XXVI

Le froid me réveille. Par l’ouverture de mon sac de couchage, je vois le ciel sombre et gris. Je rentre la tête et ferme les yeux.

Un peu plus tard, je vois que le ciel s’est éclairci, mais il fait toujours froid. L’idée que ce ciel gris annonce la pluie me réveille. Bientôt, je me rends compte que ce n’est que le gris de l’aube. Il fait trop froid et il est trop tôt pour prendre la route. Je reste couché, je ne dormirai plus.

À travers les rayons de la roue de ma moto, j’aperçois Chris, couché sur sa table, entortillé dans son sac de couchage, et parfaitement immobile.

Ma machine veille sur moi, prête à démarrer, comme si elle avait passé toute la nuit à m’attendre.

Du gris, du noir, des chromes – et de la poussière. Toute la poussière de l’Idaho, du Montana, des deux Dakota et du Minnesota. Dressée de toute sa hauteur, elle a belle allure. Pas un accessoire inutile. Tout est fonctionnel.

Je crois que je ne la vendrai jamais. Aucune raison de la vendre. Ce n’est pas comme une voiture, dont la carrosserie rouille en quelques années. Une moto, il suffit de bien l’entretenir, de la faire réviser de temps à autre, et elle dure aussi longtemps que son propriétaire. Peut-être même plus longtemps. La Qualité. C’est elle qui nous a menés jusqu’ici sans problème.

 

Le soleil commence à éclairer le haut des pentes au-dessus du vallon où nous sommes installés. Un filet de brouillard flotte au-dessus du torrent. C’est un signe de chaleur.

Je m’extirpe de mon sac de couchage, enfile mes chaussures, range tout ce que je peux ranger sans réveiller Chris. Puis je m’approche de la table de pique-nique et secoue mon garçon.

Il ne réagit pas. Je jette un dernier regard sur notre campement. Tout est en ordre. Il ne me reste vraiment plus rien à faire – sinon réveiller Chris. J’hésite, mais, excité par l’air vif du matin, je finis par hurler : Debout !

Chris se dresse brusquement, les yeux grands ouverts.

J’essaie d’arranger les choses en entonnant le premier quatrain des Rubayat d’Omar Khayyâm. La colline prend des couleurs de désert persan. Mais Chris ne comprend vraiment pas de quoi diable je suis en train de parler. Il regarde le haut de la pente, puis tourne les yeux vers moi, d’un air complètement ahuri. Il faut être dans un certain état d’esprit pour accueillir, dès l’aube, un mauvais récital poétique. Surtout de poésie persane.

Et nous revoilà sur la route en lacets. Nous nous faufilons dans une vaste gorge, entre d’immenses parois blanches. Le vent est glacial. La route émerge dans le soleil, et j’ai un peu plus chaud sous mon blouson et mon chandail. Mais nous rentrons bientôt dans l’ombre glacée de la gorge. L’air sec du désert ne retient pas la chaleur. J’ai les lèvres gercées et desséchées par le vent.

Nous traversons un barrage et quittons le canyon. Nous sommes maintenant sur un plateau semi-désertique. C’est l’Oregon. Le paysage me rappelle le Rajasthan du Nord, en Inde, où ce n’est pas tout à fait le désert, où poussent de l’herbe et des genévriers, mais où l’on ne rencontre aucune culture, sauf dans les vallées un peu mieux irriguées.

Les quatrains d’Omar continuent à chanter dans ma tête :

 

Dispersé, clairsemé sur une bande herbeuse,

Entre les terres arides et les terres fertiles

Nul ne connaît les noms d’esclave et de sultan

Plaignons le sultan Mahmoud en son palais…

 

Ces vers évoquent pour moi les ruines de l’ancien palais du Moghol, aux limites du désert. Du coin de l’œil, il pouvait voir un églantier :

 

Au premier mois d’été, fleurit la rose…

 

Comment est-ce déjà ? J’ai oublié. En fait, je n’aime pas ces poèmes. Depuis le début du voyage, et surtout depuis Bozeman, j’ai remarqué que ces fragments font de moins en moins partie de sa mémoire – et de plus en plus de la mienne… Je ne sais pas très bien ce que ça veut dire… Je pense… Non, je ne sais pas.

Il doit y avoir un nom géographique pour ce genre de semi-désert. Mais je n’arrive pas à le retrouver.

Personne sur la route, sauf nous.

Chris me braille aux oreilles qu’il a encore la diarrhée. Je quitte la route et m’arrête au bord d’un ruisseau. Il a de nouveau son air gêné, mais je le rassure : nous ne sommes pas pressés. Je lui passe un slip propre, un rouleau de papier hygiénique, un morceau de savon. Je lui recommande de se laver soigneusement les mains quand il aura fini.

Je m’assieds sur un rocher, me sens plutôt bien.

 

Chaque matin, dis-tu, fait naître mille roses,

Mais la rose d’hier, où s’en est-elle allée ?…

Au premier mois d’été, fleurit la rose,

Jamshyd et Kaikobad à leur tour tomberont…

 

Et ainsi de suite…

 

Laissons là Omar et revenons au Chautauqua. La solution d’Omar, c’est de rester assis à boire du vin et à pleurer sur le temps qui passe. En comparaison, le Chautauqua m’apparaît vraiment stimulant. Celui d’aujourd’hui surtout, où je vais parler du zèle.

 

Chris revient vers moi, le visage joyeux.

 

J’aime ce mot « zèle ». Il est à la fois familier et désuet, si démodé qu’il semble réclamer un ami, un défenseur, sans en rejeter aucun. C’est un vieux mot, qui semble aujourd’hui hors d’usage. Je l’aime, parce qu’il décrit exactement les sentiments qu’on éprouve en découvrant la Qualité.

Les Grecs parlaient de l’enthousiasmos – ce qui signifie littéralement : « Plein de théos. » De Dieu, ou de la Qualité. Vous voyez ce que je veux dire.

Quand on est rempli de zèle, on ne reste pas assis à ruminer ses pensées. On se tient à la pointe extrême de la conscience, aux aguets, et prêt à l’action.

 

— Je me sens mieux maintenant, annonce Chris en me rejoignant.

— Tant mieux.

Je range ses affaires de toilette et son linge mouillé dans un coin de la sacoche, un peu à l’écart. Nous repartons.

 

Le zèle vous envahit lorsque vous êtes resté assez longtemps en paix, et que vous arrivez à voir, à entendre, à sentir l’univers dans sa réalité – et non plus seulement vos propres idées sur l’univers. Cela n’a rien d’ésotérique – et c’est pourquoi j’aime ce mot.

C’est un état d’esprit qui anime souvent les pêcheurs, après une longue partie de pêche. Ils sont souvent un peu sur la défensive, à l’idée d’avoir passé tant de temps à ne rien faire, parce qu’ils n’arrivent pas à justifier ce qu’ils ont fait, de façon rationnelle. Mais le pêcheur, une fois rentré chez lui, se sent animé d’un zèle tout particulier pour ces mêmes activités dont il avait le dégoût quelques semaines auparavant ! Il n’a donc pas perdu son temps.

Quand on a l’intention de réparer une motocyclette, il y a un ingrédient indispensable : le zèle. Et il en faut une bonne dose. Sans zèle, vous pouvez ramasser tous vos outils et les ranger dans le placard, ils ne vous serviront à rien.

Le zèle est le carburant physique qui fait marcher la machine. Si vous en manquez, pas moyen de réparer votre moto. Si vous en avez, si vous le conservez, rien ne saurait vous empêcher d’aller au bout de votre tâche.

