XVIII
Il existe une branche de la philosophie qui s’attache particulièrement à définir la notion de qualité : c’est l’esthétique. Depuis l’Antiquité, elle tente de résoudre le problème de la signification du Beau. Encore étudiant, Phèdre avait violemment contesté l’enseignement qu’on donnait dans ce domaine. Il avait fait presque exprès d’échouer à l’examen.
Rien ne trouvait grâce à ses yeux. Il ne s’en prenait pas à un auteur particulier, c’est l’ensemble de ces recherches qu’il rejetait. L’idée qu’on pût soumettre la notion de qualité à une analyse philosophique, l’asservir, la prostituer ainsi – telle était l’origine de sa colère.
Voici ce qu’il écrivait alors :
« Ces esthéticiens s’imaginent qu’ils sont placés devant une sorte de tarte à la crème, qu’ils ont le droit de lécher à leur aise, de découper, et de déguster jusqu’à la dernière bouchée, avec les réflexions admiratives qui conviennent. Moi, cela me donne envie de vomir. Et ils se lèchent les babines devant le cadavre en putréfaction de leur propre victime : la Beauté. »
Dans la première étape du processus de cristallisation, Phèdre remarquait que, la Qualité échappant par définition à toute définition, l’esthétique n’a pas de raison d’être. Finie ! À mort ! En refusant de définir la Qualité, il l’avait placée en dehors du champ de l’analyse. Si elle se révèle indéfinissable, les esthéticiens n’ont en effet plus rien à dire, tout leur domaine – la définition de la Qualité – se trouve annihilé. Cette constatation le ravissait. C’était comme s’il avait découvert un remède contre le cancer. Finis, oui, finis les discours sur la nature de l’art, à mort les experts et les critiques chargés de déterminer rationnellement les points forts et les points faibles des œuvres ! Ces cuistres prétentieux n’avaient plus qu’à se taire.
Je ne pense pas que personne ait compris où il voulait en venir. On ne voyait en lui qu’un intellectuel répandant son « message » – et sa position présentait toutes les failles d’une analyse rationnelle de la pédagogie. On ne discernait pas non plus ce qu’avait d’insolite son objectif. Car Phèdre ne cherchait pas à développer l’analyse rationnelle. Il voulait, au contraire, la restreindre. Il retournait contre elle la méthode rationnelle, en prenant la défense d’un concept irrationnel, d’une notion non définie appelée qualité.
Il écrivait notamment :
« 1. Tout enseignant sait ce qu’est la Qualité. Au cas où l’un d’eux ne le saurait pas, qu’il dissimule soigneusement cette ignorance : elle ne manquerait pas de constituer une preuve de son incompétence.
« 2. Tout enseignant qui estime qu’on peut et qu’on doit définir la qualité du style peut et doit appliquer ses principes et formuler sa définition.
« 3. Tous ceux qui considèrent que la qualité du style existe mais ne peut être définie, et qui considèrent néanmoins qu’il faut enseigner la qualité, peuvent tirer profit de certaines méthodes permettant de parler de la qualité sans pour autant la définir. »
Suivait une description de quelques-unes de ses méthodes de comparaison, méthodes qu’il avait mises au point dans ses cours. Je crois qu’il espérait sincèrement que quelqu’un relèverait son défi et formulerait une définition de la qualité. Son espoir fut déçu.
Quoi qu’il en soit, son allusion aux enseignants incompétents, qui ne savent pas ce qu’est la Qualité, causa des remous. Après tout, il n’était que le plus jeune professeur du département d’anglais !
Certes, on lui reconnaissait le droit d’exprimer ce qu’il voulait, et ses collègues semblaient même apprécier son indépendance morale et intellectuelle. Mais, contrairement à ce que croient les adversaires des libertés universitaires, la solidarité des enseignants ne va pas jusqu’à permettre à un jeune professeur d’émettre des opinions « irresponsables ». La structure de la communauté universitaire veut que chacun ait à répondre de soi devant le dieu de la Raison. Phèdre pouvait bien insulter qui il voulait, cela ne rendrait ni plus vrai ni plus faux l’ensemble de ses propos, cela ne constituait pas une faute sur le plan de l’éthique professionnelle. En revanche, ce qu’on ne lui pardonnerait jamais, ce serait le moindre écart par rapport à la droite ligne conduisant à la sacro-sainte Raison. Il pouvait se comporter comme il lui plaisait – à condition de toujours donner à son attitude une justification rationnelle.
