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À Rosengård, il y avait plusieurs parcs HLM, aucun n’était pire qu’un autre, même si celui dit « des Gitans » était regardé de haut. Mais ce n’était pas comme pour les Albanais ou les Turcs qui restaient entre eux, dans leur coin. C’était votre cité qui comptait, pas le pays d’origine de vos parents. On faisait corps avec elle et le quartier dans lequel vivait maman s’appelait Törnrosen, ce qui signifie « rosiers églantiers ». Il y avait des balançoires, un terrain de jeu, un mât, et un terrain de football où nous jouions tous les jours. Parfois, les autres ne voulaient pas de moi. J’étais trop petit. Alors j’explosais instantanément.
Je détestais être mis à l’écart. Je déteste perdre. Et pourtant, gagner n’était pas l’essentiel. Les feintes et les beaux gestes comptaient plus que tout. On disait souvent : « Oh ! Regarde-moi ça ! » On devait impressionner les gars avec des ruses et des gestes techniques. Et l’on devait s’entraîner, s’entraîner, jusqu’à devenir plus fort qu’eux. Souvent, les mères criaient à la fenêtre :
« Il est tard. Le dîner est prêt. Il est l’heure de rentrer. »
On répondait tout en continuant : « Dans une minute. » Qu’il soit tard, qu’il pleuve, tout pouvait s’écrouler autour de nous, on continuait à jouer.
Nous étions inépuisables et le terrain trop petit. Il fallait être rapide de la tête et des pieds, surtout dans mon cas, moi qui étais petit et malingre et qu’on taclait facilement, mais j’apprenais tout le temps des coups tordus. Il le fallait. Sinon je n’obtenais pas de « Oh ! » et personne ne m’aurait laissé passer. Souvent je m’endormais en pensant à ma façon de jouer au football, aux tactiques que j’allais appliquer le lendemain. Comme un film qui défilait sans arrêt.
Mon premier club s’appelait MBI, Malmö Boll och Idrottsförening. J’avais juste six ans quand j’ai débuté. Nous jouions sur un terrain en graviers derrière des baraques vertes et je me rendais aux séances d’entraînement sur des vélos volés et, sans doute, cela ne faisait pas très bien élevé. L’entraîneur me renvoya plusieurs fois à la maison, j’avais dû les injurier en criant. J’entendais constamment : « Passe la balle, Zlatan ! » Cela m’agaçait et je me sentais comme un poisson hors de l’eau. Au MBI, il y avait autant d’enfants d’immigrés que des Suédois et bien des parents rouspétaient en voyant les ficelles que j’avais apprises dans la cité. Je les envoyai au diable et je changeai plusieurs fois de club avant d’arriver au Balkan Club. C’était autre chose !
Au MBI, les pères suédois restaient autour de nous et lançaient : « Allez, les gars ! Bon travail ! »
Au Balkan, c’était plus : « Je vais niquer ta mère. » C’étaient tous des barjots de Yougoslaves qui fumaient comme des pompiers et qui balançaient leurs crampons n’importe où. Super, c’est comme à la maison ! J’adore ! L’entraîneur venait de Bosnie. Il avait joué à un assez bon niveau en Yougoslavie et il devint une sorte de figure paternelle pour nous. Il nous ramenait quelquefois à la maison en voiture et il me donnait quelques couronnes pour une glace ou quelque chose qui me cale.
Pendant un moment, je gardais les buts. Je ne sais pas pourquoi. Il se peut que j’aie volé dans les plumes de l’ancien gardien en lui disant un truc comme : « Tu es nul, même moi je pourrais faire mieux. » Je suis sûr que c’était quelque chose comme ça. Il y eut un match où j’avais laissé passer un tas de buts et cela me rendait fou. Je gueulais aux autres que ce qu’ils faisaient était naze. Que ce style de football était naze. Que c’étaient tous des incapables et que je ferais mieux de m’inscrire au hockey sur glace.
« Le hockey, c’est bien mieux. Vous êtes tous des enfoirés. Je serai hockeyeur professionnel ! Allez vous faire voir ! »
Et puis c’est tout. Je me suis renseigné à propos du hockey en pensant, mince, il me faut tous ces équipements ! Un kit de protections, ça coûte un bras. Donc, l’unique chose à faire était de s’y remettre et de continuer avec cette idiotie de football. Je n’étais plus gardien, j’intégrai la ligne d’attaque et j’étais plutôt pas mauvais.
