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Je ne savais absolument pas que la police et la justice avaient placé Moggi sur écoutes téléphoniques et, sans doute, ce n’était pas plus mal. Nous étions en tête du classement du championnat, au coude à coude avec le Milan AC et, pour la première fois de ma vie, je vivais en couple. Helena n’en pouvait plus. Elle travaillait pour FlyMe1 à Göteborg en journée, dans un restaurant le soir et, comme en plus elle étudiait, elle devait faire des allers-retours à Malmö.
Elle travaillait beaucoup trop et se ruinait la santé. Je décrétai : « Ça suffit maintenant. Tu déménages, tu viens t’installer ici avec moi. » Et même si le changement était radical, je pense qu’elle trouvait que c’était une bonne chose. Elle aurait enfin le temps de souffler.
J’avais emménagé dans un autre appartement, dans le même immeuble que celui de Filippo Inzaghi, gigantesque, avec de hauts plafonds, sur la Piazza Castello. Il ressemblait à une petite église avec, au rez-de-chaussée, un café appelé Mood où certains des types qui y travaillaient allaient devenir des amis. Ils nous faisaient parfois le petit déjeuner et si nous n’avions pas encore d’enfants, nous avions le chien Hoffa, qui était notre gros bébé. Nous achetions trois pizzas pour le dîner, une pour moi, une pour Helena, une pour Hoffa qui l’avalait tout entière à l’exception de la croûte qu’il se mettait à dribbler et à envoyer voler dans tout l’appartement. Merci ! Ce chien était un poupon et nous nous amusions bien avec lui. Mais nous n’étions décidément pas du même monde.
Lors de vacances en famille, nous avions pris l’avion, en classe affaires, pour Dubaï. Helena et moi savions tout du comportement à adopter dans l’avion. Mais, pour ma famille, c’était différent. À 6 heures du matin, mon petit frère voulait du whisky et maman était assise sur le siège juste devant lui. Maman est super, bien entendu, mais elle n’a pas sa pareille pour mettre le souk. Elle n’aime pas que nous buvions de l’alcool, ce qui peut se comprendre vu ce qu’elle a vécu. Elle enleva donc une de ses chaussures. C’était sa façon à elle de résoudre les problèmes. Elle prit la chaussure et fila un coup sec sur la tête de Keki. Juste « paf ! », ce qui rendit dingue mon frère. Il répliqua. À 6 heures du matin, la classe affaires était toute chamboulée et je me tournai vers Helena. Elle aurait voulu disparaître sous son siège.
À Turin, j’allais généralement à l’entraînement vers 10 heures moins le quart mais, un matin, j’étais en retard. Je me dépêchais dans l’appartement quand je m’aperçus qu’il y avait une odeur de brûlé. C’est ce que me dit Helena en tout cas. Je ne sais plus. Quand j’ai ouvert la porte pour partir, quelque chose brûlait à l’extérieur. Quelqu’un avait rassemblé des roses et y avait mis le feu. Nous avions tous dans l’immeuble des extincteurs et, dans la cage d’escalier, pas loin, il y avait un tuyau de gaz le long du mur. Les choses auraient pu mal tourner. Tout aurait pu exploser. Nous sommes allés chercher des seaux d’eau pour éteindre le feu. J’aurais bien aimé ouvrir la porte trente secondes plus tôt. J’aurais alpagué l’idiot la main dans le sac et je l’aurais massacré. Mettre le feu juste devant notre porte ? Un malade ! Et avec des roses… des roses !
La police ne trouva jamais le coupable. À cette époque, les clubs prenaient moins de précautions qu’aujourd’hui concernant notre sécurité et, donc, nous avons oublié l’incident. Il se passait toujours quelque chose. Quelque temps auparavant, à Turin, j’avais reçu la visite de deux clowns de l’Aftonbladet.