Mais comment diable justifier rationnellement le refus de définir un concept ? Les définitions sont le fondement même de la Raison, la condition de tout raisonnement. S’il pouvait parer l’attaque, un instant, par des astuces dialectiques et des allusions insultantes sur la compétence et l’incompétence de ses collègues, il lui faudrait tôt ou tard fournir des arguments plus substantiels. En s’efforçant de les élaborer, il atteignit au niveau supérieur de la cristallisation, au-delà des limites traditionnelles de la rhétorique, au niveau de la pensée philosophique.
Chris me lance un regard douloureux. Ça ne va plus du tout. Dès le départ, ce matin, je me doutais de ce qui allait se passer. Lorsque De Weese a expliqué à l’un de ses voisins que j’étais un vrai montagnard, Chris m’a regardé avec admiration : pour lui, cela représente beaucoup. Il est à bout de forces ; nous allons bientôt pouvoir nous arrêter.
Ça y est ! Le voilà par terre. Il ne se relève pas. Il est tombé bien franchement, et ça n’est pas un accident. Il me regarde, avec un air peiné et furieux. Il espère que je vais lui faire des reproches – mais je m’en garde bien. Il est près de s’avouer vaincu, et je m’assieds auprès de lui.
— On peut s’arrêter, si tu veux – ou on peut continuer. On peut rentrer aussi. Qu’est-ce que tu préfères ?
— Ça m’est égal. Je veux pas…
— Qu’est-ce que tu ne veux pas ?
— Je m’enfiche ! fait-il, furieux.
— Puisque tu t’en fiches, on n’a qu’à continuer.
Il est pris au piège.
— Ça me plaît plus. Je croyais que ça allait être drôle. C’est pas drôle du tout.
Une certaine colère s’empare de moi.
— Tu as peut-être raison. Mais c’est un peu vache de me dire ça.
Dans ses yeux passe une lueur inquiète. Il se lève. Nous continuons à monter.
Le ciel s’est couvert de l’autre côté de la gorge, le vent qui souffle dans les pins devient froid et menaçant.
Au moins, cette fraîcheur rend la marche plus facile.
Phèdre ayant refusé de définir la Qualité, il lui fallait répondre à cette question : si vous ne pouvez la définir, qu’est-ce qui vous fait penser qu’elle existe ?
Il répondit, selon un procédé classique, emprunté à l’école du réalisme philosophique : « Une chose existe lorsque le monde tel qu’il est ne peut plus tourner sans elle. Si l’on peut démontrer qu’un univers sans Qualité est complètement incohérent, on démontre du même coup que la Qualité existe, qu’elle soit ou non définie. » Phèdre entreprit donc la description du monde, tel que nous le connaissons, en en éliminant la Qualité.
Les premières victimes de cette ablation furent, bien entendu, les beaux-arts. S’il n’existe plus de distinction entre le Beau et le Laid, l’art tout entier disparaît. Pourquoi accrocher au mur une peinture, si le mur nu est tout aussi beau ? Pourquoi composer une symphonie, si le seul bourdonnement du tourne-disque est tout aussi harmonieux ?
La poésie disparut elle aussi, puisqu’elle ne possède ni signification précise ni valeur pratique. Et même les spectacles de cabaret : la notion d’humour étant profondément liée à celle de Qualité, personne ne comprendrait plus aucune plaisanterie.
Les sports disparurent à leur tour : le football, le baseball, et tous les autres jeux d’équipe. Les scores, en effet, n’auraient plus la moindre signification : ils ne seraient plus que des statistiques dénuées de sens, comme le nombre de cailloux dans un tas de gravier. Qui irait voir un match dans ces conditions ? Et qui jouerait ?