Un jour de match, je n’étais pas là. Tout le monde appelait : « Où est Zlatan ? Où est Zlatan ? » C’était juste avant le coup d’envoi et je suis sûr que l’entraîneur et mes coéquipiers avaient envie de m’étrangler. « Où est-il ? Mais bon sang, pourquoi n’est-il pas là pour un match aussi important ? » Ils aperçurent alors la silhouette d’un personnage qui pédalait comme un fou tout droit en direction de l’entraîneur sur un vélo volé. Est-ce que ce crétin allait lui rentrer dedans ? Non, je freinai en dérapant juste devant lui pour entrer directement sur le terrain. Je pense que le coach était extrêmement furieux.
Il avait reçu des graviers dans les yeux. Je l’avais complètement mitraillé. Mais il me laissa jouer et je crois que nous avons gagné. Nous étions un bon groupe. Un jour, écarté pour une autre bêtise, j’étais sur le banc pendant la première mi-temps. Nous étions menés 4 à 0 par une bande de snobs de Vellinge, les moricauds jouaient contre les enfants chics et ça sentait le souffre. Ça me rendait si dingue que j’étais prêt à exploser. Pourquoi ce crétin m’a-t-il mis sur le banc ?
« T’es débile ? lançai-je au coach.
— Calme-toi. Tu vas bientôt entrer.»
Entré en deuxième mi-temps, je marquai huit buts. Nous avons gagné 8 à 5, on chambrait les gosses de riches et, pour sûr, j’étais bon. J’étais technique et je voyais les occasions qui se présentaient, tout le temps. Sur le terrain, chez maman, j’étais devenu une sorte de prodige en réalisant des mouvements imprévisibles dans de petits espaces. Pour autant je n’aimais pas que ces gens me tournent autour en jacassant : « J’ai tout de suite vu que Zlatan avait un truc spécial, bla bla bla. Je lui ai pratiquement tout appris de ce qu’il sait. C’était mon meilleur pote. » C’est n’importe quoi.
Personne ne m’a jamais rien dit. En tout cas, pas autant qu’ils le prétendraient par la suite. Aucun grand club ne venait frapper à ma porte. J’étais un petit morveux. On ne s’adressait pas à moi, genre : « Oh ! Nous devons être sympas avec ce jeune talent. » C’était plutôt : « Qui a laissé entré le petit basané ? » Et, déjà à l’époque, j’étais inconstant. Je pouvais marquer huit buts dans un match et être inexistant le suivant.
Je traînais avec un type qui s’appelait Tony Flygare. Nous avions le même prof de langue qui donnait des cours dans notre communauté. Ses parents sont aussi des Balkans et c’était également un gars assez rude. Il n’habitait pas Rosengård mais pas très loin, dans une rue appelée Vitemöllegatan. Nous avions le même âge mais son anniversaire tombait en janvier et le mien en octobre, et cela fait une différence. Plus costaud, plus grand, il était perçu comme plus doué que moi au foot. On s’intéressait beaucoup à Tony : « Regarde-moi ça, quel joueur ! », et je me retrouvais un peu dans son ombre. Peut-être n’était-ce pas une mauvaise chose. Je ne sais pas. J’ai dû serrer les dents et me battre comme le dernier des derniers. Comme je le disais, en ce temps-là, personne ne me connaissait.
J’étais un enfant sauvage, une terreur, et je ne contrôlais pas mes pulsions. Je continuais à cracher ma bile sur les joueurs et les arbitres et je changeais tout le temps de club. J’ai joué pour le Balkan. Je suis retourné au MBI et encore au Balkan, et enfin au BK Flagg Club. Ce n’était pas simple parce qu’il n’y avait personne pour m’accompagner aux entraînements et il m’arrivait d’observer les parents sur le bord de la touche.
