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Marco Van Basten était très présent dans ma vie. J’avais hérité de son numéro, de son maillot, et j’étais censé lui ressembler sur le terrain. Certes, c’était flatteur. Mais je commençais à en avoir marre. Je ne voulais pas être le nouveau Van Basten. J’étais Zlatan et personne d’autre. Ça me faisait hurler : « Oh non, vous n’allez pas recommencer, j’en ai assez entendu sur lui ! » Pourtant, quand il vint me voir, c’était vraiment très cool. Waouh ! C’est à moi que tu parles ?

Van Basten est une légende, un des plus grands buteurs de l’histoire, je ne le place peut-être pas dans la même catégorie que Ronaldo mais il avait quand même marqué quelque deux cents buts et avait totalement dominé à Milan. Voilà juste dix ans qu’il avait été élu meilleur joueur du monde par la FIFA et il venait à peine de terminer une formation d’entraîneur fédéral et allait être nommé entraîneur adjoint de l’équipe espoir de l’Ajax. Il faisait ses premiers pas dans ce registre. C’est la raison pour laquelle il se trouvait parmi nous lors de nos séances d’entraînement.

À côté de lui, j’étais comme un gosse. Du moins au début. Mais j’avais l’habitude. Nous nous parlions presque tous les jours et nous avons passé de bons moments ensemble. Avant chaque match, il me motivait. On discutait, on faisait des paris et on plaisantait.

« Combien de buts tu vas mettre cette fois ? Je dirais, un.

— Un ? Tu rigoles ? J’en mettrai au moins deux.

— Tu paries combien ? »

Nous continuions sur ce ton et il me donnait beaucoup de conseils, c’était vraiment un type sympa. Il faisait les choses à sa façon et se fichait complètement de ce que le patron disait. Il était tout à fait indépendant. J’avais été critiqué parce que je ne me repliais pas assez en défense ou simplement parce que je ne bougeais pas de ma place quand l’équipe adverse attaquait. Évidemment, je réfléchissais à tout ça et je me demandais ce que je devais faire. J’interrogeai Van Basten.

« N’écoute pas les entraîneurs !

— Mais alors quoi ?

— Ne gâche pas ton énergie à défendre. Tu dois utiliser ton énergie en attaque. Tu es plus utile à l’équipe en marquant des buts qu’en te fatiguant à l’arrière. »

Je m’appropriai sa formule : pour marquer des buts, il faut économiser son énergie.

Alors que nous allions partir en stage au Portugal, Beenhakker démissionna de son poste de directeur sportif et fut remplacé par Louis Van Gaal. Van Gaal était un casse-pied. Il était un peu comme Co Andriaanse. Il voulait jouer les dictateurs sans posséder cette étincelle dans les yeux. En tant que joueur, il n’a jamais percé mais, en tant que manager, il était vénéré aux Pays-Bas parce qu’il avait remporté la Ligue des Champions avec l’Ajax et il avait été pour cette raison décoré par le gouvernement.

Van Gaal adorait parler de systèmes de jeu. Il était l’un de ceux dans le club pour qui les joueurs n’étaient que des numéros. Il nous saoulait avec ses « le cinq se positionne là et le six ici ». J’étais content de pouvoir l’éviter. Mais, au Portugal, je ne pus y échapper. J’ai dû aller à une réunion avec Van Gaal et Koeman pour discuter de ce que je devais faire pendant la première partie de la saison. On aurait dit qu’ils passaient en revue mes performances, qu’ils les notaient, le genre de truc qu’ils adorent à l’Ajax. J’entrai dans le bureau et je m’assis en face d’eux. Koeman souriait. Van Gaal avait l’air renfrogné.

« Zlatan, commença Koeman, tu as été très bon mais nous ne te donnons qu’un huit sur dix parce que tu ne travailles pas assez avec les arrières.

— O.K., d’accord, très bien. »

Je voulais me barrer. J’aimais bien Koeman mais je ne supportais pas Van Gaal et je me disais, super, huit, ça me va. Est-ce que vous pouvez me lâcher maintenant ?

