XXVIII

Le désespoir m’envahit.

Comme souvent dans un film, on ne sait plus si on est dans le monde réel, ou dans le monde du souvenir.

C’est un jour de novembre, froid et sans neige. Le vent souffle de la poussière par les fenêtres mal fermées d’une vieille voiture, couverte de suie. Chris a six ans. Il est assis à l’avant. Il porte plusieurs chandails, car le chauffage ne marche pas. Par les fenêtres sales de la voiture, ils voient le ciel gris et vide. Ils roulent entre les murailles de bâtiments gris et ocres, entre des façades de brique, aux vitres brisées. Des éclats de verre et des détritus jonchent les rues.

— Où on est ? demande Chris.

Et Phèdre répond :

— Je n’en sais rien.

Il n’en sait vraiment rien, son esprit divague. Il est perdu, à la dérive, dans les rues grises.

« Où allons-nous ? demande Phèdre.

— On va chercher des lits de camp, dit Chris.

— Où sont-ils ?

— Je ne sais pas. Peut-être que si on continue à rouler, on en trouvera. »

Alors, ils roulent, indéfiniment, à travers des rues interminables, à la recherche de ces lits de camp. Phèdre voudrait s’arrêter, poser sa tête sur le volant et se reposer. La suie et la grisaille ont imprégné ses yeux, et presque effacé toute raison dans son cerveau. Les plaques des rues se ressemblent, les bâtiments gris sont tous pareils. Ils roulent toujours, mais Phèdre sait déjà qu’il ne trouvera jamais les lits de camp.

Chris commence à se rendre compte, peu à peu, que la situation est étrange. Que le conducteur de la voiture ne conduit plus vraiment, que le capitaine est mort, et que le bateau part à la dérive. Il ne le sait pas vraiment, mais il le sent. Il lui dit de s’arrêter et Phèdre s’arrête.

Derrière eux, une voiture klaxonne, mais Phèdre ne bouge pas. D’autres voitures klaxonnent, de plus en plus nombreuses, et Chris, affolé, s’écrie :

« Repars ! Il faut partir ! »

Lentement, avec une effroyable difficulté, Phèdre passe une vitesse et appuie sur l’accélérateur. Lentement, comme dans un rêve, la voiture avance à travers les rues.

— Où habitons-nous ? demande Phèdre à son fils épouvanté.

Chris se souvient d’une adresse, mais il ne sait pas comment on y va. Il se dit qu’il faut demander à des gens, et qu’ils finiront par trouver le chemin. Il force son père à s’arrêter, il descend de la voiture, et va interroger les passants. Il dirige Phèdre, qui ne sait plus ce qu’il fait, à travers les murs de brique aux vitres brisées.

Des heures après, ils arrivent enfin. La mère est furieuse. Elle ne comprend pas pourquoi ils n’ont pas trouvé de lits de camp, et pourquoi ils rentrent si tard.

— On a cherché partout, dit Chris.

Mais il jette à Phèdre un regard rapide, où se lit sa terreur devant l’inconnu. Pour Chris, c’est ainsi que tout a commencé.

Cela ne se reproduira pas.

Je crois que je vais descendre sur San Francisco. J’embarquerai Chris dans un autocar qui le ramènera à la maison. Puis je vendrai ma moto et j’irai à l’hôpital… Cela ne servira à rien… En fait, je ne sais pas ce que je vais faire.

Ce voyage n’aura pas été complètement perdu. Au moins, mon fils aura plus tard quelques bons souvenirs de moi. Cela soulage un peu mon angoisse. Il faut que je m’accroche à cette idée.

Entre-temps, il faut continuer à rouler comme si de rien n’était, en espérant que tout va s’arranger. Ne rien rejeter. Il ne faut jamais rien renier.

 

Quel froid ! On se croirait en hiver ! Où sommes-nous pour qu’il fasse si froid ? Nous devons être assez haut. Je sors un œil de mon sac de couchage et j’aperçois ma moto couverte de givre. Sur les chromes du réservoir, il étincelle sous le soleil levant. Sur le cadre noir, il a déjà fondu, et des gouttes d’eau dégoulinent jusque sur les roues. Il fait trop froid pour rester couché.

Je me souviens de cette couche épaisse de poussière, sous les aiguilles de pin, et, en mettant mes bottes, je fais attention de ne pas la remuer. Je déballe tout mon attirail, j’enfile mes sous-vêtements longs et, par-dessus mes habits de la veille, je rajoute un chandail et mon blouson. J’ai encore froid.

Je vais jusqu’à la piste, puis la descends en courant entre les pins, sur une trentaine de mètres. Je modère mon allure, et finalement je m’arrête. Je me sens mieux. Quel silence ! Il y a de petites plaques de givre sur la route, qui commencent à fondre, et entre les plaques, sous les premiers rayons du soleil, la terre est humide et noire. Le givre y dessine une dentelle blanche, immaculée. Il y en a même sur les arbres. Je remonte doucement la piste, comme pour ne pas déranger le soleil qui se lève. Ça sent déjà l’automne.

Chris dort encore et, de toute façon, nous ne pouvons pas partir avant que l’air ne se soit un peu réchauffé. C’est le moment de régler mon moteur. Je dévisse le couvercle du filtre à air et retire de dessous le filtre une trousse à outils usée et crasseuse. Mes mains sont engourdies de froid, et la peau en est toute ridée. Ces rides ne sont pas dues au froid : à quarante ans, la vieillesse commence. Je pose la trousse sur le siège, et je l’ouvre toute grande… Les revoilà… J’ai l’impression de retrouver de vieux amis.

Je jette un coup d’œil sur Chris, qui s’agite bruyamment, mais ne se lève pas. Il remue dans son sommeil. Au bout d’un moment, le soleil est plus chaud et mes mains se dégourdissent.

 

J’avais envie de tracer la geste de la motocyclette, de chanter les centaines d’astuces qu’on apprend dans une vie de motard, et qui améliorent votre travail, du point de vue pratique et esthétique. Mais cela me paraît un sujet un peu vulgaire maintenant.