Mon père ne venait jamais, que je sois chez les Suédois ou parmi les Yougos, et je ne parviens pas exactement à savoir ce que je ressentais. Sans doute que cela était douloureux. Je ne peux pas vraiment vous dire. Dans la vie, on s’habitue à certaines situations et je ne pensais pas trop à ça. Papa était tel qu’il avait toujours été. Aussi désespéré que fantastique. Il était heureux et triste. Je ne comptais pas sur lui, pas de la même façon que ce que d’autres enfants attendent de leurs parents. Mais, bien sûr, moi aussi, j’espérais quelquefois. Bon sang ! Imagine qu’il ait vu ce geste dément, ce joli coup à la brésilienne, je pensais. Papa avait des périodes où il s’intéressait vraiment à moi. Il voulait que je devienne avocat.
Je dois reconnaître ne pas avoir beaucoup réfléchi à cette possibilité. Dans mon milieu, les gens ne sont pas trop enclins à devenir avocats. Nous faisions des trucs de cinglés, nous rêvions de devenir des durs à cuire et nous n’étions pas beaucoup encouragés par nos parents. On ne nous demandait pas : « Veux-tu que je t’apprenne l’histoire de la Suède ? » Il y avait des canettes de bière, de la musique yougo, des frigos faméliques et la guerre des Balkans. Mais parfois, vous voyez, il prenait le temps de parler de football avec moi et, chaque fois, c’était épatant. Je veux dire, c’était mon père. Un jour, il est venu vers moi, je ne l’oublierai jamais, le ton avait quelque chose de solennel.
« Zlatan, il est temps que tu commences à jouer dans un grand club.
— Qu’est-ce que tu veux dire par “grand club” ? C’est quoi un grand club ?
— Une bonne équipe, Zlatan. Une équipe de l’élite, comme le Malmö FF. »
Sur l’instant, je n’étais pas sûr d’avoir compris.
Qu’est-ce que le Malmö FF avait de si particulier ? Je ne savais rien de tout ça, de ce qui valait le coup ou pas. Mais j’avais entendu parler du club. J’avais joué contre eux avec le Balkan et, donc, pourquoi pas ? Si papa le dit. Mais je ne savais même pas où était leur stade pas plus que je ne connaissais quoi que ce soit de la ville de Malmö. Malmö n’était peut-être pas si loin mais c’était un autre monde. J’avais dix-sept ans passés quand je suis allé dans le centre-ville pour la première fois et je ne savais rien de la vie là-bas. Mais je trouvai le chemin pour me rendre aux entraînements, je pédalai une trentaine de minutes avec mon équipement dans un grand sac de supermarché et, bien sûr, j’étais nerveux. Au Malmö FF, c’était du sérieux. On ne nous disait plus : « Allez les gars ! On joue ! » Ici, on devait d’abord passer des tests avant d’être recruté et je remarquai tout de suite que je ne ressemblais pas aux autres. J’étais prêt à remballer mes affaires et à rentrer chez moi. Mais dès le deuxième jour, j’entendis ces mots d’un entraîneur qui s’appelait Nils :
« Bienvenue dans l’équipe.
— Vous êtes sérieux ? »
J’avais treize ans et il y avait déjà quelques autres étrangers, dont Tony. Sinon, il n’y avait que des Suédois normaux, y compris ceux des banlieues chics. Je me sentais comme un Martien. Pas seulement parce que mon père ne possédait pas de grande et belle maison et qu’il ne venait jamais aux matchs. Je parlais différemment. Je faisais des dribbles. Je fonçais comme une torpille et, sur le terrain, j’en voyais de toutes les couleurs. Une fois, je reçus un carton jaune parce que je beuglais après mes partenaires.
« Tu n’as pas le droit, objecta l’arbitre.
— Tu peux aller te faire voir ! » lui gueulai-je, puis je me cassai.