Je logeais encore à l’hôtel Le Méridien. L’Aftonbladet voulait faire table rase de nos relations passées, disaient-ils. Pour eux, je représentais de l’argent et Mino pensait qu’il était temps d’enterrer la hache de guerre. Mais, vous le savez, je ne pardonne rien. J’ai une mémoire d’éléphant et, il pourrait s’écouler dix ans, ma rancune serait intacte.
Quand les types du journal sont arrivés, j’étais dans ma chambre d’hôtel. Ils discutèrent d’abord un moment avec Mino avant que je ne descende et je sentai immédiatement que tout ça ne servait à rien. Ils avaient écrit et publié dans tout le pays une petite annonce ! Un rapport de police monté de toutes pièces ! « Honte à toi, Zlatan ! » Je ne les saluai même pas. J’étais encore plus en colère. À quoi jouaient-ils ? Je les ai donc enguirlandés et, pour être honnête, je pense leur avoir flanqué une peur bleue. Je leur ai même balancé une bouteille d’eau à la figure.
« Si vous étiez de mon quartier, vous seriez morts », leur ai-je dit et, sans doute, j’y allai un peu fort.
Mais ça me rendait malade et furieux. Il m’est impossible de vous expliquer toute la pression que je subissais alors. Ce n’était pas que la faute des médias mais aussi des supporters, du public, des entraîneurs, des dirigeants, de mes équipiers, de l’argent. Il fallait que je réussisse et je ne marquais pas de buts. J’encaissais des remarques de toutes sortes et j’avais besoin d’évacuer. Pour cela, j’avais Mino, Helena, les gars de l’équipe, mais il y avait autre chose : mes voitures. Elles me procuraient une sensation de liberté. Je roulais en Ferrari Enzo à cette époque. La voiture avait été négociée en même temps que mon contrat. Mino, Moggi et moi, puis Antonio Giraudo, le directeur général, et Roberto Bettega, l’émissaire international de l’équipe, étions assis dans une pièce discutant de mon contrat quand Mino a déclaré : « Zlatan veut une Ferrari Enzo ! »
Tout le monde s’était regardé. Nous ne nous attendions pas à autre chose. L’Enzo était la dernière née de Ferrari : la plus belle voiture que la firme ait jamais produite et il n’y en avait que trois cent quatre-vingt-dix-neuf exemplaires sur le marché. Nous avons pensé, à ce moment-là, que nous avions exagéré. Mais Moggi et Giraudo considérèrent que la requête était raisonnable. Après tout, Ferrari et la Juventus font partie du même groupe financier.
« Pas de problème, on va t’en trouver une », acceptèrent-ils et je me suis dit : Waouh ! Quel club !
Mais, bien entendu, ils ne l’ont pas obtenue. Une fois le contrat signé, Antonio Giraudo a déclaré, l’air de rien : « Et cette Ferrari, il s’agit bien de l’ancien modèle ? »
J’étais stupéfait. Je me tournai vers Mino.
« Non, rectifia-t-il, la nouvelle, celle qui n’a été produite qu’à trois cent quatre-vingt-dix-neuf exemplaires. »
Giraudo avala sa salive.
« Je pense qu’il y a un souci », dit-il, et il y en avait un.
Il ne restait plus que trois modèles et une longue liste d’attente sur laquelle on trouvait les noms d’importantes personnalités. Qu’allions-nous faire ? On appela le patron de Ferrari, Luca di Montezemolo, à qui on expliqua la situation. Ça allait être difficile, c’était pratiquement impossible. Mais, finalement, il céda. On m’en offrit une mais je devais m’engager à ne jamais la vendre.
« Je la garderai jusqu’à ma mort », promis-je. Franchement, j’aime cette voiture.
Helena n’aime pas monter dedans. Elle la trouve trop vive et trop instable. Personnellement je deviens fou quand je suis au volant, et pas seulement parce que cette voiture est cool, belle, rapide ou pour passer pour le mec qui a réussi. En fait, elle m’interdit d’être suffisant. En la regardant, je me dis : Si je ne progresse pas, on va me la reprendre. Cette voiture allait être mon élément moteur, mon allumage.