Grâce au zèle, vous pouvez résoudre l’un des problèmes de ce Chautauqua : celui qui consiste à dépasser le stade des généralités. Si je me lance dans le détail de la mécanique motomobile, il y a toutes les chances que mon Chautauqua ne s’adapte ni à la marque, ni au modèle de votre motocyclette. Les informations que je serai amené à fournir se révéleront inutiles et même néfastes, puisque les directives données pour l’entretien de telle machine peuvent être fatales à telle autre. Pour disposer d’instructions détaillées, à un niveau objectif, il est préférable d’utiliser un manuel spécialisé, consacré à votre propre machine. Pour en combler les lacunes, vous pouvez aussi utiliser un manuel technique général.

Mais il existe des instructions détaillées que ne donne aucun manuel, valables pour toutes les machines, et que je peux donner ici. Ce sont les instructions touchant à l’importance de la Qualité, à l’importance du zèle dans les relations entre le mécanicien et la machine – relations aussi complexes que la machine elle-même. Dans le processus de réparation d’une motocyclette, des incidents surviennent toujours, qui font baisser le niveau de la qualité. Cela va d’une petite coupure au doigt à la destruction totale d’une pièce irremplaçable. Il y a de quoi vous vider de votre zèle, détruire votre enthousiasme, et vous plonger dans un tel découragement que vous avez envie de tout laisser tomber. J’appelle ces incidents des « anti-zèle ».

Il y a des centaines d’espèces différentes d’anti-zèle, des milliers peut-être – et je n’ai aucun moyen d’imaginer tous ceux que je ne connais pas. On dirait que j’ai été victime de tous les anti-zèle possibles. Ce qui m’empêche de me faire des illusions, c’est qu’à chaque nouvelle panne j’en découvre de nouveaux. L’entretien des motocyclettes engendre la frustration, la colère, la rage. Cela fait aussi son charme.

Bientôt Baker. Nous traversons une région plus humide, et des terres plus fertiles.

 

Je voudrais dresser le catalogue des anti-zèle les plus extraordinaires que j’aie connus. Je voudrais fonder un Institut national d’étude des anti-zèle, qui se consacrerait à les classer par catégories et par genres, qui les hiérarchiserait et qui, pour l’édification des générations futures et le bien de l’humanité entière, définirait l’ensemble des relations qui les régissent.

Je rêve de trouver un jour dans le catalogue des bibliothèques universitaires la mention de cet ouvrage : Zélologie 101 – Étude des blocages affectifs, cognitifs et psychomoteurs dans la perception des relations de Qualité – 3 cr, VII, MWF.

Traditionnellement, dans le domaine de l’entretien des motocyclettes, on considère que le zèle est une qualité innée, ou acquise à la suite d’une bonne éducation. De toute façon, on est zélé, ou on ne l’est pas. On ne sait rien sur la façon d’acquérir du zèle. Peut-être le manque de zèle est-il une maladie incurable.

Dans la conception non dualiste de l’entretien des motocyclettes, le zèle n’est jamais définitivement acquis. C’est une donnée variable, un réservoir de bonne humeur, qu’on peut remplir ou vider à son gré, puisqu’il résulte de la perception de la Qualité. On peut définir l’anti-zèle comme l’incident qui vous fait perdre de vue la Qualité. Et, par voie de conséquence, tout enthousiasme pour votre travail. D’après le caractère général de cette définition, on peut se douter que le sujet est vaste, et que je n’entreprendrai ici qu’une esquisse.

 

Autant que je puisse en juger, il existe deux catégories principales d’anti-zèle. Les premiers sont ceux qui vous écartent brutalement de la voie de la Qualité, à la suite de circonstances extérieures, et que j’appellerai les « revers ». Les seconds sont les conséquences de dispositions internes. Je n’ai pas de nom générique à leur donner. Je les appellerai peut-être les « nœuds ».

Parlons d’abord des revers. La première fois que vous vous attaquez à une tâche d’une certaine ampleur, vous avez l’impression que le revers le plus pénible, c’est de ne pas réussir à trouver la place d’une pièce indispensable. Cela se produit, en général, au moment où l’on s’imagine qu’on a presque fini le montage. Après des journées entières de travail, on a tout remis en place, et puis… Qu’est-ce que c’est que ça ? Une tige de support de la barre de connexion ! Comment ai-je pu l’oublier ? Nom de Dieu ! Il va falloir tout redémonter ! On a presque l’impression d’entendre le zèle se dégonfler… Rien à faire. Il faut tout reprendre à zéro… après une pause d’un mois, pour vous permettre de vous faire à cette idée pénible.

J’ai recours à deux techniques pour éviter ce type de revers. Je les utilise principalement quand je me lance dans un montage complexe, auquel je n’entends vraiment rien. J’ajoute ici, entre parenthèses, qu’il existe une école de pensée mécanique selon laquelle je ne devrais pas me lancer dans un montage complexe auquel je n’entends vraiment rien. Je devrais, soit acquérir une formation technique, soit laisser ce travail à un spécialiste. J’aimerais voir balayée de la surface de la Terre cette école élitiste et refermée sur elle-même. C’est un « spécialiste » qui m’a bousillé les ailettes du radiateur de ma machine. J’ai rédigé un certain nombre de manuels à l’usage des spécialistes des ordinateurs IBM, et je sais que ce qu’ils savent, à la fin de leur formation, ce n’est pas grand-chose. Vous êtes désavantagé quand vous vous lancez pour la première fois dans une réparation délicate, et cela risque de vous coûter cher (à cause des pièces que vous allez endommager), cela vous fera perdre un temps fou. Mais, la prochaine fois, vous aurez trois longueurs d’avance sur le spécialiste. Armé de votre zèle, vous avez appris le montage à la dure, et vous avez découvert les joies ineffables de la cénesthésithérapie.

La première technique que j’utilise pour lutter contre l’anti-zèle d’un mauvais montage, c’est d’avoir un carnet dans lequel je note l’ordre de démontage, en mentionnant chaque point particulier qui risque de me poser des problèmes au moment du remontage. Ce carnet devient vite un torchon maculé de graisse. Mais, bien souvent, un ou deux mots que j’avais notés sans y attacher d’importance m’ont épargné des heures de travail et évité bien des ennuis. On doit accorder une attention particulière à l’orientation des pièces, de gauche à droite, ou de haut en bas, et à la couleur des fils électriques. Si certaines pièces vous semblent usées, ou abîmées, ou mal ajustées, c’est le moment de le noter, de façon à pouvoir racheter d’un seul coup les pièces de rechange.

La deuxième technique pour éviter les anti-zèle du montage consiste à étaler des journaux sur le sol du garage et à y disposer successivement toutes les pièces, de gauche à droite et de haut en bas – et en évitant bien de se tromper de sens. De cette façon, quand on remonte son moteur, les petits écrous, les vis et autres goupilles, qui ne demandent qu’à échapper à votre vigilance, s’offrent d’eux-mêmes à vos doigts, au fur et à mesure des besoins. Néanmoins, même en prenant toutes ces précautions, il arrive que surviennent des erreurs de montage – et dans ce cas, il faut bien vérifier votre niveau de zèle. Attention à la force du désespoir, à cette espèce de hâte affolée où vous vous efforcez de retrouver votre zèle en rattrapant ce temps perdu ! Elle ne peut que susciter de nouvelles erreurs. Dès que vous vous apercevez qu’il va falloir à nouveau tout démonter, décidez immédiatement d’attendre jusqu’au mois suivant.

