25

 

 

Il m’arrive d’aller trop loin. Je ne sais pas. Je me trimballe ça depuis toujours. Quand il buvait, mon père s’emportait comme un ours en furie et toute la famille avait si peur qu’on ne restait pas dans les parages. Mais je lui ai toujours tenu tête, d’homme à homme. Je lui hurlais des trucs comme : « Arrête de boire ! » Il devenait fou. « Sacré bon sang ! Je suis chez moi, je fais ce que je veux. Je vais te flanquer dehors ! »

Parfois, il mettait tout sens dessus dessous. Tout l’appartement était en vrac. Nous n’en venions jamais aux mains. Il avait un grand cœur. Il était prêt à mourir pour moi. Mais, franchement, j’étais tout aussi prêt à me battre.

Certes, à certaines occasions, je sentais que cela n’en valait pas le coup. À quoi bon s’affronter et se mettre en pétard ? Cependant, jamais nous n’aurions fait un pas l’un vers l’autre, nous faisions exactement l’inverse. Et je tenais bon. J’ai résisté à ces disputes et je ne raconte pas ça pour me vanter d’avoir été le type le plus dur de la famille. Pas du tout. Je présente juste le tableau.

Depuis que je suis petit, c’est un de mes traits de caractère. Je fais face. Je ne fuis pas, et pas seulement devant mon père. En aucune circonstance. Durant mon enfance, j’étais entouré de gens coriaces qui se mettaient en rogne à la moindre occasion : ma mère, mes sœurs, les gars de la cité et, depuis ce temps-là, j’ai hérité de ça, de ce côté méfiant : que se passe-t-il ? Qui veut se battre ? Je fonce toujours.

C’est la voie que je me suis choisie. Dans ma famille les autres remplissent différents rôles. Sanela était celle vers laquelle on allait pour les émotions. J’étais celui qui se battait. Si jamais quelqu’un me traitait mal, je lui rendais la pareille. C’était mon mode de survie et cela m’apprit à ne rien enjoliver. Je dis les choses telles qu’elles sont, sans tourner autour du pot. On ne me disait rien qui ressemble à « Tu es vraiment bien, tu es vraiment très bien mais… » C’était plus direct : « Il va sacrément falloir que tu t’accroches. » J’en assumais les conséquences. C’était comme ça. J’avais grandi de cette façon et, certes, j’avais beaucoup changé. J’avais rencontré Helena, j’avais deux enfants, j’étais plus calme et je disais même des trucs comme : « S’il te plaît, passe-moi le beurre. » Mais tout ne disparaît pas pour autant. À Barcelone, je serrais les poings pour être prêt à défendre mon territoire. C’était la fin du printemps, le début de l’été 2010. La Coupe du Monde allait débuter en Afrique du Sud et Joan Laporta quittait le Barça.

Un nouveau président avait été élu et ce type d’événement provoque toujours des mécontentements. Les gens étaient mal à l’aise. Un type du nom de Sandro Rosell fut nommé à sa place. Rosell était le vice-président depuis 2005 et était pote avec Laporta. Mais il s’était passé quelque chose. Apparemment maintenant ils se détestaient. Donc, bien sûr, il y avait de l’anxiété. Est-ce que Rosell allait fiche dehors toute l’ancienne équipe ? Personne ne le savait. Txiki Begiristain, le directeur sportif, avait démissionné pour éviter que Rosell n’ait à le virer lui-même, et bien sûr, je me demandais quelle influence cela aurait sur le conflit qui m’opposait à Guardiola.

Laporta était celui qui m’avait acheté pour une somme record et il n’était pas envisageable que Rosell saisirait l’occasion de lui en mettre plein la figure en prouvant que cette acquisition était une grotesque erreur. Il s’écrivait dans la plupart des journaux que la première mission de Rosell serait d’arriver à me vendre. Les journalistes ne savaient absolument rien de ce qui s’était passé entre moi et Guardiola et, dans un sens, moi non plus. Mais ils avaient pigé que quelque chose n’allait pas et, franchement, il n’y avait pas besoin d’être un spécialiste de foot pour s’en apercevoir. Sur le terrain, je marchais la tête basse et je ne réagissais pas comme à mon habitude. Guardiola m’avait détruit. Et quand Mino appela le nouveau président, il lui raconta mon entretien avec Guardiola.