Puis il retira la Qualité du domaine du commerce et imagina les changements qui en résulteraient. Puisque la saveur n’aurait plus aucune importance, on ne trouverait plus sur les marchés que les céréales de base, du riz, du soja, de la farine de maïs ou de froment. Peut-être de la viande en vrac, du lait pour les nourrissons, des vitamines et des sels minéraux pour pallier les carences. Plus de boissons alcoolisées, plus de café, plus de thé, plus de tabac. Plus de cinéma, plus de bals, plus de théâtre, plus de réunions amicales. Tout le monde utiliserait les transports en commun et porterait des brodequins militaires.
Beaucoup d’entre nous seraient en chômage, attendraient d’être reclassés dans d’autres secteurs non liés à la Qualité. La science appliquée et la technologie subiraient des remaniements profonds. Mais rien ne changerait dans les sciences pures, les mathématiques, la philosophie et, en particulier, la logique.
Phèdre trouva ce dernier point particulièrement intéressant. Les recherches purement intellectuelles étaient celles qui souffriraient le moins de cette ablation de la Qualité. Si la Qualité disparaît, la rationalité demeure. Etrange… On se demande bien pourquoi.
Phèdre n’en savait rien, mais ce qu’il savait, c’est qu’en éliminant la Qualité du schéma du monde il avait mis en lumière l’importance de cette notion, fondamentale à un point qu’il n’avait jamais soupçonné. Certes, le monde peut s’en passer, mais la vie, sans elle, serait si ennuyeuse qu’elle ne vaudrait pas d’être vécue. Le terme « valoir » appartient lui-même au domaine de la Qualité. Sans elle, la vie, ce serait vivre. Sans valeurs, sans but.
Il évalua la distance qu’il avait parcourue en suivant cette direction de pensée, et décida que sa démonstration était convaincante. Puisque de toute évidence le monde ne peut pas fonctionner sans la notion de Qualité, c’est que la Qualité existe, qu’elle soit définie ou non.
Ce monde sans Qualité ressemblait étonnamment à un certain nombre de sociétés qu’il avait découvertes en lisant Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et 1984 de George Orwell. Il se souvenait aussi de bien des gens qu’il avait connus, qui se seraient sentis parfaitement à l’aise dans un monde sans Qualité – ceux, par exemple, qui lui avaient conseillé d’arrêter de fumer. Plus d’une fois, on lui avait demandé comment il pouvait justifier rationnellement cette mauvaise habitude. Il ne le pouvait pas – et ses amis prenaient un air supérieur, comme s’il avait perdu la face. Il leur fallait des raisons, des plans, des solutions pour tout. Ils lui ressemblaient, en fait – et c’était eux qui l’attaquaient. Pendant longtemps, il chercha un mot pour les qualifier, pour mieux définir ce monde sans Qualité.
C’était un univers intellectuel, mais là n’était pas le fond du problème. Il s’agissait surtout d’une certaine façon de considérer les choses, qui supposait a priori qu’elles obéissaient aux lois de la raison. Le progrès de l’humanité passait par la découverte de telles lois, et leur application visait à la satisfaction des besoins de l’humanité. Cette conviction donnait sa cohérence à leur façon de penser. Phèdre revint néanmoins à son point de départ.
La morosité. Voilà le fond du problème. Quand on retire du monde la Qualité, on trouve un monde morose. L’absence de Qualité, c’est la morosité.
C’est ce que disaient certains de ses amis, des artistes noirs avec qui il avait, une autre année, voyagé à travers les États-Unis. Ils se plaignaient toujours de cette absence de Qualité qui caractérise un certain mode de vie, ils rejetaient les discours et les théories des intellectuels. Il y avait entre lui et eux un malentendu permanent, parce que Phèdre représentait un exemple typique de tout ce qu’ils avaient décidé de refuser. Plus il essayait de leur faire préciser leur pensée, plus ils se faisaient vagues. Avec la découverte qu’il avait faite sur l’importance de la Qualité, il en arrivait à parler comme eux, de façon tout aussi imprécise. Et pourtant, ce dont il parlait, lui, était aussi clair et précis que le mieux défini des concepts rationnels qu’il ait jamais eu à étudier.
En fait, c’est de la Qualité qu’ils avaient parlé pendant tout le voyage.
