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Quand j’étais petit, mon frère m’avait offert un BMX. Je lui avais donné le nom de Fido Dido. Fido Dido était un petit personnage de dessin animé furibard avec des cheveux frisés. Je trouvais que c’était le truc le plus cool qui soit. Mais on m’a piqué le vélo, que j’avais garé à l’extérieur de la piscine de Rosengård, et mon père est arrivé, la chemise ouverte et les manches retroussées. Il est du genre on ne touche pas à mes enfants. Personne ne leur prend leurs affaires. Mais même un type solide comme mon père n’y pouvait rien. Fido Dido avait disparu et cela m’avait vraiment brisé le cœur.

Après quoi j’ai commencé à piquer des vélos. Je pétais les cadenas. J’étais un expert. Boum, boum ! Et le vélo était à moi. J’étais le voleur de bicyclettes. Ça, c’était mon premier truc. C’était assez innocent. Mais il arrivait que je ne me contrôle plus. Une fois, je me suis habillé tout en noir, façon Rambo, et, à l’aide d’une énorme pince coupante, je fauchai un vélo de l’armée. Cette affaire avait fait grand bruit. Ça me plaisait. Mais, pour être honnête, c’était plus pour l’adrénaline que pour les vélos. Puis je me suis mis à rôder à la nuit tombée pour balancer des œufs sur les fenêtres, ce genre de trucs, et je ne me suis pas fait prendre souvent.

C’est arrivé une fois et c’était assez ennuyeux. C’était chez Wessels, un grand magasin du centre commercial de Jägersro1. Pour être honnête, je le méritais. Avec un copain, en plein été, nous sommes entrés dans le magasin vêtus d’une doudoune, une idée vraiment stupide, et nous avons pris quatre raquettes de tennis de table et d’autres objets sans intérêt. « Et comment comptez-vous payer tout ça ? » demanda l’agent de sécurité. J’ai sorti six pièces de dix öres (moins de dix centimes d’euro) de ma poche : « Avec ça ? »

Mais le gars n’avait aucun sens de l’humour et je me jurai d’être plus professionnel à l’avenir. On s’en était sortis avec une bonne petite frayeur en règle.

Enfant, je n’étais pas très grand. J’avais un long nez, je zozotais et je devais aller chez l’orthophoniste. Une femme qui passait à l’école m’apprenait comment prononcer les S, ce qui, pour moi, était humiliant et je voulais m’affirmer. À côté de ça, j’avais la bougeotte. Je ne pouvais pas rester assis une seconde et j’étais constamment en train de courir partout. Tant que je courais assez vite je pensais qu’il ne pouvait rien m’arriver. Nous habitions Rosengård, à la périphérie de Malmö, dans le sud de la Suède. Le quartier était plein de Somaliens, de Turcs, de Yougos, de Polaks, plein d’immigrés et de Suédois. Tous les gars du coin se la jouaient. Un rien pouvait nous faire dégoupiller et les choses n’étaient pas faciles à la maison. Loin de là.

Nous vivions à ce moment-là dans un appartement situé en haut de quatre volées d’escaliers et on n’était pas du genre à se prendre dans les bras. Personne ne me demandait : « Comment vas-tu, mon petit Zlatan ? » Rien du tout. Il n’y avait pas d’adulte autour de nous pour nous aider à faire nos devoirs, personne à qui parler de nos problèmes. Il fallait se débrouiller tout seul et ça ne se faisait pas de se plaindre si quelqu’un vous embêtait. Il fallait serrer les dents et, dans cette pagaille, on prenait pas mal de gifles et de coups. Mais, évidemment, on espérait toujours un peu d’attention. Un jour, je suis tombé du toit du centre aéré. J’avais récolté un cocard et je suis rentré à la maison en braillant, attendant que l’on me pose une compresse sur la tête ou au moins que l’on me réconforte gentiment. Je me suis fait pincer l’oreille.

« Qu’est-ce que tu faisais sur ce toit ? »

Il n’y eut pas de « pauvre Zlatan ». C’était plutôt : « Espèce d’imbécile, monter sur un toit, je vais te filer une raclée. » J’étais si stupéfait que je me suis enfui. Maman avait autre chose à faire que de nous consoler, en ce temps-là. Elle suait sang et eau pour nous élever, c’était vraiment une battante. Mais elle ne pouvait guère faire mieux. Elle a eu la vie dure et nous avions tous très mauvais caractère. Il n’y avait pas à la maison de conversation civilisée à la suédoise du type, « Chéri, s’il te plaît, pourrais-tu me passer le beurre ? ». C’était plutôt : « Va chercher le lait, espèce d’enfoiré ! » Les portes claquaient et maman pleurait. Elle pleurait beaucoup. Elle avait tout mon amour. Durant toute sa vie elle dut travailler dur. Elle faisait le ménage à peu près quatorze heures par jour et, dès que possible, nous allions avec elle vider des poubelles, ou autre, pour récupérer un petit peu d’argent de poche. Il arrivait que maman pète un plomb.