« Qu’est-ce qu’il voulait dire par là, bon sang ? demanda-t-il. Veut-il se débarrasser de Zlatan ?

— Non, non, Guardiola croit en lui, lui assura Rosell.

— Ben alors pourquoi lui a-t-il dit une chose pareille ? »

Rosell l’ignorait. Il venait d’arriver et personne n’avait l’air au courant. Nous étions dans l’incertitude. Après avoir remporté le championnat, nous sommes partis en vacances. J’avais d’autant plus besoin de vacances que je n’en avais pas pris depuis longtemps. Il fallait que je m’éloigne. Avec Helena, nous sommes donc partis en voyage, à Los Angeles, Vegas, dans ces coins-là, puis la Coupe du Monde a débuté. Je ne l’ai presque pas regardée. J’étais trop déçu. La Suède n’était pas qualifiée et, franchement, je ne voulais plus penser au football, à tout ce foutoir au Barça, j’essayais de faire le vide. Évidemment, cela ne pouvait pas durer. Les jours passaient. J’allais bientôt rentrer et, quelle que soit ma volonté d’éviter de me poser des questions, elles réapparaissaient. Qu’allait-il se passer ? Que devrais-je faire ? Ma tête bourdonnait quand, bien sûr, il m’apparut la solution évidente. Je pouvais m’assurer qu’il me vendrait. Mais je ne me laisserais pas déposséder de mes rêves si facilement. Jamais, jamais. Je décidai de bosser comme un chien pendant les entraînements et de devenir meilleur que jamais.

Personne n’allait m’avoir. J’allais leur montrer, à tous. Et que croyez-vous qu’il arriva ? On ne me donna pas l’occasion de montrer quoi que ce soit à quiconque. Je n’avais pas encore enfilé les crampons que Guardiola me rappela. C’était autour du 19 juin. La plupart des joueurs n’étaient pas revenus de la Coupe du Monde. Tout était assez calme autour de nous et Pep se risqua à une petite conversation. Il avait déjà tout planifié. Il était nerveux et maladroit. Mais, pour commencer, il semblait vouloir être agréable pour que tout se passe bien.

« Comment se sont passées tes vacances ?

— Bien, très bien.

— Comment te sens-tu avant cette nouvelle saison ?

— Impec’. Je suis prêt. Je vais me donner à cent pour cent.

— Écoute.

— Ouais.

— Il faut que tu te prépares à être remplaçant. »

Comme je le disais, c’était le tout premier jour. La préparation n’avait même pas commencé. Guardiola ne m’avait pas encore vu jouer, pas même une petite minute. Il était impossible de ne pas voir qu’il m’attaquait de front personnellement.

« O.K. Je comprends.

— Comme tu le sais nous avons acheté David Villa de Valence. »

David Villa, sans aucun doute, était un joueur de valeur. Il était une des stars de l’équipe nationale espagnole qui était à la Coupe du Monde et qui allait la remporter, il jouait ailier. Étant donné que je joue au centre, je ne voyais pas bien le rapport.

« Tu as quelque chose à dire là-dessus ? » poursuivit-il.

Rien, me dis-je sur le moment, à part peut-être : félicitations. Puis cela me vint à l’esprit. Pourquoi ne pas mettre Guardiola à l’épreuve ? Pourquoi ne pas essayer de vérifier si tout cela avait véritablement à voir avec le football ou s’il ne s’agissait pas juste de me pousser vers la sortie ? Je me lançai :

« Ce que je dis de ça ?

— Oui.

