XV

Pendant deux jours, avec John et Sylvia, nous flânons, nous bavardons, nous nous baladons à moto. Nous visitons notamment une ville fantôme, construite autour d’une mine abandonnée. Puis vient l’instant où nos compagnons de route doivent s’en retourner. Pour la dernière fois, en revenant du canyon, nous descendons ensemble sur Bozeman, tous les quatre…

Sylvia, devant nous, s’est déjà retournée trois fois. Elle se fait trop de soucis pour nous. Depuis notre arrivée, elle est restée très silencieuse. Hier, elle m’a lancé un regard, chargé d’inquiétude, presque de crainte.

Nous nous arrêtons dans un bar pour la dernière tournée de bière, et pour discuter avec John de son itinéraire de retour. Puis nous échangeons des banalités sur les bons moments que nous avons passés ensemble. Nous nous promettons de nous retrouver bientôt – et, tout à coup, cela nous attriste de parler ainsi, comme si nous n’étions que de vagues connaissances.

Dans la rue, au moment du départ, Sylvia se tourne une dernière fois vers nous, et nous dit, après un petit moment de silence :

— Je suis sûre que tout ira bien pour vous. Il n’y a pas de raison de s’inquiéter.

— Mais oui, bien sûr.

De nouveau, ce regard effrayé.

John a déjà mis sa machine en marche. Il attend.

« Tu as raison, Sylvia. Tout ira bien. »

Elle se retourne, s’installe sur la moto.

« À bientôt ! » dis-je encore.

Elle nous jette un dernier regard, mais qui, cette fois, n’exprime vraiment rien. John démarre. Un dernier signe de Sylvia, du bout de la main, comme au cinéma, auquel Chris et moi répondons longuement. La moto se perd au milieu des voitures, venues de tous les États, et je reste un long moment à la suivre des yeux.

Chris et moi, nous échangeons un regard mélancolique. Mais nous ne commentons pas.

Nous allons nous asseoir dans le parc de la ville, sur un banc qui porte l’inscription : Réservé aux vieux citoyens de Bozeman. Puis nous allons déjeuner. Ensuite, dans une station-service, je fais changer mon pneu arrière et remplacer le cliquet de la chaîne. La pièce qu’on me propose s’adapte mal et il faut la retravailler un peu. En attendant, nous repartons faire un tour, à l’écart de la grand-rue. Nous découvrons une petite église et nous nous installons sur la pelouse qui l’entoure. Chris s’allonge sur le gazon et se protège les yeux avec sa veste.

« Fatigué ?

— Non. »

Des ondes de chaleur vibrent dans l’air jusqu’au pied des montagnes, là-bas, vers le nord. Un gros insecte aux ailes transparentes, fuyant la chaleur, vient se poser sur un brin d’herbe. Je le regarde replier ses ailes, je me sens de plus en plus paresseux. Je m’allonge à mon tour, pour essayer de dormir. Mais un soudain besoin d’agitation s’empare de moi, et je me redresse.

— Si on marchait encore un peu ?

— Où ça ?

— Allons vers le collège.

— D’accord.

Nous marchons à l’ombre des arbres. Les trottoirs sont lisses, les maisons sont claires. Les rues de Bozeman font renaître en moi mille souvenirs inattendus. Tant de fois, il a parcouru ces rues. Il préparait ses cours en marchant, à la façon des philosophes antiques, et les rues de Bozeman lui servaient d’académie.

On l’avait fait venir ici pour enseigner la rhétorique. En fait, il donnait des cours de rédaction technique et quelques heures d’anglais.

— Tu te souviens de cette rue, Chris ?

Chris regarde tout autour de lui.

— Oui, on allait là, pour te chercher en voiture. Tu vois, cette maison, là-bas, avec son drôle de toit, je m’en souvenais. Celui qui te voyait le premier, il avait gagné. Puis on s’arrêtait, et tu montais derrière, et tu ne voulais même pas nous parler.

— Parce que je réfléchissais.

— C’est ce que maman expliquait.