Elle nous frappait avec une cuillère en bois qui parfois se brisait. Je devais alors sortir en acheter une autre, comme si c’était ma faute qu’elle frappe aussi fort. Je me souviens d’un jour en particulier. Pendant que j’étais au centre aéré, j’ai jeté une brique qui, je ne sais comment, rebondit et cassa un carreau. Quand maman l’apprit, elle sortit de ses gonds. Tout ce qui coûtait de l’argent la rendait folle et elle me rossa avec la cuillère. Bang, boum ! Cela me faisait mal et, à nouveau, la cuillère se fendit. Il arriva qu’il n’y ait plus une seule de ces cuillères dans la maison et elle se servit alors d’un rouleau à pâtisserie. Mais je suis parvenu à filer et j’en parlai à Sanela.

Sanela est ma seule vraie sœur. Elle a deux ans de plus que moi. C’est une fille qui a du caractère et elle pensait que nous devions charrier un peu ma mère. Mince ! Nous frapper sur la tête avec ça ! C’est dingue ! Donc, nous sommes allés au supermarché acheter des cuillères, trois, je crois, pour quelques couronnes et nous les avons offertes à maman pour Noël.

Je ne pense pas qu’elle ait saisi l’ironie. Il n’y avait pas de place pour ça. Il fallait qu’il y ait à manger sur la table. Toute son énergie passait là-dedans. Il y avait du monde à la maison, dont ma demi-sœur qui, plus tard, coupera totalement les ponts. Il y avait aussi mon petit frère Aleksandar, surnommé Keki, et il n’y avait pas assez d’argent. Il n’y avait assez de rien et les plus grands s’occupaient des plus petits. Sans quoi on ne s’en serait pas sortis. Il y avait beaucoup de nouilles instantanées au ketchup et de repas chez des amis ou chez ma tante Hanife. Elle vivait dans un appartement dans le même immeuble et a été la première de la famille à s’installer en Suède.

J’avais moins de deux ans quand mes parents ont divorcé et je ne me souviens de rien. C’est certainement aussi bien comme ça. Ce n’était pas un mariage heureux d’après ce que j’ai compris. Ça gueulait et c’était compliqué mais ils se sont mariés, ce qui permit à papa d’obtenir une carte de séjour. Et je présume qu’il était normal que nous restions avec maman. Mais mon père me manquait. Il s’en sortait mieux et les choses étaient plus amusantes avec lui. Sanela et moi lui rendions visite un week-end sur deux. Il déboulait avec sa vieille Opel Kadett et nous allions au parc Pildamm ou sur l’île de Limhamn, sur la côte de Malmö où nous mangions des hamburgers et des glaces. Un jour, il flamba carrément et nous acheta à chacun une paire de Nike Air Max, ces super baskets qui coûtent si cher, autour de mille couronnes (environ cent dix-sept euros). Les miennes étaient grises, celles de Sanela, roses. Tout se passait bien avec papa. Et il nous donnait cinquante couronnes (environ six euros) pour une pizza et un Coca. Il avait un bon boulot et un seul autre fils, Sapko. Il était notre papa des bons week-ends.

Mais les choses se corsèrent. Sanela était bonne à la course. Dans la région de Skåne, elle était la plus rapide de sa catégorie au sprint sur soixante mètres. Mon père était fier comme un coq et se mit à vouloir l’entraîner. « Bien, Sanela. Mais tu peux mieux faire », affirmait-il. Pendant ce temps, je restais dans la voiture. Enfin, c’est ce dont se souvient mon père. Quoi qu’il en soit, il s’en douta tout de suite, quelque chose n’allait pas. Sanela était très silencieuse. Elle se retenait de ne pas pleurer.

« Qu’est-il arrivé ? lui demanda-t-il.

— Rien », répondit-elle.

Il reposa donc la question et enfin elle le lui dit. Il n’y a pas besoin d’entrer dans les détails ; c’est l’histoire de Sanela. Mais mon père, il est comme un fauve. Si quelque chose arrive à ses enfants, il devient sauvage, particulièrement avec tout ce qui touche Sanela, sa fille unique. Il y eut fort à faire entre les auditions, l’enquête des services sociaux et les disputes sur la garde… C’était nul. Je ne comprenais pas trop de quoi il s’agissait. Je venais d’avoir neuf ans.

C’était à l’automne 1990 et ils m’ont préservé de ça. Mais, quand même, je sentais bien qu’il se passait quelque chose. La vie à la maison n’avait rien de paisible. Ce n’était pas la première fois. Une de mes demi-sœurs prenait de la drogue, des trucs affreux, et elle en avait caché à la maison. Il y avait souvent du barouf dans son entourage et des gens louches sonnaient à la porte, nous avions très peur qu’il arrive quelque chose de grave. Une autre fois, maman a été arrêtée pour vol. Des proches lui avaient demandé de garder des colliers et elle avait accepté. Elle n’avait rien compris. Il se révéla que les objets avaient été volés et la police fit irruption à la maison et l’arrêta. J’ai un vague souvenir de ça, comme une étrange sensation. Où est maman ? Pourquoi est-elle partie ?