— Que je vais travailler plus dur. Je vais travailler comme un fou pour gagner ma place dans l’équipe. Je vais te prouver que j’en suis capable. »

Pour être honnête, j’avais du mal à y croire moi-même.

Il ne m’était jamais arrivé de faire autant de lèche à un entraîneur. Ma philosophie a toujours été de laisser mon jeu parler pour moi. Affirmer que l’on va se donner à cent pour cent est vraiment ridicule. On est payés pour être à cent pour cent. Mais c’était un moyen d’essayer de comprendre. Je voulais voir sa réaction. S’il avait dit, « O.K., on va voir si tu y arrives », cela aurait eu un sens. Sauf que, là, il me regarda et me demanda :

« Je sais. Mais comment allons-nous pouvoir continuer comme ça ?

— Comme je l’ai dit. Je vais travailler dur et si tu estimes que je suis au niveau, je jouerai à n’importe quel poste, où tu voudras, devant, derrière ou sous Messi. Peu importe, c’est toi qui vois.

— Je sais. Mais comment allons-nous pouvoir continuer comme ça ? »

Il me répétait toujours la même chose et pas une fois ça n’avait le moindre sens. Il n’y arrivait pas. Mais ce n’était pas nécessaire, j’avais compris. Ça n’avait rien à voir avec ma capacité à atteindre le but que je m’étais fixé. Il m’en voulait personnellement et plutôt que l’avouer et reconnaître qu’il ne m’aimait pas, il essayait d’enrober le tout dans des phrases obscures.

« Comment allons-nous pouvoir continuer comme ça ?

— Je ferai comme les autres, je jouerai pour Messi.

— Je sais. Mais comment allons-nous pouvoir continuer comme ça ? »

C’était ridicule et je me demandai s’il ne cherchait pas à me faire sortir de mes gonds, que je hurle : « C’est inacceptable. Je quitte ce club ! » Ce qui lui aurait permis de clamer qu’il n’y était pour rien, que j’avais pris seul la décision de partir. Peut-être suis-je un sauvage, un type qui va trop souvent au conflit. Mais je sais aussi, si besoin est, me retenir, et je n’avais rien à gagner à annoncer que j’étais à vendre. Je l’ai donc remercié calmement de m’avoir parlé et je suis sorti de la pièce.

Évidemment, j’étais furax. Pourtant, ce rendez-vous ne fut pas inutile. Je savais maintenant à quoi m’en tenir. Il n’avait pas l’intention de me faire jouer même si j’apprenais à voler et, désormais, la vraie question était : serais-je capable de dépasser cela, d’aller aux entraînements et d’avoir tous les jours ce type en face de moi ? J’en doutais. Il fallait peut-être changer de tactique. J’y réfléchissais. J’y réfléchissais tout le temps.

Le stage d’avant-saison se déroula en Corée du Sud et en Chine où je devais jouer quelques matchs. Ça ne voulait rien dire. Les joueurs importants n’étaient toujours pas revenus de la Coupe du Monde, j’étais toujours le mouton noir et Guardiola se tenait à distance. S’il voulait quelque chose, il m’envoyait quelqu’un pour me parler et les médias se déchaînaient. Ça avait été le cas tout l’été. Que se passe-t-il avec Zlatan ? Est-ce qu’il sera transféré ? Restera-t-il ? Ils ne me lâchaient pas d’une semelle, pas plus que Guardiola. On lui posait des questions à ce sujet tout le temps et que croyez-vous qu’il leur servait ? Un truc simple et direct comme : « Je n’aime pas Zlatan, je veux m’en débarrasser » ? Pas vraiment. Il avait l’air mal à l’aise et il pratiquait la langue de bois.

« Zlatan décidera de son futur. »

Foutaises. Quelque chose faisait tic-tac en moi. Je me sentais comme pris dans une embuscade et j’étais furieux. Je voulais tout faire sauter. D’un autre côté, comment dire ? Quelque chose s’était déclenché en moi, je comprenais que nous entrions dans une nouvelle phase. Ce n’était plus simplement une guerre. La bataille sur le marché des transferts avait commencé et j’adore ce jeu. De plus, j’avais à mon côté le mec le mieux armé pour aller au front : Mino. Nous nous parlions tout le temps et nous décidâmes que nous allions jouer dur et sévère. Guardiola ne méritait rien d’autre.