C’est vrai, qu’il réfléchissait. La charge écrasante de l’enseignement lui était déjà assez pénible, mais le pire, pour lui, c’est qu’il était chargé d’enseigner la matière la moins précise, la moins analytique, de toutes celles qu’on cultive dans le Temple de la Raison. Pour son esprit méthodique, habitué au travail de laboratoire, la rhétorique est vraiment décourageante. C’est une immense mer des Sargasses de logique stagnante.

Qu’est-on censé faire, en première année de rhétorique ? Étudier un texte quelconque en prose, essai ou nouvelle, et démonter les procédés utilisés par l’auteur pour produire tel ou tel effet. Après quoi, on demande aux étudiants de rédiger, sur ce modèle, un essai ou une nouvelle analogue, pour voir s’ils parviennent à utiliser les mêmes procédés.

Il avait fait de son mieux, mais cela ne rendait pas. Ses étudiants ne lui donnaient que de pâles et lointaines copies de l’original. Le plus souvent, dans un style de moins en moins adroit. On aurait dit que toutes les règles qu’il essayait honnêtement de découvrir avec eux comportaient tant d’exceptions, de contradictions, de limitations et d’obscurités qu’il eût été préférable de ne jamais découvrir la règle.

Il y avait toujours un étudiant pour demander comment appliquer la règle, dans telle circonstance particulière. Phèdre avait alors le choix : ou il essayait d’inventer une explication truquée ; ou il avait le courage de ne pas cacher ce qu’il pensait : que la règle était toujours plaquée, après coup, sur le texte ; que jamais elle ne préexistait à l’élaboration de l’œuvre. Il était de plus en plus convaincu que les écrivains travaillaient sans suivre aucune règle ; qu’ils avançaient de phrase en phrase, guidés par leur instinct ; que parfois ils revenaient en arrière pour juger de l’effet produit, pour opérer ici ou là, éventuellement, des modifications. Certaines œuvres semblaient plus systématiquement préméditées, mais ce n’était qu’une apparence. Selon l’expression de Gertrude Stein, il y avait du sirop, mais ça ne coulait pas bien ! Alors, comment faire pour enseigner une technique qui n’existe pas ? C’était un cul-de-sac. Il se contentait donc de prendre le texte, et de le commenter comme cela venait. Il espérait que les étudiants en tireraient quelque chose. Mais cela ne le satisfaisait pas.

 

Le voilà devant nous. Je me crispe, mon estomac se contracte, et nous continuons à avancer.

— Tu te rappelles ce bâtiment ?

— C’est là que tu étais prof… Qu’est-ce qu’on va y faire ?

— Je ne sais pas. J’avais envie de le revoir.

Il n’y a pas grand monde autour du collège. C’est l’époque creuse des cours d’été. Au-dessus de la façade de brique sombre, de gros pignons de forme biscornue. Une belle construction, la seule qui paraisse avoir sa place ici. Un vieil escalier de pierre conduit au portail. Ses marches ont été creusées par des millions de pas.

— Pourquoi on rentre ?

— Chut ! Ne dis rien.

Je pousse la grande et lourde porte d’entrée, je gravis un autre escalier, de bois celui-ci, mais tout aussi usé, ciré et frotté pendant des dizaines d’années, et imprégné d’une odeur de cire. Les marches craquent sous nos pas.

Je m’arrête à mi-chemin et je tends l’oreille. Pas un bruit.

— Qu’est-ce qu’on fait ici ? chuchote Chris.

Je ne réponds pas. J’entends une voiture qui passe dans la rue.

« Je ne veux pas rester. J’ai peur.

— Eh bien, sors, si tu veux.

— Viens avec moi.

— Tout à l’heure.

— Non. Tout de suite. »

Il me regarde et voit que je suis décidé à rester. Il a l’air si terrifié que je suis sur le point de me laisser fléchir. Mais, brusquement, il change de visage, tourne sur ses talons et dévale l’escalier. Il sort avant que j’aie le temps de le suivre.

La lourde porte se referme derrière lui. Je reste seul. Je guette les bruits… Les bruits de quoi ? de qui ?… de lui ?… Je reste longtemps à écouter.

