XXV
Ce matin, nous avons entrevu une solution au problème du blocage, cet écueil que la raison traditionnelle dresse en travers de la voie classique. Il est temps d’aborder l’étude de son équivalent romantique, la laideur de la technologie, qu’engendre cette même tradition rationnelle.
La route s’est faufilée, à travers des collines désertiques, jusqu’à une étroite bande de terre verdoyante qui ceinture la ville de White Bird. Puis elle nous a conduits au bord d’une rivière abondante et rapide, la Salmon, qui coule entre les hautes parois d’un canyon. La chaleur est intense, et la lumière réfléchie par les rochers blancs de la gorge nous aveugle. Nous peinons le long des lacets, énervés par une circulation assez dense et accablés par la chaleur.
Cette laideur – la laideur que fuient les Sutherland – n’est pas inhérente à la technologie. C’est une impression qu’ils ont, parce qu’il est difficile de faire la part de ce qui est laid dans la technologie. Mais la technique, c’est seulement l’art de fabriquer des objets. Elle n’est pas forcément vouée à la laideur, sinon il n’y aurait aucune possibilité de beauté dans les arts, dont la technique fait partie. En fait, la racine étymologique du mot « technique » est le mot grec technikos, lui-même dérivé du mot technè, l’art. Les Grecs anciens ne faisaient pas de distinction entre l’art et l’artisanat, le même mot désignait pour eux l’un et l’autre.
La laideur n’est pas non plus inhérente aux matériaux utilisés par la technique moderne – contrairement à ce qu’on pense généralement. Les matières plastiques et synthétiques ne sont pas laides en soi. Mais on les a trop associées à des objets laids. Un homme qui aurait passé sa vie enfermé derrière les murs de pierre d’une prison considérerait peut-être la pierre comme un matériau affreux – et pourtant c’est en pierre que sont faites les plus belles sculptures.
La laideur véritable de la technologie moderne ne réside dans aucun de ses matériaux, dans aucun de ses produits, dans aucune de ses formes ni de ses activités. Ce ne sont que les supports apparents de la mauvaise qualité. Si nous avons cette impression, c’est à cause de notre habitude d’attribuer la Qualité, soit au sujet, soit à l’objet.
Selon la thèse métaphysique de Phèdre, la laideur n’est pas non plus le propre des sujets de la technologie – c’est-à-dire des producteurs ou des consommateurs. La Qualité, ou l’absence de qualité, ne réside ni dans l’objet ni dans le sujet. La laideur se situe au niveau de la relation entre le producteur et le produit, d’où découle une relation similaire entre les utilisateurs de la technologie et les objets qu’ils utilisent.
Phèdre pensait qu’au moment de la perception de la Qualité pure ou, sans même parler de perception, au moment de la Qualité pure, il n’existe ni sujet ni objet. Il n’existe qu’un sens de la Qualité – d’où naîtra plus tard la conscience du sujet et de l’objet. Au moment de la Qualité pure, sujet et objet sont identiques. C’est le tat tvam asi, la vérité des Upanishads, mais cette idée se retrouve dans l’argot d’aujourd’hui. C’est le « Branche-toi là-dessus » ou le « C’est le pied ! » – qui traduisent la même identité. Cette identité est la base même du travail artisanal, dans tous les arts appliqués. C’est elle qui manque à la technicité moderne, fondée sur une conception dualiste. Le créateur ne s’identifie nullement à ce qu’il crée, le consommateur ne s’identifie pas à ce qu’il possède. Selon la théorie de Phèdre, il n’y a donc pas de qualité dans les produits de la technique moderne.
Ce mur étincelant que Phèdre avait vu en Corée était pourtant un produit de la technique. S’il était beau, ce n’était pas parce que des ingénieurs d’élite en avaient élaboré les plans, ni parce qu’on l’avait orné, pour lui donner du style, de coûteuses fioritures. Il était beau parce que les ouvriers qui l’avaient bâti avaient une vision du monde telle qu’ils trouvaient d’instinct les solutions les plus harmonieuses. Ils ne se distinguaient pas de leur œuvre. Et c’est le secret de toute création.
Pour résoudre le conflit entre les valeurs humaines et les nécessités de la technique, il ne sert à rien de vouloir fuir la technologie. C’est impossible. La seule issue, c’est de briser les barrières de la pensée dualiste, qui empêchent de comprendre la véritable nature de la technique. La technique n’est pas une exploitation de la nature, mais une fusion de la nature et de l’esprit : en une création nouvelle qui les transcende l’une et l’autre. Lorsque cette transcendance se manifeste par des exploits, tels que la traversée de l’Atlantique en avion, ou les premiers pas de l’homme sur la Lune, l’opinion publique reconnaît la nature transcendante de la technologie. Mais elle devrait aussi se manifester au niveau de l’individu, sous une forme moins spectaculaire, dans la vie personnelle de chacun.