En Corée du Sud, j’avais eu un rendez-vous avec Josep Maria Bartomeu, le nouveau vice-président du club. Nous avons discuté dans un hôtel. Au moins, ce type était clair.

« Zlatan, si on te fait une offre, réfléchis-bien.

— Je ne vais nulle part. Je suis un joueur de Barcelone, je reste au Barça. »

Josep Maria Bartomeu eut l’air surpris.

« Mais comment allons-nous résoudre ça ?

— J’ai mon idée.

— Vraiment ?

— Vous pourriez contacter le Real Madrid.

— Et pourquoi devrions-nous le contacter ?

— Parce que si vraiment je devais quitter le Barça, je voudrais aller au Real. Vous pouvez être certain qu’ils m’achèteraient.

— Tu plaisantes », s’exclama Josep Maria Bartomeu, l’air outré.

J’étais sérieux à mort.

« Pas du tout. Il y a un problème. Nous sommes en présence d’un entraîneur qui n’est pas assez courageux pour me dire qu’il ne veut plus de moi. Or je veux rester. Mais s’il veut me céder, c’est au Real Madrid que je veux aller, au moins, vous voilà au courant. »

Je quittai la salle et à partir de là il n’y avait plus de sous-entendus. Je pariais sur le Real Madrid. Mais, bien sûr, ce n’était que le début, une provocation, du bluff. En vérité, nous avions Manchester City et le Milan AC sous le coude.

Certes, j’étais au courant de tout ce qu’il se passait d’incroyable à Man City, il semblait qu’il y pleuvait de l’argent depuis que l’état-major des Émirats arabes unis avait pris les commandes du club. City pouvait devenir sans aucun doute un grand club en peu d’années. Je venais d’avoir vingt-neuf ans. Je n’avais pas de temps à perdre dans un plan à long terme et l’argent n’avait jamais été pour moi l’élément déterminant. Je voulais rejoindre une équipe qui serait immédiatement performante. Et aucun club ne possédait l’historique du Milan AC.

« C’est parti pour Milan ! » ai-je dit.

Quand j’y repense, c’est vraiment incroyable. Depuis ce jour où Guardiola m’avait appelé pour me dire qu’il me mettrait sur le banc, nous jouions serré et, bien sûr, nous savions que lui et les dirigeants étaient à cran. Cela cadrait avec notre stratégie. L’idée était que ces gars seraient si démoralisés qu’ils me laisseraient partir pour une bouchée de pain, ce qui nous aiderait à pouvoir négocier un contrat personnel avantageux ! Nous avions pris rendez-vous avec Sandro Rosell, le nouveau président, qui n’avait aucune marge de manœuvre.

Lui non plus n’avait pas compris quel était le problème entre Guardiola et moi. Il se rendit compte que la situation était intenable et qu’il allait être obligé de me céder à n’importe quel prix, à moins de virer l’entraîneur. Ce qu’il ne pouvait pas se permettre. Pas après les bons résultats qu’il avait obtenus avec le club. Rosell n’avait pas le choix. Qu’il m’apprécie ou pas ne changeait rien, il fallait qu’il se débarrasse de moi.

« Je suis désolé, déclara-t-il. Mais c’est comme ça. Y aurait-il un club en particulier où tu voudrais aller ? »

Mino et moi allions lui réciter le même texte que nous avions joué devant Bartomeu.

« Oui. En réalité, oui, je sais. » Le visage de Rosell s’éclaira.

« Quel club ?

— Le Real Madrid. »

Il pâlit. Laisser partir une star du Barça vers le Real revenait à être passible de haute trahison.

