XXII

Le lendemain matin, nous quittons l’hôtel, bien reposés par cette bonne nuit. Nous passons dire au revoir aux De Weese et nous quittons Bozeman par la route du Nord. Les De Weese nous ont bien proposé de rester quelques jours chez eux, mais je me sens chatouillé par l’envie de gagner l’Ouest au plus vite et de pouvoir réfléchir tranquille.

J’ai envie de parler de quelqu’un dont Phèdre ne savait rien, mais dont j’ai étudié attentivement les œuvres en préparant ce Chautauqua. À la différence de Phèdre, cet homme est parvenu à la renommée internationale à l’âge de trente-cinq ans. À cinquante-huit, il était devenu une figure légendaire, et Bertrand Russell le décrivait comme « le savant le plus éminent de sa génération ». C’était tout à la fois un astronome, un physicien, un mathématicien et un philosophe. Il s’agit d’Henri Poincaré.

J’ai du mal à croire que Phèdre ait pu emprunter une voie totalement inexplorée avant lui. Quelqu’un, quelque part, doit avoir cherché dans la même direction. Mais Phèdre était si peu cultivé qu’il était bien capable de retrouver tous les lieux communs d’un système philosophique fort connu. Aussi ai-je passé plus d’un an plongé dans l’histoire de la philosophie, si longue et si souvent ennuyeuse, à la recherche de toutes les idées qui s’apparentent peu ou prou à celles de Phèdre.

C’était là une façon passionnante d’aborder l’histoire des systèmes métaphysiques. En tout cas, je fis une découverte, dont je ne sais pas encore très bien aujourd’hui ce qu’il faut penser.

Il n’est pas rare que deux systèmes réputés contradictoires paraissent recouvrir l’un et l’autre certaines des positions de Phèdre, à quelques divergences près. À maintes reprises, j’ai cru en trouver de semblables au sien : mais, à chaque fois, du fait de différences apparemment mineures, Phèdre finissait par s’éloigner dans une autre voie. Hegel, par exemple, dont j’ai parlé un peu plus haut, rejette les doctrines hindoues en dehors de la philosophie. Phèdre, lui, les intégrait à son système, ou s’intégrait aux leurs : sans contradiction décelable.

Je découvris enfin Poincaré. Il n’y avait pas entre lui et Phèdre une véritable identité, il se passait tout autre chose. Phèdre suit un chemin long et tortueux, qui le mène jusqu’aux abstractions les plus élevées. Il semble sur le point de redescendre, et finalement s’arrête net. Poincaré part des vérités scientifiques de base, se fraie un chemin jusqu’aux mêmes abstractions, et s’en tient là. Les deux itinéraires finissent exactement au même point ; il y a entre eux une continuité parfaite. Quand on vit sous l’aile de la folie, l’apparition d’un autre esprit, pensant comme vous et parlant comme vous, est une bénédiction. Comme le fut, pour Robinson Crusoé, la découverte de traces de pas sur le sable.

Poincaré vécut de 1854 à 1912. Il était professeur à l’université de Paris. Avec sa barbe et son pince-nez, il ressemblait un peu à Toulouse-Lautrec, qui vivait lui aussi à Paris, à la même époque, mais qui avait dix ans de moins.

Un grave bouleversement affectait alors les fondements mêmes des sciences exactes. Depuis des années, la vérité scientifique se situait au-delà de la possibilité même du doute. La logique de la science était infaillible, et si les scientifiques se trompaient parfois, c’est qu’ils en appliquaient mal les règles. On avait résolu tous les grands problèmes. La mission de la science ne consistait plus qu’à préciser ses réponses. Certes, il restait des phénomènes mal expliqués, comme la radioactivité, la transmission de la lumière dans l’éther, la relation particulière entre les forces magnétiques et les forces électriques : d’après l’expérience passée, ces difficultés tomberaient un jour ou l’autre. Qui aurait pu imaginer que, quelques décennies plus tard, il n’y aurait plus ni espace absolu, ni temps absolu, ni substance absolue ? Que la physique classique, ce bastion de la science, deviendrait elle-même approximative ? Que les astronomes les plus sérieux, les plus respectés, expliqueraient à l’humanité que, si elle regardait assez longtemps dans un télescope assez puissant, elle finirait par voir sa propre image ?