Et à la suite de ce dernier épisode avec Sanela, elle pleurait encore. Je fuyais tout ça. Je restais dehors, je courais ou je jouais au football. Je n’étais pas vraiment le garçon le plus équilibré ou le plus prometteur. J’étais juste un de ces morveux qui tapaient dans la balle. J’avais d’incroyables coups de sang. Je filais des coups de têtes aux uns et aux autres et je hurlais sur mes copains de l’équipe. Enfin, au moins, j’avais le football. C’était mon truc et je jouais tout le temps, en bas, dans la cour, sur le terrain, dès que j’avais un moment. Nous allions alors à l’école Värner Rydén. Sanela était en CM2 et moi en CE2 et il n’y avait aucun doute quant à savoir lequel de nous deux était le mieux élevé. Sanela avait dû grandir très vite et a été comme une deuxième mère pour Keki. Quand nos deux autres sœurs s’en allèrent, elle s’occupa de la famille. Elle assumait une large part des responsabilités. Elle savait se tenir. Ce n’était pas le genre de fille à être convoquée dans le bureau du directeur pour avoir été grossière et c’est pour cette raison que je me suis tout de suite inquiété quand j’ai su que nous étions tous les deux attendus chez le directeur. Bon, si j’avais été le seul à avoir été appelé, cela aurait été normal. Mais là, il s’agissait de moi et Sanela. Quelqu’un est mort ? De quoi s’agissait-il ?

Tandis que nous marchions dans le couloir de l’école, j’avais mal au ventre. Ça devait être la fin de l’automne ou le début de l’hiver. Je ne me sentais pas rassuré. Mais quand nous sommes entrés, papa était assis là, avec le directeur, alors j’étais content. Papa, d’habitude, ça signifie passer de chouettes moments. Mais ce n’était pas le cas. Tout était tendu et formel et je commençais à m’angoisser. Pour être honnête, je n’ai pas vraiment tout compris, il s’agissait juste de papa et maman mais ça ne sentait pas bon, pas bon du tout. Maintenant, je sais. Bien des années après, alors que je travaillais sur ce livre, les pièces du puzzle se sont mises en place.

En novembre 1990, les services sociaux ont mené leur enquête et papa a obtenu ma garde et celle de Sanela. L’ambiance à la maison, chez ma mère, n’était pas convenable et je dois dire que ce n’était pas vraiment sa faute. Il y avait d’autres raisons, dont une majeure que tout le monde aurait jugée inacceptable, et ma mère était désespérée. Allait-elle nous perdre ? C’était un désastre. Elle pleurait et pleurait encore et, pour sûr, elle nous frappait avec des cuillères en bois, elle nous avait frappés sur les oreilles, ne nous écoutait pas et n’a jamais eu de chance avec les hommes, rien ne marchait. Mais elle aimait ses enfants. Elle a juste grandi en tirant les mauvaises cartes. Et je pense que mon père s’en est rendu compte. Dans l’après-midi, il est allé chez elle.

« Je ne veux pas que tu les perdes, Jurka », lui dit-il.

Il voulait qu’elle se ressaisisse. Et, dans ce type de situation, papa ne rigole pas. Je suis certain qu’il lui a dit des choses très dures. « Si les choses ne s’améliorent pas, tu ne verras plus tes enfants », des choses comme ça. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé. Mais, malgré tout, Sanela partit vivre chez papa pendant quelques semaines et je restai avec ma mère. Ce n’était pas la bonne solution. Sanela n’aimait pas vivre chez papa. Nous l’avions découvert endormi par terre, il y avait des canettes de bière et des bouteilles sur la table. « Papa, réveille-toi ! Réveille-toi ! » Mais il continuait à dormir. Je trouvais ça étrange. Pourquoi faisait-il cela ? Nous ne savions que faire mais nous voulions l’aider. Peut-être avait-il froid. Nous l’avons recouvert de serviettes de bain et de couvertures pour qu’il se réchauffe. À part ça, je n’ai pas bien compris ce qu’il se passait. Probablement, Sanela en savait plus. Elle avait remarqué qu’il était d’humeur changeante et je pense qu’elle avait peur de lui quand il s’emportait en grognant comme un ours. Mon petit frère lui manquait. Elle voulait rentrer chez maman alors que, pour moi, c’était l’inverse. Mon père me manquait et, un de ces jours, je lui téléphonai. J’étais accablé, c’est une certitude. Sans Sanela, je me sentais seul.

« Je ne veux pas rester ici. Je veux vivre avec toi.

— Amène-toi, je t’envoie un taxi. »

Après enquête approfondie des services sociaux, en mars 1991, maman obtint la garde de Sanela et mon père, la mienne. Ma sœur et moi étions séparés alors que nous avions toujours été collés l’un à l’autre, ou, plus précisément, nous avions des hauts et des bas mais nous étions vraiment proches. Aujourd’hui, Sanela est coiffeuse et ses clients s’exclament souvent : « Mon Dieu, tu ressembles tellement à Zlatan ! » Et elle répond toujours : « N’importe quoi, c’est lui qui me ressemble. » Elle est super. Ni l’un ni l’autre n’avons eu la vie facile. Mon père, Šefik, avait déménagé, quitté Rosengård pour un endroit plus agréable, à Värnhemstorget, dans Malmö, et on peut dire qu’il avait le cœur gros. Il se serait saigné pour nous. Mais les choses n’allaient pas se passer comme je l’imaginais. Je ne le connaissais que comme le père du week-end qui nous achetait des hamburgers et des glaces.

Nous devions désormais vivre ensemble et je remarquai immédiatement que son appartement était dégarni. Il manquait quelque chose. Peut-être une femme. Il y avait une télé, un canapé, une bibliothèque et deux lits. Mais rien de plus, rien de joli ; il y avait des canettes de bière sur la table et des saletés sur le sol. Et quand, à l’occasion, ça lui prenait de poser du papier-peint, il ne recouvrait qu’un seul mur. « Je ferai le reste demain. » Mais il ne le faisait jamais et nous déménagions souvent, nous n’arrivions pas à nous fixer. Ce vide signifiait autre chose.