« Impossible. Tout mais pas ça. »

Avec Mino, nous vîmes qu’il était secoué : nous avions l’avantage.

« Bien, poursuivis-je calmement, vous m’avez posé une question et je vous ai répondu. Ça ne me dérange pas de le répéter : le Real Madrid est la seule équipe dans laquelle je me vois aller. J’apprécie Mourinho. Mais il faut que vous décrochiez votre téléphone pour les en informer vous-même. Vous êtes d’accord ? »

Il n’était pas d’accord. Rien au monde ne lui était plus impossible, nous le savions. Sandro Rosell commençait à paniquer. Le club m’avait acheté pour quatre-vingts millions d’euros. Le type était sous pression parce qu’il devait récupérer l’argent mais s’il me vendait au Real, club où Mourinho venait d’arriver, Rosell serait ni plus ni moins lynché par les fans. Il n’était pas facile pour lui de le prendre à la légère. Il ne pouvait me garder à cause de l’entraîneur et il ne pouvait pas me vendre à ses ennemis jurés. Le type avait perdu la main et nous maintenions la pression.

« Mais, pensez-y, tout va se passer comme sur des roulettes. Mourinho a dit lui-même qu’il désirait que j’y aille ! »

Ce n’était pas tout à fait le cas. Mais c’était notre ligne officielle. Par ailleurs, le Milan AC était sur les rangs et nous y travaillions. Plus nous tourmentions Rosell, moins cela faisait les affaires du Barça. Mais mieux c’était pour Milan. Plus Rosell était nerveux et impatient, plus il me vendrait au rabais, ce qui serait en fin de compte tout bénéfice pour nous. La partie se jouait à plusieurs niveaux, l’un en public, l’autre en coulisses. Mais le temps passait. La période des transferts se terminait le 31 août et le 26 nous n’avions rien de moins qu’un match amical à disputer contre le Milan AC au Camp Nou. Rien n’était encore fait. De toute façon, les médias s’étaient emparés de l’affaire. On spéculait dans tous les sens et Galliani, le vice-président du Milan AC, avait annoncé avant de venir qu’il ne rentrerait pas de Barcelone sans Ibrahimoviæ.

Dans le stade, les supporters brandissaient des banderoles : « Reste, Ibra ! ». Évidemment, j’attirai l’attention. Mais c’était plutôt le match de Ronaldinho. Ronaldinho est une sorte de dieu à Barcelone. Il était à Milan mais avait joué auparavant au Barça et avait été élu deux années de suite joueur de l’année. Avant le match, il était prévu que seraient diffusées sur grand écran des images de ses exploits et qu’il fasse un tour d’honneur. Ce mec… eh bien, il est capable de tout.

Nous étions assis dans le vestiaire en attendant de sortir sur la pelouse. Je me sentais bizarre. Je percevais la clameur de la foule au-dehors. Bien sûr, Guardiola ne me prêtait aucune attention et je me demandai si cela était mon dernier match avec l’équipe. Qu’allait-il se passer ? Je n’en avais aucune idée. Puis tout le monde s’est levé. Ronaldinho jeta un œil par l’entrebâillement de la porte. Il faut reconnaître que Ronaldinho a du charisme. C’est un des plus grands.

Tout le monde le fixait.

Il gueula « Ibra ! » en riant, sarcastique.

« Ouais ?

— T’as fait tes valises ? Je suis venu te chercher pour te ramener à Milan ! »

Tout le monde se mit à rire, en pensant, il n’y a que Ronaldinho pour faire irruption comme ça dans notre vestiaire, et les autres me regardaient.

Bien sûr, ils se doutaient de quelque chose. Mais personne n’en avait jusque-là parlé aussi franchement. À partir de là, tout cela serait répété, encore et encore. Je devais débuter le match. Il n’avait aucune valeur en soi et, juste avant le coup d’envoi, Ronaldinho et moi continuions de blaguer avec ça. Il y eut ensuite un peu partout des photos de nous deux en train de rire sur la pelouse. Puis, au retour dans les vestiaires, dans le tunnel, ce fut encore pire quand tous les gros bras de l’équipe m’interpellèrent : Pirlo, Gattuso, Nesta et Ambrosini.