Je veux prendre une autre direction et finir de raconter son histoire à lui. Je ne l’avais pas finie, parce que je ne pensais pas que ce serait nécessaire. Mais il me semble que c’est le moment de le faire, dans le peu de temps qui me reste.

 

Le métal de ces pinces est si froid qu’il me fait mal aux doigts. Mais c’est une bonne douleur. Une douleur vraie, et pas imaginaire. Les pinces sont là, entre mes mains.

 

Quand on emprunte un chemin, et qu’on trouve un autre chemin, qui fait avec le premier un angle de trente degrés, puis, un peu plus tard, une autre bifurcation du même côté de la route, qui dessine un angle plus ouvert, quarante-cinq degrés, mettons ; puis une troisième à quatre-vingt-dix degrés, on finit par se dire qu’il y a un point particulier où conduisent tous ces chemins, suffisamment important pour que de nombreux voyageurs convergent vers lui. On finit par se demander, intrigué, s’il n’y aurait pas intérêt à s’y rendre soi-même.

Dans sa quête du concept de Qualité, Phèdre rencontrait sur sa route des petits sentiers qui convergeaient tous vers un même point situé quelque part sur le côté. Il pensait connaître déjà leur direction générale : la Grèce ancienne. Mais il se demandait si un élément ne lui avait pas échappé.

Un jour, il alla interroger Sarah, qui longtemps auparavant était venue le trouver, son arrosoir à la main, pour lui mettre dans la tête cette idée de Qualité. Il lui demanda dans quel domaine de la littérature anglaise on étudiait particulièrement la notion de Qualité.

— Grands dieux ! Je n’en sais rien ! répondit-elle. Je ne suis pas spécialiste de littérature anglaise ! Mon domaine, ce sont les lettres classiques, la Grèce ancienne.

— Mais la Qualité fait-elle partie de la pensée grecque ?

— La Qualité est partout dans la pensée grecque.

Phèdre médita longtemps sur cette réponse. Parfois, derrière son langage de vieille dame, il percevait des intuitions secrètes, comme si, tel l’oracle de Delphes, ses paroles avaient une signification cachée. Mais il ne pouvait en être sûr.

La Grèce ancienne. Ainsi, pour les Grecs, la Qualité était partout. Mais, aujourd’hui, on n’ose même pas avouer qu’elle existe. Quels étranges changements avaient pu se produire dans l’esprit de l’homme ?

Un autre chemin vers la Grèce lui avait été indiqué, lorsque la question clé : qu’est-ce que la Qualité ? l’avait brusquement entraîné vers l’étude des systèmes philosophiques. Il croyait en avoir fini avec la philosophie, mais la Qualité avait tout remis en question.

La philosophie systématique est typiquement grecque. Ce sont les Grecs anciens qui l’ont inventée et, ce faisant, ils lui ont imposé leur marque pour toujours. L’affirmation de Whitehead, selon laquelle toute la philosophie n’est qu’un commentaire de Platon, est parfaitement défendable. C’est sûrement dans cette période de l’histoire qu’il faut chercher l’origine de toute la confusion qui règne sur la notion de Qualité.

Un troisième chemin apparut encore à Phèdre, lorsqu’il décida de quitter Bozeman pour aller préparer le diplôme qui lui manquait pour enseigner à l’université. Il voulait achever les recherches sur la signification de la Qualité, qu’avaient déclenchées en lui ses cours d’anglais. Mais où aller ? Et quelle discipline choisir ?

De toute évidence, le terme « Qualité » n’appartenait en propre à aucune discipline – sauf peut-être à la philosophie. Son expérience de la philosophie lui apprit que des études plus approfondies dans ce domaine avaient peu de chances de lui révéler quoi que ce soit au sujet de cette notion, apparemment mystique, qu’il avait découverte en étudiant la composition anglaise.

Il se rendait de plus en plus nettement compte qu’il n’existait sans doute aucune matière qui lui permît d’étudier la Qualité au sens où il l’entendait. Non seulement la Qualité échappait à toutes les disciplines universitaires ; elle échappait aussi à l’emprise de toute méthode utilisée dans le Temple de la Raison. Quelle université se risquerait à accepter une thèse de doctorat dans laquelle le candidat refuserait de définir son sujet central ?

Il étudia les programmes de toutes les universités, et finit par découvrir celle qui semblait répondre à ses espoirs. À l’université de Chicago, il existait un département interdisciplinaire désigné par l’expression : « Analyse des idées et étude des méthodes. » Le département comprenait un professeur d’anglais, un professeur de philosophie, un professeur de chinois, et le président, qui enseignait le grec ancien. Voilà ce qu’il lui fallait !

 

Sur la machine, tout est fait, sauf la vidange. Je réveille Chris ; nous rebouchons le paquetage et repartons. Chris est encore un peu somnolent, mais l’air vif, sur la route, a vite fait de l’éveiller.

La route monte à travers les pins. Il n’y a pas beaucoup de circulation ce matin. Entre les arbres, des rochers volcaniques noirs, et je me demande si la poussière sur laquelle nous avons dormi n’était pas d’origine volcanique. Mais est-ce que cela existe, la poussière volcanique ?… Chris a faim, moi aussi.

Nous nous arrêtons à La Pina. Je demande à Chris de commander des œufs au jambon, pendant que je m’occupe de la vidange.

Je vais acheter un bidon d’huile dans la station-service, à côté du restaurant, et m’installe derrière sur un terrain caillouteux. Je dévisse le bouchon de vidange, je laisse l’huile sale s’écouler, je replace le bouchon, et je verse l’huile neuve. Je vérifie le niveau sur la jauge. L’huile propre brille au soleil, presque aussi limpide et incolore que de l’eau. Quelle joie !

Je range ma pince et retrouve Chris au restaurant, où m’attend mon petit déjeuner. Je vais me laver les mains aux toilettes, et je reviens m’asseoir.

— La nuit a été vraiment froide. On a dû en brûler des calories pour rester en vie !