Les planches du couloir craquent sous mes pas de manière sinistre – et une pensée également sinistre me vient : c’est le bruit même de ses pas. Ici, lui est réel – et moi, je ne suis que son fantôme. Sur la poignée de la porte d’une salle de cours, je vois sa main se poser un instant, puis tourner lentement et ouvrir.

La salle attend, semblable à son image, comme si elle l’attendait, lui. Et c’est bien lui qu’elle attend. Il est là. Il voit par mes yeux. Tout lui saute au visage, et les souvenirs crépitent.

De chaque côté de la salle, les longs tableaux noirs sont tout écaillés, comme ils l’étaient autrefois. Il n’y avait jamais assez de craie, juste quelques morceaux cassés, dans la petite auge. Derrière les fenêtres, les mêmes montagnes, immuables, telles qu’il les contemplait, pendant que ses étudiants rédigeaient leur copie. Il s’asseyait souvent près du radiateur, un morceau de craie à la main, et regardait les montagnes, interrompu de temps à autre par un élève.

— Pardon, Monsieur, est-ce qu’il faut… ?

Il se retournait et répondait. Il se sentait alors parfaitement conforme à lui-même. Ici, il était à sa place – tel qu’il était, et non tel qu’il aurait dû – ou pu – être. Dans un lieu d’écoute privilégié. Il se donnait entièrement. Cette unique salle, c’étaient des milliers de salles, qui changeaient au rythme des orages et des chutes de neige, et de l’ombre des nuages sur les montagnes ; qui changeaient d’heure en heure, au rythme des étudiants. Les cours ne se ressemblaient jamais, et chaque heure nouvelle apportait son mystère…

J’ai perdu le sens du temps. J’entends soudain un bruit de pas dans le couloir, qui se rapproche et s’arrête devant la salle. La poignée de la porte tourne, la porte s’ouvre, une femme passe la tête. Elle a un visage agressif, comme si elle voulait surprendre quelqu’un ici. Elle doit approcher de la trentaine et n’est pas bien jolie.

— Il me semblait bien que j’avais vu quelqu’un, dit-elle.

Elle a l’air étonnée.

Elle s’approche de moi. Elle me dévisage Son agressivité se change en stupéfaction.

« Mon Dieu ! C’est vous ? »

Je ne la reconnais absolument pas. Rien. Le vide. Elle prononce mon nom. Oui. C’est bien moi.

« Vous êtes revenu ?

— Pour quelques minutes. »

Elle continue à me dévisager, au point que cela devient gênant. Elle finit par s’en rendre compte, et me demande :

— Je peux m’asseoir un moment ?

Sa timidité me donne à penser qu’elle a dû être de ses étudiants.

Elle s’assied au premier rang. Sa main, qui ne porte pas d’alliance, est agitée de tremblements. Je suis vraiment un fantôme. C’est elle, maintenant, qui est gênée.

« Vous êtes ici pour quelque temps ?… Enfin, je vous demande ça…

— Je suis venu pour quelques jours chez Bob De Weese. Et après, je compte aller vers la côte Ouest. J’avais un moment à perdre en ville, et j’ai eu l’idée d’aller voir si le collège avait changé.

— Oh, dit-elle, vous avez bien fait… Ça a changé… Nous avons tous beaucoup changé depuis que vous êtes parti… »

Elle s’interrompt un instant.

« On nous a dit que vous étiez à l’hôpital…

— Oui. »

Un nouveau silence embarrassant. Si elle ne dit plus rien, c’est parce qu’elle sait pourquoi j’étais à l’hôpital. Elle hésite, cherche quelque chose à dire, la situation devient difficile à supporter.

— Vous enseignez où ? finit-elle par demander.

— Je n’enseigne plus. C’est terminé.

— Comment ? fait-elle, avec incrédulité.

Elle me regarde avec une totale incompréhension, comme pour s’assurer qu’elle parle bien à celui qu’elle pense.

« Ce n’est pas possible.

— Mais si, je vous le dis. »

Elle hoche la tête sans y croire.

— Pas vous !

— Si.