Papa était gardien d’immeuble et travaillait selon des horaires impensables et quand il revenait avec sa salopette, les poches pleines de tournevis et d’outils, il tenait à s’asseoir près du téléphone, devant la télé, et ne voulait pas être dérangé. Il était dans son petit monde et se mettait souvent un casque pour écouter de la musique populaire yougoslave. Il était fou de musique yougo. Il avait lui-même enregistré quelques cassettes. Quand il est d’humeur, il peut vraiment être très rigolo. Mais, la plupart du temps, il était dans son petit monde et si mes copains appelaient, il leur braillait : « N’appelez pas ici ! » Je n’avais pas droit au téléphone même si je n’avais pas grand monde à qui parler à la maison. Bon, quand il y avait une bonne raison de le faire, je n’hésitais pas et papa m’écoutait. Alors, il aurait fait n’importe quoi, il serait allé en ville avec son air arrogant et aurait résolu n’importe quel problème.

Il a une façon de marcher qui fait qu’on se demande : qui diable est-il ? Mais quand il s’agissait des choses de tous les jours, comme ce qu’il se passait à l’école ou sur un terrain de football, ou avec mes amis, ça ne l’intéressait pas et je ne pouvais m’adresser qu’à moi-même ou sortir. Au début, Sapko, mon demi-frère, vivait avec nous. Et, évidemment, il m’arrivait de lui parler. Il devait alors avoir dix-sept ans. Mais je ne m’en souviens pas très bien et c’était peu de temps avant que papa ne le flanque à la porte. Ils ont eu quelques terribles disputes.

Tout cela était bien triste parce qu’à partir de ce moment-là je restai seul avec papa, chacun dans son coin, on peut le dire, puisque, bizarrement, il n’avait pas d’amis non plus. Il s’asseyait tout seul et buvait. Il n’avait aucune compagnie. Mais, pire que tout, il n’y avait rien dans le frigo.

La plupart du temps, je restais dehors, jouant au foot ou chevauchant les vélos que je volais et je rentrais souvent à la maison avec une faim de loup. J’ouvrais grandes les portes du placard en pensant pourvu, pourvu qu’il y ait quelque chose là-dedans ! Mais non, rien, sinon l’ordinaire : lait, beurre, un bout de pain et, dans les bons jours, un jus de fruit, généralement un jus multivitaminé dans une brique de quatre litres acheté à l’épicerie du coin parce que c’était moins cher. Et, bien sûr, de la bière Pripps Blå et de la Carlsberg, par packs de six canettes. Parfois, il n’y avait que de la bière et mon estomac grouillait. C’est une douleur que je n’oublierai jamais. Demandez donc à Helena ! Le réfrigérateur doit être toujours plein à ras bord, je lui répète tout le temps. Je ne m’y ferai jamais. Récemment, mon garçon, Vincent, pleurait parce qu’il n’avait pas eu ses pâtes qui venaient juste de cuire. L’enfant pleurait parce que sa nourriture n’arrivait pas assez vite et j’avais envie de crier : « Si seulement tu savais comme tout va bien pour toi ! »

Je devais fouiller dans tous les tiroirs, chaque coin et recoin pour quelques pâtes, une boulette de viande. Je me gavais de toasts, je pouvais bouffer une miche de pain entière, ou alors, j’allais chez maman. Elle ne m’accueillait jamais vraiment à bras ouverts. C’était plutôt : que se passe-t-il, bon sang ? Zlatan aussi ? Šefik ne le nourrit pas ? Et parfois elle me balançait un vibrant : « Tu me prends pour la poule aux œufs d’or ? Tu vas finir par nous faire tous manquer de nourriture ! » Cependant, nous nous entraidions et, chez mon père, j’entamais une petite guerre contre la bière. J’en vidais un peu dans l’évier, jamais la totalité parce qu’il s’en serait aperçu, mais pas mal.

Il ne le remarquait que rarement. Il y avait de la bière partout, sur la table, les étagères, et je mettais souvent les boîtes vides dans de grands sacs noirs et les amenais à la collecte pour récupérer la consigne. Je ramassais cinquante öres (environ soixante centimes d’euro) par canette. Ainsi, j’arrivais parfois à grapiller entre cinquante et cent couronnes (entre six et douze euros). Cela représente un certain nombre de canettes et j’étais bien content d’empocher cette monnaie. Mais, bien sûr, ce n’était pas si drôle que ça. Et, comme chaque enfant confronté à ce genre de situation, j’appris à savoir reconnaître précisément de quelle humeur il était. Je sentais parfaitement quand il était préférable de ne pas lui parler. Les lendemains de beuverie, les choses se calmaient de nouveau. Dans certains cas, il pouvait démarrer au quart de tour. D’autres fois, il était incroyablement généreux. Il me donnait cinq cents couronnes (environ soixante euros), juste comme ça. À cette époque, je collectionnais les figurines de footballeurs. Pour le prix d’un chewing-gum, vous aviez trois cartes dans un petit paquet. Oh ! Mon Dieu ! Quels joueurs vais-je avoir ? Je me demande bien. Peut-être Maradona ? La plupart du temps, j’étais déçu. Surtout quand il s’agissait de banales vedettes du football suédois dont je ne savais rien. Un jour, il revint à la maison avec une boîte pleine. C’était comme une grande fête et, après avoir déchiré le papier pour les ouvrir, j’avais tout un groupe de joueurs brésiliens. Parfois, nous regardions la télé ensemble et nous parlions. Ces moments-là étaient inestimables.