D’autres fois, quand j’avais besoin d’un coup de fouet, je me faisais tatouer. Cela devint rapidement une drogue pour moi. Je cherchais toujours un nouveau motif. Ça n’avait rien d’impulsif. Cela me faisait réfléchir. Pourtant, au début, j’étais contre. Je considérais que c’était de mauvais goût. Mais bon, j’ai été tenté. Alexander Östlund2 m’aida à trouver mon style et mon premier tatouage consista à inscrire mon nom autour de ma taille à l’encre blanche. Il n’apparaissait que si j’étais bronzé. En gros, c’était un test.
Puis je me suis fait faire des choses plus osées. J’avais entendu l’expression : « Seul Dieu peut me juger. » Vu que l’on pouvait écrire ce qu’on voulait sur moi dans les journaux, que l’on pouvait me gueuler n’importe quoi des tribunes et que cela ne m’atteignait pas, seul Dieu pouvait me juger ! Ça me plaisait. Il faut tracer sa propre route, donc je me suis fait tatouer cette phrase. J’ai aussi un dragon parce que, dans la culture japonaise, le dragon symbolise le guerrier et j’étais un guerrier.
J’ai une carpe, poisson qui remonte le courant, et un bouddha, symbole qui protège de la souffrance, et les cinq éléments : l’eau, la terre, le feu et le reste. Le nom des membres de ma famille est tatoué sur mes bras. Sur le droit, les hommes représentent la force : Papa, mes frères et, plus tard, mes garçons. Et, ensuite, les femmes sur le bras gauche, plus près du cœur : Maman, Sanela, mais pas mes demi-sœurs qui ont quitté la famille. Cela me paraissait normal à l’époque mais plus tard j’y ai repensé : qui fait partie de la famille, qui n’en fait pas partie ? Mais c’était bien plus tard.
Je me focalisai sur le football. C’est souvent au printemps que se décide le championnat. Certaines équipes se détachent. Mais, cette saison, nous avions dû ferrailler jusqu’à la fin. La Juventus et le Milan AC comptabilisaient soixante-dix points chacune et, évidemment, les journaux en faisaient des tonnes. Tout était en place pour une fin dramatique. Le 18 mai, nous devions nous rencontrer au stade San Siro. Cela ressemblait à une finale et la plupart des gens pensaient que Milan allait gagner. Pas seulement parce qu’ils avaient l’avantage du terrain. Lors du match aller au Stadio delle Alpi, nous avions fait match nul 0-0. Mais, sur le plan du jeu, le Milan AC avait dominé et cette équipe était généralement considérée alors comme la meilleure d’Europe et cela en dépit de notre impressionnant effectif. D’ailleurs, personne n’avait été surpris de voir le Milan AC atteindre encore une fois la finale de la Ligue des Champions. Tous les faits étaient contre nous, et la tendance n’avait pas l’air de s’inverser, vu notre match contre l’Inter de Milan.
C’était le 20 avril, quelques jours après mon triplé contre Lecce qui me valut des louanges de toutes parts. Mino m’avait prévenu que, justement à cause de ça, l’Inter de Milan me surveillerait de très près. J’étais une star. L’Inter de Milan devait me bloquer ou me faire dérailler.
« Si tu veux y survivre, il faudra que tu sois à deux cents pour cent. Sinon, tu n’auras pas une chance », me prévint Mino et je répondis comme chaque fois : « Il n’y a pas de problème. Plus c’est dur, mieux je me porte. »
Mais j’étais vraiment nerveux. Il existe une vieille haine entre l’Inter et la Juventus et, cette saison, l’Inter de Milan avait une ligne de défenseurs extrêmement brutaux. Marco Materazzi était l’un d’entre eux. Personne jusqu’ici n’avait reçu autant de cartons rouges en Serie A que lui. Materazzi était connu pour son jeu dur et son agressivité. Un an plus tard, à l’été 2006, il se rendit plus largement célèbre en balançant à Zidane une obscénité durant la Coupe du Monde et ce dernier lui mit un coup de tête dans la poitrine. On l’appelait parfois « Le Boucher ».