— Oh ! vieux. Fais un effort pour piger, disaient-ils. Et arrête avec tes questions à dix dollars ! Si tu passes ton temps à te demander ce que c’est que la vie, tu n’auras jamais le temps de vivre.
La vie. La Qualité. Une seule et même chose ?
La cristallisation s’accentuait. Il voyait deux mondes en même temps. Intellectuellement, il se rendait compte que la Qualité pouvait être la ligne de clivage que l’on recherche dans toute analyse. Si l’on applique la notion de Qualité à l’univers entier, il se divise aussitôt en deux mondes : les hippies et les moroses, les romantiques et les classiques, les humanistes et les technocrates. La coupure est franche, sans bavure. Il ne s’agit pas seulement d’une division ingénieuse, mais d’une coupure réelle. Il arrive que les meilleurs esprits, appliquant les lignes de clivage les plus évidentes, n’obtiennent aucun résultat. Et pourtant la Qualité, ligne de faille infime et presque imperceptible, ligne illogique dans un univers logique, divise l’univers en deux avec une netteté presque incroyable. Ah ! si Kant était encore vivant ! Il aurait apprécié cette trouvaille à sa juste valeur. Cet orfèvre de l’analyse… Il aurait compris le secret de la Qualité, qui est de demeurer indéfinissable.
Phèdre commençait à sentir qu’il s’engageait dans un étrange suicide intellectuel. « La plus grande partie de l’humanité, écrivait-il alors, refuse de percevoir la Qualité avant d’en avoir reçu une définition intellectuelle, c’est-à-dire avant qu’elle ait été étiquetée avec des mots… Nous avons prouvé que la Qualité, quoique non définie, existe. Son existence peut être constatée de façon empirique dans une salle de classe, et on peut en donner une démonstration logique, en prouvant que sans elle le monde n’est plus ce qu’il est. Ce qui nous reste à analyser, ce n’est pas la Qualité, ce sont les habitudes de pensée rationnelle qui souvent nous empêchent de la percevoir. »
Voilà comment il cherchait la parade. L’objet de l’analyse, comme le patient sur la table d’opération, n’était plus la Qualité, mais l’analyse elle-même. La Qualité se portait très bien. C’est l’analyse qui semblait battre de l’aile, puisqu’elle ne parvenait pas à distinguer l’évidence.
Chris traîne la patte loin derrière moi. Je me retourne et lui crie :
— Allez ! Avance !
Pas de réaction. Je crie, de nouveau :
« Alors ? Tu viens ? »
Il s’affale dans l’herbe, en pleine montée. Je pose mon sac et cours vers lui. La pente est si raide qu’il me faut faire attention. Je trouve mon fils en larmes.
— Je me suis fait mal à la cheville.
Il évite de me regarder.
Lorsqu’on fait de la montagne, si l’on s’attache à sauvegarder une certaine image de soi, on est naturellement amené à mentir pour protéger cette image. C’est écœurant. J’ai honte que nous en soyons arrivés là. Ma volonté de poursuivre l’escalade est battue en brèche par les larmes de mon propre fils. Son sentiment d’échec m’atteint, à mon tour. Je m’assieds, je lutte contre le découragement, puis, malgré cette défaillance, j’attrape le sac de Chris :
— Je porterai les deux sacs, l’un après l’autre. Je vais monter le tien là où j’ai posé le mien. Tu t’arrêteras là, et tu m’attendras. Je monterai le premier sac plus haut, et je reviendrai chercher l’autre. Comme ça, tu auras le temps de te reposer. Ça sera plus long, mais on y arrivera.
J’ai parlé trop tôt. Ma voix est encore chargée d’écœurement et de tristesse – Chris s’en rend compte et il en est honteux. Il contient sa colère et ne réplique pas, de peur surtout d’avoir à porter son sac. Je m’en empare d’autorité, et lui se renfrogne. Je chasse mon ressentiment en me persuadant que cet effort physique supplémentaire ne me coûtera pas. Je me dépenserai un peu plus pour atteindre le sommet, mais ce n’est là que le but apparent de notre escalade. Le véritable but, c’est de trouver des instants heureux, et je les trouverai.