Les œufs sont bons, le jambon aussi. Chris me reparle un peu de mon rêve et de sa grande frayeur. Mais nous en restons là. J’ai l’impression que mon fils a une question à me poser, mais il hésite, il regarde le paysage par la fenêtre… Enfin, il se décide :

— Papa ?

— Oui ?

— Pourquoi est-ce qu’on fait ça ?

— Quoi ?

— De rouler comme ça, tout le temps…

— C’est pour voir du pays… On est en vacances.

Ma réponse ne semble pas le satisfaire. Mais il n’arrive pas à exprimer ce qu’il a sur le cœur.

De nouveau, une vague de désespoir me submerge, comme ce matin à l’aube. Je lui mens. Voilà ce qui ne va pas.

— On ne fait que rouler, et rouler, dit-il.

— Oui. Qu’est-ce que tu aimerais faire d’autre ?

Il ne sait que répondre.

Moi non plus.

Sur la route, une explication me vient : nous sommes en train de pratiquer la Qualité, au niveau le plus élevé que je puisse concevoir. Mais cette réponse ne satisferait certainement pas Chris – pas plus que celle que je lui ai donnée. Je ne vois pas ce que j’aurais pu dire d’autre. Tôt ou tard, avant de nous séparer, il va falloir que nous parlions. Je m’efforce de le protéger du passé, et cela lui fait peut-être plus de mal que de bien. Il faut qu’il entende parler de Phèdre, même si je dois lui cacher certains épisodes de cette histoire. Surtout la fin.

 

Quand Phèdre arriva à l’université de Chicago, il évoluait déjà dans un univers intellectuel si différent du nôtre qu’il serait difficile de le décrire, même si je me souvenais de chaque détail. Je sais que le directeur du département, qui le reçut en l’absence du président, lui fit confiance sur la base de son expérience d’enseignant, et de son apparente facilité de conversation. Il n’est resté aucune trace des propos qu’ils échangèrent. Il attendit ensuite, pendant quelques semaines, le retour du président, dans l’espoir d’obtenir une bourse d’études ; mais, quand celui-ci revint enfin, ils eurent une fort brève entrevue :

— Quel est votre sujet d’étude ? demanda-t-il.

— La composition anglaise, répondit Phèdre.

— Ce n’est pas un sujet. C’est une méthode ! hurla le président.

C’était une façon de mettre un terme à l’entretien. Après quelques propos insignifiants, Phèdre hésita, bredouilla et finit par sortir en s’excusant. Il retourna dans ses montagnes. Il avait buté sur le même écueil qu’autrefois, lorsqu’il s’était fait exclure de sa première université. Il s’était bloqué sur une question, il n’avait pu penser à rien d’autre, pendant que ses camarades de classe continuaient à progresser sans lui. Mais, cette fois, il avait tout loisir de méditer sur la différence entre un sujet d’étude et une méthode de pensée. Et c’est ce qu’il fit durant tout l’été.

À la limite des forêts et des alpages, il mangeait du fromage, il dormait sur des litières de pin, buvait l’eau des torrents, et pensait à la Qualité.

La substance ne change pas. La méthode n’a aucune permanence. La substance est liée à la forme même de l’atome, la méthode est liée à ses fonctions. Dans la littérature technique, il existe une distinction analogue entre la description matérielle et la description fonctionnelle. Pour décrire un montage complexe, il vaut mieux le décrire d’abord en termes de substance – les pièces, les éléments qui le composent –, puis en termes de méthode – ses fonctions dans l’ordre de leur déroulement. Si l’on confond la description matérielle et la description fonctionnelle, la substance et la méthode, on s’embrouille complètement, et on embrouille le lecteur.

Mais appliquer cette classification à tout un domaine de la connaissance, comme la rhétorique, cela semble arbitraire et impraticable. Toute discipline universitaire est liée à la fois à la substance et à la méthode, et la Qualité n’a pas de liaison privilégiée avec l’une ou l’autre de ces notions. Elle n’a pas de substance et elle n’est pas une méthode. Si, pour construire une maison, on utilise un fil à plomb et un niveau, c’est parce qu’un mur bien droit risque moins de s’écrouler, qu’il a donc plus de qualité qu’un mur de guingois. La qualité n’est pas la méthode, elle est le but de toute méthode.

Quant au terme de « substance », il correspond en fait à la notion d’objectivité, que Phèdre avait rejetée – afin d’arriver à une conception non dualiste de la Qualité. Quand tout est divisé en substance et en méthode, de même que quand tout est réparti suivant la division sujet/objet, il n’y a plus place pour la Qualité. La thèse de Phèdre ne pouvait pas rentrer dans une philosophie de la substance, parce que accepter un clivage entre l’étude de la substance et la méthodologie, c’était nier l’existence même de la Qualité. Si l’on tient à la Qualité, il faut se débarrasser des concepts de substance et de méthode. Cela le forçait à se disputer avec le département, ce dont il n’avait nul désir. Mais il était furieux que, dès leur première question, les autorités universitaires aient réussi à détruire tout ce qu’il essayait de dire. Méthodologie ! Tel était ce lit de Procuste sur lequel ils voulaient le ligoter !

Il décida d’étudier de plus près la composition du Comité d’études, et fit quelques recherches à la bibliothèque de l’université. Il lui apparut que ces professeurs se situaient tous dans le même courant de pensée, qui lui était totalement étranger. Il ne parvint pas à découvrir un point de rencontre possible entre leur façon de penser et la sienne.

Il fut particulièrement troublé par l’exposé des objectifs du département, qui lui parurent extrêmement confus. Toute la description des travaux du Comité n’était qu’un assemblage étrange de mots parfaitement ordinaires, mis bout à bout, de façon extravagante, de sorte que leurs explications semblaient bien plus complexes que ce qu’ils essayaient d’expliquer. En fin de compte, ce n’était pas du tout l’université de ses rêves.

