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Je suis passé en secondaire à Borgarskolan en prenant la filière sciences sociales avec une option particulière pour le football et j’espérais de grandes choses. Tout serait différent, dorénavant ! À partir de maintenant, ce serait vraiment cool. En fait, ça a été un choc. Bon, je m’y attendais un peu.
Il y avait dans l’équipe quelques minets de Limhamn, une banlieue chic. Sauf qu’il y avait aussi des filles et d’autres types qui frimaient avec leurs fringues à la mode et se promenaient en fumant. Je me pavanais en baskets et survêtement couverts de logos Adidas ou Nike. Je les trouvais vraiment cool et je me baladais comme ça tout le temps. En revanche, je ne me doutais pas que je portais l’uniforme criard de Rosengård ! Une vraie publicité ambulante. Ça me faisait le même effet que si ma prof particulière était restée accrochée à mes basques.
À Borgaskolan, les enfants portaient des pulls Ralph Lauren, des chaussures Timberland et des chemises à col. Vous voyez un peu ! Je n’avais jamais vu ça, un mec porter une chemise, et je compris immédiatement que je devais agir de façon radicale. Il y avait un tas de jolies filles à l’école. Je ne voulais pas aller leur parler en ayant l’air d’un type de la cité HLM. J’en parlais à mon père et nous nous sommes embrouillés. Nous recevions une bourse d’études de la part du gouvernement à ce moment-là. Ça représentait sept cent quatre-vingt-quinze couronnes (environ quatre-vingt-douze euros) par mois et il était évident que mon père veillerait au grain parce qu’il était responsable du « coût de mon entretien », comme il disait. Je voyais les choses différemment : je ne veux pas passer pour un gros con à l’école.
Quoi qu’il en soit, il avala la pilule. La bourse d’études me serait versée sur un compte en banque, j’avais une carte de crédit sur laquelle était dessiné un arbre. Le montant de la bourse tombait tous les 20 du mois et mes potes se postaient en nombre près du distributeur juste avant minuit. Ils attendaient, comme des dingues. Il est minuit ? Dix, neuf, huit… Je n’étais pas aussi pressé, mais le lendemain matin, j’allais quand même retirer un petit paquet, et je suis allé m’acheter une paire de jean Davis.
C’était les moins chers. Ils coûtaient deux cent quatre-vingt-dix-neuf couronnes (environ trente-cinq euros), et je pris quelques polos, trois, pour quatre-vingt-dix-neuf couronnes (environ onze euros). J’en essayais plusieurs. Rien n’y faisait. Mon allure trahissait toujours le type de Rosengård que j’étais. Ça ne m’allait pas. Je le sentais. Jusqu’ici, j’étais plutôt petit mais, cet été-là, j’avais grandi incroyablement, j’avais pris presque treize centimètres en quelques mois et j’étais efflanqué. Clairement, il fallait que je m’affirme. Et pour la première fois de ma vie, je me mis à traîner dans le centre-ville, au Burger King, dans les centres commerciaux, au square Lilla Torg.
Il m’arrivait de faire d’autres trucs pas très nets, et pas pour la gloire. J’avais besoin d’affaires cool. Sinon, je n’aurais aucune chance dans la cour de l’école. J’ai donc subtilisé à un gars qui jouait de la musique son super lecteur minidisc. Nous disposions des casiers à l’extérieur des salles de classe. Ils avaient des cadenas à molettes et je savais quelle était la combinaison secrète de ce garçon grâce à un autre type qui me l’avait refilée. Quand il eut disparu de la circulation, j’y allai, je fis cinq à droite, trois à gauche et, enfin, je filai avec le minidisc, j’effaçai ses morceaux, je me trouvai très cool. Mais, bien sûr, cela ne me suffisait pas.