Rares étaient alors ceux qui comprenaient les bases de la théorie de la relativité, théorie qui est à l’origine de ce séisme scientifique. Parmi eux, il y avait Poincaré.

Dans La Valeur de la science, Poincaré explique qu’il faut remonter très loin pour découvrir les antécédents de la crise : exactement jusqu’aux premiers et vains efforts de ceux qui, depuis fort longtemps, tentent de démontrer le cinquième postulat d’Euclide. Postulat selon lequel, par un point donné, ne peut passer qu’une parallèle à une droite donnée, et qui forme l’une des clés de voûte de l’ensemble de la géométrie.

Les autres axiomes, en comparaison de celui-là, paraissent si évidents qu’on ne songe même pas à les remettre en question. Et, pourtant, c’est de celui-là qu’on ne parvenait pas à se débarrasser sans risquer de jeter à bas des pans entiers de l’édifice mathématique. Et personne ne semblait capable de le réduire à une forme plus élémentaire. La somme d’énergie gaspillée par des mathématiciens animés de cet espoir chimérique est à peine imaginable, disait Poincaré.

Enfin, dans le premier quart du XIXe siècle, et presque au même moment, un Hongrois et un Russe, Bolyai et Lobatchevski, établirent de façon irréfutable qu’il est impossible de démontrer le cinquième postulat d’Euclide. Selon eux, s’il existait un moyen de réduire le postulat d’Euclide à des axiomes mieux établis, cela entraînerait obligatoirement un effet secondaire : en renversant le postulat d’Euclide, on introduirait dans la géométrie des contradictions logiques. Voilà pourquoi ils renversèrent le postulat d’Euclide.

Lobatchevski prend pour point de départ de son système un postulat inverse : par un point donné, on peut faire passer deux parallèles à une droite donnée – mais il conserve les autres postulats. Et il déduit de cette hypothèse une série de théorèmes, entre lesquels on ne peut trouver aucune contradiction. Il construit une géométrie dont la logique sans faille vaut celle de la géométrie euclidienne.

Il démontre ainsi que le cinquième postulat ne peut être réduit à des axiomes plus simples.

Ce n’est pas cette démonstration qui est alarmante. C’est d’avoir produit une nouvelle géométrie, qui, bientôt, éclipsa la démonstration même et envahit tout le domaine des mathématiques. Les mathématiques, qui forment comme la pierre angulaire de la certitude scientifique, devenaient tout à coup incertaines.

Il existait dès lors, en effet, deux visions contradictoires de l’inébranlable vérité scientifique, valables pour tous les hommes de tous les temps, quelles que soient leurs préférences individuelles.

D’où une crise très profonde, qui devait arracher à leur satisfaction les esprits endormis de cet âge d’or de la science. Entre ces deux géométries, laquelle est la bonne ? Si l’on ne peut choisir, il faut admettre qu’il existe une mathématique totale, comprenant des contradictions internes. Mais une mathématique qui admet des contradictions logiques ne mérite plus le nom de mathématique. Elle ressemble à un charabia de magiciens, où la conviction est subordonnée à la foi !

Une fois la porte ouverte, on pouvait s’attendre à voir se multiplier les systèmes contradictoires. Un Allemand nommé Riemann élabora un nouveau système géométrique tout aussi cohérent, qui rejetait non seulement le postulat d’Euclide, mais son premier axiome, selon lequel, par deux points donnés, il ne peut passer qu’une droite. Pas de contradiction interne – mais une géométrie en contradiction et avec celle d’Euclide et avec celle de Lobatchevski. Si l’on admet la théorie de la relativité, c’est la géométrie de Riemann qui donne la meilleure interprétation du monde où nous vivons.