— Mais pourquoi ?

— Tout cela est fini pour moi. Je m’occupe d’autre chose.

Je me demande toujours qui elle peut bien être – et elle a l’air toujours aussi ahurie.

— Mais c’est…

Elle n’arrive pas à finir sa phrase. Elle essaie autrement.

« Vous êtes complètement…

Elle ne s’en sort pas mieux.

Elle allait dire : complètement fou. J’en suis sûr. Mais, par deux fois, elle s’est rattrapée. Elle se mord les lèvres et prend un air pincé. J’essaierais bien de l’aider, mais je ne vois pas quoi lui dire.

Je cherche à lui faire comprendre que je ne la reconnais pas, mais elle se lève brusquement.

« Il faut que je m’en aille. »

Elle a dû se rendre compte que je ne savais pas qui elle était. Elle s’avance jusqu’à la porte, me lance un rapide « Au revoir » sur un ton de politesse contrainte ; la porte se referme et ses pas s’éloignent dans le couloir, avec un bruit de fuite.

La porte extérieure du bâtiment claque à son tour, et la salle de classe retrouve son calme, troublé seulement par cette sorte de vibration psychique qu’elle a laissée derrière elle. L’atmosphère en est complètement modifiée. Le sillage de cette présence intempestive a détruit ce que j’étais venu chercher ici.

Bon, me dis-je en me relevant, je suis content d’être revenu ici, mais je n’y remettrai jamais les pieds. Je préfère m’occuper des motos – et il y en a une qui m’attend.

En me dirigeant vers la sortie, je ne puis cependant m’empêcher d’ouvrir une autre porte. Et là, sur le mur, ce que je vois me fait frissonner.

C’est un tableau. Je n’en avais aucun souvenir, mais je sais maintenant que c’est lui qui l’avait acheté, et qui l’avait accroché là. Je sais que ce n’est pas vraiment une peinture, mais une reproduction qu’il avait commandée à New York. De Weese avait critiqué cet achat : pour lui, une reproduction n’est pas une œuvre d’art. À l’époque, Phèdre ne comprenait pas cette attitude. Ce tableau, L’Église des minorités par Feininger, lui plaisait pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’art. Il représente une sorte de cathédrale gothique, composée de lignes géométriques, de plans, de couleurs, de contrastes, qui évoquaient pour lui l’image qu’il se faisait du Temple de la Raison. C’est pour cela qu’il l’avait choisi. Tout me revient en mémoire. C’était son bureau. Merveille ! Voilà la pièce que j’étais venu chercher.

Dans cette pièce, une avalanche de souvenirs me tombe dessus, libérés par le choc que m’a causé le tableau de Feininger. Il est éclairé par une petite lucarne, ouverte dans le mur d’en face, qui, je me le rappelle, lui permettait de regarder la vallée et le massif de Madison, d’observer la naissance des orages.

Et en regardant cette même vallée, par cette même ouverture… ah ! soudain… tout est clair, c’est là que tout a commencé… La folie. Ici même ! À cet endroit !

Cette autre porte ouvre sur le bureau de Sarah. Sarah ! Tout revient ! Elle trottinait avec son arrosoir, traversant mon bureau, pour se rendre dans le sien. Elle lui lançait au passage, sur le ton chantant et un peu affecté d’une vieille dame retraitée qui va arroser ses plantes :

— J’espère que vous parlez à vos étudiants de la Qualité.

C’est à ce moment précis que tout s’est déclenché. Le germe de cristal.

Un souvenir puissant me revient. Le laboratoire. La chimie organique. Il travaillait sur une solution hautement saturée, quand un phénomène analogue se produisit.