Il est important de savoir reconnaître les erreurs de montage dues à des lacunes dans les connaissances techniques. Il arrive souvent que toute l’opération se déroule selon la technique bien connue de l’erreur expérimentale : il faut tout démonter pour opérer une modification, puis tout remonter pour voir si cette modification a été déterminante. Dans ce cas, on ne peut pas parler de revers, car la connaissance ainsi acquise constitue un véritable progrès.

Si vous avez commis une simple faute d’étourderie bien bête, vous pouvez sauvegarder encore un peu de votre zèle en vous disant que le deuxième essai ira sûrement beaucoup plus vite que le premier. Vous avez inconsciemment retenu toutes sortes d’astuces techniques, que vous n’aurez plus à chercher.

 

Après Baker, nous passons un col, et dans la descente, retrouvons la forêt. Mais les arbres s’éclaircissent de plus en plus. Et bientôt, c’est de nouveau le désert.

 

Deuxième type de revers : l’échec intermittent. Le bidule que vous essayez de débloquer se débloque de lui-même, au moment même où vous allez y fourrer le nez. Les courts-circuits électriques jouent souvent à ce petit jeu. Ils se déclenchent généralement en pleine vitesse. À peine arrêté, vous constatez que tout est en ordre. Il devient impossible de réparer quoi que ce soit. La seule chose à faire, c’est de tout détraquer volontairement. Si vous n’y arrivez pas, passez l’éponge.

Ces échecs intermittents se transforment en anti-zèle quand ils vous donnent l’illusion que vous avez vraiment réparé. Il est toujours préférable d’attendre quelques dizaines de kilomètres avant d’arriver à une conclusion. Bien sûr, il est décourageant de voir la même panne se reproduire sans arrêt, mais dites-vous bien que votre situation n’est pas pire que celle de l’individu désarmé qui dépend des garagistes. Ces pannes sont un terrible anti-zèle pour le motard qui doit retourner sans cesse à l’atelier, sans jamais obtenir satisfaction. Vous pouvez, vous, les étudier à très long terme sur votre moto, ce qu’un mécanicien professionnel ne fera jamais. Il vous suffit de prévoir les outils nécessaires, au cas où la panne se produirait de nouveau, et de vous mettre au travail dès qu’elle se produit.

Quand ces phénomènes intermittents se produisent, essayez de les relier à d’autres bizarreries de votre moto. À quel moment le moteur fait-il des ratés ? Sur les bosses ? Dans les virages ? Quand vous accélérez ? Par grande chaleur ? Autant d’indices pour déceler des relations de cause à effet. Dans certains cas, mieux vaut vous résigner à partir à la pêche. Si pénible que soit cette situation, ce ne sera jamais aussi pénible que de devoir reconduire cinq fois de suite votre moto chez le même mécanicien. J’aurais assez envie de vous raconter en détail les plus belles pannes de ma vie, avec une description au coup par coup de chacun des dépannages. Mais c’est un peu comme les histoires de pêche : elles intéressent surtout le pêcheur, qui ne comprend pas très bien pourquoi tout le monde bâille, autour de lui. Lui, il s’amuse beaucoup.

Autre type d’anti-zèle d’origine extérieure : le problème des pièces de rechange. Ici le mécanicien amateur trouve mille raisons de désespérer. Quand il achète sa machine, il ne prévoit jamais l’achat de pièces de rechange. Il n’a pas envie de s’encombrer. Quant aux revendeurs, ils sont lents et, le plus souvent, démunis, principalement au printemps, lorsque tout un chacun part à la quête des pièces de rechange. Le prix exorbitant des pièces est aussi l’une des composantes de cet anti-zèle. C’est une politique industrielle bien connue de fixer un prix compétitif pour la moto elle-même, afin de retenir le client. Mais on se rattrape sur les pièces de rechange. Non seulement le prix de ces pièces est largement calculé, mais on vous applique un tarif spécial, parce que vous n’êtes pas mécanicien professionnel. Cet arrangement ingénieux permet aux garagistes de s’enrichir, en poussant au remplacement de toutes sortes de pièces inutiles.

Encore un écueil : la pièce ne colle pas. Il y a toujours des erreurs dans les catalogues. Les modifications de marques et de modèles sont troublantes. Des séries entières de pièces défectueuses passent au travers des contrôles de qualité (dans les usines, on les effectue avec la plus grande désinvolture). Certaines pièces sont produites par des entreprises sous-traitantes qui n’ont même pas accès aux normes de fabrication de l’usine mère. Parfois, c’est à l’usine même qu’on s’embrouille dans les modifications des modèles. Parfois encore, le revendeur avec lequel vous traitez note un faux numéro. Et souvent, c’est vous qui vous trompez. Mais l’anti-zèle est de taille : une fois rentré chez vous, vous constatez que la pièce que vous venez d’acheter ne s’adapte pas.

Pour se sortir de ce problème, on peut utiliser une combinaison de plusieurs techniques. D’abord, s’il y a plusieurs fournisseurs dans votre ville, choisissez celui dont le vendeur est le plus sympathique. Arrangez-vous pour l’appeler par son prénom. C’est souvent un ancien mécano, qui vous donnera des tas de tuyaux utiles.

Guettez les soldeurs et tentez le coup. Il y a parfois de bonnes affaires en perspective. Les grands magasins et les maisons de vente par correspondance disposent souvent des pièces les plus courantes, à des prix largement inférieurs à ceux des détaillants. Vous pouvez, par exemple, acheter votre chaîne à l’usine même, bien en dessous des prix gonflés du commerce spécialisé.

Emportez toujours la pièce usagée, pour éviter les erreurs. Emportez aussi un pied à coulisse, pour comparer les dimensions.

Finalement, si ce problème vous exaspère autant que moi, et si vous avez un peu d’argent à investir, vous pouvez vous lancer dans une activité fascinante : l’usinage de vos propres pièces. Je possède un tour de petite dimension, muni d’une série de mèches et de fraises, et tout l’équipement pour la soudure : soudure à l’arc, et soudure au gaz. Avec cet équipement, je peux restaurer n’importe quelle surface usée, avec un métal supérieur, et la ramener aux normes adéquates avec une meule à carbure. On ne peut s’imaginer, tant qu’on ne s’en est pas servi, tout ce qu’on peut faire avec cet équipement simple. Si vous ne pouvez pas réparer vous-même, vous pouvez fabriquer l’outil qui vous manque pour pouvoir réparer. C’est un long travail d’usiner une pièce, et il y a certaines pièces qu’il est impossible d’usiner soi-même, par exemple un coussinet à billes. Mais il est surprenant de découvrir comment on peut modifier le dessin d’une pièce : jusqu’à pouvoir l’usiner soi-même. Et ce travail n’est pas plus long, il est beaucoup moins décourageant que l’attente interminable d’une pièce qu’un revendeur dédaigneux a commandée à l’usine ! Loin de détruire votre zèle, ce travail le stimule. C’est une joie extraordinaire que de rouler sur une moto dont vous avez vous-même fabriqué certaines pièces.

 

Nous voilà dans un désert de sauge et de sable, et le moteur se met à crachoter. J’ouvre la réserve d’essence, tout en étudiant la carte. Nous faisons le plein à Unity, reprenons la route chaude et noire. Elle file entre les armoises.

 

Je viens donc d’énumérer les revers les plus fréquents : erreurs de montage, pannes intermittentes, problèmes de pièces de rechange. Encore que ces revers soient les anti-zèle les plus fréquents, ils entrent tous dans la catégorie des causes externes. Il est temps d’examiner quelques-uns des anti-zèle d’origine interne qui agissent au même moment.