« Est-ce que tu sais comment jouer en défense ? » Van Gaal allait mettre son grain de sel et je pouvais voir que Koeman était lui aussi ennuyé. Je répondis : « J’espère bien. »

Alors Van Gaal crut bon de m’expliquer et, croyez-moi, j’avais déjà tout entendu auparavant. C’était toujours le même refrain sur le numéro neuf (moi, en l’occurrence) qui défend à droite tandis que le numéro dix s’en va sur la gauche et vice versa et il gribouilla un paquet de flèches et conclut sèchement : « Tu comprends ça ? Est-ce que tu saisis ? » Et je le pris comme une attaque personnelle.

« Tu peux réveiller tous les joueurs que tu veux à 3 heures du matin et leur demander comment défendre, ils vont te le réciter sans se réveiller, le neuf va là, le dix ici. Nous connaissons ce truc et nous savons tous que tu as fait carrière avec ça. Mais je me suis entraîné avec Van Basten et il ne voit pas les choses de la même façon.

— Pardon ?

— Van Basten dit que le numéro neuf devrait économiser ses forces pour attaquer et marquer et, pour dire la vérité, je ne sais plus qui je devrais écouter : Van Basten, qui est une légende, ou Van Gaal ? »

En prononçant son nom j’avais articulé avec une certaine emphase pour bien lui faire comprendre qu’il était quelqu’un de totalement insignifiant. Et devinez quoi ? Vous imaginez sa tête ?

« Dois-je écouter une légende ou un Van Gaal ? fulmina-t-il.

— Je dois y aller maintenant », conclus-je avant de sortir.

La rumeur que la Roma était sur ma piste s’amplifiait et le manager de l’équipe, Fabio Capello, était apparemment un vrai dur. Il n’avait aucun scrupule quand il s’agissait de casser les pieds des stars, de les envoyer sur le banc. Capello avait été l’entraîneur de Van Basten au Milan dans ses grandes années et c’est lui qui le fit progresser jusqu’à un niveau qu’il n’avait jamais atteint. Bien sûr, j’en parlai à Van Basten :

« Qu’en penses-tu ? Est-ce que la Roma va marcher ? Crois-tu que je serais à la hauteur ?

— Reste à l’Ajax, tu dois progresser encore en tant que buteur avant d’aller en Italie.

— Pourquoi donc ?

— C’est beaucoup plus dur là-bas. Ici tu as peut-être cinq, six occasions de but par match tandis qu’en Italie tu en auras seulement une ou deux, ce qui t’obligera à les exploiter au maximum. »

Dans un sens, j’étais d’accord avec lui.

Mais les choses n’allaient pas mieux. Je ne marquais pas assez de buts et j’avais énormément à apprendre. Je devais être plus efficace dans la surface de réparation. Néanmoins, depuis le tout début, j’avais toujours rêvé de jouer en Italie et j’étais persuadé que mon style de jeu pourrait convenir. Ce qui fit que j’en parlais à mon agent, Anders Carlsson. « Quoi de neuf ? Qu’est-ce que tu as pour moi ? »

Sans aucun doute, Anders faisait bien son boulot. Il allait prendre la température dans les clubs, y retournait plusieurs fois, mais que me rapporta-t-il ?

« Southampton est intéressé.

— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Southampton ! C’est mon niveau, ça ? »

Southampton, tu parles !

À peu près à cette même époque, je me suis acheté une Porsche Turbo. Elle était géniale, mortelle même. J’avais l’impression d’être dans un kart. Je conduisais comme un dément. Nous l’avions prise avec un ami pour aller à Småland, dans le sud-est de la Suède, près de Växjö, et j’enfonçai l’accélérateur. Je la poussai à deux cent cinquante kilomètres heure. Ce qui n’avait rien d’extraordinaire. Mais, en ralentissant, j’entendis les sirènes de police.