Dans une solution hautement saturée, le point de saturation, c’est le point à partir duquel toute dissolution devient impossible. Cela arrive quelquefois : plus on augmente la température de la solution, plus le point de saturation s’élève. Quand on dissout un produit à haute température, et qu’on laisse refroidir la solution, il arrive que le corps en question ne se cristallise pas, parce que les molécules s’y refusent. Il leur faut un agent extérieur qui déclenchera le processus. Un germe de cristal, ou un grain de poussière, ou même simplement un léger coup frappé sur l’éprouvette…

Phèdre se préparait à aller mettre sa solution à refroidir sous le robinet, dans l’évier, quand il vit une étoile cristalline apparaître et se développer soudain, lumineuse, jusqu’à remplir l’éprouvette. Où il n’y avait qu’un liquide transparent, il découvrit une masse compacte, si compacte qu’il pouvait retourner le récipient sans qu’il en tombe rien.

Cette simple phrase : « J’espère que vous parlez à vos étudiants de la Qualité », avait joué le même rôle dans son esprit. Autour d’elle, en l’espace de quelques mois, s’était formée une structure mentale, comme par magie ; géante, compacte, complexe, et qui grandissait si vite qu’on pouvait presque la voir.

Je ne sais pas ce qu’il avait répondu à cette phrase. Peut-être n’y avait-il même pas répondu. Plusieurs fois par jour, Sarah au cours de ses petites pérégrinations passait derrière son fauteuil. Elle s’arrêtait parfois pour s’excuser de le déranger, ou pour lui raconter les derniers potins. Il en avait pris l’habitude, cela faisait partie de sa vie, cela meublait les heures qu’il passait dans ce bureau. Je sais que, une autre fois, elle lui avait demandé :

« Est-ce que vous allez leur parler vraiment de la Qualité, au cours de ce trimestre ? »

Il avait levé le nez au-dessus de ses papiers, et lui avait répondu : « Assurément. » Elle était repartie en trottinant. Il préparait, à ce moment-là, une nouvelle série de cours, et cela le plongeait dans l’abattement.

Ce qui le déprimait, c’est que le texte qu’il s’apprêtait à étudier était l’une des œuvres les plus pertinentes qu’on ait jamais écrites sur la rhétorique. Pourtant, il ne l’aimait pas. De plus, les auteurs en étaient des collègues. Il en avait discuté avec eux : sur le plan purement logique, il leur donnait raison, mais leurs analyses ne lui paraissaient pas satisfaisantes.

L’ouvrage reposait sur le postulat que, s’il convient d’enseigner la rhétorique au niveau universitaire, il faut la considérer comme une branche de la philosophie, et non comme un art mystique. L’accent y était mis sur la nécessaire maîtrise des fondements rationnels de la communication. Il fallait commencer par la logique élémentaire, donc la théorie de la réponse aux stimuli, et progresser sur cette base pour comprendre enfin ce que peut être la genèse d’un essai.

Au cours de sa première année d’enseignement, Phèdre avait appliqué sans trop de mal ce canevas. Il en percevait les failles, mais elles ne se situaient pas au niveau de la pédagogie rationnelle. Elles se situaient au niveau de la rationalité elle-même, ce vieux fantôme qui le poursuivait en rêve, qui l’obsédait depuis tant d’années. Il n’avait pas de solution à proposer, mais il sentait qu’aucun écrivain n’avait jamais appris à écrire en recourant à de semblables procédés, méthodiques et chiffrés. C’était pourtant là tout ce que la rationalité avait à proposer. Toute autre explication tombait dans l’irrationnel. Or, s’il avait une mission précise dans ce Temple de la Raison, c’était bien de défendre la raison, justement. Quelques jours plus tard, Sarah l’aborda de nouveau. – Je suis si heureuse que vous ayez inscrit la Qualité à votre programme. Il y a si peu de gens qui s’en préoccupent, de nos jours.

— Moi, je le ferai. Je suis absolument décidé à traiter ce sujet.

— Très bien, fit-elle, et elle tourna les talons.

Il se replongea dans ses papiers, mais, très vite, il se remit à penser à l’obsession de la vieille dame. De quoi diable voulait-elle parler ? Bien sûr, il allait parler de la Qualité ! Et qui n’en parlait pas ?