Mais d’autres jours il était saoul. J’ai des images terribles à l’esprit et, en prenant de l’âge, je m’embrouillais avec lui. Je ne baissais pas les bras comme mon frère. Je lui disais : « Tu bois trop papa. » Et nous avons eu de grosses engueulades qui, parfois, pour être honnête, ne rimaient à rien. Je me disputais avec lui quand bien même il me hurlait à la figure « Je vais te fiche dehors » et des trucs comme ça. Je voulais lui montrer que je pouvais me défendre tout seul et parfois le boucan que nous faisions était juste insupportable.

Mais il ne leva jamais la main sur moi. Pas une seule fois. Bon, une fois il m’a soulevé à plus d’un mètre cinquante du sol pour me jeter sur le lit, juste parce que je n’avais pas été gentil avec Sanela, la prunelle de ses yeux. Fondamentalement, il était le meilleur homme du monde et je ne comprends que maintenant qu’il n’a pas eu la vie facile. « Il boit pour noyer son chagrin », disait mon frère, mais ce n’était pas tout à fait vrai. La guerre l’a profondément marqué.

La guerre était un sujet bizarre pour nous tous. Je n’ai jamais pu me faire mon idée là-dessus. J’étais protégé. Tout le monde a fait ce qu’il a pu. Je ne comprenais même pas pourquoi ma mère et mes sœurs s’habillaient en noir. C’était complètement incompréhensible, comme une nouvelle mode. En fait, ils étaient tous en deuil parce que ma grand-mère était morte lors d’un bombardement aérien en Croatie. Tous sauf moi, qui n’étais pas autorisé à savoir et qui ne se soucierais jamais de savoir qui était serbe ou bosnien ou n’importe quoi d’autre. Mon père en a souffert plus que tout.

Il vient de Bijeljina, en Bosnie. Là-bas, il était maçon et toute sa famille et ses amis vivaient dans cette ville. Et soudain, l’enfer s’est déchaîné. Bijeljina était violée, et ce n’est pas étonnant qu’il se mît à se revendiquer comme musulman. Pas du tout. Les Serbes sont entrés dans la ville et ont exécuté des centaines de musulmans. Je pense qu’il en connaissait beaucoup et toute sa famille, au sens large, a dû s’enfuir. Toute la population de Bijeljina fut déplacée et les Serbes investirent les logements restés vides, dont la vieille maison de mon père. Quelqu’un est entré comme ça et a pris possession des lieux et je peux parfaitement comprendre qu’il n’ait pas eu de temps à me consacrer quand il s’asseyait tous les soirs en attendant les informations télévisées ou un coup de fil de là-bas. La guerre l’a usé et il suivait obsessionnellement le cours des événements. Il s’asseyait tout seul et buvait en pleurant, tout en écoutant sa musique yougo. Dans ces moments-là, je faisais en sorte de rester dehors ou je m’en allais chez ma mère. Chez elle, c’était un autre monde.

Chez papa, nous n’étions que tous les deux. Chez maman, c’était le cirque. Les gens entraient et sortaient, il y avait du bruit, ça gueulait. Maman avait déménagé dans la même rue, au 5A de Cronmans Väg, cinq étages plus haut, juste au-dessus de chez tante Hanife, ou Hanna, comme je l’appelais. Keki, Sanela et moi étions très proches. Nous avions fait un pacte. Chez maman, il se passait aussi des histoires vraiment nazes. Ma demi-sœur s’enfonçait de plus en plus dans la drogue et maman sursautait chaque fois que le téléphone sonnait ou que quelqu’un frappait à la porte, du genre : « Oh ! Non ! Par pitié. » Comme si nous n’étions pas suffisamment dans la panade. Quoi encore ? Très vite, elle fit plus vieille que son âge et elle était viscéralement contre toute forme de substances illégales. Il n’y a pas si longtemps, elle m’a appelé, complètement hystérique : « Il y a de la drogue dans le frigo.

— Mon Dieu ! De la drogue ! » Cela m’agaçait également. Je me disais encore ! J’appelai Keki, très agressif : « Que diable se passe-t-il ? Il y a de la drogue dans le frigo de maman ! » Il ne comprenait pas ce qui se passait. Elle parlait de snus2.

« Du calme, maman, ce n’est que du snus, la rassurai-je.

— C’est la même saloperie. »

Ces années ont laissé des traces et je suis sûr que durant cette période nous aurions dû être plus gentils. Sauf que nous n’avions jamais appris à l’être. Nous ne savions qu’être durs. Ma demi-sœur avec ses problèmes de drogue avait dégagé un peu plus tôt. Elle suivait un traitement dans une clinique mais, dès qu’elle en sortait, elle retombait toujours dedans. Finalement, maman a coupé tout contact avec elle, ou peut-être l’ont-elles décidé toutes les deux. Je ne suis pas vraiment au courant de ce qui s’est passé. En tout cas, c’était vraiment dur, mais c’est aussi un trait de caractère chez nous. Nous vivons dans le drame, nous sommes très rancuniers, et nous balançons facilement des phrases comme : « Je ne veux plus jamais te voir ! »

Quoi qu’il en soit, je me souviens d’une fois où je passai voir ma sœur droguée dans son petit appartement. Il me semble que c’était le jour de mon anniversaire. Elle avait acheté quelques cadeaux. Malgré tout, elle restait gentille avec moi. Mais, au moment où je m’apprêtais à aller aux toilettes, elle bondit pour m’arrêter. « Non, non ! » hurlait-elle en courant pour nettoyer là-dedans. Je sentais bien que quelque chose n’allait pas, qu’elle avait un secret. Plein de choses se passaient ainsi. Mais comme je l’ai déjà dit, on me tenait à l’écart de tout ça et je m’occupais tout seul avec mes vélos et le football ou mes rêves de Bruce Lee et Mohammed Ali. Je voulais être comme eux.