 

À Three Forks, la route traverse une gorge étroite, taillée dans des rochers blanc et rouge. Nous passons devant les grottes qu’ont explorées Lewis et Clark. À l’ouest de Butte, nous grimpons durement et longuement, puis nous redescendons dans la vallée où s’alignent les hauts fourneaux de la fonderie d’Anaconda. Au centre de la ville, nous trouvons un bon restaurant, des steaks et du café. De nouveau, nous grimpons, et découvrons un lac entouré de pins. Des pêcheurs poussent vers l’eau un petit bateau. La route redescend en lacets à travers la forêt. À en juger par le soleil, la matinée touche à sa fin.

Nous traversons Phillipsburg et gagnons le fond d’une vallée verdoyante. Le vent souffle en rafales de plus en plus violentes, et je réduis ma vitesse. Nous atteignons Maxville, puis Hall. La fatigue vient.

En quittant Hall, nous trouvons un cimetière au bord de la route, et nous nous y arrêtons. Le vent est froid et mordant, mais le soleil tape encore. Nous nous étendons dans l’herbe, nous couchons sur nos vestes, à l’abri de l’église. C’est un endroit solitaire, impressionnant de beauté. Les montagnes, dans le lointain, donnent la dimension de l’espace. Chris enfouit son visage dans sa veste et essaie de dormir.

Le voyage est différent, maintenant que les Sutherland sont repartis. Je me sens seul. Permettez-moi de reprendre ici mon Chautauqua pour chasser cette impression.

Pour résoudre le problème de la vérité mathématique, disait Poincaré, il nous faut d’abord examiner la nature des axiomes géométriques. Sont-ce des jugements synthétiques a priori, comme l’affirme Kant ? N’existent-ils que dans la conscience, indépendamment de l’expérience ? Sont-ils préalables à l’expérience ? Poincaré ne le pensait pas. Car, dans ce cas, ils se seraient imposés à nous avec une telle force que nous ne pourrions pas même envisager la proposition contraire. Et encore moins échafauder sur cette proposition un édifice théorique. Il ne pouvait exister de géométrie non euclidienne.

Devons-nous en conclure que les axiomes géométriques sont des vérités d’expérience ? Poincaré ne le pensait pas non plus. Car, dans ce cas, ils seraient l’objet de modifications et de révisions constantes, au fur et à mesure des découvertes des chercheurs. Ce qui semble contraire à la nature même de la géométrie.

Poincaré en arriva à la conclusion que les axiomes géométriques sont des conventions. Notre choix dans l’ensemble des conventions possibles est guidé par les faits d’expérience, mais il reste libre et n’est limité que par la nécessité d’éviter la contradiction. Ainsi les postulats peuvent rester rigoureusement vrais, alors que les lois expérimentales qui nous ont incités à les admettre ne sont qu’approximatives. En d’autres termes, les axiomes géométriques ne sont que des définitions déguisées.

Poincaré se pose alors la question : quelle est la vraie géométrie ? Celle d’Euclide ou celle de Riemann ? Mais il répond aussitôt : la question n’a pas de sens. Autant demander si le système métrique est plus vrai que l’avoirdupoids ; si les coordonnées cartésiennes sont plus vraies que les coordonnées polaires. Aucune géométrie ne peut être plus vraie qu’une autre ; elle ne peut être que plus pratique. La géométrie n’est pas vraie, elle est plus ou moins commode.

Poincaré poursuit en démontrant le caractère conventionnel de tous les concepts scientifiques, comme l’espace et le temps. Il montre qu’il n’existe pas une façon plus vraie qu’une autre de mesurer ces entités. Celle qui est adaptée est en général la plus pratique.

Nos concepts de l’espace et du temps ne sont que des définitions, choisies en raison de leur aptitude à rendre compte de la réalité.

Cette remise en cause radicale de nos concepts scientifiques fondamentaux ne va pas encore au fond des choses. L’explication permet de mieux comprendre le mystère de l’espace et du temps, mais la clé même de l’explication de l’univers se trouve toujours dans les faits. Que sont donc ces faits !