Je manquais encore d’atouts pour me mettre en valeur. J’étais toujours le mec de la cité HLM. Un de mes potes était plus malin. Il s’était déniché une fille d’une famille huppée et dont il se mit le frère dans la poche et il put lui emprunter ses habits. Bien joué, c’est sûr, seulement il y avait une limite. Les gars comme nous, des quartiers HLM, ça ne nous allait jamais. Nous étions différents. Mais, quand même, ce pote se pointait avec de drôles de marques. Il avait une super nana et était arrogant comme personne. Quant à moi, je me sentais un moins que rien. Je me suis donc rabattu sur le football.
Mais ça ne se passait pas très bien non plus. J’avais réussi à intégrer l’équipe junior et je jouais avec des gars qui étaient tous plus âgés, ce qui était déjà une réussite en soi. Nous étions un bon collectif, une des meilleures équipes du pays dans notre catégorie. Mais j’étais sur le banc. Åke Kallenberg en avait pris la décision. Bien sûr, un entraîneur peut mettre qui il veut sur le banc. Mais je crois que cela n’avait juste aucun rapport avec le football. Quand j’entrais en jeu, je marquais souvent des buts. Je n’étais pas mauvais. Mais ils pensaient que, sur un autre plan, je l’étais.
Les gens prétendaient que je ne participais pas assez au jeu d’équipe. « Tes dribbles n’amènent pas le jeu devant. » J’ai entendu ce genre de chose des centaines de fois et je percevais des ondes, comme : « Ce Zlatan ! N’est-il pas sérieusement déséquilibré ? » Il n’y avait plus de pétition mais on n’en était pas loin, véridique. Je pouvais me prendre la tête avec des spectateurs. Rien de sérieux, mais j’ai mon caractère et mon style de jeu. J’étais un type de joueur différent et je pouvais me mettre en rogne. Je ne faisais pas vraiment partie du Malmö FF. C’était le point de vue de pas mal de gens. Je me souviens du championnat de Suède junior. Nous étions arrivés en finale et, bien sûr, l’événement était d’importance.
Or Åke Kallenberg ne m’aligna pas dans l’équipe. Je n’allais même pas être remplaçant. « Zlatan est blessé », disait-il à tout le monde et j’ai sursauté. De quoi parlait-il ?
« Qu’est-ce que tu racontes ? Comment peux-tu dire une chose pareille ? »
Il répétait, « Tu es blessé », et je ne pouvais pas le croire. Pourquoi donc affirmait-il ce genre de bêtise alors que nous avions une finale à disputer ?
« Tu racontes ça parce que tu ne veux tout simplement pas avoir affaire à moi. »
Mais non, il « sentait » que j’étais blessé et il me rendait fou. Il y avait une drôle d’atmosphère. Personne ne disait véritablement de quoi il s’agissait. Personne n’en avait le courage. Cette année-là, le Malmö FF remporta le championnat de Suède junior sans moi et cela ne m’aida pas à prendre confiance. Évidemment, je l’ai ramenée. Comme quand mon prof d’italien m’a viré du cours et que je lui ai lancé : « J’en ai rien à fiche. J’apprendrai la langue quand je serai footballeur professionnel en Italie », ce qui est assez amusant quand on sait ce qui est arrivé par la suite. Mais alors, j’étais juste un fort en gueule. Je n’y croyais pas. Comment pouvais-je y croire alors que je ne jouais même pas régulièrement en équipe junior ?
L’équipe première avait des soucis, cette année-là. L’équipe première du Malmö FF était la meilleure du pays. Quand mon père est arrivé en Suède dans les années 1970, elle dominait le championnat. Elle avait même atteint la finale de la Ligue des Champions, la Coupe d’Europe comme on disait à l’époque, et presque aucun joueur de l’équipe junior n’avait été retenu. La direction recrutait à leur place des joueurs d’ailleurs. Mais, cette année-là, l’équipe avait changé. Cependant, personne ne comprenait vraiment pourquoi les choses se passaient aussi mal. Le Malmö FF, qui a toujours été aux premières loges dans l’Allsvenskan était aux portes de la relégation. Ils jouaient mal. Leurs finances étaient à plat. Ils ne pouvaient plus acheter de joueurs, ce qui fit qu’un groupe de jeunes eurent leur chance. Et vous pouvez vous imaginer ce dont nous parlions dans l’équipe junior ! Qui allait être pris ? Serait-ce lui, ou lui ?