Nous reprenons donc l’escalade, lentement, péniblement, pendant une heure environ, en appliquant mon système. Je me sens tout à fait calme.
Ayant repéré un torrent, j’envoie Chris chercher de l’eau dans une gamelle.
— Pourquoi est-ce qu’on s’arrête ici ? me demande-t-il en revenant. On n’a qu’à continuer.
— C’est sûrement le dernier torrent avant le sommet. Et je suis fatigué.
— Pourquoi tu es fatigué ?
S’il essaie de me faire sortir de mes gonds, il va sûrement y arriver.
— Chris, je suis fatigué parce que je porte les deux sacs. Si tu es si pressé, prends le tien et continue. Je te rattraperai.
Il me regarde d’un air inquiet, et s’assied.
— J’en ai marre ! s’écrie-t-il, au bord des larmes. Je déteste la montagne. J’aurais jamais dû venir. Pourquoi on est allés là-haut ?
Cette fois, il éclate en sanglots, et pleure à chaudes larmes.
— Tu me fais de la peine. Tu ferais mieux de manger un morceau.
— Je veux rien manger. J’ai mal au ventre.
— Comme tu veux.
Il s’éloigne de quelques pas, cueille un brin d’herbe et le mâchonne. Puis il se cache le visage dans les mains. Quant à moi, j’ai faim et je mange. Puis je m’allonge et je me repose un instant.
Quand je me réveille, Chris est toujours en larmes. Il n’y a pas d’issue. Rien d’autre à faire que d’affronter la situation. En fait, je me sens complètement dépassé.
« Chris… »
Pas de réponse.
« Écoute, Chris… »
Silence, puis il finit par me lancer de façon agressive :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Chris, je voudrais te dire… que tu n’as pas besoin… de me prouver quoi que ce soit. Tu comprends ?
Pour le coup, c’est de la terreur qui passe dans ses yeux. Il rejette violemment la tête en arrière.
« Tu ne comprends pas bien ce que je veux dire, n’est-ce pas ? »
Il continue à fuir mon regard, et ne répond rien. Le vent gémit dans les branches des pins.
Je ne comprends pas ce qui se passe. Si Chris est à ce point bouleversé, ce n’est pas seulement à cause des principes individualistes qu’on lui a inculqués au camp de vacances. Au moindre ennui, son univers s’écroule. Quand il entreprend quelque chose, et qu’il n’y arrive pas, il explose ou il fond en larmes.
Je réfléchis. Sans doute, ni Chris ni moi n’avons trouvé de réponses à nos questions, et c’est ce qui nous donne ce sentiment d’échec. Je n’ai pas envie d’avancer, parce que je sais que, devant moi, je ne trouverai pas de réponse. Je n’en ai pas laissé non plus derrière moi. Nous allons à la dérive, et nous attendons je ne sais quoi.
Un peu plus tard, j’entends Chris farfouiller dans les sacs. Je me retourne, il me lance un œil noir.
— Où est le fromage ? fait-il, toujours aussi agressif.
Je n’ai pas l’intention de céder.
— Débrouille-toi. Je ne suis pas à ton service.
Il finit par trouver le fromage et les biscuits. Je lui tends mon couteau.
« Écoute, Chris. J’ai une idée : on va mettre tout ce qui est lourd dans mon sac et le reste dans le tien. Comme ça, tu pourras le porter. »
Il est d’accord, il semble de meilleure humeur. Cette solution le libère d’un problème.
Mon sac doit maintenant peser près de vingt kilos. Après un moment d’escalade, j’arrive à trouver mon rythme, mon rythme de marche et de respiration. Comme nous arrivons au sommet d’un escarpement, je suis obligé de le modifier, je respire maintenant plus vite, deux inspirations à chaque pas. La pente devient encore plus raide – et il m’en faut bientôt quatre. Nous nous élevons presque à la verticale, accrochés aux racines et aux branches. Nos bâtons nous sont bien utiles, et Chris semble content d’en découvrir l’intérêt.
Je ne sais pas si, aujourd’hui, il me reste encore dans la tête de quoi faire un Chautauqua. C’est l’heure où généralement mes idées commencent à s’embrouiller. Je peux à la rigueur procéder à une rapide rétrospective, et cela suffira.