Un autre aspect de la rhétorique qui le déprimait, c’était son côté normatif, qu’on avait officiellement éliminé, mais qui restait bien vivace. C’était la fameuse loi du : trois fautes de grammaire = un coup de règle sur les doigts. Une orthographe correcte, une ponctuation correcte, une syntaxe correcte – ou tu seras corrigé. Des centaines de petites règles mesquines à l’usage de professeurs mesquins. Impossible de retenir ces vétilles et, en même temps, de se concentrer sur ce qu’on écrit. Le manuel du savoir-vivre, adapté à la grammaire, sans aucun souci de gentillesse ni d’humanité, dans le seul désir de former de petits messieurs bien élevés et de petites dames également bien élevées. Les messieurs et les dames se tiennent bien à table et respectent les règles de la grammaire. Eh quoi ! ils appartiennent aux classes supérieures de la société.

Dans le Montana, cela ne se passait pas tout à fait de cette façon. Les belles manières vous faisaient passer pour un crétin prétentieux des États de l’Est. On demandait aux professeurs un minimum de rhétorique normative, mais, comme tous les autres, Phèdre évitait scrupuleusement d’aller au-delà des exigences du collège.

Cette notion de Qualité lui trottait dans la tête. La question de Sarah avait quelque chose d’irritant, d’exaspérant. Il continuait à y penser, puis regardait par la fenêtre, puis revenait à ses réflexions. La qualité ?

Quatre heures plus tard, il était toujours là, les pieds sur le rebord de la fenêtre, les yeux perdus dans le ciel obscurci. Le téléphone sonna. C’était sa femme qui se demandait ce qui lui arrivait. Il lui promit de rentrer au plus vite, mais il oublia aussitôt sa promesse – et tout le reste. À trois heures du matin, il s’avoua, épuisé, qu’il ne savait toujours pas ce qu’était la Qualité. Il ramassa sa serviette et rentra chez lui.

La plupart des gens auraient renoncé à élucider le problème – ou l’auraient laissé en suspens. Mais il était si abattu par cette impossibilité de transmettre les idées auxquelles il croyait qu’il en arrivait à ne plus se soucier d’autre chose. Quand il s’éveilla le lendemain matin, il retrouva le même problème, et au même point. Après trois heures de sommeil, il était si fatigué qu’il ne se sentait pas la force de faire son cours. Il n’avait même pas achevé de rédiger ses notes.

Il écrivit sur le tableau noir : « Rédigez un essai de trois cent cinquante mots sur la question suivante : Qu’est-ce que la Qualité, au niveau de la pensée et du style ? »

Il alla s’asseoir à côté du radiateur, se remit à réfléchir sur le sujet.

À la fin de l’heure, aucun élève n’avait terminé. Il autorisa les étudiants à emporter leur copie chez eux. Il ne devait pas les revoir avant deux jours, et ce délai lui permettrait, à lui aussi, de faire le tour de la question. Le lendemain, il rencontra certains de ses élèves qui déambulaient dans les couloirs entre deux cours. Ils lui lancèrent des regards de crainte et de colère : il se dit qu’ils devaient souffrir autant que lui.

La Qualité… Vous savez bien ce que c’est, et vous ne savez pas ce que c’est. Tout cela est contradictoire. Il y a des choses qui sont mieux que d’autres… donc, elles ont plus de qualité. Mais si on essaie de définir cette qualité, en la dissociant de l’objet qu’elle qualifie, pfutt !… tout fout le camp ! Plus rien à définir ! Mais si on ne peut pas définir la qualité, comment sait-on ce qu’elle est ? Comment sait-on qu’elle existe ? Et si personne ne sait ce que c’est, dans la pratique, elle n’existe pas… Et pourtant, dans la pratique, elle existe. Sur quel autre critère attribue-t-on les diplômes ? Si elle n’existait pas, pourquoi les gens dépenseraient-ils des millions pour l’acquérir ? Pourquoi jetteraient-ils à la poubelle ce qui en est dépourvu ? Il y a visiblement des choses qui valent mieux que d’autres. Mais qu’est-ce qui est mieux ? Et on tourne en rond, pris dans un engrenage de pensées, sans trouver de point d’ancrage. Bon Dieu, la Qualité, qu’est-ce que c’est ? Mais qu’est-ce que c’est donc ?