Quels faits, d’abord, convient-il d’observer ? Il y en a une infinité, et il n’y a pas plus de chances de créer la science à partir d’une observation arbitraire de faits pris en vrac qu’il n’y en a pour un singe qui taperait à la machine de retrouver le texte du Notre Père.

Il en va de même pour les hypothèses. Quelles hypothèses choisir ? Si un phénomène admet une explication mécanique complète, il peut en admettre une infinité d’autres. C’est ce que Phèdre avait contesté dans son travail de laboratoire : c’est la raison pour laquelle il avait échoué dans ses études.

Si le savant disposait d’un temps infini, il suffirait de lui dire : Ouvrez bien les yeux – mais, comme il n’a pas le temps de tout voir, et qu’il vaut mieux ne pas voir que voir mal, il devient nécessaire de faire un choix.

Poincaré établit une hiérarchie des faits. Plus un fait est général, plus il est précieux. Ceux qui se présentent le plus souvent sont plus utiles que ceux qui apparaissent rarement. Les biologistes, par exemple, n’auraient jamais pu progresser s’il n’existait que des individus, et pas d’espèces, et si l’hérédité ne faisait pas ressembler les enfants aux parents.

Quels sont les faits qui ont le plus de chances de se reproduire ? Les plus simples. Comment les reconnaître ? Il faut choisir ceux qui ont l’air simples. Ou ils le sont réellement, ou les éléments complexes qui les composent sont difficiles à distinguer. Dans le premier cas, le fait se représentera certainement, isolé ou comme partie d’un fait plus complexe. Dans l’autre cas, on le retrouvera également, puisque la nature n’invente pas au hasard la complexité des faits.

chercher la simplicité ? Les savants l’ont cherchée aux deux extrêmes, dans l’infiniment grand et dans l’infiniment petit. Les biologistes, par exemple, s’intéressent plus à la cellule qu’à l’organisme entier et, depuis l’époque de Poincaré, plus à la molécule de protéine qu’à la cellule. L’histoire leur a donné raison, puisque les cellules et les molécules qui composent des organismes différents se ressemblent plus que les organismes eux-mêmes.

Comment choisir le fait intéressant, celui qui se reproduit continuellement ? Il faut s’occuper d’abord de créer une méthode et, puisque aucune ne s’impose, on en a imaginé beaucoup. Il convient de commencer avec les faits ordinaires, mais, une fois qu’une règle est établie avec certitude, les faits qui s’y conforment perdent de leur intérêt et ne nous enseignent plus rien de nouveau. C’est l’exception qui devient importante. Nous ne recherchons plus les ressemblances, mais les différences, et nous recherchons les différences les plus flagrantes, qui sont aussi les plus instructives.

Nous cherchons d’abord les cas dans lesquels la règle a le plus de chances de ne pas s’appliquer. En nous éloignant suffisamment dans le temps ou dans l’espace, nous risquons de constater que les règles habituelles sont inapplicables, et cela nous permet de mieux voir les modifications qui peuvent se produire plus près de nous. Mais il faut viser, non pas à confirmer les ressemblances et les différences, mais à reconnaître les analogies cachées sous les divergences apparentes. Les règles particulières semblent à première vue contradictoires ; néanmoins, en les examinant de plus près, nous constatons le plus souvent qu’elles se ressemblent. Si le contenu est différent, la forme est semblable. Les éléments s’organisent de la même façon. Quand nous les observons sous cet angle, nous voyons leur champ d’application s’élargir, et c’est ce qui donne leur valeur à certains faits qui viennent compléter un ensemble, et montrer qu’ils sont l’image fidèle d’autres ensembles connus.

Non, un savant ne choisit pas au hasard les faits qu’il observe. Il cherche à condenser dans un mince volume les résultats de beaucoup d’expériences et de réflexions. C’est pourquoi un petit livre de physique contient tant d’expériences passées et mille fois plus encore d’expériences possibles, dont on peut prévoir le résultat.

Poincaré montre alors comment on découvre un fait, en s’appuyant sur son expérience personnelle et en relatant les découvertes mathématiques qui sont à l’origine de sa réputation.