Comme je l’ai indiqué dans mon bref traité de zélologie, ce domaine des causes internes peut être divisé en trois catégories principales : les anti-zèle qui suscitent un blocage au niveau affectif et qu’on peut appeler contre-valeurs ; ceux qui bloquent au niveau de la connaissance : les contre-vérités ; enfin, les différents pièges agissant au niveau du comportement psychomoteur.

Les contre-valeurs sont, de loin, les plus nombreux et les plus dangereux de ces pièges, et dans ce premier groupe, l’anti-zèle le plus courant et le plus pernicieux, c’est la rigidité. Il s’agit d’une incapacité à réévaluer ce qu’on voit, parce que l’esprit reste fixé sur des valeurs antérieures. Dans l’entretien des motocyclettes, il faut redécouvrir ce qu’on fait à mesure qu’on progresse dans le travail. Si l’on s’en tient à des valeurs rigides, c’est impossible.

Situation typique : la moto ne marche pas. Les faits sont là, sous vos yeux, mais vous ne les voyez pas. Ils n’ont pas encore acquis une valeur suffisante. C’est de cela que parlait Phèdre. La Qualité, la valeur, crée les sujets et les objets de ce monde. Les faits n’existent pas avant que la valeur ne les ait créés. Si vos valeurs sont rigides, vous ne découvrirez aucun fait nouveau.

Cela se manifeste souvent dans le diagnostic prématuré : vous êtes certain de connaître la nature du problème et, quand vous vous apercevez que vous vous êtes trompé, vous restez coincé. Il faut vous mettre à la recherche de nouveaux indices et, avant de les trouver, liquider vos opinions anciennes. Si vous êtes atteint de cette maladie de la rigidité, vous risquez de ne pas voir la bonne réponse, alors qu’elle vous crève les yeux.

La naissance d’un fait nouveau est toujours une expérience merveilleuse. En termes dualistes, on parle de « découverte », parce qu’on présuppose que le fait a une existence indépendante de la perception du sujet. Quand le fait survient, sa valeur est d’abord faible. Puis, en fonction de la souplesse de l’observateur, et de la qualité potentielle du fait, elle s’accroît plus ou moins rapidement ; ou bien elle décroît, et le fait disparaît.

L’immense majorité des faits, les spectacles et les bruits qui nous entourent à chaque instant, leurs rapports entre eux, tout ce qui encombre notre mémoire, rien de cela n’a de qualité. Si toutes ces données sans signification étaient présentes au même moment, notre conscience serait bourrée : au point que nous ne pourrions ni penser ni agir. Aussi opérons-nous une présélection sur la base de la Qualité ou, pour employer une expression de Phèdre, c’est la Qualité elle-même qui trie, parmi les données, celles dont il importe d’être conscient. Elle procède à ce choix de façon à harmoniser le mieux possible ce que nous sommes avec ce que nous devenons.

Si vous vous laissez prendre dans ce piège de la rigidité, il vous faut aussitôt freiner. De toute façon, il faudra ralentir, que vous le vouliez ou non. Mais vous avez intérêt à freiner délibérément, et à revenir, en marche arrière, sur tout le terrain parcouru, pour voir si les faits auxquels vous avez accordé de l’importance étaient vraiment importants. Pour regarder la machine. Ne vous inquiétez pas. Acceptez la situation pendant un moment. Regardez bien votre machine, comme vous guetteriez votre bouchon à la pêche. Avant longtemps, j’en mets ma main au feu, ça va mordre ! Un petit fait va s’accrocher à l’hameçon et vous demander timidement : Voulez-vous bien vous intéresser à moi ? C’est ainsi qu’arrive ce qui arrive.

Ouvrez donc les yeux.

Essayez d’abord de comprendre ce fait nouveau, sans le rattacher à votre problème – mais pour lui-même. Peut-être votre problème n’est-il pas aussi grave que vous l’imaginiez. Et peut-être ce fait n’est-il pas aussi négligeable que vous le croyiez. Attendez d’être vraiment sûr que ce n’est pas justement le fait que vous cherchiez. Juste au moment de l’écarter, vous vous apercevrez bien souvent qu’il est englobé dans toute une série d’autres faits, qui attendent votre réaction. Et, parmi eux, il y a peut-être l’indice même que vous cherchiez.

Au bout d’un moment, vous découvrirez peut-être que ce menu fretin est plus intéressant que votre objectif premier : réparer votre moto. Dans ce cas, vous avez atteint un but important. Vous n’êtes plus un simple mécanicien amateur, vous êtes un chercheur en mécanique. Et vous l’avez emporté définitivement sur l’anti-zèle de la rigidité.

 

La route remonte dans les pins. Si j’en crois ma carte, il n’y en a pas pour longtemps. Des panneaux publicitaires indiquent le chemin des stations de vacances – et au pied des panneaux, comme s’ils faisaient partie de la publicité, des gosses s’amusent à ramasser des pommes de pin. Ils nous font signe, et dans le mouvement, l’un d’eux, le plus petit, laisse tomber toute sa récolte.

 

Je veux revenir sur cette image du pêcheur de faits. Oui, me dira-t-on – mais quels faits attraper ? Et où est-ce que cela nous mène ?

Si l’on savait d’avance quels faits il faut attraper, ce ne serait pas la peine d’aller à la pêche. Je vais essayer de trouver un exemple…

Je pourrais m’en tenir, évidemment, aux motocyclettes, mais l’exemple le plus frappant qui me vienne à l’esprit, c’est le vieux piège à singes, utilisé en Inde du Nord. Le piège ne joue qu’en fonction de la rigidité mentale du singe. Il consiste en une noix de coco creuse, reliée à un poteau par une chaîne. La noix de coco contient du riz, qu’on peut attraper par un petit orifice. Le trou est assez grand pour que le singe puisse y plonger la main, mais trop petit pour qu’il puisse retirer son poing fermé sur les grains de riz. Incapable de reconsidérer la valeur de la prise, l’animal ne comprend pas que la liberté sans riz vaut mieux que la captivité. Et les villageois déjà s’approchent…

Quel conseil d’ordre général – je ne parle pas d’un conseil particulier – trouveriez-vous à donner à ce pauvre singe ?

Il y a, en tout cas, un fait qu’il serait bon de lui faire connaître : il lui suffit d’ouvrir la main pour être libre.

 

À Prairie City, nous quittons de nouveau la forêt. La ville est typique des terres sèches, avec sa large rue principale débouchant en pleine prairie. Nous cherchons un restaurant, mais le premier que nous trouvons est fermé. De l’autre côté, nous en trouvons un, ouvert celui-ci, où nous demandons des verres de lait malté. En attendant, je sors de ma poche le brouillon de la lettre que Chris voulait envoyer à sa mère, et je le lui tends. À ma grande surprise, il se met à écrire sans poser aucune question. Je me carre sur ma banquette et ne le dérange pas.

J’ai vraiment l’impression que la vérité concernant mon fils est là, à portée de ma main, et qu’une espèce de rigidité d’esprit m’empêche de la saisir. Il y a des moments où nous semblons avancer sur des chemins parallèles, sans espoir de nous rencontrer. Et, tout à coup, nous nous heurtons.

Le point de départ de tous ses ennuis à la maison, c’est en général le moment où il se met à m’imiter. Il essaie de commander les autres, en particulier son jeune frère. Bien sûr, ceux-ci n’acceptent pas, et Chris ne comprend pas leur refus. La situation devient vite explosive.

