XII

À Cooke City, John et Sylvia semblent plus heureux que jamais et nous attaquons nos sandwichs avec entrain. Je me réjouis de découvrir chez eux cette exaltation que suscite la montagne. Mais je ne leur en fais pas la remarque, et je mange en silence.

Derrière la vaste baie panoramique, de l’autre côté de la route, se dressent de très grands pins. De nombreuses voitures se dirigent vers le parc national. Des nuages assez bas semblent annoncer la pluie.

Si j’étais un véritable romancier, plutôt qu’un conteur de Chautauqua, j’essaierais de « développer le caractère des personnages » – John, Sylvia et Chris –, de réussir des scènes mouvementées qui révéleraient en même temps la signification profonde du zen, et peut-être de l’Art, et peut-être même de l’entretien des motocyclettes. Ce serait un drôle de roman, que, pour diverses raisons, je ne me sens pas capable d’écrire. Mes amis sont mes amis, non des héros de roman, et comme Sylvia me l’a dit elle-même : « Je ne suis pas un objet ! » C’est pourquoi je ne révélerai rien des petits secrets que nous pouvons avoir entre nous.

Mon Chautauqua devrait aider à comprendre pourquoi je suis si distant, si réservé dans mes rapports avec eux. De temps en temps, ils me posent des questions : ils se demandent par quoi je suis si constamment préoccupé. Mais si je devais leur raconter tout ce qui me passe par la tête, par exemple l’existence d’une « motocyclette a priori », sans leur faire partager l’ensemble du Chautauqua, ils se demanderaient ce qui m’arrive ! Pourtant, c’est vraiment ce genre de problème qui m’intéresse, et, quand je suis plongé dans mes réflexions, j’ai du mal à participer aux conversations amicales.

Mon fils est peut-être celui qui comprend le mieux mon éloignement. Il y est plus habitué, et sa relation avec moi est telle qu’il est tenu de prendre à cœur la moindre de mes attitudes. Je lui trouve quelquefois l’air soucieux, et même anxieux – et lorsque je m’interroge sur ce qui ne va pas chez lui, je me rends compte que c’est moi qui suis en colère. C’est son expression à lui qui m’en fait prendre conscience. À d’autres moments, il gambade joyeusement, et je découvre que c’est parce que je suis, moi, de bonne humeur. Pour l’instant, il semble plutôt nerveux et se croit obligé de répondre à une question de John, qui, de toute évidence, s’adressait à moi. Il s’agit des amis chez qui nous devons arriver demain, les De Weese.

Je n’ai pas entendu la question, mais je lance à tout hasard :

— Il est peintre. Il enseigne les beaux-arts au collège de Bozeman. C’est un impressionniste abstrait.

— Comment l’as-tu connu ? demande Sylvia.

Je ne m’en souviens plus, lui et sa femme ont dû faire la connaissance de Phèdre par des amis communs.

John et Sylvia s’étonnent qu’un rédacteur technique comme moi puisse avoir pour ami un peintre abstrait. J’essaie de trouver, dans mes souvenirs, une explication – mais je n’en trouve pas.

Phèdre et De Weese avaient certainement des caractères très différents. Sur les photographies prises à cette époque, Phèdre semble agressif, perturbé. Un de ses collègues disait, en plaisantant à demi, qu’il avait la physionomie d’un « subversif ». Les portraits de De Weese, au contraire, montrent un homme à l’expression presque sereine : à peine un léger doute y transparaît-il.

Je me rappelle un film sur un espion de la Première Guerre mondiale ; cet espion était le sosie d’un officier allemand prisonnier et il étudiait son comportement, minute après minute, à travers une glace sans tain. Étant parvenu à imiter chacun de ses gestes, chacune des nuances de son élocution, il avait réussi à s’introduire à sa place dans l’état-major de l’armée allemande. Les meilleurs amis de l’officier perceraient-ils à jour son imposture ? J’éprouve la même tension anxieuse à l’idée de me retrouver face à De Weese, qui va, bien entendu, s’imaginer que je suis l’homme qu’il a connu autrefois.

 

Une légère brume s’était formée et les selles de nos motos étaient humides. Je prends ma bulle et la fixe à mon casque. Nous allons pénétrer dans le parc national de Yellowstone.