Pendant quinze jours, il s’était battu pour prouver que certaines fonctions ne pouvaient exister. Tous les matins, il s’asseyait à son bureau, il y passait une heure ou deux, il essayait un grand nombre de combinaisons et n’atteignait aucun résultat. Puis, un soir, contrairement à son habitude, il prit du café noir, ce qui l’empêcha de dormir ; les idées venaient en foule, s’entrechoquaient dans son esprit, et parfois se combinaient entre elles de façon stable.

Le lendemain matin, il ne lui resta plus qu’à rédiger le résultat de ses réflexions de la nuit. Il y avait eu cristallisation.

Il raconte aussi comment une deuxième cristallisation produisit ce qu’il devait appeler les « Séries théta-fuchsiennes ». Il était parti de Caen, où il vivait, pour participer à une excursion géologique ; le voyage lui avait fait oublier les mathématiques. Au moment même où il posait le pied sur le marchepied du véhicule, une idée lui vint, que rien dans ses réflexions précédentes n’avait annoncée. Les transformations qu’il avait utilisées pour définir les fonctions fuchsiennes étaient identiques à celles qu’opérait la géométrie non euclidienne. Il n’essaya même pas de vérifier cette idée ; il poursuivit la conversation qu’il avait engagée avec un ami. Mais il avait acquis une certitude qu’il vérifia par la suite, à tête reposée.

C’est en marchant le long d’une falaise qu’il fit un jour une autre découverte. Une autre encore, en descendant une rue de la ville. Ces découvertes avaient le même caractère de soudaineté et de certitude immédiate. Certains s’émerveillent devant les voies mystérieuses du génie, mais Poincaré n’appréciait pas cette explication superficielle. Il cherchait à approfondir sa compréhension du phénomène.

Les mathématiques, disait-il, ne se réduisent pas à l’application de règles. Il ne s’agit pas d’obtenir le plus grand nombre de combinaisons possibles, en fonction de lois préétablies. Les combinaisons ainsi obtenues seraient excessivement nombreuses, inutiles et encombrantes. La tâche du chercheur est de choisir parmi ces combinaisons, d’éliminer celles qui sont inutiles et, si possible, de ne pas même les élaborer. Les règles qui guident ce choix sont extrêmement subtiles. Il est presque impossible de les définir avec précision. Il faut les sentir, et non les formuler.

Poincaré avança l’hypothèse que cette sélection s’effectue au niveau de ce qu’il appelle le « moi subliminal », entité qui correspond exactement à ce que Phèdre appelait la « conscience préintellectuelle ». Selon Poincaré, ce moi subliminal examine un grand nombre de solutions à un problème donné, mais seules les solutions intéressantes émergent dans le domaine de la conscience. Les solutions sont choisies par le moi subliminal, sur la base de la beauté « mathématique », de l’harmonie des nombres et des formes, de l’élégance géométrique. Il y a là, disait Poincaré, un véritable sentiment esthétique, que connaissent tous les mathématiciens, mais que le profane ignore au point d’être souvent tenté de sourire. Mais c’est cette harmonie, cette beauté, qui est au cœur même de l’invention mathématique.

Il est clair que Poincaré ne parlait pas de la beauté romantique, cette beauté des apparences qui ne frappe que les sens. Il parlait de la beauté classique, qui naît de l’harmonie des éléments et que l’intelligence pure peut seule saisir, celle qui donne sa structure à la beauté romantique et sans laquelle la vie ne serait qu’un rêve vague et fugitif. C’est la quête de cette beauté classique, le sens de l’harmonie du cosmos, qui nous aide à choisir le mieux les faits qui contribuent à cette harmonie. La seule réalité objective, ce ne sont pas les faits, c’est la relation entre les faits, d’où naît l’harmonie universelle.

Les contemporains de Poincaré refusaient de reconnaître qu’il faut opérer une sélection entre les faits. Ils pensaient que ce choix arbitraire diminuerait la validité de la méthode scientifique. Ils le taxaient de « conventionnalisme ». Ils maintenaient énergiquement leur « principe d’objectivité », qui, pourtant, n’est pas un fait d’expérience, et que, selon leurs propres critères, ils auraient dû rejeter.