Les parois du canyon sont absolument verticales. Il a fallu les creuser à la dynamite pour faire passer la route. On ne peut que suivre la rivière dans un sens ou dans l’autre. C’est peut-être un effet de mon imagination, mais il me semble que la rivière n’est déjà plus qu’un torrent étroit.
Le dépassement personnel du conflit avec la technologie ne se produit pas seulement dans la pratique de la motocyclette. Il peut se situer dans des activités aussi simples que l’affûtage d’un couteau de cuisine, la confection d’une robe ou le rempaillage d’une chaise. Les problèmes sous-jacents sont les mêmes. Dans chaque cas, il y a une solution élégante et une solution vulgaire. Pour arriver à la Qualité, il faut à la fois sentir ce qui est beau, et comprendre par quelle méthode on peut parvenir à la « belle ouvrage ». Il faut combiner l’intelligence classique et l’intelligence romantique de la Qualité.
La nature de notre culture est telle que, si l’on veut acquérir une formation dans l’une quelconque de ces techniques, on ne reçoit jamais qu’un enseignement de type classique. Certes, on vous apprend comment tenir la lame pour aiguiser un couteau, comment se servir d’une machine à coudre, comment préparer et appliquer la colle de menuisier, mais en présumant qu’une fois que vous aurez acquis ces procédés élémentaires, votre travail aboutira nécessairement à quelque chose de pleinement réussi. On ne tient pas compte de la nécessité de sentir ce qui est beau. Le résultat est caractéristique de la technologie moderne : une monotonie générale, et si déprimante que, pour qu’elle soit acceptable, il faut la recouvrir d’un « placage » artistique. Et cela ne fait qu’aggraver la situation pour ceux qui sont sensibles à la qualité romantique. Non seulement les objets sont ennuyeux, mais ils sont tape-à-l’œil. Ces deux termes qualifient assez bien l’ensemble des produits de la technique américaine d’aujourd’hui : voiture de style, vêtements de style, machine à écrire de style. Réfrigérateur de style, rempli de nourriture de style, dans une cuisine de style. Des jouets en plastique de style pour enfants de style, qui, à Noël et aux anniversaires, adoptent le même style que leurs parents de style. Il faut vraiment avoir beaucoup de style pour ne pas être écœuré. Cette laideur technologique, enduite de sirop, qui vise à la beauté – mais surtout au profit – est produite par des gens qui, en dépit de leur style, ne savent pas comment s’y prendre – parce que personne ne leur a jamais dit que la Qualité existait, qu’elle était la réalité – et non le style. On n’étale pas la Qualité par-dessus le sujet et l’objet, comme du clinquant sur un arbre de Noël. La Qualité véritable doit être à l’origine du sujet et de l’objet. C’est la graine d’où naît l’arbre.
Pour parvenir à cette Qualité, il faut suivre un processus assez différent du mode d’emploi codifié de la technologie dualiste. Il faut dépasser les premièrement, deuxièmement et troisièmement des manuels. C’est ce que je vais essayer d’expliquer.
Fatigués par cette route qui vire sans cesse entre les parois du canyon, nous faisons une pause sous un bouquet d’arbrisseaux rabougris poussant au milieu des rochers. Le sol est recouvert d’une herbe rare et roussie, jonché de papiers gras abandonnés par les promeneurs.
Je me laisse tomber dans ce coin d’ombre, lève les yeux vers le ciel : je n’ai pas eu l’occasion de le regarder depuis que nous sommes engagés dans ces gorges. Bien haut, par-dessus les parois, il est d’un bleu intense et frais.
Chris ne descend même pas voir la rivière, comme il l’aurait fait d’ordinaire ; il est aussi fatigué que moi, et il est content de s’asseoir à l’ombre avare des arbres.
Il me fait remarquer, au bout d’un moment, un objet qui a tout l’air d’une vieille pompe en fonte, sur le chemin qui mène à la rivière. Il se relève aussitôt et je le vois bientôt actionner la pompe et s’éclabousser d’eau. Je vais le rejoindre et je le relaie à la pompe ; il recueille l’eau au creux de ses deux mains et s’asperge le visage. Puis c’est mon tour. Que c’est agréable ! Quand nous reprenons la moto, puis la route, nous sommes délicieusement rafraîchis.