Avec les Suédois, ça sentait le moisi. Les parents voulaient me flanquer dehors et je pensais pour la millième fois que je m’en tapais complètement de ces gens. J’aurais pu encore changer d’équipe ou même faire du taekwondo à la place. C’est plus cool. Le football, c’est naze. Un crétin de père d’un joueur du club faisait tourner une pétition. Elle prônait : « Zlatan doit quitter le club » et toutes sortes de gens l’ont signée. En douce, ils glissaient : « Zlatan n’est pas des nôtres. Il doit être écarté. Signez ici, bla bla bla. »
C’était dingue ! O.K., j’avais été surpris en train de mettre une raclée au fils de ce type. J’avais ramassé un tas de mauvais tacles et pété les plombs sur un des joueurs. Je lui ai filé un coup de boule. Mais, juste après, j’étais plein de remords. J’ai roulé jusqu’à l’hôpital pour lui demander pardon. C’était idiot de ma part, vraiment, mais une pétition ! Lâchez-moi. L’entraîneur, Åke Kallenberg, avait à peine jeté un œil sur le papier et avait dit : « Qu’est-ce que c’est que ces bêtises ?! »
Il déchira la feuille. C’était un brave type, Åke. Bon, jusqu’à un certain point parce que, en équipe junior, il me collait sur le banc des remplaçants pour presque l’intégralité de la saison. Comme tous les autres, il pensait que je dribblais trop, que je gueulais trop fort sur mes coéquipiers et que je me comportais mal, que j’avais un mauvais état d’esprit. J’ai appris une chose importante durant ces années-là. Si un type comme moi voulait gagner le respect, il devait être cinq fois plus fort que n’importe quel Leffe Persson ou appelez-le comme vous voulez. Il doit s’entraîner dix fois plus. Sinon, il n’a aucune chance. Pas sur cette planète. Et particulièrement si c’est un voleur de bicyclettes.
Bien sûr, après cette affaire, j’aurais dû laisser tomber les vélos. J’en avais vraiment envie. Je n’étais pas totalement abattu mais le chemin pour aller à l’entraînement était long, plus de six kilomètres. Souvent, je devais y aller à pied. Parfois, quand je voyais un joli vélo, la tentation était trop forte. Une fois, j’en avais repéré un jaune équipé de grosses sacoches et je me suis dit, pourquoi pas ? Je suis monté dessus et j’ai roulé avec, tout en souplesse. Au bout d’un moment, j’ai réfléchi. Les sacoches étaient particulières et tout d’un coup je captai : c’était le vélo du facteur. J’avais pédalé tranquillement avec le courrier du voisinage. Je sautai du vélo et le laissai un peu plus loin. Je ne voulais pas, en plus, chaparder le courrier des gens.
Une autre fois, le vélo que je venais juste de piquer avait été carotté et je me retrouvais seul à l’extérieur du stade. La route était longue, j’avais faim, et je m’impatientais. J’en fauchai donc un autre devant les vestiaires. Je faisais sauter le cadenas comme d’habitude et je me souviens de l’avoir trouvé à mon goût. C’était un beau vélo et je faisais exprès de le garer dans un petit passage afin que l’ancien propriétaire ne puisse pas me surprendre. Mais, trois jours après, l’équipe était convoquée pour une réunion. J’avais déjà eu une histoire après un truc pareil. Les réunions signifiaient qu’il y avait un souci, que l’on allait en causer, et je commençais à me préparer à donner quelques explications intelligentes, des choses comme : « Ce n’est pas moi. C’est mon frère, non ? » Et j’avais bien raison de m’y préparer parce que le vélo appartenait à l’entraîneur adjoint.
« Est-ce que quelqu’un l’a vu ? »
Personne ne l’avait vu. Moi non plus ! Dans ce genre de situation, on ne doit rien dire. C’est comme ça que ça marche. On se tait. « Oh, quel dommage, mon pauvre, moi aussi, un jour, on m’a piqué mon vélo. »
Tout de même, j’étais inquiet. Qu’est-ce que j’avais fait ? Et quel manque de bol ! Le vélo de l’entraîneur adjoint ! On est censés respecter les entraîneurs. Ça, je le reconnais. Ou, plus précisément, on est censés les écouter et apprendre d’eux, le jeu en zone, les tactiques, tout ça, mais en même temps ne pas les écouter. C’était mon attitude. Mais piquer leurs vélos ? Je ne pense pas que ça rentrait dans ce cadre-là. Je devins nerveux et je finis par aller trouver l’entraîneur adjoint.