Ils craignaient de voir s’écrouler le fondement philosophique de la science. Poincaré n’offrait pas d’issue à leur pénible situation. Mais c’est parce qu’il n’est pas allé assez loin dans les implications métaphysiques de son système. Ce qu’il n’a pas dit, c’est que la sélection des faits avant l’observation n’est arbitraire que dans un système métaphysique fondé sur la dualité sujet/objet. Si l’on admet la Qualité comme troisième entité métaphysique, la sélection des faits cesse d’être arbitraire. Elle ne repose plus sur une impression subjective et capricieuse, mais sur la Qualité, qui est la réalité elle-même. La contradiction disparaît.

Tout se passe comme si Phèdre avait essayé d’assembler les pièces d’un puzzle, qu’il n’aurait pas eu le temps de terminer.

Poincaré avait travaillé sur son propre puzzle, qu’il n’avait pas non plus achevé. Après lui, l’impression prévalait que la source de la réalité scientifique n’est qu’une harmonie subjective et capricieuse. Il a résolu les problèmes de l’épistémologie, sans en donner la dimension métaphysique, ce qui rend ses solutions difficilement acceptables.

Mais, grâce aux découvertes métaphysiques de Phèdre, nous savons que l’harmonie de Poincaré n’est pas subjective. Elle est en même temps la source de la réalité objective. Elle n’est pas capricieuse ; elle est la force qui s’oppose au caprice, le principe qui ordonne toute pensée scientifique et mathématique, et sans lequel aucun développement de pensée n’est possible. Quand je découvris que les pièces des puzzles commencés par Phèdre et par Poincaré s’accordaient parfaitement, j’en versai des larmes de joie. Ensemble, elles produisaient une structure de pensée harmonieuse, capable d’unifier les langages dissociés de la science et de l’art.

 

De chaque côté de nous, les montagnes se font plus abruptes, et forment une longue vallée étroite qui descend jusqu’à Missoula. Le vent violent m’a fatigué. Chris me tape sur l’épaule et m’indique une haute colline, au flanc de laquelle est peint un grand M majuscule. Le matin, en sortant de Bozeman, nous en avions déjà aperçu un autre. Je me souviens maintenant que, chaque année, les nouveaux étudiants de l’université montent dans la montagne pour aller repeindre cet emblème.

Dans un garage, où nous prenons de l’essence, le conducteur d’une remorque qui transporte deux chevaux d’Appaloosa engage la conversation avec nous. En général, les amis des chevaux n’aiment pas les motocyclistes – mais celui-ci fait exception. Il me pose une foule de questions, auxquelles je réponds longuement.

Chris voudrait bien monter voir le M, mais la route qui y mène est raide et pleine d’ornières. Ma machine n’est pas une tout-terrain et nous sommes lourdement chargés. Nous nous dégourdissons les jambes un instant, puis, malgré notre lassitude, nous quittons Missoula en direction du col de Lolo.

Je crois me rappeler que cette route, il n’y a pas bien longtemps, était une piste poussiéreuse et sinueuse. Aujourd’hui, elle est goudronnée, et les virages ont été élargis. Toutes les voitures qui nous doublaient sur la grand-route ont continué sur Kalispell ou Cœur d’Alêne, vers le nord. Nous sommes presque seuls. Nous roulons vent arrière, vers le sud-ouest, et c’est bien agréable. La route commence en lacets vers le col.

Ici, toutes les pluies viennent du Pacifique. Les fleuves et les rivières coulent vers l’océan. D’ici deux à trois jours, nous aussi nous y arriverons.

Au col de Lolo, nous trouvons un restaurant, et nous garons la moto à côté d’une vieille Harley. Elle a plus de cinquante mille kilomètres au compteur et un porte-bagages en osier. C’est sûrement la machine d’un routier chevronné.

Nous nous gavons de pizza et de lait et nous repartons aussitôt. Il va bientôt faire nuit, il sera difficile et désagréable de chercher un bon emplacement de camping.