Papa avait un frère qui était resté en ex-Yougoslavie. Son nom était Sabahudin mais on l’appelait Sapko, nom que l’on a ensuite donné à mon frère. Sabahudin était un boxeur doué. Avec le club de Radnièki dans la ville de Kragujevac, il remporta le championnat de Yougoslavie puis fut sélectionné en équipe nationale. Mais, en 1967, alors qu’il venait de se marier, à juste trente-trois ans, il alla nager dans la Neretva, rivière où il y avait, entre autres, de forts courants et il me semble qu’il avait un problème au cœur ou aux poumons. Entraîné sous l’eau, il se noya, vous voyez un peu. Pour la famille, ce fut un choc très rude, après quoi mon père est devenu une sorte de fanatique. Il avait plein de matchs enregistrés sur des cassettes vidéo, non seulement ceux de Sabahudin mais on y voyait aussi Ali, Foreman et Tyson. Enfin, il avait aussi tous les films de Bruce Lee et Jackie Chan.

Nous les regardions à la télé quand nous n’avions rien d’autre à faire. La télé suédoise ne nous intéressait pas. Je ne captais rien. J’ai vu mon premier film suédois à l’âge de vingt ans et je n’avais aucune idée de qui étaient ces acteurs ou les grands sportifs, comme Ingemar Stenmark ou d’autres. Mais Ali, je savais. C’était une légende ! Il faisait les choses à sa manière, qu’importe ce qu’en pensaient les gens. Il ne s’excusait jamais et c’est quelque chose que je n’ai pas oublié. Ce type était cool. Il était exactement ce que je voulais être et j’essayais de l’imiter, comme « Je suis le meilleur ! ». À Rosengård, il valait mieux afficher une attitude supérieure car s’il arrivait que quelqu’un vous insulte, le pire étant de se faire traiter de gonzesse, vous ne pouviez pas laisser passer ça.

Mais la plupart du temps on ne se battait pas. On ne chie pas sur le pas de sa porte, comme nous avions l’habitude de dire. Il nous importait plus, pour nous autres de Rosengård, de surtout rester unis contre le monde entier. J’étais de ceux qui regardent et gueulent sur ces racistes qui défilent chaque année, le 30 novembre, pour la commémoration de la mort du roi Charles XII de Suède, le « roi guerrier ». Et, une fois, au festival de Malmö, j’ai vu toute une bande de Rosengård, ils étaient près de deux cents, courser un type. Franchement, ce n’était pas très beau à voir. Mais comme c’était des mecs de mon quartier, je les ai rejoints et je pense qu’après ça le gars en question faisait moins le malin. Nous étions arrogants et sauvages, tous, sans exception. Mais ce n’était pas toujours si facile de jouer aux durs.

Quand je vivais avec mon père près de l’école Stenkula, je restais souvent jusque tard chez maman, puis je devais marcher jusqu’à la maison en passant par un tunnel sombre sous une grande route. Quelques années auparavant, mon père avait été agressé et salement amoché là-dessous et il avait fini à l’hôpital avec un affaissement du poumon. J’ai souvent pensé à ça, même si je m’y refusais, évidemment. Plus je m’en empêchais, plus cela me revenait. Dans le même coin, il y avait une ligne de chemin de fer et une autoroute. Il y avait une affreuse allée avec quelques buissons et deux lampadaires : le premier juste avant le tunnel et l’autre juste après. Partout ailleurs, l’obscurité et de mauvaises vibrations. Les lampadaires devinrent mes bornes. Entre les deux, je courais comme un dératé, le cœur battant en pensant je parie qu’il y a des mecs louches là-dedans, comme ceux qui ont attaqué papa. Tout du long, de folles idées m’assaillaient, si je courais assez vite, je pouvais m’en sortir, et je débouchais de là à bout de souffle, pas tout à fait comme Mohammed Ali.

Une autre fois, papa nous emmena nager avec Sanela à Arlöv, après quoi j’allai chez un ami. Juste avant de partir, il se mit à pleuvoir. Ça tombait dru et j’ai pédalé comme un dingue pour rentrer à la maison et, sous la pluie, j’ai dérapé, j’étais trempé. Nous habitions alors à Zenitgatan, à quelques kilomètres de Rosengård, et j’étais dans de sales draps. Je tremblais et j’avais mal au ventre. Une douleur incroyable. Je ne pouvais pas bouger. Je me pelotonnais dans mon lit. Je vomissais. J’étais pris de convulsions. Je flippais.