Il étudia soigneusement tous les textes qu’avait publiés le président. On y décelait les mêmes procédés d’expression qui l’avaient frappé dans l’exposé des objectifs du Comité. C’était un langage qui l’intriguait, parce qu’il donnait une impression très différente de celle que lui avait faite le président lui-même. Au cours de leur rapide entretien, celui-ci l’avait frappé par sa vivacité d’esprit et d’humeur. Dans ses écrits, il adoptait le style le plus ambigu, le plus abscons qu’il ait jamais remarqué. Des phrases encyclopédiques et interminables, où le sujet et son attribut jouaient à cache-cache ; des parenthèses insérées de façon inexplicable à l’intérieur d’autres parenthèses, intégrées elles-mêmes tout aussi bizarrement dans des phrases qui, aux yeux du lecteur, n’avaient plus qu’un rapport infiniment lointain avec la phrase précédente.

Mais ce qu’il y avait de plus étonnant, c’était une prolifération exubérante de concepts abstraits, qui semblaient chargés d’une signification très particulière, mais jamais explicitée. Ces concepts s’accumulaient dans un tel enchevêtrement que Phèdre comprit vite qu’il ne saisirait jamais le fond de la pensée – et qu’à plus forte raison il était incapable d’en discuter les thèmes essentiels.

Phèdre supposa tout d’abord que ces textes étaient d’un niveau trop élevé pour lui. Les articles faisaient référence à des connaissances de base qu’il n’avait pas. Mais il se rendit bientôt compte que certains d’entre eux s’adressaient à des lecteurs moins cultivés que lui. Sa première explication n’était donc pas la bonne.

Il imagina alors que le président était un « technicien » – expression qu’il employait pour qualifier un auteur à ce point passionné par son travail qu’il perdait toute capacité de communiquer avec les profanes. Mais pourquoi alors le département avait-il choisi une appellation aussi peu technique, aussi générale que « Analyse des idées et étude des méthodes » ? Et le président n’avait pas la personnalité d’un technicien.

Phèdre finit par renoncer à tout effort pour analyser la rhétorique du président. Il essaya d’en savoir davantage sur les autres professeurs. C’était une bonne façon d’envisager le problème. Il comprit bientôt ce qui n’allait pas.

Les idées du président étaient protégées par d’énormes fortifications en forme de labyrinthe, si complexes, si massives qu’il était presque impossible de découvrir ce qu’elles pouvaient bien cacher dans leurs recoins. L’aspect mystérieux de ses écrits rappelait le silence qu’on perçoit en entrant dans une pièce où une vive discussion vient de se terminer. Un silence pesant et lourd de signification.

Je garde le souvenir de Phèdre, debout dans le couloir d’un bâtiment de pierre – certainement l’université de Chicago – et s’adressant au directeur des études du département, comme un détective à la fin d’un film :

— Dans votre exposé des objectifs du Comité, lui disait-il, vous avez oublié un nom important.

— Ah bon ?

— Oui, poursuivit Phèdre, imperturbable : Aristote.

Le professeur resta un moment stupéfait, puis, presque comme un malfaiteur pris la main dans le sac, mais qui ne se sent pas coupable, il éclata de rire.

— Ah, je vois, dit-il… Vous ne saviez pas… Vous ne saviez rien…

Il prit le temps de préparer une réponse plus précise, mais finalement préféra ne rien répondre du tout.

 

Nous arrivons à l’embranchement de Crater Lake, et par une jolie route, montons vers le parc national, propre, calme et protégé, comme il convient. Cela ne confère pas un brevet de qualité : cela le transforme en musée. Tout ici est comme avant l’arrivée de l’homme blanc : de magnifiques coulées de lave, des arbres torturés – pas une boîte de bière qui traîne. Mais maintenant que l’homme blanc est arrivé tout cela semble artificiel. La direction des Parcs nationaux devrait disposer un grand tas de boîtes de bière, au milieu de toute cette lave, pour lui insuffler un peu de vie. Cette absence de boîtes de bière me trouble profondément.

Nous nous arrêtons devant le lac et allons nous dégourdir les jambes. Nous nous mêlons en souriant à la foule des touristes, armés d’appareils photo, et des enfants braillards. Il y a des voitures, immatriculées dans tous les États, et des campeurs. Et il y a le lac. Et on se dit : Bon, le voilà, aussi beau que sur les cartes postales. Je regarde les autres touristes : ils ont tous l’air aussi déplacés que moi. Je ne ressens contre eux aucune acrimonie, mais tout cela me semble irréel, et la qualité du lac est étouffée par la quantité de doigts qui se pointent vers lui. À force de clamer qu’un paysage est de qualité, la Qualité finit par s’enfuir. La Qualité, on ne la voit bien que du coin de l’œil, et ainsi, tout en regardant le lac, en dessous de moi, j’apprécie mieux la qualité particulière du soleil presque froid qui brille dans mon dos, et du vent presque immobile.

— Pourquoi on est venus ici ? demande Chris.

— Pour voir le lac.

Ça ne lui plaît pas. Il sent la fausseté ambiante, et fronce les sourcils dans son effort pour trouver la question révélatrice.

— Je déteste cet endroit, dit-il.

Parmi les touristes, une dame le dévisage, surprise, puis choquée.

— Qu’est-ce qu’on va faire, Chris ? Il faut continuer à rouler, jusqu’à ce que nous trouvions ce qui ne va pas. Ou alors, il faut que nous trouvions tout de suite pourquoi nous ne savons pas ce qui ne va pas. Tu comprends ?

Chris ne répond pas. La dame fait semblant de ne pas écouter, mais son immobilité prouve bien qu’elle écoute. Nous retournons à la moto, et j’essaie de trouver quelque chose à dire. Mais rien ne vient. Je vois seulement que mon fils pleurniche un peu, et détourne le visage, pour que je ne le voie pas.

Nous quittons le parc par une route en lacets qui nous emmène vers le sud.

 

Le directeur des études auprès de la section Analyse des idées et étude des méthodes avait donc été douloureusement surpris par la remarque de Phèdre. C’est que Phèdre ignorait qu’il faisait irruption dans le lieu même où s’était déroulée la controverse académique du siècle, décrite plus tard par un éminent professeur californien comme la dernière tentative dans l’histoire de l’humanité pour modifier la trajectoire d’une université tout entière.