Les flics nous filaient le train et j’ai réfléchi. O.K., concentre-toi, qu’est-ce que tu fais ? Je ne peux pas m’arrêter et leur dire : « Désolé, voilà mon permis. » Et puis, allez ! Vous voyez les gros titres ? Est-ce que j’avais vraiment envie de revoir mon nom cité dans les journaux ? Ma carrière n’avait pas besoin d’une polémique à propos de « Zlatan, le fou du volant ». Pas vraiment. Je regardais derrière moi. Nous roulions sur une route encombrée et il y avait à peu près quatre véhicules entre la police et nous. Ils n’y arriveraient pas, ils étaient bloqués, et j’avais une plaque néerlandaise. Ils n’avaient aucune chance de me retrouver. Après avoir tourné sur une route plus large, j’ai passé la seconde et j’ai accéléré. Pied au plancher, je suis monté jusqu’à trois cents kilomètres heure et si j’entendais encore les sirènes siffler, elles se faisaient plus distantes. La voiture de police disparut au loin. Et quand nous ne l’avons plus eue dans les rétroviseurs, nous nous sommes planqués dans un souterrain et nous avons attendu. On aurait dit un film et nous sommes parvenus à prendre la fuite.

En voiture, il y eut de nombreux épisodes comme celui-ci et je me souviens qu’une fois mon agent, Anders Carlsson, était avec moi. Il voulait que je le dépose à son hôtel puis à l’aéroport. À la sortie d’un virage, nous étions surpris par un feu rouge. Mais je n’en avais cure, pas avec cette voiture. Je l’ai grillé et il me fit une remarque.

« Je crois que c’était un feu rouge.

— Ah bon ? J’ai dû le louper. »

Puis, une fois dans le centre-ville, j’en ai rajouté, à droite, à gauche.

J’appuyais franchement sur l’accélérateur et, à l’évidence, il avait des sueurs froides. Quand nous sommes arrivés à l’hôtel, il ouvrit la portière et sortit sans dire un mot. Le lendemain il m’appela, hors de lui : « Bon sang, j’ai passé le pire moment de ma vie. » Je fis semblant de ne pas comprendre.

— Quoi ?

— Ce trajet. »

Anders Carlsson n’était pas le type qu’il me fallait. Cela m’apparaissait de plus en plus évident. Je ne correspondais pas à un agent qui respectait les règles et les feux rouges. Par chance, Anders venait juste de quitter IMG et s’était installé à son compte et, donc, il aurait dû me faire signer un nouveau contrat. Mais comme je ne l’avais pas encore fait, j’étais un homme libre. Cela dit, qu’est-ce que j’allais faire de cette liberté ? Je n’en avais aucune idée et durant cette période, il n’y avait pas grand monde autour de moi à qui parler de football.

J’avais Maxwell, bien sûr, et quelques autres équipiers, mais pas vraiment en fait. Nous étions tellement en concurrence à tous les niveaux que je ne savais pas à qui me fier, surtout quand nous parlions d’argent et de transferts. Il n’y avait pas un seul joueur de l’équipe qui ne désirait partir dans un plus grand club et je sentais qu’il me fallait quelqu’un de l’extérieur. Je pensais à Thijs.

Thijs Slegers était journaliste. Il m’avait interviewé pour Voetbal International et je l’avais bien aimé tout de suite. Après cette interview, nous avions discuté au téléphone. Il devint un peu mon informateur et, déjà à cette époque, il se faisait une idée assez juste de mon personnage. Il savait le genre de personnes que j’appréciais. Je composai son numéro et lui expliquai la situation.

« J’ai besoin d’un nouvel agent. Tu verrais qui pour moi ?

— Laisse-moi le temps d’y penser. »

Thijs est sympa. Bien sûr, je lui laisserais le temps d’y réfléchir, je ne voulais pas me précipiter.

« Écoute, me dit-il un peu plus tard, je vois deux agents. L’un est la société qui travaille pour Beckham. Elle a la réputation d’être redoutable et, sinon, un autre type. Mais, bon…

— Bon quoi ?

— C’est un mafieux.

— Mafieux, ça me plaît.

— Je m’en doutais.