Jusqu’ici, tout au long de ce Chautauqua, nous avons abordé la laideur technologique sous un angle négatif. J’ai soutenu que l’attitude romantique à l’égard de la Qualité, comme celle qu’adoptaient les Sutherland, est en elle-même une attitude désespérée. On ne peut vivre d’émotions spontanées. On doit compter aussi avec la forme sous-jacente de l’univers ; il faut comprendre les lois de la nature, pour rendre le travail plus facile, la maladie plus rare, et faire disparaître la famine. D’autre part, j’ai aussi condamné la technologie fondée sur la raison dualiste, parce que, pour obtenir ces avantages matériels, elle transforme le monde en un superbe tas d’ordures.
Il est temps de cesser de condamner, et de fournir quelques réponses positives.
La solution réside dans l’affirmation de Phèdre selon laquelle il ne faut pas plaquer le charme romantique sur l’intelligence classique. Il faut unir en profondeur les deux conceptions classique et romantique. L’histoire de la raison, jusqu’alors, était l’histoire d’une fuite, un refus du monde romantique et irrationnel de l’homme préhistorique. Pour libérer la pensée rationnelle, et lui permettre de comprendre et de maîtriser l’ordre de la nature, il a fallu, bien avant l’époque de Socrate, rejeter la passion et les émotions. Il est temps, maintenant, d’avancer plus loin dans la connaissance de la nature, en intégrant de nouveau à la raison ces passions que nous avons si longtemps refusées. Les passions, les émotions sont le domaine réel de la conscience humaine. Et elles font partie de l’ordre de la nature. Elles sont au centre même de la nature.
Nous sommes aujourd’hui submergés par un amoncellement de données scientifiques, rassemblées à l’aveuglette, parce qu’il n’existe pas de schéma directeur permettant de comprendre la création dans les sciences. Nous sommes submergés par un foisonnement de nouveaux procédés pseudo-artistiques, parce qu’il n’existe aucune tentative de renouvellement en profondeur. Nous formons des artistes sans connaissances scientifiques, et des savants qui ne connaissent rien à l’art. Ni les uns ni les autres n’ont aucun sens de la spiritualité profonde. Le résultat est abominable. Il est plus que temps de réunifier l’art et la technique.
Chez les De Weese, j’avais essayé de parler de l’importance de la sérénité dans tout travail technique. Mais on s’était moqué de moi, parce que le moment était mal choisi pour une telle discussion. Je puis y revenir maintenant, et mieux expliquer ce que je voulais dire.
La sérénité n’est pas un élément superflu de la technique. Elle est fondamentale. Les instruments de mesure, d’observation, de contrôle, les examens et les vérifications ont pour but final d’assurer la sérénité des techniciens responsables. Ce qui compte en définitive, c’est leur sérénité. Elle est indispensable pour percevoir la qualité véritable, celle qui transcende la qualité romantique et la qualité classique, et qui les unit, et qui doit guider le travail au fur et à mesure de son déroulement. Pour percevoir la valeur d’un travail, et pour comprendre les raisons de cette valeur, pour communier avec son œuvre, il faut cultiver une profonde tranquillité d’esprit, une sérénité qui permette l’illumination devant la Qualité.
J’ai parlé de sérénité profonde. Elle n’a pas de relation directe avec les conditions extérieures. Elle peut toucher le moine au sein de sa méditation, le soldat au cœur de la bataille, comme l’ouvrier fignolant sa pièce au centième de millimètre. Elle implique l’oubli de soi, qui entraîne l’identification complète avec le milieu ambiant, et il y a des niveaux variables de cette identification, comme il y a des niveaux de la sérénité, tout aussi difficiles à atteindre que les degrés correspondants de l’ouvrage à effectuer. Les sommets du travail pratique ne sont qu’une direction dans la découverte de la Qualité. Ils n’ont que peu de signification, et sont sûrement difficiles à atteindre, si l’on ne sait pas d’abord plonger dans l’océan de la conscience profonde – si différente de la conscience de soi. Seule la sérénité permet cet approfondissement.
Elle comporte trois niveaux : la paix du corps – qui semble la plus facile à obtenir, encore que, dans ce domaine, on puisse distinguer plusieurs degrés, comme en témoignent les mystiques hindous qui peuvent rester plusieurs jours enterrés ; la paix de l’esprit, où l’on se libère de toute pensée vagabonde ; la paix de l’âme, par laquelle on se libère de tout désir, mais par laquelle on parvient à accomplir, sans désir, tous les actes de la vie. Cette paix de l’âme est la paix suprême, la plus dure à conquérir.