Les lectures de Phèdre lui apprirent l’histoire de cette révolte illustre contre l’éducation empirique, qui s’était déroulée au début des années trente. La section à laquelle il s’intéressait représentait un vestige de cette tentative. Les meneurs de la révolte étaient Robert Maynard Hutchins, qui devint président de l’université de Chicago ; Mortimer Adler, dont les travaux sur les fondements psychologiques de l’évidence se rapprochaient de ceux que Hutchins poursuivait à Yale ; Scott Buchanan, philosophe et mathématicien ; enfin – c’était le plus important pour Phèdre – le président actuel du Comité directeur, qui, à l’époque, étudiait la pensée de Spinoza et la philosophie médiévale à l’université de Columbia.

Les recherches d’Adler, alimentées par une lecture approfondie des grands classiques de la pensée occidentale, l’amenèrent à la conviction que la sagesse humaine avait fort peu progressé depuis des siècles. Il remonta en conséquence jusqu’à saint Thomas d’Aquin, qui avait intégré Platon et Aristote à sa synthèse médiévale de la philosophie grecque et de la foi chrétienne.

Les travaux de Thomas, la pensée grecque telle qu’il l’interprétait représentaient pour Adler la clé de l’héritage intellectuel occidental. Ils pouvaient jouer le rôle de pierre de touche pour quiconque avait besoin de guider sa pensée sur des auteurs bien choisis.

Dans la tradition aristotélicienne, telle que l’interprète la scolastique médiévale, l’homme est considéré comme un animal raisonnable, capable d’aspirer à une vie juste, de définir les règles de cette vie et de les appliquer. Quand ce « principe premier » de la nature humaine fut reconnu par le président de l’université de Chicago, on pouvait prévoir qu’il aurait des répercussions sur le plan pédagogique. Le fameux cycle d’étude des Grands Livres, la réorganisation de l’université suivant une structure aristotélicienne et la fondation d’un « Collège » fournissant aux jeunes gens, à partir de quinze ans, une initiation aux classiques furent les premières conséquences de ce bouleversement philosophique.

Hutchins refusait l’idée selon laquelle une éducation scientifique empirique doit automatiquement être « valable ». La science n’a pas de valeur en soi. La science ne peut maîtriser la Qualité et en faire l’objet de sa quête ; on ne peut donc fonder sur elle aucune échelle de valeurs.

Fondamentalement, Adler et Hutchins étaient préoccupés par la notion de devoir, par les valeurs centrales de la vie, par la Qualité et ses fondements dans la théorie philosophique. Ils s’étaient donc apparemment engagés dans la même direction que Phèdre, mais ils n’avaient pas pu dépasser le seuil de la pensée d’Aristote.

C’est alors qu’éclata le conflit.

Même ceux qui étaient prêts à admettre l’importance que Hutchins attachait à la Qualité avaient du mal à donner le dernier mot à la tradition aristotélicienne pour ce qui est de la définition des valeurs. Ils maintenaient qu’on ne peut déterminer de valeurs définitives, et que la philosophie moderne n’a pas besoin de s’appuyer sur les idées exprimées dans des écrits remontant à l’Antiquité ou au Moyen Âge. Pour beaucoup d’entre eux, toutes ces théories n’étaient qu’un rapetassage prétentieux de concepts éculés.

Phèdre ne savait trop que penser de cette controverse. Mais, à coup sûr, la discussion s’orientait dans la direction qui l’intéressait. Il estimait lui aussi qu’il était impossible de déterminer des valeurs définitives ; fallait-il pour autant nier l’existence de toute valeur ? Il s’opposait lui aussi à la tradition aristotélicienne, fondée sur la définition des valeurs ; mais fallait-il ne tenir aucun compte de cette tradition ? La réponse était quelque part au cœur de ce débat. Il voulait en savoir plus.

Des quatre rebelles qui avaient soulevé cette tempête, il ne restait que l’actuel président de la section. À entendre ceux de ses collègues avec qui Phèdre put discuter, il ne s’était pas fait une réputation de franche gaieté. Peut-être était-ce dû à son isolement actuel, peut-être à d’autres raisons. Nul ne chantait ses louanges. Le directeur d’un département important de l’université le décrivait comme une « sainte terreur », et un autre, diplômé de philosophie, signala à Phèdre que, de l’avis général, le président n’accordait de diplômes qu’à ceux dont les idées ressemblaient aux siennes. Aucun de ces informateurs n’était d’humeur acrimonieuse, et Phèdre sentit bien qu’ils disaient la vérité. Il en eut la confirmation au secrétariat du département. Il aurait aimé rencontrer des diplômés issus de cette section d’étude pour en savoir plus sur ses centres d’intérêt, et on lui expliqua que, depuis que la section existait, le président n’avait accordé que deux diplômes. Selon toute apparence, s’il voulait qu’on fit une « juste place » à sa notion de Qualité, il lui faudrait s’opposer de front au chef de sa propre section, dont le point de vue aristotélicien rendait impossible tout débat et qui semblait très mal tolérer la contradiction. Les perspectives étaient bien sombres !

Il rédigea alors une lettre adressée au « Président de la section Analyse des idées et étude des méthodes, université de Chicago ». Cette lettre était une véritable provocation, et elle suivait la technique bien connue : le provocateur refuse de filer discrètement par la porte de derrière, il préfère déclencher un conflit d’une telle ampleur que l’adversaire est forcé de le vider par la grande porte, donnant ainsi à l’acte provocateur un poids qu’il n’avait pas auparavant. Après quoi, il ne reste plus à la « victime » qu’à se relever en s’époussetant, à vérifier que la porte s’est bien refermée derrière lui et à s’exclamer, en serrant les poings : « En tout cas, j’aurai essayé ! »

Dans sa missive, Phèdre signalait au président que, désormais, son objet d’étude fondamental était la philosophie et non plus la composition anglaise. Il ajoutait que, la distinction entre études fondamentales et recherches formelles n’étant qu’un « rejeton de la dichotomie aristotélicienne entre substance et forme », elle ne pouvait « en tant que telle » qu’être rejetée par les non-dualistes.