L’Inter de Milan disposait également d’Iván Córdoba, un Colombien petit mais athlétique, mais aussi de Siniša Mihajloviæ, un Serbe. On écrivit donc beaucoup là-dessus, expliquant comment le match pouvait être une sorte de petite guerre des Balkans. Quelles conneries. Ce qui se déroula sur le terrain n’eut rien à voir avec une guerre. Plus tard, je deviendrai l’ami de Mihajloviæ à l’Inter car je n’en ai jamais rien eu à faire des origines des gens. Je n’en ai rien eu à fiche de ces crasses sur les ethnies. Franchement, comment pourrait-il en être autrement ? Dans ma famille, nous étions mélangés. Mon père était bosnien, ma mère croate et le père de mon petit frère, serbe. Ça n’avait donc vraiment rien à voir.
N’empêche que Mihajloviæ était très dur. Il était parmi les meilleurs tireurs de coup franc et il parlait trop et mal. Il avait appelé Patrick Vieira nero di merda, « noir de merde », dans un match de la Ligue des Champions, ce qui avait abouti à une enquête de police pour établir s’il y avait là acte de racisme. Une autre fois, il fila un coup de pied et cracha sur Adrian Mutu qui venait juste d’intégrer notre équipe et il écopa de huit matchs de suspension. Il pouvait dégoupiller violemment. Je ne voudrais pas en faire toute une histoire, pas du tout. Pour moi, ce qui se passe sur une pelouse doit rester sur la pelouse. Vous seriez choqués d’entendre tout ce qu’il s’y dit. On s’insulte, on se donne des coups, c’est un combat permanent mais, pour nous, joueurs, c’est banal et je mentionne tout cela à propos des défenseurs de l’Inter uniquement pour vous faire comprendre que ces types ne pouvaient pas être pris à la légère. Parce qu’ils pouvaient jouer comme des salopards et très durement, je compris immédiatement que ce match-là n’avait rien d’ordinaire. Les insultes fusaient, il y avait de la haine.
Ils balançaient des tas de saloperies sur ma famille, mon honneur, et je répondais en jouant encore plus sèchement et méchamment. Il n’y a rien d’autre à faire dans ces cas-là. Si vous vacillez, on vous écrase. Il faut canaliser sa rage pour se concentrer encore davantage sur le terrain et jouer de façon extrêmement physique, c’est un jeu viril. Il n’allait pas être facile d’affronter Zlatan, pas une seconde, d’autant moins que j’étais plus costaud. Je n’étais plus le dribbleur filiforme de l’Ajax. J’étais plus fort et plus rapide. Je n’étais pas une proie facile, en aucun cas. Après la partie, l’entraîneur de l’Inter de Milan, Roberto Mancini, déclara : « Ce phénomène Ibrahimoviæ, quand il joue à ce niveau, il est impossible à marquer. »
Mais Dieu sait qu’ils avaient essayé ! Je pris énormément de tacles et je répondis tout aussi fort. J’étais bestial. J’étais Il gladiatore, « le gladiateur », comme l’écrivirent ensuite les journaux italiens. D’ailleurs, après juste quatre minutes de jeu, Córdoba et moi entrions en collision et nous nous sommes tous les deux retrouvés étendus sur la pelouse. Je me relevai, groggy. Córdoba saignait abondamment, il titubait et devait se faire recoudre. Il revint avec un bandage autour de la tête. Mais il n’y avait aucune trêve. Rien du tout ! Au contraire, quelque chose couvait et nous nous jaugions d’un œil noir. C’était la guerre. Nous avions les nerfs à vif, nous étions agressifs et, à la treizième minute, Mihajloviæ et moi nous retrouvions par terre à la suite d’un choc.
