés les règlements et les lois en vigueur.
C’est à peu près ce qui lui est arrivé.
Il s’est pris pour un Messie à la manque.
Pas moi, mon vieux. Trop de boulot, et une paie de misère. Foutons le camp. Foutons le camp !
Me voilà en train de dévaler la pente en galopant comme un imbécile. Et, tout à coup, j’entends Chris hurler :
— Mais arrête ! Écoute !
Je l’aperçois à deux cents mètres en arrière, perdu sous les arbres. Je ralentis, et je m’aperçois vite qu’il fait exprès de traîner. Il est déçu, bien sûr.
Telle était la ligne générale de mon Chautauqua : décrire sommairement la direction prise par Phèdre, sans porter aucun jugement de valeur, puis passer à mes propres options. Quand on cesse de voir le monde comme un couple esprit-matière, et qu’on le perçoit comme une trinité Qualité-esprit-matière, l’art de l’entretien des motocyclettes et tous les autres arts prennent une signification d’une ampleur incroyable ! Le spectre de la technologie, que les Sutherland tentent de fuir, n’apparaît plus comme un mal. Il devient positivement comique. Ma tâche sera de le démontrer – et ce sera en même temps un plaisir.
Mais, d’abord, il faut que je salue le départ de mon vieux fantôme, et que je mette de l’ordre dans son testament spirituel.
Peut-être aurait-il pris la direction où je vais moi-même m’engager si la deuxième vague de la cristallisation, la vague métaphysique, avait réussi à l’amener là où j’atterris finalement ; dans le monde de tous les jours, j’estime que la métaphysique n’est valable que si elle améliore la vie quotidienne. Sinon, mieux vaut l’oublier. Malheureusement pour Phèdre, ce fut un échec, et il connut une troisième vague de cristallisation, une vague mystique, dont jamais il ne se releva.
Il était arrivé à la conclusion que la Qualité engendre l’esprit et la matière, que c’est l’événement qui leur donne naissance. Cette inversion copernicienne du rapport entre la Qualité et le monde extérieur pourrait sembler mystérieuse. Mais lui ne cherchait pas le mystère. Il voulait simplement dire que, avant de percevoir pleinement un objet, on en a certainement une sorte de conscience non intellectuelle ; c’est ce qu’il appelait la conscience de la Qualité. On ne peut se rendre compte qu’on a vu un arbre qu’après l’avoir réellement vu et, entre l’instant de la vision et l’instant de la conscience, il s’écoule un certain laps de temps. On considère parfois que ce laps de temps n’a pas d’importance. C’est à tort – et cette erreur est injustifiable.
Le passé n’existe que dans nos souvenirs, le futur n’existe que dans nos projets. Le présent est notre seule réalité. L’arbre dont on prend intellectuellement conscience, à cause de ce bref laps de temps, est toujours situé dans le passé. Il est donc toujours irréel. Tout objet conçu intellectuellement est toujours situé dans le passé – et, par conséquent, irréel. La réalité n’est que l’instant de la vision qui précède la conscience. Il n’y a pas d’autre réalité. Cette réalité préintellectuelle n’est autre que la Qualité. Phèdre sentait qu’il avait touché juste en la définissant ainsi. Puisque tous les objets identifiables par l’intelligence émergent nécessairement de cette réalité préintellectuelle, la Qualité est la source et l’origine de tout sujet et de tout objet.
Phèdre se disait que, si les intellectuels ont en général beaucoup de mal à comprendre ce que c’est que la Qualité, c’est qu’ils se dépêchent de donner à toutes choses une forme intellectuelle. Ceux qui y parviennent le mieux, ce sont les enfants, les gens le moins instruits et ceux qui n’ont pas du tout accès à la culture. Par leur milieu même, et leur culture, ils échappent à l’intellectualité – et à la morosité, qui est une maladie intellectuelle. Phèdre lui-même disait que son immunité personnelle s’expliquait par ses échecs scolaires ! Grâce à ses échecs, il n’était nullement enclin à s’identifier aux intellectuels. Les doctrines anti-intellectuelles, de plus, ne lui paraissaient d’aucune façon monstrueuses.
