XIII

John et Sylvia prennent leur petit déjeuner : du café et des brioches. Ils sont encore sous le charme des heures délicieuses que nous avons connues hier. Moi, j’ai du mal à avaler quoi que ce soit.

C’est aujourd’hui que nous devrions arriver à l’école – cette école qui fut le théâtre d’événements si cruciaux. J’en tremble d’avance.

Je me rappelle avoir lu un article, sur des fouilles au Proche-Orient, où l’auteur décrivait les réactions de l’archéologue au moment d’ouvrir des tombes oubliées depuis des milliers d’années. Je me sens un peu comme cet archéologue.

Au fond du canyon, en direction de Livingston, on voit les premiers buissons d’armoise, il y en a de semblables jusqu’au Mexique. La lumière du matin est aussi pure que la veille, mais l’air est plus chaud, plus doux, maintenant que nous sommes redescendus dans la plaine.

Tout est parfaitement normal.

Seule demeure cette impression que, sous la calme surface du monde, quelques mystères sont cachés.

Je n’ai vraiment aucune envie d’aller là-bas. Je préférerais revenir en arrière. Juste un peu d’énervement.

Bien souvent, le matin, autant qu’il m’en souvienne, Phèdre connaissait le même état de tension, de fébrilité, avant d’aller faire son cours. Il avait horreur de se présenter devant une salle bondée d’étudiants, et d’avoir à prendre la parole. C’était pour lui une douloureuse contrainte, cela allait à l’encontre de son goût de la solitude, et il ressentait un trac intense. Trac qui ne prenait jamais les formes attendues, mais qui donnait à chacun de ses gestes une très grande intensité. D’après les étudiants, qui en avaient parlé à sa femme, il y avait comme de l’électricité dans l’air. Au moment où il entrait dans la salle, tous les yeux se tournaient vers lui. Les conversations se perdaient en un murmure qui durait parfois plusieurs minutes, puis il commençait à parler. Pendant toute l’heure, jamais personne ne détournait les yeux.

C’était si frappant qu’on commençait à en jaser un peu trop, et à le mettre en question, lui, Phèdre. La majorité des étudiants fuyait ses cours.

L’école était ce qu’on pourrait appeler, par euphémisme, un collège d’enseignement – c’est-à-dire qu’on y enseignait, et qu’on y enseigne, qu’on y enseigne sans cesse… Pas le temps de faire des recherches, pas le temps de réfléchir, pas le temps de participer aux affaires du monde. Enseigner, enseigner, jusqu’à l’abrutissement, jusqu’à perdre toute faculté de création, jusqu’à devenir un automate, répétant à l’infini les mêmes platitudes à des générations d’innocents, d’étudiants incapables de comprendre pourquoi leur professeur est si ennuyeux. Et qui, du fait même, perdent tout respect. Leur insolence rejaillit sur la société tout entière. Si les collèges fonctionnent de cette façon, c’est parce que c’est la façon la plus habile de faire des économies, tout en donnant l’illusion d’un enseignement de qualité.

Phèdre désignait son collège par une expression qui n’avait pas beaucoup de sens, qui paraissait même un peu ridicule. Cette expression, disait-il, était cependant très significative, et il y tenait beaucoup. Avant de partir, il l’avait enfoncée, profondément, dans l’esprit de certains de ses élèves. Il avait baptisé la boîte le « Temple de la Raison », et, si l’on avait vraiment compris ce qu’il voulait dire par là, on aurait résolu bien des problèmes qu’on se posait à son sujet.

À cette époque, le Montana connaissait une fièvre d’extrême droite, analogue à celle que connut Dallas avant l’assassinat du président Kennedy. On alla jusqu’à interdire à un professeur fort connu, de l’université de Missoula, de prendre la parole sur le campus : sous le prétexte que ses propos étaient de nature à troubler l’ordre ! On avait prévenu les professeurs que toutes leurs déclarations publiques devaient être préalablement soumises à l’approbation de la direction.

On fit systématiquement baisser le niveau des études. Jusqu’alors, le collège n’avait pas le droit de refuser l’admission d’un étudiant de plus de vingt et un ans, qu’il ait son diplôme de fin d’études ou non. Sous la nouvelle administration, le collège pouvait être condamné à payer huit mille dollars d’amende pour chaque échec aux examens – ce qui revenait à imposer le succès de tous les candidats. Le nouveau gouverneur de l’État essaya, par tous les moyens, de faire renvoyer le directeur, pour des raisons aussi bien privées que politiques : c’était un ennemi personnel – et un démocrate. Quant au gouverneur, c’était un républicain – mais pas le premier venu : son bras droit était l’un des dirigeants de la John Birch Society(3). C’est ce même gouverneur qui avait fourni la fameuse liste des cinquante professeurs subversifs.