Pendant un moment, nous restâmes étourdis. Mais quand nous nous sommes rendu compte que nous étions assis tous les deux côte à côte dans l’herbe, l’adrénaline est montée en flèche. Il fit un mouvement de tête et je lui répondis en mimant un coup de boule. Nous devions vraiment avoir l’air ridicule. Je penchai ma tête vers lui, ça se voulait n’être qu’une menace.
Croyez-moi, si je lui avais vraiment mis un coup de boule, il ne se serait pas relevé. Je l’ai à peine touché, juste pour lui signifier : je céderai pas face à toi, connard ! Mais Mihajloviæ mit ses mains devant son visage et s’écroula au sol ; bien sûr, il jouait la comédie. Il voulait que l’on m’expulse. Mais, sur ce coup-là, je ne récoltai même pas un avertissement.
Cela arriva une minute après un tacle sur Favalli. C’était un match globalement ignoble mais je jouai bien et participai à la plupart des occasions de but. Le gardien de l’Inter, Francesco Toldo, était excellent. Il réussissait un arrêt après l’autre et nous avons concédé un but. Julio Cruz avait marqué de la tête et nous tentions l’impossible pour égaliser. C’était serré et nous n’y arrivions pas, ça puait la guerre et la rancune.
Pour se venger, Córdoba me planta un coup de pied dans la hanche et reçut en retour un carton jaune. Materazzi essayait de me faire péter les plombs et Mihajloviæ continuait de m’insulter, de me tacler, quel enfer, mais je m’accrochais. Je trouvai enfin mon chemin en poussant à fond. Je me battis et je parvins à assurer un bon tir cadré juste avant la mi-temps.
En deuxième mi-temps, j’ai frappé de loin et tapé l’extérieur du poteau, à droite, près du corner, puis j’obtins un coup franc que Toldo stoppa grâce à un réflexe incroyable.
On n’avait toujours pas marqué et il ne restait qu’une minute à jouer quand Córdoba et moi nous sommes encore une fois entrechoqués. Nous nous sommes rentrés dedans et, juste après, par réflexe, je lui donnai une dernière beigne, un coup de poing sur le menton ou à la gorge. Je pensais que cela n’était pas grave, que cela faisait partie de notre combat sur le terrain et que l’arbitre n’avait rien vu. Or cela aurait des conséquences. Nous avions perdu et c’était raide. Tel que les choses se déroulaient en championnat, cela aurait pu nous coûter le titre.
La commission de discipline examina la vidéo de mon coup de poing sur Córdoba et décida de me suspendre pour trois journées, ce qui en soi n’était pas si catastrophique. Mais j’allais louper les derniers matchs dans le championnat, y compris la rencontre contre le Milan AC du 18 mai et il me sembla avoir été traité injustement. « Je n’ai pas été jugé honnêtement, déclarai-je aux journalistes. Avec tout ce que j’ai pris dans la gueule, je suis le seul à avoir été puni. »
C’était dur. En considérant l’influence que cela aurait sur l’équipe, cette décision était un choc pour tout le club. La direction fit appel et convoqua Luigi Chiappero, le célèbre avocat. Il avait plaidé par le passé pour la Juventus contre les accusations de dopage et il affirmait maintenant non seulement que mon coup de poing faisait partie d’une action pour récupérer la balle, mais aussi que, durant toute la rencontre, j’avais été victime d’attaques et d’insultes. Il avait même loué les services d’un spécialiste de lecture labiale pour analyser ce que Mihajloviæ m’avait dit. Mais la tâche était ardue. La plupart des insultes étaient en serbo-croate et donc Mino y alla de sa remarque, balançant que Mihajloviæ avait dit des trucs trop dégueulasses pour qu’on puisse les répéter, des choses sur ma famille et ma mère.
« Raiola n’est rien d’autre qu’un pizzaiolo », avait rétorqué Mihajloviæ.