J’ai l’impression que Chris ne se soucie pas d’être sympathique. Tout ce qu’il veut, c’est que moi je sympathise avec lui, et, tout bien considéré, ce n’est pas une attitude très saine. Il est temps qu’il entame le long processus de la rupture. Il faut que cette rupture se fasse en douceur – mais il faut qu’elle se fasse, le plus tôt sera le mieux.

En fait, j’ai beau me tenir ce raisonnement, je n’y crois pas le moins du monde. Je ne sais pas ce qui ne va pas entre Chris et moi. Ce rêve qui me revient toujours m’obsède parce que je ne peux pas en refuser la signification. Je suis à tout jamais derrière une porte de verre qui me sépare de mon fils et que je n’ouvre pas. Il souhaite tant que je l’ouvre. Jusqu’alors, je m’y suis toujours refusé et, maintenant, c’est ce spectre qui m’en empêche. Drôle d’histoire.

Chris en a assez d’écrire. Nous nous levons. Je paie, et nous repartons.

 

Nous reprenons la route, et moi, je reviens à mon problème de pièges.

Il y en a un qui est particulièrement dangereux : c’est l’anti-zèle interne de l’égocentrisme. On ne peut pas le dissocier entièrement de la rigidité, car il est une des causes principales de cette rigidité.

Si vous avez une trop haute opinion de vous-même, votre capacité à déceler des faits nouveaux s’en trouve affaiblie. Votre moi vous isole de la Qualité. Quand l’expérience prouve que vous vous êtes trompé, vous refusez de l’admettre. Quand des explications fausses vous donnent raison, vous êtes porté à les accepter. Quand on fait de la mécanique, le moi est mis à rude épreuve. On se rend ridicule, on fait des bêtises, et un mécanicien qui veut défendre son moi part avec un terrible handicap. Si vous connaissez assez de mécaniciens pour vous faire une opinion sur cette catégorie sociale, et que vous avez fait les mêmes observations que moi, vous reconnaîtrez avec moi que les mécaniciens sont, en général, discrets et modestes. Il y a des exceptions, mais en général, s’ils ne sont pas modestes et discrets au départ, leur travail même les oblige à la modestie et à la discrétion. Et au scepticisme. Ils sont attentifs, mais sceptiques. Jamais vaniteux. C’est un métier où l’on ne peut pas bluffer.

J’ai failli dire que la machine ne réagissait pas à votre personnalité. Mais ce n’est pas vrai. La vérité, c’est qu’elle réagit à votre personnalité profonde, celle qui sent authentiquement, qui raisonne et qui agit, plutôt qu’aux images truquées que vous essayez d’en donner, et qui s’effondrent devant des difficultés de la mécanique. Si votre zèle vient de l’égoïsme et non de la Qualité, vous êtes voué au découragement total.

Si vous n’êtes pas porté naturellement à la modestie, efforcez-vous de faire semblant d’être modeste. Si vous partez du principe que vous ne valez pas grand-chose, votre zèle en sera stimulé, même si la réalité montre que votre estimation est juste. Cela vous permettra de continuer à travailler jusqu’à ce qu’il apparaisse enfin que vous vous êtes sous-estimé.

Autre piège : l’anxiété – qui est un peu l’inverse de l’égocentrisme. Vous êtes convaincu d’avance que vous allez tout faire de travers, et, du coup, vous n’osez plus rien faire. C’est souvent ce sentiment, et non la paresse, qui vous inhibe. Ce piège de l’anxiété, qui vous guette si vous prenez votre tâche trop à cœur, peut vous conduire à toutes sortes d’erreurs, dues à une excessive méticulosité. Vous vous mettez à réparer des pannes imaginaires, et à rechercher des ennuis qui ne le sont pas moins. Vous tirez des conclusions aberrantes de symptômes erronés, et vous attribuez toutes sortes de défaillances à votre machine, à cause de votre propre nervosité. Les erreurs que vous faites viennent confirmer votre sous-estimation de vous-même, sentiment qui engendre de nouvelles erreurs et ainsi de suite… Vous êtes pris dans un engrenage fatal.

Le meilleur moyen de rompre ce cycle infernal, c’est de noter le détail de vos inquiétudes sur un carnet. Lisez tous les articles que vous verrez sur les sujets qui vous préoccupent. Anxieux comme vous l’êtes, vous n’aurez aucun mal à en trouver, et cette lecture vous calmera. Souvenez-vous que vous êtes à la recherche de la sérénité, et pas seulement d’une motocyclette en bon état de marche.

Quand vous commencez une réparation, dressez la liste de tout ce que vous avez à faire, sur de petits bouts de papier que vous rangerez dans l’ordre adéquat. Vous découvrirez qu’il existe plusieurs ordres possibles, et qu’il faut sans cesse les modifier, au fur et à mesure que de nouvelles idées vous viennent. Le temps que l’on consacre à cette occupation est en général plus que rentable, à cause de tout le temps gagné sur la machine. Et il vous empêche d’agir à l’aveuglette, de multiplier ainsi les problèmes.

Vous diminuerez également votre anxiété en vous répétant qu’il n’existe pas de mécanicien qui n’ait, une fois dans sa vie, complètement massacré un boulot. La différence principale entre vous et les professionnels, c’est que, lorsqu’ils se trompent, ils ne viennent pas vous le raconter. Mais cela se voit sur la facture ! Quand c’est vous qui vous trompez, au moins cela vous apprend quelque chose.

L’ennui enfin est un anti-zèle redoutable. C’est le contraire de l’anxiété, et le compagnon fréquent de l’égocentrisme. Si vous vous ennuyez, c’est que vous avez quitté la voie de la Qualité. Vous avez cessé d’ouvrir sur votre travail l’œil neuf du débutant, et votre motocyclette est en danger. L’ennui, c’est le risque que votre moral baisse, et le signe qu’il faut vite recharger vos accus.

Si vous commencez à vous ennuyer, arrêtez-vous ! Allez au cinéma. Regardez la télé. Mettez-vous en vacances. Faites ce qui vous chante, mais ne touchez pas à votre moto. Sinon, ce qui vous pend au nez, c’est la catastrophe. Alors, là, l’ennui, plus la catastrophe, vous êtes au tapis ! Liquidé ! Lessivé ! Le vrai blocage.

Personnellement, mon remède favori, c’est le sommeil. Il est extrêmement facile de s’endormir quand on s’ennuie – et extrêmement difficile de s’ennuyer quand on a bien dormi. Il y a aussi le café. J’ai toujours une cafetière en réserve quand je travaille sur ma machine. Si le café ni le sommeil ne viennent à bout de l’ennui, c’est que vous êtes tourmenté par des problèmes de Qualité plus graves, qui vous empêchent de vous concentrer sur votre travail. L’ennui est un signal, il faut que vous vous occupiez de vos autres problèmes. De toute façon, ils vous préoccupent déjà. Réglez-les en priorité.

Pour moi, ce qui m’ennuie le plus, c’est de nettoyer ma machine. Cela me paraît une perte de temps. Une moto propre revient aussi sale de sa première sortie. La BMW de John est toujours étincelante, elle a vraiment belle allure, tandis que la mienne fait toujours un peu crasseux. C’est l’esprit classique au travail : tout tourne rond à l’intérieur, mais l’extérieur ne paie pas de mine.