Il commençait à penser – poursuivait-il – que sa thèse sur la Qualité serait « anti-aristotélicienne ». Il avait donc bien choisi le lieu de sa soutenance. Les grandes universités « suivaient un processus hégélien ». Une école qui ne serait pas en état d’accepter une thèse en contradiction avec ses principes fondamentaux serait tombée dans une « bien triste ornière ». Voilà, affirmait-il, LA thèse que l’université de Chicago attendait depuis toujours.

Cette ambition, Phèdre le reconnaissait, pouvait paraître « excessive ». Il lui était difficile de porter un jugement de valeur correct sur son propre travail. Nul ne peut être à la fois juge et partie. Cependant, si toute autre personne lui avait présenté une thèse se donnant pour objectif de jeter « un pont entre les philosophies orientale et occidentale, entre le mysticisme religieux et le positivisme scientifique », il y aurait attaché « la plus grande importance ». Une telle thèse ne pouvait que donner à l’université une « avance considérable ».

De toute façon, il n’était pas question, pour lui, de se faire accepter à Chicago avant d’avoir descendu son homme ! Il était temps de régler son compte à Aristote…

Tout cela était parfaitement scandaleux. Et son texte, de plus, marquait une véritable mégalomanie, une incapacité totale de s’imaginer l’effet de ses paroles sur ceux à qui il s’adressait. Phèdre était à tel point enfermé dans son monde à lui – dans la recherche métaphysique de la Qualité – qu’il n’arrivait plus à s’en sortir. Personne d’autre n’ayant accès à ce monde, il était en fait, déjà, perdu.

Oui, c’était bien le problème : il croyait profondément à ce qu’il disait. Il ne s’agissait plus là d’une hypothèse, intéressante à vérifier par les méthodes rationnelles en usage. C’était une modification de ces méthodes elles-mêmes. Normalement, pour présenter une idée nouvelle dans le milieu universitaire, il est préférable de se faire objectif et neutre. Mais la notion de Qualité remettait en cause ce présupposé. Elle réfutait l’objectivité, la neutralité. Ces simagrées ne conviennent qu’à la raison dualiste. Contrairement à la perfection dualiste, la perfection créatrice ne suppose pas l’objectivité.

Phèdre était intimement persuadé d’avoir résolu la grande énigme de l’univers, d’avoir, armé du seul mot de Qualité, coupé le nœud gardien de la pensée dualiste. Personne ne pourrait impunément dénigrer cette arme miraculeuse ! L’intensité de sa foi lui interdisait de comprendre que son attitude, aux yeux de la plupart des gens, paraissait un pur délire. Ou, s’il s’en rendait compte, cela lui était bien égal. Peut-être était-il, en effet, un mégalomane, mais… si ses paroles étaient vraies ? S’il se trompait, ce n’était pas grave. Mais s’il avait raison ? Avoir raison et renoncer à défendre ses positions pour complaire à des supérieurs – là serait le scandale !

Voilà pourquoi il refusait de se préoccuper de l’impression d’autrui. C’était du fanatisme. Il vivait dans l’univers clos de son discours solitaire. Nul ne le comprenait. Et, plus on lui faisait sentir qu’on ne le comprenait pas, plus il devenait odieux.

Par sa lettre « provocatrice », il obtint le résultat qu’il escomptait. Puisque son domaine était la philosophie, il devait déposer sa candidature directement auprès du département de philosophie.

Phèdre obéit à cette injonction, puis, avec sa femme, il entassa dans sa voiture et une remorque tous les biens qu’ils possédaient. Ils firent leurs adieux à leurs amis et se préparèrent à partir. Au moment où il verrouillait pour la dernière fois les portes de la maison, le postier apporta une lettre de l’université de Chicago : elle était négative, et on ne lui fournissait pas un mot d’explication.

Bien évidemment, le président de la section Analyse des idées et étude des méthodes n’était pas pour rien dans cette décision.

Phèdre alla emprunter du papier à lettres aux voisins et répondit au président qu’il avait déjà été admis à la section et qu’il comptait bien y rester. Cette manœuvre était quelque peu légaliste, mais il lui était venu, à la longue, une sorte de hargne rusée. Si le président avait recours à des faux-fuyants, s’il se dissimulait derrière l’écran du département de philosophie, c’est donc qu’il lui était impossible de chasser Phèdre par la grande porte, même avec, entre les mains, cette lettre scandaleuse.

On le viderait par la grande porte, ou pas du tout. Peut-être n’en avaient-ils pas les moyens ? Tant mieux. Phèdre voulait que sa thèse « ne doive rien à personne ».

 

Nous longeons la rive est du lac Klamath sur une route qui évoque les années vingt. C’est à cette époque qu’on a ouvert les premières chaussées à trois voies.

Le restaurant où nous faisons halte pour déjeuner date aussi de cette époque-là. La charpente en bois aurait besoin d’un bon coup de peinture. Les vitres sont ornées de publicités de bière. Devant l’entrée, en guise de pelouse, du gravier maculé d’huile de vidange. Le siège des cabinets est cassé, le lavabo est couvert de traînées crasseuses. En revenant à notre table, je jette un regard plus attentif au patron, derrière son bar. Une figure des années vingt. Sans complication, sans faux air dégagé, sans servilité. Nous sommes dans son royaume, nous sommes ses hôtes. Si ses hamburgers ne nous plaisent pas, nous n’avons qu’à la fermer.

Les hamburgers, garnis d’énormes oignons crus, sont savoureux. La bière est bonne. Un vrai repas, pour bien moins cher que dans un de ces restaurants-salons de thé pour vieilles dames, aux fenêtres garnies de fleurs en plastique.

Tout en mangeant, je consulte la carte. Nous nous sommes trompés de route – et il y a un bon moment déjà. Nous aurions pu arriver à l’océan bien plus vite par un autre chemin. Il fait chaud maintenant – cette touffeur moite de la côte Ouest est vraiment déprimante, après la chaleur sèche du désert Cette région me rappelle l’Est. J’ai hâte d’arriver. Là-bas, il fera frais.