Au début de cet étrange voyage, j’ai expliqué que John et Sylvia semblaient toujours fuir une mystérieuse force de mort, qu’incarnait à leurs yeux la technologie. Et j’ai expliqué que beaucoup de nos contemporains réagissent ainsi, même parmi ceux qui exercent un métier technique. Une des raisons profondes de leur refus, c’est qu’ils ne réagissent qu’à l’apparence immédiate des choses, tandis que je me préoccupe surtout de leur forme sous-jacente. J’ai qualifié le style de John de « romantique », alors que le mien est « classique ». Dans l’argot américain d’une certaine époque, on aurait dit : John est « hip », et moi, je suis « square ». Puis nous avons essayé de comprendre comment s’organisait mon univers. Nous avons discuté des classifications, des structures, des hiérarchies, des relations de causalité de l’analyse. En chemin, nous avons un peu parlé de cette poignée de sable en quoi se résume ce dont nous sommes conscients, prélevée sur cet immense paysage qu’est l’univers qui nous entoure. Sur cette poignée de sable, nous exerçons un processus de discrimination, nous le répartissons, en plusieurs tas. L’intelligence traditionnelle classique a pour objet l’étude desdits tas de sable, la nature des grains, et le choix des critères servant à les trier, à les regrouper.
De ce point de vue, le refus de Phèdre, la volonté qu’il montrait de ne pas définir la Qualité représentaient une tentative pour briser la contrainte de ce mode d’analyse classique et pour trouver un commun dénominateur entre les mondes classique et romantique. Ce commun dénominateur ne serait-il pas justement la Qualité ? Les deux mondes se réfèrent en effet à cette notion. Mais les romantiques la prennent telle qu’elle est, tandis que les classiques tentent d’en faire le ciment de leur édifice intellectuel. Dès lors qu’on refuse de définir la Qualité, l’esprit classique se trouve contraint de la considérer du même œil que les romantiques, sans la passer au crible déformant des structures rationnelles.
J’attache une importance primordiale à ces questions – et c’est ce qui me distingue de Phèdre. Il ne s’intéressait pas vraiment à cette recherche d’une fusion entre les deux mondes classique et romantique. Il cherchait son fantôme et, dans la quêté de ce fantôme, poussait toujours plus avant la réflexion sur le sens de la Qualité, ce qui le rapprochait de son but final. Je me distingue de lui dans la mesure où je ne cherche pas à atteindre ce but. Lui, il s’est contenté de traverser un certain territoire, et de le défricher. Je veux m’y installer, le cultiver, essayer d’y faire pousser des fruits.
Il me semble qu’une notion qui permet de séparer nettement le classique et le romantique, le technique et l’humaniste, devrait permettre aussi de retrouver une nouvelle unité. Une véritable compréhension de ce qu’est la Qualité n’est pas au service du Système – pas plus qu’elle ne permet de le détruire ou de le fuir. Elle permet de le dominer, de l’apprivoiser et de l’utiliser pour le bien personnel de chaque individu, tout en laissant à chacun la liberté d’accomplir sa destinée profonde.
Maintenant, nous sommes assez haut, nous découvrons de toutes parts le paysage. Et il nous est facile d’évaluer le chemin parcouru.
Nous faisons une pause. Chris a l’air de meilleure humeur, mais j’ai peur qu’il ne soit repris par l’envie de jouer les champions.
— Regarde tout ce qu’on a fait comme chemin ! dit-il avec enthousiasme.
— Il nous en reste encore plus à faire.
Chris pousse des cris, jette des cailloux dans le vide aussi loin qu’il le peut. Il commence à faire le malin, j’accélère un peu la cadence. Il se calme, et nous poursuivons l’ascension.
Vers trois heures de l’après-midi, mes jambes commencent à flancher. Il est temps de s’arrêter. Je ne me sens pas très en forme. Si l’on va au-delà de ses forces, on risque de se raidir les muscles et, le lendemain, c’est l’enfer.