« Hum, voilà, j’ai emprunté ta bicyclette momentanément. C’était, comment dirais-je, pour une urgence. L’histoire d’une fois. Je te la rends demain. »
J’ai fait de mon mieux pour paraître penaud et je pense que cela a, en quelque sorte, fonctionné. Mon sourire m’a beaucoup aidé durant ces années, quand j’étais mal barré, je pouvais m’en tirer avec une blague. Mais ce n’était pas simple. Je n’étais pas seulement le mouton noir. Quand un survêtement disparaissait, tout le monde m’accusait. Mais j’avais de bonnes raisons, j’étais complètement fauché. Tandis que les autres avaient toujours les derniers crampons Adidas ou Puma en peau de kangourou. J’ai acheté ma toute première paire dans un supermarché discount pour cinquante-neuf couronnes quatre-vingt-dix (environ sept euros), elles étaient près des tomates et des légumes, et c’est ainsi que l’on s’en sort. Je n’avais jamais eu une paire comme ça pour parader.
Quand l’équipe partait jouer à l’extérieur, la plupart des autres avaient deux mille couronnes (environ deux cent trente-cinq euros) chacun à dépenser. J’avais vingt couronnes (un peu plus de deux euros) et encore, quand mon père ne payait pas son loyer pour pouvoir me laisser partir. Il préférait se faire expulser que m’empêcher d’y aller. C’était vraiment très gentil de sa part. Mais je ne pouvais pas suivre les autres.
« Zlatan, viens avec nous, on va prendre une pizza, un hamburger, on va acheter ceci et cela », qu’ils disaient. « Non, plus tard. J’ai pas faim. Je préfère me reposer. »
J’essayais de rester flou et de garder mon calme. Ce n’était pas très drôle, mais pas trop grave non plus. C’était quelque chose de neuf, alors que j’entrais dans une période où je n’avais pas confiance en moi. Ce n’est pas que je voulais ressembler aux autres. Bon, peut-être un peu ! Je voulais apprendre leurs trucs, comme les bonnes manières, tout ça. Mais, la plupart du temps, je restais moi-même. C’était mon arme, en quelque sorte. J’avais déjà vu des mecs des cités HLM, dans les banlieues comme la mienne, qui essayaient de se donner un genre distingué. Ça n’a jamais marché, même en ayant toute la panoplie. Moi, je ferais l’inverse. J’en rajouterais. Au lieu de dire, « je n’ai que vingt couronnes », j’aurais dit, « je n’ai pas de fric, pas un rond. » C’était plus cool. Plus décalé. J’étais une petite frappe de Rosengård. J’étais différent. Ce serait mon identité et j’en jouissais de plus en plus en me fichant bien de savoir quoi que ce soit à propos des idoles que vénéraient les Suédois.
Il arrivait que nous fassions les ramasseurs de balle lors des matchs de l’équipe première. Une de ces fois, le Malmö FF rencontrait l’IFK Göteborg ; en d’autres termes, c’était un gros match. Mes équipiers devinrent complètement marteau, ils voulaient des autographes des stars, notamment d’un joueur qui s’appelait Thomas Ravelli, devenu un super-héros après avoir marqué quelques pénaltys durant la Coupe du Monde. Je n’avais jamais entendu parler de ce mec, sans l’avouer. Je ne voulais pas avoir l’air ridicule. Bien sûr, j’avais regardé la Coupe du Monde. Mais je suis de Rosengård et je n’en avais rien à fiche des Suédois. J’ai suivi les Brésiliens, avec Ronaldo, Bebeto et les autres, et la seule chose qui m’intéressait chez Ravelli, c’était son short. Je me demandais où je pourrais bien en piquer un comme ça pour moi.
Nous étions censés vendre des billets de Bingo Lotto pour faire gagner de l’argent au club. Je n’avais aucune idée de ce qu’était cette loterie. Je ne connaissais pas les types comme Loket, le présentateur de l’émission du loto à la télé. J’ai frappé aux portes des voisins. « Salut à vous, mon nom est Zlatan. Désolé de vous déranger. Achèteriez-vous des billets de loto ? »
Pour être honnête, j’étais nul à ce truc-là. J’ai vendu approximativement un ticket et encore moins de calendriers de l’Avent qu’on nous avait collés. Pour ainsi dire, pas un. À la fin, mon père a dû acheter tout le paquet. Ce n’était pas juste. On ne pouvait pas se le permettre et nous n’avions vraiment pas besoin de ces saletés à la maison. Ça ne me réjouissait pas vraiment de devoir ouvrir toutes les portes de chaque calendrier dès novembre. C’était ridicule et je ne comprends pas comment des gens sont capables d’envoyer des gamins, comme ça, pour, disons-le, mendier.