Il y a une solution à l’ennui, pour certains travaux de routine, comme la vidange, le graissage, le réglage. C’est d’en faire des cérémonies – régies par un code esthétique particulier. On m’a dit qu’il existait deux catégories de soudeurs : les soudeurs à la chaîne, qui aiment faire et refaire cent fois le même geste, et se méfient des travaux un peu délicats ; et les artistes soudeurs, qui détestent faire deux fois de suite la même pièce. Quand on fait appel à un soudeur, il importe de savoir à quelle catégorie il appartient. Car les soudeurs ne sont pas interchangeables. Je fais partie de la seconde catégorie, et c’est pourquoi je suis ravi de m’attaquer à un gros boulot extrêmement complexe. Mais je déteste le nettoyage.

Quand il le faut, je peux faire l’un et l’autre, comme tout un chacun. Mais, quand je nettoie, c’est comme si j’allais à la messe. Je sais que je ne découvrirai rien de neuf, bien que je garde toujours un œil à l’affût de la nouveauté. Je refais connaissance avec chaque rouage de ma vieille machine. Il est quelquefois agréable de reprendre des sentiers battus.

Le zen a son mot à dire à propos de l’ennui. Son exercice principal, la position assise, est certainement l’activité la plus ennuyeuse au monde – à l’exception de l’habitude hindoue de se faire enterrer vivant. Pas grand-chose à faire. Ni bouger ni penser. Quoi de plus ennuyeux ? Et pourtant, au cœur de cet ennui, réside le secret du bouddhisme zen. Qu’est-ce donc ? Que peut-il y avoir au cœur de l’ennui, qui échappe au regard de celui qui s’ennuie ?

L’impatience est la cousine de l’ennui – mais elle naît toujours d’un mauvais calcul : une sous-estimation du temps nécessaire à un travail. En fait, on ne sait jamais quels problèmes vont se présenter – et rares sont les tâches que l’on parvient à exécuter dans les délais prévus. L’impatience est la première réaction devant un revers, et, si vous n’y prenez pas garde, elle peut se changer en colère.

La meilleure façon de se prémunir contre l’impatience, c’est de ne pas fixer de durée, surtout si vous vous attaquez à un travail que vous ne connaissez pas, et qui implique le recours à des techniques nouvelles. Quand les circonstances vous contraignent à fixer des limites de temps, doublez systématiquement – ou diminuez l’échelle des tâches à accomplir. Les objectifs globaux doivent être sous-évalués, et les objectifs immédiats surévalués, ce qui suppose une certaine souplesse. Et cette modification des valeurs risque de faire baisser votre moral. Mais c’est un sacrifice qui en vaut la peine. Cela n’a rien de comparable avec les inconvénients d’un gros pépin dû à votre impatience.

Mon exercice favori de réévaluation des tâches, c’est de me mettre à nettoyer à fond les écrous et les boulons, les vis et les rivets. J’ai une véritable phobie des filetages encrassés ou rouillés, qui empêchent les écrous de tourner à leur aise. Dès que j’en trouve un, je prends ses mesures avec un vernier ou un pied à coulisse ; je prends mon taraud et ma filière et je refais le filetage. Je le vérifie, je l’huile et, ce faisant, je perds jusqu’à la notion de l’impatience.

On peut aussi, dans le même dessein, entreprendre de nettoyer tous les outils qui traînent et qui encombrent l’atelier. C’est une bonne solution, car l’un des premiers symptômes alarmants de l’impatience, c’est de s’exaspérer contre l’outil que l’on ne trouve pas. Si vous prenez le temps de bien ranger vos outils, et chacun à sa place, vous trouverez tout de suite l’outil dont vous avez besoin, et vous calmerez votre impatience, sans perdre de temps ni compromettre votre travail.

 

Nous arrivons à Dayville, et j’ai les fesses en béton armé.

 

Je crois que j’ai fait à peu près le tour des principales contre-valeurs. Il y en a beaucoup d’autres. Je n’ai fait qu’effleurer la question, pour donner quelques exemples. Le premier mécanicien venu pourrait vous tenir le crachoir pendant des heures, en vous racontant les pièges qu’il a connus, et dont je n’ai pas la moindre idée. Vous-même, vous en découvrirez d’innombrables dès que vous vous mettrez au travail. Le plus important, c’est justement d’apprendre à reconnaître une contre-valeur lorsque vous butez dessus, et de savoir la retirer de votre chemin, avant de poursuivre.

 

La station-service de Dayville est ombragée par des arbres immenses que nous avons tout loisir d’admirer en attendant le pompiste. Il n’a pas l’air pressé et, comme nous ne le sommes pas non plus, nous allons nous dégourdir les jambes à l’ombre des arbres. De part et d’autre de la route, leurs feuillages se rencontrent, en une voûte épaisse. C’est curieux, dans ce pays désertique.

Toujours pas de pompiste. Mais, de l’autre côté du carrefour, son concurrent nous a aperçus. Il vient vers nous et, d’autorité, remplit notre réservoir.

— Je ne sais pas où est passé John ! fait-il.

Le nommé John arrive à point nommé, remercie son collègue et ajoute fièrement :

— On ne se refuse jamais un coup de main, vous voyez !

Je lui demande s’il connaît un endroit agréable où nous pourrions nous reposer.

« Vous pouvez bien rester sur ma pelouse », répond-il, aimablement.

Il nous désigne sa maison, de l’autre côté de la route, blottie derrière un bouquet de fromagers aux troncs énormes : sûrement plus d’un mètre de diamètre.

Nous allons donc nous étirer sur son herbe longue et touffue. La pelouse et les arbres sont irrigués par un petit canal où coule une eau limpide.

Nous avons dû dormir une demi-heure. John est auprès de nous sur son fauteuil à bascule. Il discute avec un vieil employé municipal, chargé de veiller sur les incendies de forêt, et qui somnole à côté de lui dans un fauteuil. Je tends l’oreille, le rythme de leur conversation m’intrigue. Elle ne suit aucune direction particulière. Elle se poursuit, simplement, pour faire passer le temps. J’ai rarement entendu de conversation aussi lente, aussi calme, depuis les années trente, quand j’écoutais parler mon grand-père et mon arrière-grand-père, et mes oncles, et mes grands-oncles – indéfiniment, sans but, sans objet, au rythme de leurs fauteuils à bascule.

John a vu que j’étais réveillé – et nous bavardons un moment. Il m’apprend que ce petit canal d’irrigation s’appelle « le fossé du Chinois ».

« Jamais un Blanc n’aurait creusé un fossé pareil, dit-il. C’est les Chinois qui ont creusé ça, il y a quatre-vingts ans. Ils s’imaginaient qu’il y avait de l’or par ici. Des fossés comme ça, on n’en fait plus de nos jours. C’est pour ça que les arbres sont si gros. »

Je lui explique rapidement d’où nous venons et où nous allons. Et, quand nous repartons, John me dit combien il a été content de nous rencontrer.

« J’espère que vous vous êtes bien reposés », dit-il.

Pendant que nous nous éloignons sous les grands arbres, Chris lui fait de grands signes d’amitié. Et John sourit.

 

La route tourne à travers des gorges rocheuses et des collines dénudées. C’est le pire désert que nous ayons traversé.

 

Il me reste à traiter des contre-vérités et des différents pièges qui se glissent au niveau du comportement psychomoteur. Et ce sera tout pour le Chautauqua d’aujourd’hui.

Les contre-vérités sont liées à des données déjà perçues, elles sont situées dans l’un des wagons du train de la conscience. En général, elles font l’objet d’un traitement correct de la part de la logique dualiste conventionnelle et de la méthode scientifique dont j’ai déjà parlé en quittant Miles City. Mais il y a un piège qui échappe à cette méthode scientifique : c’est le piège de la logique du oui ou non.