— Super. Arrange-moi un rendez-vous ! »

Le type n’était pas vraiment un mafieux. Il en avait juste l’air et se comportait tout comme. Son nom était Mino Raiola et, en fait, j’avais déjà entendu parler de lui. Il était l’agent de Maxwell et avait essayé de rentrer en contact avec moi par son intermédiaire quelques mois auparavant. C’est sa manière de procéder. Mino passe toujours par des intermédiaires. Il dit toujours : « Si tu approches toi-même les joueurs, tu n’as pas l’avantage. On a l’air de mendier. » Sa tactique n’avait pas trop marché avec moi. J’avais fait l’arrogant et répondu à Maxwell :

« S’il a quelque chose de précis à me proposer, il peut se manifester, sinon, je ne suis pas intéressé. » Mais Mino fit juste passer ce message en retour : « Dis à ce Zlatan d’aller se faire voir. » Bien qu’il m’ait envoyé paître à l’époque, ça me rendait curieux, maintenant que j’en savais un peu plus sur lui. J’avais grandi en m’exprimant de la sorte, « va te faire voir », etc. Je me sens à l’aise avec ce langage des cités HLM et je soupçonnais Mino d’être du même milieu que moi. Pour nous, ça n’a jamais été du tout cuit. Mino est né dans le sud de l’Italie, dans la province de Salerne. Il avait à peine un an quand sa famille déménagea en Hollande pour ouvrir une pizzeria dans la ville de Haarlem. Mino devait laver la vaisselle et filer un coup de main en salle quand il était gamin. Mais il a fait son chemin. Il s’est mis à gérer les comptes du restaurant.

Dès l’adolescence, il s’est pris en main. Il s’intéressait à des milliers de choses ; il a étudié le droit, fait des affaires, et appris différentes langues. Il aimait aussi le football et il avait toujours voulu devenir agent. Aux Pays-Bas il existait un système vraiment débile où les joueurs devaient être vendus à un prix en fonction de leur âge et de tout un tas de statistiques. Il se battit contre ça. Il défia la Fédération hollandaise de football et ne débuta pas sa carrière avec du menu fretin. Dès 1993, il vendit Bergkamp à l’Inter et, en 2001, il négocia le transfert de Nedvìd à la Juventus pour quarante et un millions d’euros.

Pourtant, Mino n’était pas si balèze que ça, pas encore, mais en pleine ascension, n’avait peur de rien, il fourbissait ses armes et cela me plaisait. Je ne voulais plus d’un gentil garçon. Je voulais être transféré, signer un bon contrat et je décidai donc d’impressionner ce Mino. Le jour de notre premier rendez-vous organisé par Thijs à l’hôtel Okura d’Amsterdam, je portais mon blouson en cuir Gucci. Je n’avais pas l’intention de passer pour un crétin en survêtement qui allait encore se faire niquer. Je passai ma montre en or, montai dans ma Porsche que je garai juste devant la porte pour ne pas qu’il me rate. C’était genre, attention, me voilà, et j’entrai dans l’hôtel – et quel hôtel ! Situé sur le bord du canal de l’Amstel, il est incroyablement élégant et luxueux. On y est, il faut que je la joue tranquille, je me disais. Et je me dirigeai vers le restaurant de sushis. Une table était réservée et j’ignorais à quel genre de personnage j’allais avoir affaire, sans doute une espèce de mec tiré à quatre épingles avec une montre en or plus grosse que la mienne. Mais qui était ce mec qui s’avançait ? Un type en jean avec un tee-shirt Nike et un de ces ventres ! Comme un des personnages des Soprano.

Cet énergumène était un agent ? Et quand nous avons passé la commande, que pensez-vous qu’on nous servit ? Quelques sushis avec de l’avocat et des crevettes ? Nous avons eu droit à un énorme assortiment, assez pour nourrir cinq personnes, et il commença à bâfrer. Puis il se mit à parler, il était très précis et direct. Il ne déblatérait pas d’âneries mielleuses et je sus immédiatement que ça allait coller. Je veux travailler avec ce type, pensai-je. Nous fonctionnions de la même façon. J’étais prêt à lui taper dans la main pour faire affaire.