Nous étions une belle promotion cette saison-là, celle des gars nés en 1980 et 1981. Il y avait Tony Flygare, Gudmunder Mete, Matias Concha, Jimmy Tamandi, Markus Rosenberg. Et moi. Il y avait toutes sortes de pointures mais ça grinchait toujours. Principalement à cause des parents. Ils ne me lâchaient pas. « Et voilà, il dribble encore ! » se plaignaient-ils. « Il ne convient pas à l’équipe ! » Ça me rendait fou. Qui étaient-ils pour se permettre de me juger ? On a raconté que j’envisageai d’arrêter le football à ce moment-là. Ce n’est pas vrai. Mais je pensais sérieusement aller dans un autre club pour un temps. Je n’avais pas mon père à mon côté pour me défendre ou m’acheter des vêtements coûteux. Je devais me débrouiller tout seul et ces pères suédois avec leurs snobs de fils étaient partout, expliquant pourquoi j’étais mauvais. Je savais qu’on me pourrissait ! Mais je n’arrêtais pas pour autant. Je voulais de l’action, plus d’action. Je voulais de la nouveauté.
Johnny Gyllensjö, l’entraîneur des jeunes, en avait eu vent et fit remonter l’affaire dans le club. « Allons, dit-il, tout le monde ne peut pas arriver avec les cheveux plaqués, tout bien peignés. Nous sommes en train de perdre un grand talent. » Ils rédigèrent alors pour moi un contrat « espoir » que mon père signa. Je gagnais mille cinq cent couronnes par mois (environ cent soixante-seize euros), et cela fit du bruit, bien entendu, mais je fournis davantage d’efforts. Je n’étais pas complètement ingérable, comme je l’ai déjà dit. Je ne me disais pas tout le temps « ne les écoute pas », j’étais aussi capable de me dire « écoute ».
Je me suis entraîné très dur pour arriver à contrôler la balle en faisant le moins de touches possibles. Quand bien même, ce n’était pas vraiment brillant, je le reconnais. Tout tournait encore et toujours autour de Tony et j’ingurgitais tout ce que je pouvais d’informations, de manière à devenir au moins aussi bon que lui. Toute ma génération, à Malmö, ne s’intéressait qu’aux trucs et aux grigris des Brésiliens. On rivalisait entre nous avec ça. C’était un peu comme dans le temps, dans le quartier de maman. Et dès que nous avons eu accès aux ordinateurs, nous avons téléchargé toutes sortes de feintes, les gestes de Ronaldo et Romario, et nous nous exercions jusqu’à ce que ça commence à venir. On cliquait souvent sur l’avance-rapide et le rembobinage. Au fait, comment faisaient-ils ? Comment réussissaient-ils ce petit geste ?
Nous savions tous ce qu’était le toucher de balle. Mais les Brésiliens, eux, semblaient l’emmener avec le pied. Et nous nous entraînions encore et encore jusqu’à ce que cela rentre et, enfin, nous essayions de le reproduire en match. Nous sommes un paquet à avoir fait ça. Mais je poussais un peu plus loin. J’approfondissais la chose. J’étais plus précis dans les détails. Pour être honnête, j’étais complètement obnubilé.
Je me suis toujours fait remarquer grâce à cette technique et j’ai continué à dribbler, qu’importe combien de pères et entraîneurs pestaient. Non, je ne m’adaptais pas. Enfin, oui et non. Je voulais être différent. Mais je faisais aussi ce que demandait l’entraîneur et cela me permettait de progresser. Ce n’était pas si facile. Parfois, il m’arrivait de souffrir. La situation de mes parents m’affectait, c’est certain. Il y avait un tas de saloperies dont il fallait que je me débarrasse.