« Il faut que tu viennes. Ibra, on a besoin de toi. »

Le Milan AC ne traversait pas une bonne phase. L’Inter dominait le championnat ces dernières années et, bien sûr, au Milan AC, tout le monde espérait revivre une période faste. Et j’ai su ensuite que pas mal de joueurs, particulièrement Gattuso, avaient mis la pression sur leurs dirigeants.

« Mais, bon Dieu, achetez Ibra. Nous avons besoin de quelqu’un qui a sa mentalité de gagnant dans l’équipe. »

Mais ce n’était pas aussi simple. Le Milan AC n’avait plus autant d’argent que dans le temps et, même si Sandro Rosell était aux abois, il essayait quand même de leur soutirer le plus d’argent possible. Il voulait cinquante, ou quarante millions d’euros mais Mino continuait à jouer dur.

« Vous n’obtiendrez absolument rien. Ibra va au Real Madrid. Nous ne voulons pas aller à Milan.

— Trente alors ? »

Le temps filait et Rosell baissait le prix, encore et encore. C’est le moment que choisit Galliani pour venir nous rendre visite avec Helena dans notre maison sur les collines. Galliani est un authentique poids lourd, un vieux pote de Berlusconi et son associé en affaires. Comme négociateur, c’est un salaud.

J’avais déjà eu affaire à lui précédemment. C’était au moment de quitter la Juventus et, cette fois-là, il avait dit : « C’est ça ou rien. » La Juventus était alors en crise et il avait l’avantage. Mais là, les cartes avaient changé de main. C’est lui qui avait la pression. Il ne pouvait pas rentrer sans moi, pas après la promesse qu’il avait faite, la pression que lui avaient mise et les joueurs et les fans. D’un autre côté, nous allions lui donner un coup de pouce. Nous nous étions assurés que le prix du transfert serait quasi nul. C’était comme s’il m’avait acheté d’occasion.

« Voilà mes conditions, ai-je dit. C’est ça ou rien. » Je voyais bien qu’il réfléchissait et il transpirait.

Les termes de mon contrat étaient assez raides.

« O.K., accepta-t-il.

— O.K. », et on se serra la main.

Les négociations se poursuivirent sur la partie transfert. Mais ça concernait les clubs et ça ne me touchait pas, pas vraiment. C’était un vrai scénario riche en suspense où un certain nombre de facteurs entraient en ligne de compte. Le temps d’abord. Les aiguilles tournaient. Le malaise du vendeur était tout autre. Le fait que l’entraîneur ne me supportait pas en était encore un supplémentaire. À chaque heure qui passait, Sandro Rosell devenait plus nerveux et le prix de mon transfert continuait de tomber. En fin de compte je fus cédé pour vingt millions d’euros. Vingt millions ! Par la grâce d’une seule personne mon prix avait chuté de cinquante millions d’euros.

À cause des problèmes de Guardiola, le club avait été contraint de faire une très mauvaise affaire, c’était fou, et je le soulignai à Sandro Rosell. Ce n’était pas nécessaire. Il le savait. Je suis certain qu’il n’avait pas dû bien dormir cette nuit-là en se repassant le cours des événements. J’avais marqué vingt-deux buts et effectué quinze passes décisives durant ma seule saison à Barcelone. Pourtant, je perdais soixante-dix pour cent de ma valeur. À qui la faute ? Sandro Rosell ne le savait que trop bien. Je me souviens du jour où nous étions dans son bureau au Camp Nou, lui, Mino, moi, Galliani, mon avocat et Josep Maria Bartomeu. Le contrat était devant nous. Il ne restait plus qu’à le signer et à se dire merci et au revoir.

« Je veux que vous le sachiez, débuta Rosell.

— Oui ?