Nous atteignons un replat, une sorte de grosse bosse au flanc de la montagne. J’annonce à Chris que ce sera assez pour aujourd’hui. Il a l’air satisfait, et plein d’entrain. Il a fait quelques progrès, sans doute.
Je ferais volontiers un petit somme, mais des nuages s’amoncellent dans le fond de la gorge et cachent déjà le versant opposé. Il risque de pleuvoir bientôt.
J’ouvre les sacs, j’en sors les toiles de tente, les agrafe l’une à l’autre. Je tends une corde entre deux arbres, et j’y suspends la bâche. Avec la machette, je taille des piquets que j’enfonce dans le sol, et je creuse tout autour de la tente un petit fossé pour l’écoulement de l’eau de pluie. Nous avons à peine fini de ranger tout notre matériel que la pluie commence à tomber.
Chris est ravi. Allongés sur les sacs de couchage, nous regardons tomber la pluie, écoutons son martèlement sur la toile. La forêt est tout embrumée, ce qui nous incite à la contemplation. Les feuilles des arbustes tressaillent sous l’averse, et nous tressaillons nous-mêmes un peu quand le tonnerre éclate. Mais nous sommes heureux d’être au sec, au milieu de ce déluge.
Je finis par prendre dans mon sac le livre de Thoreau. Sous la grise lumière de la pluie, j’ai du mal à y déchiffrer les quelques lignes, que je lis à Chris à haute voix. D’habitude, il me bombarde de questions, je lui réponds longuement, et je passe au paragraphe suivant.
Au bout d’une demi-heure, je m’aperçois, surpris et déçu, que Thoreau, ce soir, ne passe pas. La structure de son langage ne cadre pas avec la forêt de montagne. Chris s’ennuie et moi aussi. J’ai l’impression que cette lecture est trop sage, et un peu étouffante. Jamais cette idée ne m’était venue à propos de Thoreau, mais c’est un fait. Il se réfère à une autre situation, à une autre époque, où l’on commençait à peine à découvrir le fléau de la technologie. Ce n’est pas à nous qu’il s’adresse. À regret, je ferme le bouquin, et nous nous replongeons dans le silence et la méditation. Il n’y a plus que Chris et moi, la forêt et la pluie. Aucun livre ne pourrait plus nous guider.
Les quarts d’aluminium que nous avons posés devant la tente se remplissent d’eau de pluie. Dès qu’ils sont pleins, nous les vidons dans une gamelle, nous y ajoutons des cubes de bouillon de poulet et nous faisons chauffer notre potage sur le réchaud à alcool. Tout paraît exquis après une rude journée d’escalade.
— J’aime mieux camper avec toi qu’avec les Sutherland, s’exclame Chris, tout à coup.
— Tu ne peux pas comparer !
Dès que nous avons fini le bouillon, je sors une boîte de porc aux haricots, que je vide dans la gamelle. Cela ne chauffe pas très vite, mais nous ne sommes pas pressés.
— Hum ! Ça sent bon ! dit Chris.
La pluie s’est calmée.
— Je crois qu’il y aura du soleil demain.
Nous nous passons la gamelle, et nous mangeons quelques bouchées à tour de rôle.
— Papa, à quoi tu penses tout le temps ? Tu es tout le temps en train de penser.
— À toutes sortes de choses.
— Mais à quoi ?
— Oh ! À la pluie, par exemple. Aux problèmes qu’on peut avoir, à des choses en général.
— Mais quelles choses ?
— Ce que sera ta vie, quand tu seras plus grand.
Ça l’intéresse, et il insiste.
— Ça sera quoi, ma vie ?
Je décèle une lueur d’individualisme dans ses yeux et je laisse ma réponse dans le vague :
— Je ne sais pas. Justement, c’est à ça que je pense.
— Tu crois qu’on arrivera en haut de la gorge, demain ?
— Oui. On n’est plus très loin du sommet, maintenant.
— Demain matin ?
— Oui, je crois.
Il ne tarde pas à s’endormir. Le vent humide de la nuit descend de la crête et soupire dans les branches des pins. Un des pans de la tente claque. Je me lève pour aller le tendre. Je marche un moment dans l’herbe spongieuse. Puis je reviens me glisser sous la tente, j’attends le sommeil.