En sortant du restaurant, nous trouvons l’homme à la Harley, debout devant les machines, avec sa femme. Nous nous saluons. Il vient du Missouri et, à en juger par leurs visages épanouis, ils ont dû faire bon voyage.

— Vous vous êtes payé aussi ce sacré vent jusqu’à Missoula ? demande l’homme.

— Oui. Il devait bien souffler à cinquante à l’heure.

— Au moins, dit-il.

Nous échangeons quelques mots sur les plaisirs du camping, et ils se plaignent du froid. Là-bas, au Missouri, ils ne s’imaginaient pas qu’il faisait si froid en été dans la montagne. Il leur a fallu acheter en route des vêtements chauds et des couvertures.

— Il ne devrait pas faire trop froid, ce soir, dis-je. Nous ne sommes qu’à mille cinq cents mètres d’altitude.

— Nous allons camper au bord de la route, ajoute Chris.

— Dans un camping ?

— Non, dans la nature, dis-je.

Ils ne manifestent aucun désir de se joindre à nous. Un coup de kick, et nous repartons, en leur lançant des signes amicaux.

L’ombre des arbres s’allonge sur la route. Après quelques kilomètres, nous nous engageons sur une piste de bûcherons, couverte de sciure. Je roule à petite vitesse, les pieds écartés, prêt à prévenir une chute. Au bout d’un moment, nous apercevons devant nous plusieurs bulldozers : il y a sûrement des coupes en train dans le coin. Nous retournons sur nos pas, et prenons une piste secondaire qui s’enfonce dans la forêt. Elle est assez vite barrée par un tronc d’arbre abattu. C’est bon signe : elle doit être abandonnée.

« Voilà l’endroit », dis-je à Chris.

Nous sommes en haut d’une pente, d’où nous découvrons l’immensité de la forêt, qui s’étend sur des kilomètres à la ronde.

Chris a envie de partir en exploration, mais je suis trop fatigué.

« Va tout seul, si tu veux, lui dis-je.

— Non. Viens avec moi !

— Je suis vraiment fatigué, Chris. Demain matin, on fera un tour. Je commence à défaire le paquetage, et j’étends les sacs de couchage à même le sol. Chris s’en va. Je m’allonge et m’étire. La fatigue envahit mes membres. Forêt, silencieuse et belle…

— J’ai la diarrhée ! annonce Chris en revenant.

— Oh ! dis-je en me levant. Tu veux changer de slip ?

— Oui, fait-il, d’un air confus.

— Il y en a un dans le sac, près de la moto. Change-toi et prends du savon dans la sacoche. Nous irons laver ton linge dans le torrent. »

Chris se sent tout honteux ; il est content que je lui donne des ordres.

Nous arrivons au torrent, et Chris me montre des pierres qu’il a ramassées pendant que je dormais. L’odeur des pins est prenante. Il fait presque froid, et le soleil est très bas dans le sol. Le silence, la fatigue, le jour qui baisse, tout cela me déprime quelque peu, mais je garde mes sentiments pour moi.

Quand Chris a fini sa lessive, nous remontons la route forestière. J’ai l’impression d’avoir passé ma vie à remonter cette route, et cette pensée m’accable.

— Dis, papa ?

— Quoi ?

Un petit oiseau s’envole d’un arbre, juste devant nous.

— Qu’est-ce que je deviendrai, quand je serai grand ?

L’oiseau disparaît au-dessus d’une crête lointaine. Je ne sais que répondre.

— J’espère que tu seras quelqu’un de bien, dis-je enfin.

— Mais comme métier ?

— N’importe.

— Pourquoi tu te mets en colère quand je te demande ça ?

— Je ne suis pas en colère… J’essaie de réfléchir… Je ne sais pas… Je suis trop fatigué ce soir… Ça n’a vraiment pas d’importance ce que tu feras plus tard.

Le soleil a disparu au-dessous de l’horizon, et le crépuscule tombe. Nous remontons la piste, chacun de son côté, et quand nous arrivons à la moto, nous nous glissons dans les sacs de couchage. Nous nous endormons sans dire un mot.