Ce fut donc Tony Flygare, bien sûr, avec Gudmunder Mete et Jimmy Tamandi. Mon cas n’avait même pas été évoqué. J’étais le dernier qu’ils auraient sélectionné. C’est ce que je pensais. C’est ce que la plupart des gens pensaient. Donc, pour être honnête, il n’y avait vraiment aucun espoir. Même l’entraîneur des juniors me mettait sur le banc. Pourquoi m’auraient-ils pris ? Ça n’avait jamais été dans leurs plans. Pourtant, je n’étais pas plus mauvais que Tony, Mete, ou Jimmy. Je l’avais démontré en rentrant en cours de jeu. Quel était le problème ? De quoi étaient-ils capables ? Toutes ces pensées me prenaient la tête et j’étais de plus en plus convaincu qu’il y avait des raisons politiques qui entraient en ligne de compte.
Adolescent, c’était cool de n’être pas comme les autres et de faire le malin, mais, sur le long terme, cela me desservait. Le moment venu, ils ne voulaient pas de basané ou de tête brûlée qui, sans arrêt, étalait sa technique de Brésilien. Le Malmö FF était un club raffiné, orgueilleux. Dans ses glorieuses années, tous ses joueurs étaient blonds et bien éduqués, avec des noms comme Bosse Larsson qui évoquait des choses agréables et délicates. Et, depuis, ils n’avaient pas choisi beaucoup de joueurs d’origine étrangère. À part bien sûr Yksel Osmanovski, qui avait des parents macédoniens.
Il était lui aussi de Rosengård. En ce temps-là, il était pro à Bari. Mais il était mieux élevé que moi. Non, il n’y aurait pas de match en équipe première pour moi. J’avais mon contrat dans l’équipe jeune. Je devrais me contenter de ça et de la sélection des moins de vingt ans. L’équipe des moins de vingt ans avait été mise en place avec l’école de foot de Borgarskolan depuis que l’équipe junior allait jusqu’à dix-huit ans. Peu d’entre nous étaient retenus là-dedans, nous n’étions pas encore assez nombreux pour former une équipe. Mais l’idée était de nous retenir au club, et nous jouions souvent avec des garçons de l’équipe réserve contre des équipes de troisième division, ou autres. Ce n’était pas terrible, mais cela m’a donné la chance de me faire remarquer.
Parfois, nous nous entraînions avec l’équipe première et je refusais de rentrer dans le moule. Normalement, un junior ne se met pas à faire des dribbles démentiels. Il ne se met pas à appuyer ses tacles ni à gueuler : « Vas-y, descends-le ! » Il se tient bien. Mais je me disais, pourquoi pas ? Je n’ai rien à perdre. Je donnais tout ce que j’avais. Je fonçais et, bien sûr, je notais leurs remarques, « Pour qui se prend-il ? », ou autre, et je marmonnais, « Allez au diable ! », je tenais bon. Je restais sur mes astuces. Je faisais le dur et, parfois, Roland Andersson, l’entraîneur de l’équipe première, m’observait.
Au début, j’étais plein d’espoir. Je me demande s’il pense que je suis bon. Mais avec toutes les saletés qui allaient bon train sur mon compte, je changeai d’avis. Je parie qu’il a entendu les critiques ! Les reproches. À cette période, j’étais de plus en plus déçu par le football et je n’obtenais pas de meilleurs résultats par ailleurs, notamment à l’école. Toujours timide, je manquais de confiance et j’y allais la plupart du temps uniquement pour déjeuner. Je mangeais comme un ogre. Mais, fondamentalement, je me fichais du reste. Je faisais de moins en moins mes devoirs et finalement, j’ai complètement laissé tomber. Sans compter qu’à la maison il y avait des tas de problèmes et de disputes.