J’ai souvent pensé qu’elle était semblable à la tranquillité du pêcheur à la ligne – ce qui expliquerait la popularité de ce sport. Assis au bord de la rivière, sans bouger, sans penser à rien, sans se faire de souci, le pêcheur sent s’effacer les tensions et les frustrations internes qui l’ont empêché jusqu’alors de résoudre ses problèmes.
Bien évidemment, il n’est pas besoin d’aller à la pêche avant de réparer sa moto. Il suffit d’une tasse de café, d’une balade autour du quartier, de cinq minutes de silence, avant de commencer, pour éprouver la montée de cette sérénité profonde, qui met tout en lumière, et qui porte en elle le goût du travail bien fait, le désir de la Qualité.
Je crois que lorsqu’on fait de ce concept de sérénité le centre du travail technique il se produit une fusion des qualités classique et romantique, à un niveau fondamental, et dans un contexte pratique. J’ai dit qu’on pouvait voir cette fusion à l’œuvre chez certains mécaniciens et ouvriers qualifiés. On en voit le résultat dans leur travail. Dire que ce ne sont pas des artistes, c’est ne rien comprendre à la nature de l’art. Ils ont de la patience, du soin et portent de l’attention à ce qu’ils font – mais plus encore : leur paix intérieure n’a rien d’artificiel, elle résulte d’une harmonie avec leur travail. Le travail ne prime pas sur l’ouvrier, ni l’ouvrier sur le travail. La matière travaillée et les pensées de l’artisan se modifient simultanément dans une progression constante, jusqu’à ce que la pensée de l’homme soit au repos, et le produit achevé.
Nous avons tous connu de tels moments quand nous accomplissions une tâche qui nous tenait à cœur. Mais, malheureusement ces moments sont le plus souvent dissociés de notre travail. Le mécanicien dont je parle ne connaît pas cette dissociation. On dit qu’il s’intéresse à ce qu’il fait, qu’il est concerné par son travail – et ce qui permet cette identification, aux frontières de la conscience, c’est le sens de l’unité entre le sujet et l’objet. Il y a une quantité d’expressions familières, comme « être dans le coup », qui reflètent ce refus du dualisme sujet/objet, parce que c’est une attitude courante et qui fait partie de l’intelligence populaire. Mais il y a peu de termes scientifiques qui rendent compte de cette notion, parce que les scientifiques refusent de comprendre ce type d’intelligence, en adoptant comme préalable le point de vue du dualisme formel.
Les bouddhistes zen parlent de la « position assise ». C’est une pratique de méditation, dans laquelle l’idée d’une distinction entre le soi et les objets ne domine pas la conscience. Quand je parle de l’entretien des motocyclettes, je sous-entends une « position contemplative », où l’on élimine de même cette distinction. Quand on n’est pas dominé par le sentiment d’une séparation d’avec son travail, on peut dire qu’on se consacre vraiment à ce qu’on fait. C’est cela l’attention véritable : un sentiment d’identification avec ce que l’on fait. Et, quand on éprouve ce sentiment, on en perçoit aussi l’autre face : la Qualité elle-même.
Aussi convient-il, lorsqu’on travaille sur une motocyclette, ou lorsqu’on se consacre à n’importe quelle autre tâche, de cultiver la sérénité ; elle permet de demeurer en union avec le monde extérieur. Quand on y parvient, tout le reste s’ensuit naturellement. La sérénité permet de découvrir les vraies valeurs, et les vraies valeurs permettent les pensées justes, qui entraînent les gestes exacts. L’œuvre qui en résulte est alors le reflet matériel et visible de la sérénité de celui qui l’accomplit. C’est ce qui éclairait, en fait, ce mur aperçu sur la mer de Corée : reflet matériel d’une réalité spirituelle.
Je crois que, si nous devons réformer le monde et en faire le séjour d’une vie meilleure, la voie n’est pas dans les discours sur les structures politiques, qui sont inévitablement dualistes, fondés sur les rapports des sujets et des objets ; elle n’est pas non plus dans les programmes qui régentent le travail des autres. Je crois que c’est mettre la charrue avant les bœufs. Tout programme de caractère politique est le résultat final de l’emprise de la Qualité sur la société. Il ne peut être efficace que si l’infrastructure des valeurs sociales est correcte – et les valeurs sociales ne peuvent être correctes que si les valeurs individuelles le sont. Pour améliorer le monde, il faut commencer par améliorer son propre cœur, et sa tête, et ses mains – puis avancer, progressivement, vers le reste du monde. D’autres parleront de la destinée de l’humanité. Moi, je veux seulement parler de l’entretien des motocyclettes.