La route, elle, est positivement noyée de brouillard. On a l’impression qu’un nuage s’est égaré dans la vallée, qui n’est d’ailleurs pas une vallée, mais plutôt un col de montagne encaissé.

 

De Weese et lui se connaissaient-ils intimement ou non ? Quels souvenirs suis-je censé partager avec le peintre ? Je me suis déjà trouvé dans une situation semblable avec d’autres personnes et, en général, je suis arrivé à me sortir des moments difficiles. À chaque fois, j’y ai gagné une plus grande connaissance de Phèdre, ce qui m’a beaucoup aidé à jouer son rôle, et ce qui, au fil des années, m’a fourni l’essentiel des informations que je rapporte, ici, à son sujet.

Phèdre avait beaucoup d’estime pour De Weese parce qu’il ne le comprenait pas. Il s’intéressait passionnément à ce qui lui échappait du tout au tout, et les attitudes de De Weese le fascinaient : elles ne répondaient jamais à son attente. Lorsque Phèdre plaisantait, De Weese le regardait d’un air perplexe, ou prenait ses plaisanteries au sérieux. Lorsque, au contraire, Phèdre parlait très sérieusement d’un problème qui le préoccupait, De Weese éclatait de rire, comme s’il n’avait jamais rien entendu d’aussi drôle.

Je me souviens notamment de l’histoire de cette table de salle à manger dont le placage s’était décollé – et que Phèdre avait essayé de rafistoler. Pour maintenir en place le placage, en attendant que la colle sèche, il avait entortillé toute une pelote de ficelle autour de la table – et De Weese, devant cet étrange emballage, s’était posé des questions.

— C’est ma dernière sculpture ! lui avait répondu Phèdre. Tu ne trouves pas qu’elle a de l’allure ?

De Weese l’avait regardé avec stupeur. Il s’était longuement penché sur l’objet, et avait fini par dire :

— Mais où as-tu appris tout ça ?

L’espace d’un instant, Phèdre avait pensé que son ami continuait à plaisanter. Mais non, il était tout à fait sérieux.

Une autre fois, comme Phèdre semblait abattu par l’échec de certains de ses étudiants aux examens de fin d’année, De Weese s’était étonné qu’il fût à ce point affecté.

— Moi aussi, cela m’étonne, avait avoué Phèdre. Je crois que chaque professeur a tendance à pousser ceux de ses étudiants qui lui ressemblent le plus. S’il a lui-même, par exemple, une belle écriture, il attachera de l’importance à la calligraphie. S’il aime user de mots savants, il jugera ses étudiants sur leur vocabulaire.

— C’est tout naturel. Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ?

— C’est ce qui m’inquiète. Les étudiants que je préfère, ceux en qui je me retrouve le mieux, ont tous échoué !

De Weese s’était esclaffé, et Phèdre en avait ressenti du dépit. Il considérait ces multiples échecs comme un phénomène scientifique qu’il se devait d’analyser à fond. De Weese n’avait su qu’en rire. Sans doute trouvait-il drôle que Phèdre s’identifiât à des cancres. Mais cette explication n’était pas satisfaisante, car De Weese n’était pas du genre à se moquer d’un ami. Son rire traduisait une conviction plus profonde : les meilleurs étudiants échouent toujours aux examens, les professeurs le savent bien. Son rire était sa façon de réagir devant une situation absurde, et Phèdre aurait bien fait de l’imiter. À l’époque, il prenait tout beaucoup trop au sérieux.

Le comportement énigmatique de De Weese conduisait Phèdre à penser que celui-ci avait accès à un vaste domaine secret. Il avait toujours l’air de cacher quelque chose. Il dissimulait à Phèdre une partie de lui-même, et Phèdre n’arrivait pas à la cerner.

Il découvrit plus tard que, de la même manière, De Weese semblait tout aussi intrigué par son personnage à lui, Phèdre. Dans l’atelier du peintre, un commutateur ne fonctionnait plus, et il demanda à son ami s’il pouvait le dépanner. Il arborait un sourire un peu gêné, comme celui d’un amateur de tableaux discutant avec un artiste. L’amateur ne veut pas montrer qu’il ne connaît rien à la peinture, il sourit, il espère en apprendre davantage. De Weese n’avait pas la haine des Sutherland pour la technologie, mais il en était si éloigné qu’il ne la ressentait pas comme une menace. C’était un amateur de technologie. Il n’y comprenait rien, mais il avait ses petites idées sur la question, et il aimait bien apprendre.