Parce qu’ils ont des idées préconçues, les intellectuels ne cherchent pas à savoir si la Qualité diffère de la conception qu’ils en ont.
Or elle en diffère. Quand on commence à entendre la mélodie de la Qualité, comme Phèdre l’avait perçue devant ce mur étincelant de la mer de Corée, on rêve d’oublier le verbiage des théoriciens : ceux-ci ayant l’art de tomber toujours à côté de la vérité !
Armé de cette sorte de trident métaphysique – Qualité-pensée-matière –, il avait donc écarté la menace de la dualité. Personne ne pourrait désormais découper la Qualité à sa guise : c’est lui qui trancherait le débat. La qualité romantique est toujours en relation avec les impressions spontanées, la qualité classique tient toujours compte de considérations multiples et échelonnées dans le temps. La qualité romantique, c’est le présent, le hic et nunc ; la qualité classique reste tributaire du passé et de l’avenir. Si l’on considère que le passé et l’avenir sont impliqués dans le présent, on ne vit que dans l’instant. C’est une attitude romantique. Et pourquoi se faire du souci pour l’avenir si, dans l’instant, votre moto marche bien ? Si l’on considère, au contraire, que le présent n’est qu’un intervalle entre le passé et l’avenir, un moment fugitif du temps, on aurait tort de négliger la pression de l’avenir et du passé. La moto marche peut-être bien maintenant ; mais quand le niveau d’huile a-t-il été vérifié ? Un romantique dira : quel esprit tatillon ! Mais, pour un classique, la question relève du bon sens le plus élémentaire.
Ainsi nous sommes bien en présence de deux espèces de qualité – mais la Qualité elle-même est une. Elle se manifeste seulement sous deux aspects différents, dans le temps, à court terme et à long terme. La hiérarchie métaphysique de la Qualité, telle que la souhaitaient les détracteurs de Phèdre, se présentait de la sorte :
Mais la hiérarchie que Phèdre élabora se présentait de cette façon :
La Qualité, telle qu’il l’enseignait, ne faisait pas partie de la réalité : elle était la réalité elle-même.
Il entreprit alors, en s’appuyant sur cette trinité, de répondre à la question : pourquoi chacun perçoit-il la Qualité de façon différente ? C’est la question qu’il avait toujours évitée. Maintenant, il pouvait répondre : la Qualité n’a pas de forme, elle ne peut être décrite. Ce serait l’intellectualiser que de lui attribuer une forme. Les noms et les formes que nous donnons à la Qualité ne dépendent que partiellement de la Qualité elle-même. Ils dépendent aussi des images a priori que nous avons accumulées dans notre mémoire. Nous sommes constamment à la recherche d’analogies avec nos expériences antérieures ; sinon, toute action serait impossible. Notre langage et toute notre culture sont bâtis sur ces analogies.
Si les gens perçoivent la Qualité de façon différente, c’est parce qu’ils l’abordent avec des systèmes de référence différents. Phèdre en donnait des exemples linguistiques. Ainsi les lettres hindi : da, dà et dha, que nous prononçons exactement de la même façon, sont parfaitement distinctes à l’oreille d’un Indien. Inversement, la plupart des Indiens ne parviennent pas à faire la différence entre le da et le the anglais. Ils ne disposent pas des mêmes références. De même, les Indiens voient souvent des fantômes, mais ils ont le plus grand mal à comprendre les lois de la gravitation.
Cela explique pourquoi les étudiants d’une même classe arrivent à porter des jugements de qualité équivalents sur une série de dissertations lues à haute voix. Ils sont tous issus de milieux à peu près semblables, ils ont le même niveau culturel. Si un groupe d’étudiants étrangers se joignait à la classe, ou si l’on choisissait de lire des textes de poésie médiévale qui dépassent les capacités du groupe, les appréciations seraient bien plus diversifiées.
En ce sens, chaque étudiant se définit lui-même par son appréciation de la Qualité. Si les gens jugent différemment de la Qualité, ce n’est pas que la Qualité est multiple, c’est que les expériences de chacun sont différentes. Phèdre supposait que deux personnes ayant exactement le même système de références auraient exactement la même vision de la Qualité. Il n’avait aucun moyen de vérifier cette hypothèse, qui resta, dans son esprit, du domaine de la pure spéculation.