Mino n’avait jamais fait de pizzas. Il avait aidé ses parents d’une tout autre manière dans le restaurant familial et il contre-attaqua.
« Avec cette déclaration, Mihajloviæ confirme ce que tout le monde pensait déjà : qu’il est stupide. Il ne nie même pas avoir provoqué Zlatan. Il est raciste et il nous l’a déjà prouvé par le passé. »
C’était le chaos. Les accusations fusaient d’un côté, de l’autre, et Luciano Moggi, qui n’a jamais eu peur de rien, laissa entendre qu’il s’agissait d’un complot, d’un coup monté. Les caméras qui avaient filmé l’action appartenaient à Mediaset, le groupe audiovisuel de Berlusconi qui était aussi, bien sûr, le propriétaire du Milan AC. Les images ne s’étaient-elles pas retrouvées entre les mains de la commission de discipline un peu trop vite ? Même le ministre de l’Intérieur, Giuseppe Pisanu, fit un commentaire sur l’affaire et, tous les jours dans les journaux, on polémiquait.
Mais ça n’arrangeait pas nos affaires. La suspension était confirmée et je serais donc absent pour le match crucial contre le Milan AC. C’était ma saison et je désirais plus que tout y participer et remporter le championnat. Et maintenant, voilà que je devais regarder les matchs des tribunes, ce qui était raide. La pression était terrible et les paquets d’injures continuaient à voler dans toutes les directions. Cela dépassa mon simple cas. C’était un beau bazar.
Voilà à quoi ressemble l’Italie. La Juventus imposa un silenzio stampa : l’interdiction de parler aux médias. Rien, aucun nouveau commentaire à propos de ma suspension ne serait toléré, afin de ne pas perturber notre préparation pour la fin de la compétition. Tout le monde devait la fermer et se concentrer sur le match, perçu comme le plus important de l’année en Europe. Les deux équipes, le Milan AC et nous, étions à soixante-seize points chacun. Le suspense était à son comble. Le match constituait le sujet brûlant de l’actualité et la plupart des gens tombaient d’accord, les sociétés de paris sportifs y compris : le Milan AC était favori. Quatre-vingt mille billets furent vendus, le Milan AC jouait à domicile et j’étais suspendu, moi que l’on voyait maintenant comme la pièce maîtresse de l’équipe. Adrian Mutu était lui aussi suspendu. Zebina et Tacchinardi étaient blessés. Nous n’avions pas le meilleur groupe possible tandis que Milan disposait d’une excellente formation avec Cafu, Nesta, Stam et Maldini en défense, Kaká en milieu de terrain et Filippo Inzaghi et Chevtchenko devant.
Je ne le sentais pas bien. Les journaux écrivirent que mon coup de sang pourrait nous coûter le titre. « Il doit apprendre à se maîtriser. Il doit se calmer. » Ils publiaient ce genre de bêtises en permanence, ils citaient même Capello, et il m’était insupportable de ne pas pouvoir participer.
Mais l’équipe était incroyablement motivée. La colère générée par ce qui s’était passé avait remonté tout le monde et, après vingt-sept minutes de jeu dans la première mi-temps, Del Piero partit en dribblant sur le côté gauche mais fut contré par Gattuso, le type de Milan le plus omniprésent. La balle vola derrière lui très haut en décrivant un arc de cercle mais Del Piero se rua dessus. Il fit un retourné et la balle tomba dans les six mètres où se trouvait David Trézéguet qui la dévia de la tête dans le but. Mais il restait beaucoup de temps à jouer.
Le Milan AC nous infligea une pression incroyable et, après onze minutes de jeu en deuxième période, Inzaghi, parti seul, se retrouva devant le but. Il frappa et Buffon réussit la parade, la balle revint sur Inzaghi. Il avait une deuxième chance mais Zambrotta s’était placé sur la ligne de but et la balle s’écrasa sur le poteau.