Je marchais sur un champ de mines mais je persistais à vouloir travailler mon jeu dans la cour. J’avais affiché des photos de Ronaldo dans ma chambre. Ronaldo, c’était quelqu’un. Pas seulement à cause de ses passements de jambes par-dessus la balle et de ses buts durant la Coupe du Monde. Ronaldo était excellent à tous les niveaux. Il incarnait ce que je voulais devenir. Le type qui fait la différence. Mais qui étaient les joueurs de l’équipe nationale suédoise ? Elle ne possédait aucune superstar, personne dont on parlait dans le monde entier. Ronaldo était mon héros et j’étudiais sur Internet ce qu’il faisait, essayant d’imiter ses gestes et je pensais alors être un joueur redoutable. Sur le terrain, je dansais avec la balle.
Mais que pouvais-je montrer de tout ça ? Rien. Le monde est injuste. Les types comme moi n’avaient pas leur chance et je ne deviendrais pas une star, quoi que je fasse. Ça ressemblait à ça. J’étais fini. J’avais tort, j’essayais de trouver d’autres moyens pour réussir. Mais je n’avais pas l’énergie pour m’investir. Je me contentais de continuer à jouer. Le jour où Roland Andersson se tenait là en train de m’observer d’un œil noir, je jouais avec les moins de vingt ans sur le terrain numéro 1. Le terrain numéro 1 n’existe plus. C’était un terrain en herbe, à côté du stade de Malmö et, juste après ça, on vint m’annoncer que Roland Andersson voulait me voir. C’est tout ce que l’on me dit. Pour être honnête, j’ai commencé à paniquer un peu et je me suis mis à penser : ai-je piqué un vélo ? Ai-je filé un coup de boule à quelqu’un ? Je passais en revue toutes les idioties que j’avais faites et elles étaient nombreuses. Mais je ne savais pas combien d’entre elles lui étaient arrivées aux oreilles et j’échafaudais un certain nombre d’explications.
Roland est un type plutôt solide avec une voix grave. Il est sympa, mais strict. Il tient son auditoire en respect et je crois bien que mon cœur battait un peu.
J’avais entendu dire que Roland Andersson avait disputé la Coupe du Monde en Argentine. Il n’était pas simplement une des anciennes stars du Malmö FF des glorieuses années. Il avait aussi été international. Le mec était respecté et, derrière son bureau, il n’esquissait pas le moindre sourire. Il avait l’air sérieux, genre, prépare-toi, je vais te casser les pieds comme jamais.
« Bien, Roland. Comment va ? Tu voulais me demander un truc ? »
J’ai toujours essayé de la jouer en fanfaronnant comme ça. C’est quelque chose qui est ancré en moi depuis que je suis petit. Ça me permettait de ne pas montrer de faiblesses.
« Assieds-toi.
— O.K., doucement. Je n’ai tué personne. Je le jure.
— Zlatan, il est temps pour toi d’arrêter de jouer avec les petits garçons. »
Avec les petits garçons ? Mais qu’est-ce qu’il me chante là ? pensai-je. Et qu’ai-je donc fait sur cette terre aux petits garçons ?
« Que veux-tu dire ? Tu parles de quelqu’un en particulier ?
— Il est temps pour toi de jouer avec les grands garçons. »
Je ne comprenais toujours pas.
« Hein ?
— Bienvenue en équipe première mon garçon. »
Franchement, je ne peux pas décrire ce que j’ai ressenti, je ne le pourrai même pas dans un million d’années.
J’avais l’impression d’avoir été propulsé en l’air à dix mètres de haut et, ça me revient, je suis sorti, je piquai une nouvelle bicyclette et je trouvai que j’étais le mec le plus cool de la ville.