Papa arriva bien sûr, il est comme il est, le frigo était vide et il buvait trop, mais quand il prenait les choses en main, il n’y avait personne comme lui. Il appela un taxi et me porta jusqu’à la voiture dans la seule position que je pouvais supporter, recroquevillé comme une petite crevette. J’étais aussi léger qu’une plume à cette époque. Papa était costaud et il était hors de lui. Il était redevenu un lion et a crié au chauffeur, qui était une femme : « C’est mon fils, il est tout pour moi, on se tape du code de la route, je paierai les amendes, je m’expliquerai avec la police. » Et la femme obéit. Elle brûla deux feux rouges et nous arrivâmes au bloc réservé aux enfants de l’hôpital général de Malmö. La situation devenait critique, à ce que je compris. J’allais subir une injection dans le dos et papa avait entendu des idioties à propos de gens qui étaient restés paralysés après ce genre de chose. Je me doute bien qu’il s’était embrouillé avec l’équipe médicale. Si quelque chose avait mal tourné, il aurait saccagé la ville entière.

Puis il s’apaisa, je me couchai sur le ventre en sanglotant et l’on me fit cette piqûre dans la colonne vertébrale. Il en ressortit que j’avais une méningite et l’infirmière baissa les jalousies et éteignit toutes les lumières. Je devais rester dans le noir total, on me donna des médicaments et papa me veilla, assis à côté du lit. À 5 heures le lendemain, j’ai ouvert les yeux et la crise était passée sans que j’en connaisse la cause. Peut-être que je ne faisais pas assez attention à moi.

Je ne mangeais pas vraiment de manière équilibrée. J’étais alors petit et vraiment chétif. Pourtant, d’une certaine manière, je devais être assez fort. J’oubliai ça et passai à autre chose. Au lieu de rester à la maison à me morfondre, je cherchais un peu d’excitation. J’étais presque tout le temps dehors. Il y avait un feu en moi et, comme papa, je pouvais exploser, m’écrier tout à coup : mais pour qui tu te prends ? Ces années furent dures, je ne m’en rends compte que maintenant. Papa avait des hauts et des bas, il était souvent complètement absent ou en rage : « Je veux que tu sois à la maison à telle ou telle heure ! » Ou : « Je t’interdis de faire ça ! »

Dans le monde de mon père, s’il vous arrivait un sale coup, il vous fallait rester digne et vous comporter comme un homme. Rien à voir avec ces types d’aujourd’hui qui geignent : j’ai mal au ventre ce matin, je me sens un peu déprimé. Rien du tout !

J’ai appris à serrer les dents et dépasser tout ça. J’ai aussi beaucoup appris sur le sens du sacrifice. Quand nous sommes allés acheter un nouveau lit pour moi à IKEA, mon père n’avait pas assez d’argent pour payer la livraison. Ça devait coûter autour de cinq cents couronnes (environ soixante euros). Donc, qu’avons-nous fait ? Papa a porté le sommier sur son dos tout au long du chemin, il est complètement frappé, kilomètre après kilomètre, j’étais derrière lui avec les pieds de lit. Ils ne pesaient presque rien et pourtant j’avais du mal à suivre.

« Doucement, papa, attends. »

Mais il continuait. Il était du style macho et parfois il se pointait aux soirées des parents à l’école avec un total look de cow-boy. Tout le monde devait se demander : mais c’est qui ? Il ne passait pas inaperçu. Il était respecté et les instituteurs n’osaient pas se plaindre de moi autant qu’ils avaient prévu de le faire. Ils devaient se dire faut faire gaffe avec ce type-là.

On m’a demandé ce que j’aurais fait si je n’étais pas devenu footballeur. Je n’en ai pas la moindre idée. Peut-être serais-je devenu un criminel. Il y avait beaucoup de criminalité à cette époque. Ce n’est pas que nous sortions pour voler mais il se passait beaucoup de choses et je ne parle pas seulement des vélos. Il y avait des incursions dans les grands magasins, pour lesquelles j’éprouvais un malin plaisir. Cela m’excitait de piquer des trucs et je dois m’estimer heureux que papa n’en ait jamais rien su. Papa buvait, ouais, mais il y avait aussi un certain nombre de règles à suivre. « Tu dois faire les choses comme ceci, comme cela, etc. » En tout cas, il ne fallait pas voler, hors de question. Ça aurait été l’enfer.

Le jour où nous avons été pris dans le grand magasin Wessels avec nos doudounes, j’ai eu du bol. Nous avions volé pour mille quatre cents couronnes (environ cent soixante-cinq euros). C’était plus que les bonbons habituels. Le père de mon ami avait dû venir nous chercher et, quand la lettre dans laquelle il était écrit « Zlatan Ibrahimoviæ a été surpris en train de voler dans un magasin, bla bla bla… » est arrivée à la maison, je réussis à la déchirer avant que papa ne la voie. J’avais été pris et je continuais à voler, donc oui, les choses auraient pu mal tourner.

Mais je peux affirmer une chose, je ne prenais pas de drogue. J’étais complètement contre. Je ne faisais pas que vider la bière de mon père. Je jetais aussi les cigarettes de ma mère. Je détestais toutes les drogues et les poisons. Et je n’ai pris ma première cuite qu’à dix-sept ou dix-huit ans et j’ai dégueulé dans l’escalier comme n’importe quel autre adolescent. Depuis, je n’ai que rarement été saoul. Une fois, je me suis évanoui dans la baignoire après le Scudetto3 remporté avec la Juventus. C’était Trézéguet, ce traître, qui m’avait poussé à boire cul sec.