Passé la ville de Riggins, la route quitte le canyon et remonte le cours d’une rivière plus étroite ; elle s’enfonce dans la forêt, à l’ombre fraîche des pins. De nombreux panneaux vantent les diverses richesses touristiques de la région. Nous nous élevons, de lacet en lacet, jusqu’à des prairies dont la fraîcheur verdoyante au milieu de la forêt surprend agréablement. Dans la ville de New Meadows, nous faisons le plein et achetons deux bidons d’huile, encore tout étonnés de ce brusque changement de paysage.
Lorsque nous quittons New Meadows, le soleil est déjà bas sur l’horizon, et je ressens la tristesse des fins d’après-midi. Plus tôt dans la journée, ces prairies de montagne m’auraient réjoui le cœur, mais nous avons déjà trop roulé aujourd’hui. Nous passons Tamarack.
Mon Chautauqua s’arrêtera là pour le moment. La séance a été longue, et ce fut, je pense, la plus importante. Demain, je traiterai de ce qui nous attire vers la Qualité, et de ce qui nous en détourne.
Sur ces étendues de sable aride, si loin de chez nous, la lumière orange du soleil me donne un curieux sentiment. Je me demande si Chris le partage. C’est une tristesse inexplicable : la journée disparaîtra, l’obscurité ira grandissant…
La lumière orange prend des tons de bronze terni, et semble éclairer sans enthousiasme un paysage toujours semblable. Au-delà de ces collines desséchées, dans ces petites maisons perdues, les gens ont vaqué à leurs occupations habituelles. Ils ne remarquent même pas l’étrangeté du paysage crépusculaire. Si nous leur rendions visite un matin ils seraient peut-être curieux de nous, de notre voyage. À cette heure du soir, en revanche, notre présence les gênerait. C’est l’heure du dîner, de la détente ; l’heure où chacun se replie sur son foyer. Nous passons inaperçus.
Nous nous arrêtons enfin devant la cour d’une école abandonnée, sous un immense fromager. Je vidange mon moteur. Chris est énervé, impatient de repartir. Il ne se rend pas compte que c’est la fatigue qui le rend irritable. Pendant que je remets de l’huile, je lui donne la carte à étudier, puis nous la regardons ensemble et décidons d’aller dîner au prochain bon restaurant que nous trouverons sur notre route, puis d’aller camper dans un endroit agréable. Ces projets le remettent de bonne humeur.
Nous dînons donc à Cambridge, et quand nous sortons de table, il fait nuit noire. Dans la lumière du phare, nous repérons une route secondaire qui va vers l’Oregon, et nous nous arrêtons au camping de Brownlee, niché dans un creux de montagne. Il est difficile, dans le noir, de savoir à quoi ressemble cet endroit. Nous suivons une piste sous les arbres, puis à travers des broussailles, jusqu’à l’emplacement du camping. Apparemment, nous sommes seuls et, quand je coupe le moteur, que je commence à déballer nos affaires, j’entends le murmure d’un ruisseau. C’est le seul bruit qui trouble le silence de la nuit, avec le chant d’un unique oiseau.
— C’est chouette, ici ! dit Chris.
— C’est très calme.
— Où est-ce qu’on va demain ?
— On entre dans l’Oregon.
Je lui tends la torche électrique et lui demande de m’éclairer pendant que je sors les sacs de couchage.
— J’y ai déjà été dans l’Oregon ?
— Peut-être. Je ne sais pas.
J’étale nos duvets, et j’installe celui de Chris sur une table de pique-nique. Cette innovation le séduit beaucoup. Cette nuit, nous n’aurons pas de mal à nous endormir. J’entends déjà le souffle régulier de mon fils.
Si seulement je savais quoi lui dire – ou quelles questions lui poser. Il me semble parfois si proche, mais cette impression n’a rien à voir avec les mots que nous échangeons. D’autres fois, il me paraît si lointain, comme s’il me regardait d’un point d’observation qui m’échappe. Et il lui arrive aussi d’être simplement un gosse – et, à ces moments, il n’y a pas de relation possible entre nous.
Parfois, quand j’y réfléchis, l’idée même de « communication » entre deux personnes me paraît être une simple façon de parler, et un bavardage illusoire. C’est une fiction qui rend possibles les relations entre deux individus, profondément étrangers l’un à l’autre. Mais, en réalité, cette « communication » est impossible. L’effort même que nous faisons pour sonder ce qui se passe dans l’esprit de notre interlocuteur détériore ses propres pensées.