Oui ou non – ceci ou cela – 1 ou 0. Cette discrimination binaire élémentaire constitue le fondement de toute la connaissance humaine. La meilleure démonstration de ce fait est donnée par la mémoire de l’ordinateur, qui emmagasine toutes les connaissances sous forme d’informations binaires. Elle ne contient que des 1 et des 0.

Parce que nous n’en avons pas l’habitude, nous ne voyons pas qu’il existe un troisième terme logique possible, sur le même plan que le oui et le non, qui peut élargir notre intelligence dans une direction jamais explorée. Nous n’avons même pas de mot pour le désigner. Aussi me servirai-je du mot japonais mu.

Le mu, c’est l’absence de toutes choses. Comme la Qualité, il échappe au processus de la discrimination dualiste. Le mu dit simplement : ni 1 ni 0, ni oui ni non. Il indique que le contexte d’une question donnée est tel qu’une réponse par oui ou par non serait erronée, et ne peut être donnée. « Reprenez votre question », voilà sa réponse.

Le mu s’impose quand le contexte d’une question est trop réduit pour que la réponse puisse être vraie. Quand on demanda au moine zen Joshu si un chien participait de la nature du Bouddha, il répondit : Mu. Il voulait dire que, quelle que soit sa réponse, elle serait forcément fausse. La nature du Bouddha ne peut être prise au piège des questions bizarres.

Le mu existe dans le monde de la nature, tel que l’étudié la science. C’est évident. Mais, comme d’habitude, notre héritage culturel nous ferme les yeux. Par exemple, on dit partout que des circuits d’ordinateurs ne présentent que deux états : un voltage 1 et un voltage 0. C’est complètement idiot.

Le moindre électronicien sait que c’est faux. Essayez de trouver un voltage qui représente 1 ou 0, quand le courant est coupé. Les circuits sont alors à l’état mu. Ils ne disent ni 1 ni 0. Ils sont dans un état indéterminé, qui ne signifie rien en termes de 1 ou de 0. La lecture d’un voltmètre indiquera bien souvent des caractéristiques flottantes : dans ce cas, le technicien ne relève pas les caractéristiques des circuits de l’ordinateur, mais celles du voltmètre lui-même. Ce qui se passe, c’est que l’absence de courant fait partie d’un contexte plus large que celui où les états binaires sont considérés comme universels. La question 1 ou 0 a été annulée. Et il y a bien d’autres conditions, pour un ordinateur, dans lesquelles on obtient une réponse mu, parce qu’on se trouve dans un contexte plus large que l’alternative universelle 1 ou 0.

La pensée dualiste a tendance à considérer le mu dans la nature comme une sorte de tricherie ou d’absurdité. On le rencontre pourtant dans toute recherche scientifique, et la nature ne triche pas. Les réponses de la nature ne sont jamais absurdes. C’est une grande erreur, une sorte de malhonnêteté de cacher sous le tapis certaines des réponses de la nature. Si l’on reconnaissait leur existence, et si l’on en mesurait la valeur, on arriverait à rapprocher la théorie logique de la pratique expérimentale. Tout chercheur en laboratoire sait que, bien souvent, ses expériences apportent des réponses mu, alors qu’elles avaient été conçues pour répondre par oui ou par non. Il se dit que l’expérience a été mal conçue, il se reproche sa propre sottise. Au mieux, il considère l’expérience comme ratée, comme un tour pour rien de la roue de la chance.

Cette sous-estimation de l’expérience qui a répondu mu est injustifiable. La réponse mu signale au chercheur que le contexte de sa question est trop réduit pour que la nature puisse y répondre, et qu’il doit l’élargir. C’est fondamental et cela devrait faire progresser la compréhension de la nature. Et n’était-ce pas là le but de l’expérience ? On peut soutenir, avec les meilleurs arguments, que la science gagne plus à une réponse mu qu’aux réponses par oui ou par non. Oui ou non, cela ne fait que confirmer ou infirmer une hypothèse. Mu indique qu’il faut chercher au-delà de l’hypothèse.

Dans l’entretien des motocyclettes, le mu que répond la machine, lorsqu’on se risque à un diagnostic, provoque généralement une sérieuse baisse du zèle. C’est absurde.

Quand le résultat d’un essai reste non concluant, cela peut avoir deux significations : ou bien le procédé employé n’est pas valable ; ou bien le contexte de la question est trop réduit. Il ne nous reste qu’à vérifier le déroulement de notre expérience, et à examiner à nouveau la question de départ. Ne négligez pas les réponses en mu ! Elles sont tout aussi importantes que les oui et les non. Elles le sont plus. Ce sont elles qui vous font progresser.

 

J’ai l’impression que ma moto chauffe un peu. Il est vrai que nous traversons une région chaude et sèche… Je laisserai ma réponse à ce problème à l’état mu… en attendant de voir si ça s’arrange ou si ça empire.

Nous nous arrêtons à Mitchell pour prendre un grand chocolat malté. La ville est nichée au creux de collines arides, que nous voyons à travers les grandes baies vitrées. Une bande de jeunes arrive à bord d’un camion et débarque en force dans le restaurant. Ils ne se tiennent pas mal, ils sont juste un peu bruyants et débordants d’énergie. On voit pourtant que la patronne est un peu inquiète.

Retour au désert de sable, à la sécheresse de la route. Il est tard dans l’après-midi, et nous avons littéralement avalé des kilomètres. Je commence à souffrir de rester assis sur ma moto. Je suis vraiment fatigué. Chris aussi, je l’ai remarqué au restaurant. Et il paraît un peu triste. Je me demande si… Bon. N’y pensons plus.

 

Pour l’instant, en ce qui concerne les contre-vérités, je me contenterai de ces quelques réflexions sur le mu. Il est temps de passer aux pièges psychomoteurs. Dans le domaine de l’intelligence, ce sont les pièges les plus directement liés au fonctionnement de la motocyclette.

L’anti-zèle le plus déprimant, et de loin, c’est un outillage mal adapté. Rien n’est aussi démoralisant que de se sentir lâché par ses outils. Dans la mesure de vos moyens, achetez de bons outils, vous ne le regretterez pas. Si vous voulez faire des économies, ne manquez pas de consulter les petites annonces des journaux. En règle générale, un bon outil ne s’use pas – et un bon outil d’occasion est bien préférable à un outil neuf de mauvaise qualité. Étudiez soigneusement les catalogues. Ils peuvent vous en apprendre beaucoup sur les outils.

Évitez aussi les mauvaises conditions de travail. Attention à l’éclairage. La quantité d’erreurs dues à un mauvais éclairage est surprenante. Il est difficile d’éviter tout inconfort – mais, si vous êtes vraiment mal à l’aise, par exemple s’il fait trop chaud ou trop froid dans votre atelier, toutes vos évaluations risquent d’être faussées. Si vous avez froid, par exemple, vous allez vouloir faire vite – et vous ferez des erreurs. S’il fait trop chaud, votre seuil d’exaspération tombe très bas. Prenez garde aux positions biscornues. Mettez un petit tabouret de chaque côté de votre machine, vous pourrez travailler assis : vous redoublerez de patience et vos gestes seront plus précis.

Enfin, sachez qu’un manque de sensibilité musculaire peut provoquer des ennuis sérieux. Il résulte en grande partie d’une carence cénesthésique : l’incapacité de comprendre que, malgré la solidité apparente de la moto, ses pièces internes sont précises et délicates. Un rien les détériore. Attention à votre force physique. Il faut acquérir ce qu’on appelle le doigté du mécano, une qualité évidente pour ceux qui la possèdent, mais difficile à décrire pour ceux qui l’ignorent.