Toutes ces sensations continuent à me hanter, tandis que nous contournons le lac Klamath par le sud. Moiteur chaude, cafard style des années vingt… Chicago était comme ça, l’été où ils s’y installèrent.

 

À leur arrivée à Chicago, Phèdre et sa famille s’installèrent près de l’université. Il n’avait pas de bourse, et dut accepter un poste à plein temps – professeur de rhétorique à l’université d’Illinois. L’université se trouvait encore en ville, à Navy Pier, au bord du lac – un endroit triste et étouffant.

Les étudiants n’étaient pas comme ceux du Montana. Les meilleurs avaient été sélectionnés pour l’inscription à Champaign ou à Urbana. Presque toutes ses classes se maintenaient dans une moyenne honnête et monotone. Quand il décida d’organiser des discussions sur la Qualité à partir de leurs dissertations, il eut du mal à établir entre eux des différences de niveau.

Dans d’autres circonstances, Phèdre aurait cherché et trouvé un moyen de tourner cette difficulté, mais il s’agissait d’abord pour lui de gagner sa vie, il n’allait pas gaspiller son énergie créatrice. Ses intérêts le poussaient vers le sud, vers l’autre université…

Il alla se faire inscrire à l’université de Chicago, donna son nom au professeur de philosophie chargé des inscriptions, et remarqua que celui-ci clignait légèrement des yeux.

— Ah oui, dit le professeur de philosophie, le président m’a demandé de vous inscrire dans son propre cours.

Ses propres horaires de professeur l’empêchant d’y assister, il choisit aussitôt un autre cycle d’étude, le n° 251, Rhétorique. C’était la discipline qu’il enseignait, il s’y sentait un peu plus à l’aise. Et il n’aurait pas le président comme maître. Le cours n° 251 étant donné par ce même professeur de philosophie qui était occupé à l’inscrire, celui-ci parut surpris.

Phèdre retourna donner ses cours au bord du lac. Et, en même temps, il se préparait à recevoir sa première leçon. Il était indispensable qu’il mit plus d’ardeur que jamais à l’étude antique, et en particulier d’Aristote.

Parmi les milliers d’étudiants que comptait l’université de Chicago, aucun ne se pencha avec plus de ferveur sur les classiques de l’Antiquité ! Le but principal du cycle d’étude des Grands Livres était de combattre l’idée communément acceptée selon laquelle les classiques ne peuvent rien apporter d’intéressant à une société moderne. La plupart des étudiants prenaient donc pour hypothèse de travail l’idée que les Anciens avaient quelque chose à dire. Mais Phèdre ne jouait pas : cette idée, pour lui, n’avait rien d’une hypothèse, il y croyait avec un fanatisme passionné. Il en arriva à haïr avec véhémence les vieux philosophes, et à leur lancer toutes les invectives qui lui venaient à l’esprit. Loin de juger que leur pensée avait une portée négligeable, il était de plus en plus convaincu que personne n’avait encore mesuré dans toute leur ampleur les conséquences qu’avait eues, pour notre monde, l’acceptation passive et inconsciente de leurs conceptions.

 

Le long de la rive sud du lac Klamath, nous traversons des zones aux allures de banlieue. Puis nous nous éloignons du lac vers l’Ouest, vers l’océan.

Nous montons entre des arbres immenses – rien à voir avec les forêts assoiffées qui ont jusqu’ici jalonné notre voyage. La route est en effet bordée de sapins de Douglas : nos yeux se perdent entre leurs branches, le long de leur tronc droit, sans atteindre leur cime, à des dizaines de mètres au-dessus de nous. Chris voudrait les voir de plus près, et nous nous arrêtons.

Il va se promener, et je m’adosse précautionneusement à un énorme morceau d’écorce ; je lève les yeux, je voudrais tant me souvenir…

 

Pour comprendre ce qui l’amena à cette condamnation des Grecs, il faut bien se rappeler la vieille querelle du Mythos et du Logos, si chère aux hellénistes…

Le terme logos, qui est la racine du mot « logique », désigne notre compréhension rationnelle du monde. Le mot mythos, lui, représente la somme des mythes historiques et préhistoriques qui ont précédé le logos : non pas seulement les mythes grecs, mais aussi l’Ancien Testament, les hymnes védiques, les légendes anciennes de toutes les cultures qui ont contribué à notre vision de l’univers. Les partisans du mythos prétendent que la « raison » est tissée de ces légendes, que dans sa totalité notre savoir moderne en est issu, tel l’arbre qui ne fut autrefois qu’une pousse frêle. En étudiant la forme simple de la pousse, on comprend mieux la structure complexe de l’arbre. Il n’y a pas de différence de nature, pas de différence d’espèce, juste une différence de taille.

Ainsi, dans les cultures qui sont partiellement filles de la Grèce ancienne, on trouve invariablement une forte différenciation sujet/objet, parce que la grammaire du mythos ancestral implique une nette division naturelle du sujet et de l’attribut.

Dans la culture chinoise, où la grammaire ne définit pas de façon aussi rigide ces mêmes relations, la philosophie n’est pas fondée sur une opposition aussi stricte entre sujet et objet. Dans la culture judéo-chrétienne, où le « Verbe » de l’Ancien Testament présente un caractère sacré qui lui est propre, les hommes sont prêts à se sacrifier, à vivre et à mourir pour des mots. Une cour de justice peut demander à un témoin de dire « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité » – et s’attendre à ce qu’on lui dise la vérité. Mais si l’on transporte ce cérémonial en Inde, comme le firent les Britanniques, on n’éliminera pas les faux témoignages, parce que le mythos indien est différent : le caractère sacré des mots n’y est pas ressenti de la même façon. Des problèmes similaires se sont produits dans ce pays entre des groupes minoritaires dont l’arrière-plan culturel différait. On peut donner d’innombrables exemples, tous fascinants, de cet antagonisme entre les différents « mythos », qui sont à l’origine de conduites humaines dissemblables.