— Je suis en train de conclure la pire affaire de toute ma vie. Ibra, je te cède pour trois fois rien !

— Vous voyez ce que ça coûte, un management pourri.

— Je sais que ça n’a pas été bien géré. »

Et il signa. Puis ce fut mon tour. Je pris le stylo tandis que tout le monde m’observait, mais il m’apparut que ce n’était pas tout à fait terminé, je voulais ajouter quelque chose. Peut-être aurais-je mieux fait de me taire. Mais il y avait deux, trois choses que j’avais sur le cœur.

« J’ai un message pour Guardiola. » Bien sûr, cela rendit tout le monde nerveux. Que se passe-t-il encore ? Il n’en a pas marre de discuter. Il ne pourrait pas se contenter de signer ?

« Est-ce que tu es sûr ?

— Oui, je veux lui dire… »

Et je leur dis exactement ce que je voulais qu’il lui transmette.

Dans la pièce, ils avalèrent tous leur salive et je peux vous garantir qu’ils se demandaient : pourquoi fallait-il qu’il nous dise tout ça maintenant ? Mais croyez-moi, j’avais besoin de le dire. C’est alors que quelque chose me traversa l’esprit. Ma motivation était de retour. Rien que de penser que j’allais pouvoir refaire mes trucs comme je le voulais me remontait le moral, c’est la vérité.

Après avoir signé ce papier et dit ce que j’avais à dire, j’étais redevenu moi-même. J’avais l’impression de sortir d’un cauchemar et, pour la première fois depuis bien longtemps, jouer au football me démangeait. Toutes ces pensées noires s’étaient envolées et j’entrai dans une phase où jouer serait un pur bonheur. Ou plutôt, jouer était un pur bonheur mêlé à de la rage pure. Le bonheur était d’avoir échappé au Barça et à la rage qu’une seule personne ait pu détruire mon rêve.

Je me sentais libéré et je voyais aussi les choses plus clairement. Quand j’étais au milieu de tout ça, bien des fois j’avais essayé de me donner du courage : ce n’est pas grave, je vais revenir, je vais leur montrer. Je n’arrêtais pas de me le répéter. Mais ce n’est que quand tout fut vraiment terminé que je m’aperçus à quel point j’avais été rongé. Ça avait été dur. Le personnage qui aurait dû être le plus important dans ma carrière de footballeur m’avait royalement ignoré et cela avait été plus terrible que bien d’autres épreuves de ma vie. J’avais été exposé à une énorme pression et dans ces situations-là, vous avez besoin de l’entraîneur.

À quoi avais-je eu droit ? À un type qui m’évitait. Un type qui me traitait comme si je n’avais jamais existé. J’étais censé être une grande star, au lieu de quoi je me sentait rejeté. Bon sang ! J’avais été avec Mourinho et Capello, les deux entraîneurs les plus rigoureux du monde et je n’avais eu aucun problème avec eux. Mais alors, ce Guardiola… Quand j’y pensais, j’étais fumasse. Je n’oublierai jamais quand je dis à Mino :

« Il a tout gâché.

— Zlatan…

— Ouais ?

— Les rêves peuvent se réaliser, et rendre heureux.

— Ouais.

— Mais les rêves qui se réalisent peuvent aussi se retourner contre toi. »

Je comprenais à quel point c’était vrai. J’avais réalisé mon rêve et, en même temps, j’avais été anéanti par le Barça. Quand je descendais l’escalier qui menait à la mer de journalistes qui m’attendaient dehors, j’eus une idée : je ne nommerais pas ce type par son nom. J’avais besoin de trouver quelque chose d’autre et je me souvins de tous les radotages qu’il m’avait débités et soudain, là, à l’extérieur du Camp Nou de Barcelone, cela me vint. Le Philosophe !

Je l’appellerais le Philosophe.

Avec tout ce qu’il y a de plus orgueilleux et de rageur en moi, j’ai dit : « Demandez au Philosophe quel est le problème. »