Ce doigté vient d’une sensibilité cénesthésique profonde, qui permet d’apprécier la flexibilité des matériaux. Certains, comme la céramique, en sont presque dépourvus. De sorte qu’en manipulant une pièce de porcelaine, par exemple, il y a intérêt à ne pas exercer sur elle une pression trop forte ! D’autres, comme l’acier, ont une très grande flexibilité – plus grande que celle du caoutchouc. Mais, à moins de travailler avec une importante force mécanique, cette flexibilité n’est pas évidente.

Avec les vis et les écrous, on rentre dans le champ des grandes forces mécaniques, et il est prudent de se souvenir que les métaux sont flexibles. En serrant un écrou, on atteint un premier point de résistance, où les surfaces sont simplement en contact ; puis elles s’imbriquent et la flexibilité commence à subir une certaine contrainte ; enfin, elles serrent et l’on va au maximum de la flexibilité du métal. La force exigée pour atteindre ces trois degrés diffère selon la dimension du boulon – selon le degré de lubrification – et selon la résistance du matériau : acier, fonte, bronze, aluminium, matière plastique. Le mécanicien qui possède le doigté sent d’instinct le point de serrage – et s’arrête. Qui ne le possède pas continue à serrer et fausse le pas de vis, ou brise la pièce.

Il ne suffit pas de sentir la flexibilité du métal : il faut comprendre sa fragilité. Les organes d’une motocyclette comportent des surfaces dont la précision atteint parfois le millième de centimètre. Si on les abîme, si on les salit, si on les raie, elles perdent toute leur précision. Il est important de comprendre que le métal, en profondeur, peut supporter des contraintes ou des chocs importants – mais pas en surface. Quand il manie des pièces de précision, qui sont bloquées ou difficiles à manipuler, un mécanicien doué prend garde de ne pas endommager les surfaces ; il évite même le contact avec ses outils. S’il faut absolument qu’il travaille la surface elle-même, il utilisera des outils moins durs, en bois, en plastique, en caoutchouc ou en plomb. Il garnira aussi les mâchoires de son étau. Si vous avez tendance à travailler en force, prenez votre temps, et essayez d’acquérir un peu plus de respect pour le bijou de précision que représente chaque pièce.

 

Les ombres bleues, dans les terres désertiques que nous venons de traverser, m’ont plongé dans une sorte de mélancolie crépusculaire… Il ne s’agit peut-être seulement que de ma tristesse habituelle des fins d’après-midi. Mais, après tout ce que j’ai raconté aujourd’hui, il me reste la vague impression que je n’ai fait qu’effleurer le problème. Je crains qu’on ne se demande à quoi cela m’avance d’avoir décelé ainsi tous les pièges qui me guettent.

 

C’est vrai, cela ne m’avance à rien. L’important est de bien mener sa vie. C’est votre façon de vivre qui vous permet, seule, d’éviter les pièges, et de voir ce qui importe. Vous êtes peintre, et vous voulez atteindre la perfection de votre art ? Rien de plus facile. Soyez d’abord parfait vous-même, et ensuite, peignez. Que ce soit en art ou en mécanique, votre travail est le reflet de votre mode de vie. Si vous vous conduisez comme un imbécile six jours par semaine, aucun truc ne vous rendra plus malin le dimanche, quand vous travaillerez sur votre machine.

Si vous faites un effort pour être plus malin le dimanche, peut-être vous en trouverez-vous mieux pendant la semaine qui suivra. Et tous les conseils que je vous ai donnés pour éviter les pièges de la mécanique ne sont, après tout, que des recettes pour mieux vivre.

En réalité, vous ne travaillez jamais que sur une moto nommée vous-même. La machine qui apparemment se trouve devant vous, et la personne qui est apparemment en vous, ne sont pas deux entités séparées. L’une et l’autre participent ensemble de la Qualité : elles s’en rapprochent ou s’en éloignent.

 

À la fin du jour, nous arrivons à l’embranchement de Prineville, rejoignons la route 97 : celle qui nous emmènera vers le sud. Je fais le plein, mais je suis si fatigué que je vais m’asseoir un moment sur la bordure du trottoir peinte en jaune, les pieds dans le gravier. Les derniers rayons de soleil filtrent à travers les arbres. Chris vient s’asseoir à côté de moi. Nous ne disons rien. Nous sommes complètement déprimés. Après avoir tant parlé du zèle et de ses pièges, je me suis laissé prendre moi-même. C’est peut-être la fatigue. Il faudrait dormir un peu.

Je suis des yeux le flot des voitures qui défilent sur la route. Elles me donnent une impression de solitude – de quelque chose de plus terrible que la solitude. Une impression de néant. Comme le visage du pompiste qui remplissait mon réservoir. Absent. Inexistant. Je suis assis sur le bord d’un trottoir fantôme, au carrefour du néant, sur une route qui ne va nulle part.

Et les conducteurs de ces voitures anonymes ! Ils ont la même expression que le pompiste : les yeux fixés dans le vide, comme perdus dans une transe. Je n’ai pas vu pire depuis… depuis que Sylvia, le premier jour de notre voyage… Ils forment, tous ensemble, un long cortège funèbre.

De temps à autre, l’un d’eux jette sur nous un coup d’œil rapide et détourne les yeux tout aussi vite, comme s’il était gêné de nous avoir regardés. Cela me frappe, parce qu’il y a longtemps que nous étions loin de cette cohue. La façon de conduire n’est pas la même non plus. Toutes les voitures roulent à la vitesse maximale autorisée, pour regagner la ville au plus vite. Comme si chacun voulait sortir le plus rapidement possible du lieu où il se trouve. Comme si chacun pensait déjà à l’endroit où il a envie d’être, plutôt qu’à celui où il est.

J’ai compris ! Nous sommes arrivés sur la côte Ouest. Nous sommes de nouveau tous des étrangers ! J’avais oublié le pire des pièges : le cortège funèbre – pour tout le monde ! Le super-rêve américain, standard et truqué, le super-piège à cons, qui règne sur tout le pays. C’est vrai. Je l’avais oublié, celui-là !

Nous prenons rang dans le cortège, cap sur le sud – et je sens que le danger me cerne. Dans mon rétroviseur, j’aperçois un salaud qui me file au train et refuse de doubler. J’accélère, il me suit. Je file à cent trente et je finis par le lâcher. Mais je n’aime pas ce jeu-là.

Nous dînons à Bend, dans un restaurant moderne, où les clients entrent et sortent sans échanger un regard. Le service est parfait, mais impersonnel.

Plus loin, nous dénichons une forêt d’arbres rabougris, quadrillée en petites parcelles ridicules. Une idée de promoteur, apparemment. Nous nous installons dans un coin un peu éloigné de la route, et nous découvrons que les aiguilles de pin recouvrent à peine une poussière molle et spongieuse. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Il faut prendre garde de ne pas disperser les aiguilles, sinon la poussière vole partout.

Nous étalons nos bâches par-dessous les sacs de couchage. Je pense que ça ira mieux comme ça.

Je parle un moment avec Chris de notre itinéraire. Je regarde la carte à la lumière du crépuscule – puis je me munis de la lampe-torche. Nous avons fait presque cinq cents kilomètres aujourd’hui. Ça fait beaucoup. Chris a l’air aussi épuisé que moi, et aussi prêt à s’endormir.