Dans le cadre de cette vendetta, il avait entrepris de couper les fonds au collège. Le département d’anglais, dont Phèdre dépendait, avait été particulièrement touché. La plupart de ses membres avaient pris une part active à la défense des libertés universitaires.

Phèdre, quant à lui, avait alerté les services régionaux d’éducation, pour les inciter à s’opposer à ces abus. Et, en plus de ses interventions privées, il avait réclamé publiquement une enquête sur la situation générale du collège.

Certains de ses étudiants lui avaient demandé, avec quelque amertume, si, en s’attaquant au collège, il essayait de les empêcher de poursuivre leurs études. L’un d’eux, sans doute un partisan du gouverneur, lui assura que les autorités ne permettraient pas qu’on saborde le collège, et qu’elles maintiendraient le niveau d’enseignement.

— Et quel moyen proposez-vous ? demanda Phèdre.

— On enverra la police.

Aussitôt, Phèdre décida de prononcer, dès le lendemain, un plaidoyer en faveur de l’action qu’il menait. Ce fut la fameuse conférence consacrée au Temple de la Raison. Alors que d’habitude il se contentait de notes hâtives, il disposait ce jour-là d’un texte longuement et soigneusement écrit.

Il commença par rappeler un article, paru dans la presse locale, au sujet d’une église de village dont le porche était décoré d’une publicité lumineuse vantant je ne sais plus quelle marque de bière : l’église avait été vendue et transformée en bar. Il y eut dans la salle de cours quelques rires. Le collège était renommé, à juste titre, pour ses saouleries. Selon le journaliste, certaines personnes avaient protesté auprès des autorités ecclésiastiques. Le prêtre, lui, semblait plutôt irrité par tout ce remue-ménage. Cela révélait, à ses yeux, une incroyable ignorance de ce qu’est vraiment une église. S’imaginaient-ils qu’une église n’est faite que de briques, de planches et de tuiles ? Cette conception, sous une apparence de piété, dissimule ce même matérialisme que l’Église combat. Le bâtiment en question n’était plus un lieu saint. Il avait été désacralisé – et l’affaire était close. La publicité décorait un bar, et non plus une église. Ceux qui ne faisaient pas la différence étalaient seulement leur sottise.

Pour Phèdre, on commettait la même erreur à propos de l’université. La véritable université n’est pas un édifice, ni un ensemble de bâtiments, que peut éventuellement défendre la police. Lorsqu’un collège n’est plus homologué par les autorités académiques, personne ne se présente pour en fermer les portes. Il n’y a pas de sanctions judiciaires, pas d’amendes, pas de peines de prison. Les cours ne sont même pas interrompus. Tout continue comme par le passé. Les étudiants reçoivent le même enseignement – mais le collège est officiellement disqualifié, on pourrait presque dire excommunié. La véritable université, à laquelle aucune autorité extérieure ne peut donner d’ordre, déclare que tel collège n’est plus un « lieu saint » – qu’elle l’abandonne. Il n’en reste que des pierres – et des livres. C’est tout.

Les étudiants durent juger ces propos étranges, et j’imagine que Phèdre attendit longuement que ses idées pénètrent dans les esprits – et peut-être qu’on lui pose la question fondamentale : Qu’est-ce que la véritable université ?

La réponse était toute prête dans ses notes : la véritable université n’existe pas sur le terrain. Elle ne possède pas de biens, elle ne paie pas de salaires, elle ne perçoit aucun frais de scolarité. La véritable université est un état d’esprit, le grand héritage de la pensée rationnelle, transmis de siècle en siècle ; état d’esprit que renouvelle et ranime sans cesse le corps traditionnel des professeurs. L’université n’est rien d’autre que la Raison incarnée, et qui se perpétue.

À côté de cet état d’esprit, la Raison, il y a une entité légale, qui porte malheureusement le nom d’université mais qui est fort différente. Il s’agit d’une entreprise non lucrative, soumise aux lois de l’Etat, et dotée d’un domicile reconnu. Elle possède des biens, paie des salaires, perçoit de l’argent et peut donc subir des pressions officielles.

Cette entreprise légale n’enseigne pas, ne crée pas de savoir nouveau, ne jauge pas les idées. Elle n’est que l’un des bâtiments de l’Eglise, qui permettent seulement à l’Église d’exister.

Pour ceux qui ne perçoivent pas cette différence, il suffit de s’emparer du bâtiment pour s’emparer de l’Église. Les professeurs sont des employés, qui devraient renoncer à la Raison, quand on le leur demande, et obéir sans réplique aux ordres, comme les employés de toute autre entreprise.

La première fois que j’ai lu ce texte de Phèdre, j’ai admiré l’habileté dont il faisait preuve dans l’analyse. Il évitait de diviser l’université en disciplines et en départements, et de bâtir son exposé sur cette base. Il évitait aussi l’opposition traditionnelle entre étudiants, professeurs et administration. Quand on part de ces schémas classiques, on ne peut plus proférer qu’une somme de banalités, rien d’autre que ce qu’on trouve dans le bulletin officiel de tous les collèges.