Les deux équipes enchaînèrent les occasions. Del Piero frappa dans la transversale et Cafu réclama un pénalty. Ça n’arrêtait pas. Mais le score ne bougea plus. Nous l’emportâmes 1 à 0 et d’un seul coup nous nous retrouvions en position de force. Quelque temps après, je pus rejouer. Ça m’enlevait un poids sur les épaules et, le 15 mai, nous jouâmes chez nous, au Stadio delle Alpi, contre Parme. J’avais une énorme pression. Pas seulement à cause de ma suspension. Les votes de dix magazines spécialisés européens me situaient à la troisième place des buteurs en Europe derrière Chevtchenko et Ronaldo et le bruit courait que je pouvais remporter le Soulier d’Or.
Tous les regards seraient sur moi, dans tous les cas, et particulièrement depuis que Capello avait mis Trézéguet sur le banc, le héros du match contre Milan. Je sentais que je n’avais pas droit à l’erreur. Il fallait que je me motive, enfin, jusqu’à un certain point. Je ne pouvais pas m’énerver ou risquer une nouvelle suspension, tout le monde m’avait prévenu très clairement. Chaque caméra le long de la pelouse serait braquée sur moi et, en entrant dans le stade, j’entendis les supporters entonner : « Ibrahimoviæ, Ibrahimoviæ ! »
Tout vibrait autour de moi et je n’en pouvais plus, il fallait que je joue. Nous menions 1 à 0 quand, à la trente-troisième minute, après un coup franc de Camoranesi, la balle s’éleva avant de retomber dans les six mètres. J’avais souvent été critiqué pour ne pas très bien jouer de la tête en dépit de ma taille.
J’y mis tout ce qu’il fallait pour l’envoyer une fois pour toutes dans les filets. C’était fantastique. J’étais de retour et, juste avant le coup de sifflet final, un message lumineux s’afficha sur le tableau électronique : Lecce avait fait match nul 2 à 2 contre le Milan AC et il semblait bien que le Scudetto3 ne nous échapperait plus.
Il nous suffisait de battre Livourne au match suivant pour assurer la victoire ! Mais nous n’aurions même pas besoin de ça. Le 20 mai, le Milan AC s’inclina contre Parme après avoir mené 3 à 1 et nous étions champions. Dans les rues de Turin, les gens pleuraient et nous avons tourné dans la ville, juchés sur le toit d’un bus. Il était difficile d’avancer. Il y avait des gens partout qui chantaient, nous acclamaient, criaient. J’étais comme un môme. Le soir, nous sommes sortis, nous avons mangé et fait la fête ensemble avec toute l’équipe. Je ne bois pas si souvent. J’en ai de trop mauvais souvenirs. Mais, là, je lâchai tout.
Nous avions remporté le championnat italien et c’était dingue. Aucun Suédois n’y était parvenu depuis Kurre Hamrin qui l’avait remporté avec le Milan en 1968, et, sans contestation possible, je n’y étais pas pour rien. Je fus élu meilleur joueur étranger du championnat et meilleur joueur de la Juventus. Mon trophée personnel. Je bus, je bus, et David Trézéguet m’y incita lourdement. Encore de la vodka, encore des shots. Il a beau être un Français assez réservé, il voudrait être argentin (il est né en Argentine) et là, il se laissa vraiment aller. La vodka coulait à flots. On ne pouvait pas résister et j’étais complètement bourré. Quand je suis rentré à la maison Piazza Castello, j’y voyais flou et je me suis dit, je vais prendre une douche, j’irai un peu mieux. Mais tout continuait à tournoyer autour de moi.
Dès que je bougeais la tête, le monde entier basculait avec elle et, pour finir, je me suis endormi dans la baignoire. Helena me réveilla et se moqua de moi. Je lui demandai de ne jamais en parler à personne.
1- Compagnie aérienne low-cost suédoise.
2- Un ancien footballeur suédois.
3- Le titre de champion d’Italie est symbolisé par un écusson tricolore dit « Scudetto ».