À l’école, « pour mon bien », ils engagèrent une enseignante particulière. J’étais vraiment en colère. Certes, j’étais turbulent. Peut-être le pire de tous. Mais un prof particulier ! Laisse tomber ! J’avais A en art et B+ en anglais, en chimie et en physique. Je n’étais pas vraiment un toxico. Je tirais à peine une taffe sur une cigarette. J’étais juste agité et je faisais un tas d’idioties. Mais il était question de me mettre dans une école spécialisée. On voulait m’écarter et j’avais l’impression d’être un Martien. Tic-tac, j’avais la sensation d’avoir en moi une bombe à retardement. Dois-je préciser que j’étais bon en éducation physique ? Assez peu attentif en classe, j’avais du mal à m’asseoir avec un livre. Mais j’étais aussi capable de me concentrer quand il s’agissait d’apprendre à tirer dans un ballon, ou lancer un œuf.
Un jour, nous jouions au bandy. Cette prof particulière arriva et me fixa. Elle observait le moindre de mes gestes, elle était là, comme une bernique. Je fulminais. Je frappais alors un tir de classe mondiale qu’elle prit dans la tronche. Elle était sonnée, mais elle me regardait. Après cela, ils ont appelé papa pour lui parler d’une aide psychiatrique et d’une école spécialisée, de ce genre d’ineptie, et vous comprenez bien que ce n’est pas la meilleure manière d’aborder mon père. Personne ne dit du mal de ses enfants, surtout pas les profs qui les persécutent. Il devint fou et fonça à l’école avec toute la panoplie du cow-boy : « Pour qui vous prenez-vous pour venir me parler d’aide psychiatrique ? C’est vous qui devriez être dans un asile de dingues, tous autant que vous êtes. Parce qu’il n’y a rien qui cloche avec mon fils, c’est un bon garçon, vous pouvez tous aller au diable ! »
C’était un barjot de Yougo et il était totalement dans son élément. Peu de temps après, la prof démissionna. Ce qui n’avait rien d’étonnant et les choses s’améliorèrent un peu. J’avais moi-même repris un peu confiance. Mais, quand même, quelle drôle d’idée ! Un professeur particulier, juste pour moi ! Ça me rendait furieux. Certes, je n’étais pas un ange, mais on ne peut pas faire d’un enfant un cas particulier ! Ce n’est pas possible !
Si jamais quelqu’un traitait Maxi ou Vincent comme s’ils étaient des êtres à part, je péterais les plombs. Je vous promets. Je serais pire que mon père. Ce traitement spécial me poursuit. Je ne me sens pas bien avec ça. D’accord, sur le long terme, cela m’a rendu plus fort. Je ne sais pas. Cela a peut-être fait de moi un combattant encore plus coriace. Mais sur le court terme, cela m’avait vraiment anéanti. Un jour, j’étais censé aller à un rencart et je n’étais pas vraiment sûr de moi à cette époque au contact des filles. J’étais l’enfant avec la prof particulière qui le suivait partout, trouvez-vous que c’est rassurant comme truc ? Rien que le fait de lui demander son numéro de téléphone me faisait dégouliner de sueur ! Une jolie fille se tenait en face de moi et je suis à peine parvenu à balbutier :
« Tu veux bien qu’on passe un moment ensemble après l’école ?
— Bien sûr.
— Que penses-tu de Gustav, un de ces quatre ? »
Gustav, c’est le square Gustav Adolf qui se situe entre le centre commercial Triangeln et le square Stortorget, dans le centre de Malmö, et l’idée avait l’air de lui plaire. Mais lorsque j’y suis arrivé, elle n’y était pas. Ça me rendait nerveux. Ce n’était pas mon territoire et je ne me sentais pas très à l’aise. Pourquoi n’était-elle pas là ? Je ne lui plaisais plus ? Une minute passa, deux, trois et à la fin, je n’en pouvais plus. C’était la pire des humiliations.
Je pensais m’être bien fait avoir. Qui accepterait d’avoir rendez-vous avec moi ? De toute façon, je vais devenir une star de football. Mais ma réaction était plus que stupide. Le bus de la fille était seulement un tout petit peu en retard. Le chauffeur avait fait une pause-clope, ou quelque chose comme ça, et elle était arrivée juste après que je fus parti et elle était tout aussi déçue que moi.