Et dans le Temple de la Raison, déclara encore Phèdre, rien n’a changé depuis Socrate : c’est toujours la vérité, que ses desservants y recherchent, sous ses formes toujours changeantes, telles que nous les révèle l’exercice de la rationalité. Et tout doit être subordonné à cette recherche, qui n’engendre généralement pas de conflit au niveau de l’éducation. Il arrive cependant qu’une contradiction éclate, comme dans le cas de Socrate. Ainsi, lorsque les mécènes d’un collège combattent les positions prises par tel ou tel professeur, ils peuvent faire pression sur l’administration, et menacer de couper les vivres. Un bon professeur doit rester sourd aux menaces. Son but n’est pas de servir la communauté, mais de mettre la raison au service de la vérité. Voici ce qu’entendait Phèdre, lorsqu’il parlait dudit Temple. Selon toute vraisemblance, cette prise de position présentait à ses yeux une importance primordiale. Certes, on le considérait comme un fauteur de troubles, mais il ne fut jamais sanctionné en proportion des dégâts qu’il faisait dans les esprits. S’il a sans cesse échappé à la colère de ses censeurs, c’est parce que personne ne souhaitait faire le jeu de l’ennemi, contre le collège. C’est aussi parce que, bon gré mal gré, ses collègues comprenaient là noblesse de ses motifs. Il accomplissait la mission dont chacun était investi, il parlait au nom de la vérité rationnelle.

Le discours de Phèdre n’expliquait toutefois pas son ardeur fanatique. Chacun peut croire à la vérité, et aux méthodes rationnelles qui permettent de la découvrir. Chacun peut s’opposer aux consignes des autorités en place. Mais qui va jusqu’à se consumer soi-même, jour après jour, pour défendre sa cause ?

Les explications psychologiques qu’à ce sujet l’on m’a fournies me paraissent peu convaincantes. Je ne pense pas qu’il ait seulement cherché à compenser ses échecs, car rien n’indique qu’il considérait son expulsion de l’université comme un échec. C’était tout au plus une énigme. L’explication à laquelle je suis parvenu repose sur la contradiction, chez lui, entre le peu de foi qu’il accordait à la raison scientifique, dans son travail de laboratoire, et le fanatisme dont il témoigna dans sa conférence sur le Temple de la Raison. Un jour, je compris que cette contradiction n’en était pas une : c’est parce qu’il n’avait pas foi en la raison, qu’il luttait pour elle avec un tel fanatisme.

Voilà aussi pourquoi il se sentait si proche de ces étudiants qui s’installent de préférence au dernier rang et qui, en général, échouent aux examens. Le mépris qu’il lisait sur leur visage reflétait ses propres sentiments à l’égard de tout le processus rationnel de l’intelligence. La seule différence, c’est que, méprisants, ils l’étaient parce qu’ils ne comprenaient rien. Toute leur vie, ils allaient amèrement ruminer leurs échecs – lui, il était contraint d’agir, et c’est ce qui l’avait poussé à préparer avec tant de soin sa causerie sur le Temple de la Raison. Il expliquait à de jeunes auditeurs qu’ils devaient avoir foi en la raison parce que, en dehors de la raison, il n’y a rien. Mais cette foi, il ne la partageait pas.

Il faut garder à l’esprit que cet épisode de sa vie se passait vers les années cinquante – et non les années soixante-dix. On commençait à peine à entendre les premiers cris des beatniks et des hippies contre le système et son infrastructure rationnelle. Personne ne pouvait prévoir que l’édifice tout entier allait être remis en question. Et Phèdre, seul, se dressait pour défendre son Temple, que personne encore ne songeait à attaquer. Il clamait avec fanatisme que le soleil allait se lever, alors que nul ne s’en inquiétait. C’était de lui, plutôt, qu’on s’inquiétait.

Maintenant que s’est écoulée la décennie la plus tumultueuse du siècle, que la raison a été attaquée et assaillie au-delà de tout ce qu’on aurait pu imaginer voilà vingt-cinq ans, il nous est plus facile de comprendre les prémonitions de Phèdre, telles que je les expose dans ce Chautauqua : une solution à tous nos problèmes… Si seulement c’était vrai ! Et il nous manque tant d’éléments de sa pensée…

Je suis bien un archéologue – et cela me tourmente. Je ne dispose que de bribes de souvenirs, de quelques fragments de conversation.

Je pense tout à coup à Chris.

Assis derrière moi, sur la moto. Que sait-il exactement ? Jusqu’où remontent ses souvenirs ?

Nous atteignons le carrefour, où la route qui vient du parc rejoint la route nationale Est-Ouest. Il nous faut encore passer un petit col, et nous arriverons à Bozeman. La route grimpe doucement, et moi, soudain, je m’impatiente. Je voudrais être arrivé.