Il se figurait que le fil électrique était coupé au niveau de l’ampoule, parce que la lumière s’était éteinte au moment même où il avait appuyé sur l’interrupteur. S’il y avait eu un faux contact dans l’interrupteur, il pensait que la coupure n’aurait pas été aussi immédiate. Phèdre n’essaya même pas de le contredire, mais il descendit à la quincaillerie du coin et en rapporta un interrupteur qu’il installa aussitôt. La lumière revint. De Weese avait l’air ahuri et malheureux.

— Comment as-tu deviné que c’était l’interrupteur ?

— Parce que en le tripotant j’ai bien vu que ça cliquetait.

— Mais ça aurait pu être le fil ?

— Non.

L’assurance inébranlable de Phèdre avait irrité De Weese.

— Mais comment le sais-tu ?

— C’est évident.

— Et alors pourquoi est-ce que je n’ai pas trouvé, moi ?

— Il faut avoir l’habitude.

— Donc, ce n’est pas évident !

De Weese s’abritait toujours derrière cette logique étrange, qui rend toute discussion impossible – et Phèdre en tirait la conclusion qu’il lui cachait quelque chose. Ce n’est qu’à la fin de son séjour à Bozeman qu’il commença à voir, grâce à sa puissance analytique, à son art de procéder méthodiquement, ce que signifiait l’attitude de son ami.

À l’entrée du parc national, un gardien nous fait payer un laissez-passer valable pour la journée. Un monsieur d’un certain âge nous filme avec sa caméra. Il porte un short trop long, d’où sortent deux jambes blanches, des chaussettes et des chaussures de ville. Il nous sourit, sa femme le regarde avec attendrissement. Elle porte, elle aussi, un short et des chaussettes. Je leur adresse un signe de la main, qui sera fixé, pour des années, sur la pellicule.

Phèdre n’aimait pas ce parc, sans bien savoir pourquoi – peut-être parce qu’il ne l’avait pas découvert lui-même. Mais ce n’était pas tout. Il détestait le côté « Suivez le guide » de ce genre d’endroit – sans parler du comportement des touristes, qui se promènent là comme au zoo. Quel contraste avec la haute montagne !

Le parc ressemble à un immense musée, trafiqué pour donner l’illusion de la réalité, où chaque objet exposé est protégé des enfants par des chaînes. Dès que les gens pénètrent dans des endroits semblables, ils deviennent polis, empruntés, hypocrites. De tout le temps qu’il avait passé à Bozeman, à une centaine de kilomètres du parc, Phèdre n’avait pas voulu y mettre les pieds plus de deux ou trois fois.

Mais je suis en train de perdre le fil de mon récit. Il s’est bien passé dix ans entre le moment où Phèdre a renoncé à Emmanuel Kant et son installation à Bozeman. Pendant cette période, il a séjourné en Inde, il a étudié la philosophie orientale à l’université de Bénarès.

Pour autant que je sache, il n’y a pas appris de secrets occultes – et il ne lui est pas arrivé grand-chose. Il s’est contenté d’écouter des philosophes, de rendre visite à des religieux, de s’imprégner de ce qu’il voyait et entendait, et surtout de méditer longuement sur tout ce qu’il apprenait. Ses lettres révèlent une inextricable confusion, beaucoup de contradictions, de perplexités et d’incertitudes. Et à chaque fois qu’il parvenait à dégager une règle, il en voyait aussitôt les exceptions. En arrivant, il était acquis à l’empirisme scientifique. Au départ, il en était au même point. Néanmoins, il avait enregistré une masse d’idées et il lui en est resté une certaine façon de voir les choses, qu’il devait plus tard intégrer à son système.

Il avait compris, notamment, une chose : s’il y a des différences sensibles entre l’hindouisme, le bouddhisme et le taoïsme, elles sont loin d’avoir la même importance que celles qui séparent le christianisme de l’islam et du judaïsme. Elles n’ont pas provoqué de guerres saintes, parce que, en Orient, on ne prend jamais pour la réalité elle-même les formulations verbales qui la définissent.

Dans toutes les religions orientales, on attache la plus grande importance à la formule sanscrite du tat tvam asi, le fameux « Tu es cela », qui nie toute coupure entre l’idée qu’on se fait de soi-même et l’idée qu’on se fait de la réalité perçue. La lumière ne vient que pour qui comprend pleinement cette formule.