Le plaidoyer en faveur du mythos souligne que les enfants, à leur naissance, sont aussi ignorants que les hommes des cavernes. Si le monde ne régresse pas au stade de Neandertal à chaque génération nouvelle, c’est grâce au mythos qui se perpétue sans fin, même sous forme de logos, ce corps immense de la connaissance collective qui unit nos esprits comme les cellules sont unies dans le corps de l’homme. Sentir qu’on ne fait pas partie de cette grande unité, qu’on a le choix, qu’on est libre d’accepter ou de rejeter le mythos, c’est ne pas comprendre sa nature.

Il n’y a qu’un type d’homme, disait Phèdre, qui parvienne à accepter ou à rejeter librement le mythos qui l’entoure : il est connu sous le nom de « fou ». Sortir du mythe, c’est devenir fou.

Mon Dieu ! Cela vient de me revenir. Ainsi, Phèdre savait sûrement ce qui allait lui arriver !

Quand on fait un puzzle, il arrive un moment où l’on a réussi à regrouper tous les éléments en grands groupes. Mais pas moyen d’imbriquer les groupes eux-mêmes. Tout à coup, on tombe sur une pièce qui s’enclenche dans deux groupes, et cela suffit. Le rapport entre le mythe et la folie : voilà la pièce clé. Je ne pense pas que cela ait jamais été dit par quiconque. La folie est la terra incognito au-delà des bornes du mythe. Oui, il le savait ! La Qualité dont il parlait était au-delà des bornes.

La Qualité engendre le mythos. « La Qualité, disait-il, est le stimulus permanent qui nous pousse à créer le monde où nous vivons. Le monde tout entier, dans ses moindres détails. » Ce ne sont pas les hommes qui engendrent la religion : c’est la religion qui invente les hommes – les hommes inventent des réponses au stimulus de la Qualité et leurs réponses sont fondées sur leur compréhension de leur propre nature. Leurs connaissances sont limitées. Quand ils essaient de définir le stimulus qui les a frappés, ils ne peuvent se servir que de ce qu’ils savent déjà. Leur définition ne peut être qu’un reflet, une analogie de leurs connaissances préalables. Et c’est ainsi que se développe le mythos : c’est une accumulation d’analogies dans les wagons du train de la conscience. Le mythos n’est autre que le train de la conscience collective de l’humanité tout entière, dans son effort de communication. La Qualité lui sert de rail directeur. De chaque côté des rails, la terra incognito de la folie. Phèdre savait que, pour comprendre la Qualité, il lui faudrait quitter le mythe. Et il s’est senti dérailler. Oui, encore une fois, il connaissait son destin…

 

Chris revient, détendu et heureux. Il me montre un morceau d’écorce, me dit qu’il voudrait le garder en souvenir. Je n’aime pas beaucoup surcharger la moto de trouvailles hétéroclites qui seront mises à la poubelle dès notre retour. Mais, aujourd’hui, je le lui permets.

Très vite, la route atteint un sommet, et replonge assez brusquement dans une vallée qui se fait de minute en minute plus exquise. Je n’aurais jamais pensé à appliquer ce mot à une vallée : mais c’est celui qui s’impose dans cette région côtière, si différente de tous les autres massifs montagneux du pays. Tout notre bon vin vient d’ici – et d’un peu plus loin vers le sud. Les collines ont des courbes et des replis inhabituels. La route tourne, vire et vrille, et notre moto la descend doucement. Notre glissade a sa grâce, nous frôlons les feuilles vernies des buissons et les lourdes branches des arbres. Nous avons laissé derrière nous les sapins et les rochers des sommets. Collines douces, vignes, fleurs violettes et rouges. Leur parfum se mêle à la fumée des feux de bois qui monte du fond de la vallée embrumée ; et de plus loin, des lointains invisibles, vient l’odeur de l’océan.

Puis-je aimer tout cela si fort et être fou ?…

Je ne crois pas !

C’est le Mythos qui est fou. Il en était convaincu. Ce mythe qui voudrait que les formes du monde soient vraies et que la Qualité de ce monde n’ait pas de réalité. C’est de la folie !

Et Aristote et les Grecs anciens, ce sont les mauvais larrons qui ont donné sa forme au mythe, et qui nous ont forcés à prendre cette folie pour une réalité.

Tout se combine. Quel soulagement ! C’est étrangement difficile de repenser à tout cela. Cela m’épuise. Quelquefois, je me dis que j’invente. Quelquefois, je suis sûr que je n’invente rien. Je ne sais plus très bien. Mais le caractère central du mythe et de la folie – cette idée-là est de lui, j’en suis sûr.

 

Quittant ces collines exquises, nous arrivons à Medford. Une autoroute mène à Grants Pass, et le soir est déjà là. Un fort vent contraire nous gêne dans les montées et nous permet tout juste de rester de niveau avec les autres véhicules, même à plein régime. À Grants Pass, en arrivant, nous entendons un tintamarre formidable. Je m’arrête sur-le-champ et m’aperçois que le carter touche la chaîne. Il est complètement cisaillé. Pas trop grave, mais assez pour nous bloquer un moment. C’est peut-être idiot d’en mettre un neuf ; d’ici quelques jours, la moto sera vendue.

J’ai l’impression que la ville est assez grande. J’espère y trouver un garage ouvert demain matin. En attendant, je cherche un motel.

Nous n’avons pas vu un lit depuis Bozeman.

Voilà notre motel. Télé couleurs, piscine chauffée, machine à café, savon, serviettes blanches, douche carrelée de neuf.

Nous nous laissons tomber sur des lits immaculés, et Chris s’amuse un moment à y rebondir. Ce jeu-là, si j’en crois mes souvenirs d’enfance, est souverain contre la dépression.

Demain, d’une façon ou d’une autre, nous trouverons une solution. Pas tout de suite. Chris descend nager dans la piscine. Je m’allonge paisiblement, fais le vide dans mon esprit.