Voici ce qu’il écrivait en réponse à ses collègues :
« Toute explication philosophique de la Qualité est vouée à être à la fois vraie et fausse. Parce que, précisément, il s’agit d’une explication philosophique. Le processus de l’explication philosophique est un processus analytique, c’est-à-dire qu’il décompose la notion analysée en sujets et en prédicats. Ce que j’entends par la notion de Qualité ne peut être décomposé en un sujet et en un prédicat. Non que la Qualité soit mystérieuse, mais à cause de sa simplicité même, de son caractère immédiat et direct.
« L’équivalent intellectuel le plus proche de la Qualité, accessible à ceux qui nous entourent, est la réponse d’un organisme à son environnement. Placez, par exemple, une amibe dans une assiette d’eau ; faites tomber dans l’eau une goutte d’acide sulfurique. L’amibe va s’éloigner de la goutte d’acide (à moins que je ne me trompe !). Si elle pouvait parler, l’amibe, qui ne connaît pourtant rien à l’acide sulfurique, nous déclarerait : “Cet environnement est de mauvaise qualité.” Si elle avait un système nerveux, elle agirait de façon bien plus complexe et chercherait à surmonter la mauvaise qualité de son environnement. Elle chercherait des références, c’est-à-dire des images et des symboles empruntés à son expérience antérieure, qui l’aideraient à définir ce qu’a de déplaisant cet environnement, et ainsi à le “comprendre”. »
Phèdre avait pris cet exemple parce qu’il s’adressait à des « behavioristes », particulièrement sensibles au phénomène de la réponse aux stimuli.
« En tant qu’êtres organisés, d’une grande complexité, nous répondons à notre environnement en inventant toutes sortes de références merveilleuses : la terre et les cieux, les arbres, les pierres et les océans, les dieux, la musique, la peinture, le langage, la philosophie, la technique, la civilisation, la science. Nous prétendons que ces images sont la réalité et nous en faisons la réalité. Au nom de la vérité, nous obligeons nos enfants à admettre qu’elles sont la réalité. Celui qui n’accepte pas ces références est enfermé dans un asile. Mais, si nous les avons inventées, c’est par souci de la Qualité. La Qualité est le stimulus perpétuel auquel notre environnement nous soumet : nous incitant à recréer sans cesse, tout entier et dans le moindre détail, le monde où nous vivons.
« Il est donc impossible de prendre cette force qui nous fait créer le monde et de l’insérer dans le monde que nous avons créé. Voilà pourquoi on ne peut définir la Qualité. Si nous la définissions, nous resterions toujours en deçà de la Qualité elle-même. »
Je me souviens de ces lignes avec une précision particulière, sans doute parce que là se trouve le centre de tout ce qu’écrivit Phèdre. Les ayant écrites, il ressentit une véritable frayeur, faillit rayer certains mots tels que « … sans cesse »… « tout entier »… « dans le moindre détail ». C’est dans ces mots que perçait la folie, il s’en rendait compte. Mais il ne voyait pas de raison logique de les rayer, et il était désormais trop tard pour flancher. Il ne tint donc pas compte de cet avertissement, laissa le texte en l’état.
Il posa son crayon. Il avait l’impression d’être allé trop loin, il craquait. Et maintenant il était trop tard.
Il avait conscience de s’être éloigné de sa position d’origine Il ne parlait plus de trinité métaphysique, il adoptait au contraire un monisme absolu. La Qualité était la source et la substance de toutes choses.
Un flot d’associations philosophiques l’envahit alors – et d’abord Hegel avec son Esprit absolu. L’Esprit absolu, lui aussi, était indépendant et de l’objectivité et de la subjectivité. Selon Hegel, l’Esprit absolu était bien la source de toutes choses, mais de toutes choses il excluait l’expérience romantique. L’absolu de Hegel était complètement classique, rationnel, ordonné.
La Qualité n’était rien de tout cela.