La logique suppose une séparation entre le sujet et l’objet. Donc la logique n’est pas la sagesse. Pour faire disparaître cette illusion, il faut éliminer l’activité physique, mentale et émotionnelle. Plusieurs disciplines permettent d’y arriver. L’une des plus importantes est celle que l’on appelle en sanscrit le dhyana, que les Chinois ont déformé en chan, et le mot en japonais est devenu le zen.

Phèdre ne s’est jamais vraiment plongé dans la méditation zen, il n’en voyait pas le sens. Pendant tout son séjour en Inde, seule la cohérence logique avait encore un sens pour lui, et il ne parvint pas à se défaire de cette conviction – ce qui me paraît une preuve d’honnêteté de sa part.

Un jour, pendant un cours de philosophie, comme un professeur démontrait allègrement, pour la cinquantième fois, la nature illusoire du monde, Phèdre leva la main pour lui demander, d’un ton calme, si les bombes atomiques lancées sur Hiroshima et Nagasaki étaient, elles aussi, de nature illusoire. Le professeur, avec un léger sourire, lui répondit qu’elles l’étaient. Et le débat s’arrêta là.

Cette réponse était peut-être conforme à la tradition de la philosophie indienne. Mais elle était désespérément erronée pour quiconque lit les journaux et se préoccupe des destructions massives d’êtres humains. Phèdre était de ceux-là. Il quitta la salle de cours, il quitta l’Inde et renonça à la philosophie.

Il retourna dans son Middle West natal, fréquenta une école de journalisme, se maria, vécut au Nevada et au Mexique, gagna sa vie comme il put. Il écrivit des articles, fut rédacteur technique et publicitaire. Il eut deux enfants. Il acheta une ferme, un cheval et deux voitures, et il commença à prendre du ventre. Il avait renoncé à poursuivre le fantôme de la Raison. Oui – il y avait renoncé.

En apparence, sa vie était devenue confortable. Phèdre ne se tuait pas au travail, il était un compagnon agréable ; n’était cette sensation épisodique de vide intérieur, qu’il exprima dans quelques courts récits, il passait des jours paisibles et plats.

Ce qui l’a poussé un jour à partir dans les montagnes, on ne le sait pas très clairement. Sa femme elle-même l’ignore. C’était sans doute ce sentiment d’échec, et l’espoir que la solitude le remettrait un jour sur la voie. Il avait beaucoup mûri, comme si le renoncement à toutes ses aspirations l’avait fait vieillir de façon prématurée.

 

Nous quittons le parc national à Gardiner. Là, une herbe rase et de rares touffes de sauge semblent attendre depuis longtemps quelques gouttes de pluie. La nuit tombe, et nous décidons de la passer sur place.

La ville est construite au bord d’une rivière, celle-ci rebondit sur de gros rochers ronds et lisses. De l’autre côté du pont, les lumières d’un motel sont déjà allumées, et l’on voit que chacun des pavillons est entouré de plates-bandes fleuries. Nous entrons.

Je fais remarquer à Chris que chaque fenêtre, chaque porte ferme parfaitement. Les finitions sont impeccables – et la décoration n’a rien de prétentieux. C’est du travail bien fait, sans doute l’œuvre d’un artisan.

Quand nous revenons au motel après avoir dîné, un vieux couple est assis dans le jardin, devant le bureau, profitant de la fraîcheur du soir. L’homme me confirme que c’est bien lui tout seul, qui a construit tous ces pavillons. Il est ravi que nous l’ayons deviné, et sa femme nous invite à nous asseoir un moment auprès d’eux.

Nous bavardons, rien ne nous presse. La ville de Gardiner a été longtemps la seule voie d’accès au parc. On passait par là, même avant qu’il y ait des voitures. Nos hôtes nous parlent de ce qui a changé au fil des années, et les choses prennent pour nous un aspect nouveau et émouvant : cette ville, ce couple, le temps qui passe. Sylvia pose sa main sur le bras de John. J’entends la rivière qui coule entre les rochers, le vent de la nuit apporte un parfum de fleur. C’est l’odeur du chèvrefeuille, nous dit la vieille dame. Nous restons silencieux, une douce somnolence m’envahit. Quand nous décidons de rentrer, Chris dort déjà. Ou c’est tout comme.