Mais vous savez ce que fit ce crétin de prétentieux ? Il imprima vingt-quatre pages de feuilles A4 sur lesquelles il y avait tout un paquet de noms avec des chiffres : Christian Vieiri, 27 matchs, 24 buts. Filippo Inzaghi, 25 matchs, 20 buts. David Trézéguet, 24 matchs, 20 buts. Et, enfin, Zlatan Ibrahimoviæ, 25 matchs, 5 buts.

« Crois-tu que je vais pouvoir te vendre avec des statistiques comme ça ? » Que voulait-il dire, m’agressait-il ?

Je le remis à sa place : « Si j’avais marqué vingt buts, même ma mère aurait pu me vendre. » Il se tut. Il avait envie de rire, je le sais aujourd’hui. Mais il continua son petit jeu. Il ne voulait pas perdre la main.

« Tu as raison mais tu… » Quoi maintenant ? Je pressentais qu’il allait encore me rentrer dedans.

« Tu te crois vraiment cool ? Hein ?

— De quoi parles-tu ?

— Tu penses que tu vas m’impressionner avec ta montre en or, ton blouson, ta Porsche. Pas du tout. Mais alors pas du tout. Je pense juste que tu es ridicule.

— Bien, bien !

— Tu veux devenir le meilleur du monde ? Ou gagner un maximum de fric pour te balader dans cet accoutrement ?

— Le meilleur du monde.

— Bien ! Parce que si tu deviens le meilleur du monde, tu pourras aussi avoir le reste. Mais si tu cours juste après l’argent, tu n’arriveras à rien. Tu piges ?

— Je vois.

— Pense à tout ça et donne-moi ta réponse. »

Nous en restâmes là. Je quittai les lieux en songeant, O.K., je vais y réfléchir. Je peux la jouer peinard et le laisser poireauter un peu. À peine monté dans la voiture, je me sentis nerveux. Je l’appelai.

« Écoute, je ne veux pas attendre, je veux travailler avec toi dès maintenant. » Il observa un silence. Puis il répondit :

« D’accord. Mais si tu bosses avec moi tu feras tout ce que je te dis.

— Ça marche, absolument.

— Tu vas vendre tes voitures. Tu vas vendre tes montres et commencer par t’entraîner trois fois plus qu’auparavant. Parce que tes stats sont nullissimes. »

« Tes stats sont nullissimes » ! J’ai dû lui répondre qu’il aille au diable. Vendre mes voitures ? Quel rapport ? Il allait trop loin, sans aucun doute. Pourtant, il avait raison. N’est-ce pas ? Je lui donnai ma Porsche Turbo. Pas pour faire le gentil garçon mais c’était pour mon bien. Pour être honnête, il n’était pas plus mal que je me sépare de cette voiture, je ne réussirais qu’à me tuer. Mais les choses n’en restèrent pas là.

Je me suis mis à rouler avec une petite Fiat Stilo déglinguée du club et je me suis débarrassé de mes montres. À la place, je portais un affreux bracelet Nike et je me baladais de nouveau en survêtement.

À partir de là, les choses allaient se corser car je m’entraînais en insistant sur mes points faibles. Je me défonçais et il était frappant de constater que mes efforts portaient leurs fruits. J’étais content de voir que je pouvais faire tout cela. Mais ce n’était pas la bonne méthode.

Il est vrai que je n’avais pas marqué assez de buts et été trop paresseux. Je n’étais pas assez motivé. Je comprenais cela d’autant mieux que je donnais tout ce que j’avais à l’entraînement et en match. Mais il n’en restait pas moins qu’il n’est pas facile de changer du jour au lendemain. Si on fait le maximum, personne ne vous casse plus les pieds. Heureusement, je n’avais plus aucune possibilité de lever le pied. Mino me menait à la baguette.

« Tu aimes quand les gens te disent que tu es le meilleur, non ?

— Ouais, peut-être bien.