Sanela et moi étions aussi très stricts avec Keki. Il n’avait le droit ni de boire ni de fumer ou de prendre tout ce qui aurait pu lui faire du mal. Nous avions une relation particulière avec notre petit frère.

On s’en occupait. Pour les choses délicates, il allait vers Sanela. Pour les affaires plus rudes, il s’adressait à moi. Je le défendais. Je m’en sentais responsable. Sinon, je n’étais pas tout à fait un saint, je n’étais pas si sympa que ça avec mes amis et mes coéquipiers. J’ai été agressif, j’ai fait des choses qui me feraient dégoupiller aujourd’hui si quelqu’un les faisait à Maxi et Vincent. Mais c’est vrai, j’avais déjà deux facettes.

J’étais discipliné et sauvage à la fois et j’en ai retiré toute une philosophie. Je devais en même temps raconter des craques et tenir ma parole. Et pas « Moi, je suis vachement bon, et toi, t’es qui ? ». Évidemment non, il n’y a rien de plus ringard, mais je ne voulais pas non plus n’être que performant et débiter des répliques tièdes comme le faisaient les vedettes suédoises. Je voulais être le meilleur mais aussi faire de la provocation. Ce n’est pas que je croyais devenir une sorte de superstar, pas vraiment. Bon Dieu, j’étais de Rosengård ! Et peut-être que les choses se sont passées différemment justement à cause de ça.

J’étais bagarreur. J’étais cinglé. Mais j’avais aussi de la personnalité. Je n’arrivais pas toujours à l’heure à l’école. J’avais du mal à me lever le matin (c’est toujours vrai aujourd’hui) mais je faisais mes devoirs, au moins de temps en temps. Les maths étaient trop faciles. Juste bam ! bam ! et je trouvais la réponse. C’était un peu comme sur un terrain de football. Les images et les solutions me venaient comme un flash. Mais je ne savais pas mettre en valeur mon travail et les profs pensaient que je trichais. Je n’étais pas le genre d’élève dont on s’attend qu’il ait de bonnes notes aux contrôles. J’étais plutôt le môme que l’on fichait à la porte. Mais j’ai vraiment étudié. Je pouvais bachoter avant les examens et tout oublier le lendemain. Je n’étais pas vraiment un mauvais garçon. Je n’arrivais pas à tenir en place, à rester assis, et j’étais plutôt celui qui balance les gommes. J’avais la bougeotte.

Ces années-là furent angoissantes. On déménageait sans cesse. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Mais on ne vivait jamais plus d’un an au même endroit et les professeurs en profitaient. « Vous devez changer d’école chaque fois que vous changez de quartier », décrétaient-ils, pas parce qu’ils respectaient les règles, mais parce qu’ils voyaient là l’occasion de se débarrasser de moi. J’ai changé si souvent d’école que j’avais du mal à me faire des amis. Papa avait ses boulots intérimaires, sa guerre, la boisson, et souffrait terriblement de ses acouphènes. C’était comme s’il avait en lui des sonneries et je devais me débrouiller seul, de plus en plus, en essayant de ne pas trop m’inquiéter du désordre qui régnait dans la famille. Il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas. Nous, dans les Balkans, nous ne sommes pas tendres. Ma sœur avec sa drogue avait coupé les ponts avec ma mère et nous tous. On pouvait largement s’y attendre vu les disputes à propos de la dope et des centres de désintoxication. Mais mon autre demi-sœur avait aussi quitté la famille. Maman l’a tout simplement effacée de sa mémoire et je ne sais même pas pour quelle raison. Cela avait à voir avec son petit ami, un mec de Yougoslavie. Ils s’étaient disputés et ma mère avait pris la défense du type. Et donc ma sœur avait piqué une crise et elles avaient eu une terrible prise de chou. Malgré tout, elles n’auraient pas dû en faire toute une histoire.

Ce n’était pas la première fois que nous nous affrontions, dans notre famille. Maman a sa fierté. Et je suis certain qu’elle et ma sœur ont été capables d’aller jusqu’au point de non-retour. Je le reconnais, je n’oublie rien non plus. Je peux me souvenir d’un mauvais tacle pendant des années. Je me souviens de toutes les saloperies que les gens m’ont faites et je leur en veux à mort. Mais cette fois, c’était allé trop loin.

Nous avions vécu à cinq enfants chez maman et nous nous retrouvions d’un seul coup à trois. Moi, Sanela et Aleksandar. Et on ne pouvait plus revenir en arrière. Il semblait que cela avait été gravé dans la pierre. Notre demi-sœur ne serait plus jamais des nôtres et les années passaient. Elle avait disparu. Mais, quinze ans plus tard, son fils appela ma mère. Ma demi-sœur avait eu un fils, en d’autres termes, pour ma mère, un petit-fils.

« Bonjour, mamie ! » s’exclama-t-il. Ma mère ne voulut pas en entendre parler.

« Désolée », répondit-elle. Et elle raccrocha.

Quand je l’appris, je ne pus le croire. J’en avais mal au ventre. Je ne peux pas décrire cette sensation. Je voulais disparaître sous terre. On n’a pas le droit de faire ça ! Jamais ! Jamais ! Ils sont si orgueilleux dans ma famille que cela nous a fichus en l’air. Heureusement pour moi, il y a eu le football.

1- Quartier de Malmö.

2- Du tabac à chiquer.

3- Titre de champion d’Italie.