Phèdre se souvenait que Hegel était considéré comme un pont entre la philosophie occidentale et la sagesse de l’Orient. Le Vedânta des hindous, la Voie des taoïstes et même le bouddhisme sont apparus souvent comme des monismes absolus, comparables à la philosophie de Hegel. Phèdre se demandait néanmoins si l’on pouvait comparer les adeptes mystiques de l’Un et les métaphysiciens monistes. Les doctrines mystiques, contrairement aux systèmes monistes, ne connaissent aucune règle théorique. Sa Qualité était une entité métaphysique, et non mystique. Mais était-ce bien sûr ? Quelle était la différence ?
Il se répondit à lui-même que c’était une différence de définition. Les entités métaphysiques sont définies, les absolus mystiques ne le sont pas. Mais, alors, la Qualité est mystique ? Non. Elle est à la fois mystique et métaphysique.
Phèdre alla chercher dans sa bibliothèque un petit carnet bleu, où il avait recopié à la main, des années auparavant, alors qu’on ne le trouvait nulle part, le Tao te King de Lao-tseu, écrit il y a deux mille quatre cents ans. Il parcourut les lignes qu’il avait lues si souvent ; mais, cette fois, il voulut essayer de voir si une certaine substitution s’avérait possible.
Il se mit à lire, en modifiant le texte au fur et à mesure :
« La Qualité qu’on peut définir n’est pas la Qualité absolue.
Les noms qu’on peut lui donner ne sont pas des noms absolus.
Elle est à l’origine du ciel et de la Terre.
Quand on la nomme, elle est mère de toutes choses…
… La Qualité et ses manifestations sont de même nature. On lui donne des noms différents, selon ses manifestations.
L’union de la Qualité et de ses manifestations s’appelle le mystère.
Le passage d’un mystère à un mystère plus profond est la porte du secret de la vie.
La Qualité est partout.
Et ses fins sont inépuisables.
Elle est insondable.
Elle est la source d’où jaillit toute chose.
Et pourtant elle reste limpide comme le cristal.
Je ne sais pas de qui elle est fille.
Elle est l’image de ce qui existait avant Dieu.
… Sans cesse et sans relâche, elle se perpétue. Tentez de l’épuiser, elle vous servira largement…
On la regarde mais on ne peut la voir… On l’écoute mais on ne peut l’entendre… On la saisit mais on ne peut la toucher…
Ce n’est pas son lever qui apporte la lumière, ce n’est pas son coucher qui répand les ténèbres.
Éternelle, continue,
nul ne peut la définir…
Elle plonge au royaume du néant.
On l’appelle forme de ce qui n’a pas déformé.
Image du néant.
On la dit fuyante.
Si vous la rencontrez, vous ne verrez pas son visage…
Quiconque s’attache à la Qualité des anciens jours connaîtra la fraîcheur des premiers âges et le renouvellement incessant de la Qualité. »
Ligne après ligne, vers après vers, Phèdre lisait et voyait les mots du poète répondre exactement à son attente. Voilà ce qu’il voulait dire. C’est cela qu’il essayait de dire depuis le début, avec des phrases pauvres et mécaniques. Il n’y avait rien de vague, ni d’inexact dans ce livre, il n’aurait pu être plus précis ni plus rigoureux. C’était bien ce qu’il disait, mais dans un langage différent, avec des racines et une origine différentes. Lui, voyageur venu d’une autre vallée, il découvrait cette vallée-là, non plus comme à travers le récit d’un étranger, mais comme si elle était de son propre pays.
Il voyait tout.
Il avait trouvé la clé.
Il lisait, il lisait, page après page, tout concordait. Lorsque lui parlait de Qualité, Lao-tseu parlait du Tao. C’était la même grande force centrale, génératrice de toute religion, passée ou présente, de toute connaissance.
Il vit sa propre image et se rappela où il était, et ce qu’il voyait… et… Je ne sais pas vraiment ce qui s’est passé… Mais ce craquement que Phèdre avait perçu en lui, cette déchirure interne prit tout à coup une force irrésistible, comme les rochers qui dévalent la montagne. Avant qu’il puisse la maîtriser, la masse de conscience qui s’était accumulée en lui échappa à tout contrôle, et prit les dimensions d’une avalanche. La masse des rochers qui roulaient vers l’abîme arrachait sur son chemin des masses de roches cent fois plus énormes, elle allait en s’amplifîant et en s’élargissant, brisant tout sur son passage.
Il ne resta bientôt plus rien.