— Sauf que ce n’est pas vrai. Tu n’es pas le meilleur. Tu ne vaux rien. Tu n’es rien. Il faut que tu travailles encore plus dur.

— C’est toi qui es nul. Tout ce que tu fais, c’est de me gueuler dessus. C’est toi qui devrais t’entraîner.

— Va te faire voir.

— Vas-y toi-même. »

Nos rapports étaient souvent agressifs, du moins en apparence. Mais c’est ainsi que nous avions été élevés et, bien sûr, je comprenais très bien cette façon de faire. « Tu ne vaux rien », tout ça, c’était juste sa manière d’obtenir des changements d’habitudes chez moi et je pense qu’il y est vraiment arrivé. Je commençai à me répéter moi-même ce genre de choses.

« Tu n’es rien, Zlatan. Tu es nul. Tu n’es même pas arrivé à la moitié de ce que tu crois être ton niveau ! Il faut que tu bosses plus. »

Je me suis secoué et j’ai acquis un peu plus de cette mentalité du champion. Il n’était plus question pour l’entraîneur de me renvoyer à la maison. Je mettais tout ce que j’avais dans n’importe quelle situation et je voulais gagner le moindre petit match ou compétition, et cela, même pendant les entraînements, bien que je ressente alors des douleurs à l’aine gauche. Mais je m’en fichais. Je tenais le coup. Je n’avais pas l’intention d’abandonner. Le mal empirait mais je me fichais aussi de cela. Je serrais les dents. Plusieurs autres joueurs étaient également blessés dans l’équipe. Comme je ne voulais plus causer de problèmes à l’entraîneur, je jouais souvent sous antidouleurs. J’essayais de ne pas y prêter attention. Mais Mino s’en aperçut. Il voulait que je travaille dur, pas que je me détruise.

« Ça ne va pas mon pote. Tu ne peux pas jouer en étant blessé.

Je me mis alors à m’en occuper sérieusement en allant voir un spécialiste avec qui il était décidé que je devrais subir une opération.

À l’hôpital universitaire de Rotterdam ils me posèrent une prothèse sur l’aine gauche, puis il fallut que je reprenne des forces à la piscine du club. Ça ne me faisait pas rire. Mino avait dit au kiné que je me la coulais douce.

« Ce type s’est baladé jusque-là, il s’est bien amusé. Maintenant, il doit être capable de se battre et il doit en baver ! Vas-y, tu peux y aller à fond. »

Je devais porter un satané cardiomètre et une sorte de gilet de sauvetage, comme un corset, qui me maintenait droit pour courir dans l’eau jusqu’à ce que j’atteigne le maximum de mes possibilités, jusqu’à vomir mes tripes. Je m’effondrais sur le bord de la piscine. Il fallait juste que je me repose. Je ne pouvais plus bouger. J’étais totalement épuisé. Une fois, dans cet état, j’eus très envie de pisser mais jamais je n’aurais pu arriver jusqu’aux toilettes. Alors, comme il y avait un trou près de la piscine, j’ai pissé dedans. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? J’étais lessivé.

À l’Ajax, il y a une règle disciplinaire : nous n’étions pas autorisés à sortir pour manger tant qu’ils n’avaient pas dit : « Rompez ! » et généralement, je me cassais dès la première syllabe. J’ai toujours eu un appétit d’ogre. Mais, là, je pouvais à peine relever la tête. Peu importait le nombre de fois qu’ils hurlaient, je restai affalé comme une épave sur le bord du bassin.

Je poursuivis ce régime pendant deux semaines et, étrangement, il se révéla que ce n’était pas qu’un simple travail de brute.

Il y avait quelque chose d’agréable dans la douleur. J’éprouvais du plaisir à puiser dans mes dernières ressources et je commençais à comprendre ce que « travailler dur » signifiait. Il y avait bien longtemps que je ne m’étais pas senti aussi fort, j’entrai dans une nouvelle phase. De retour sur le terrain après ce stage de kiné, je donnai tout ce que j’avais et commençai à contrôler la situation.

J’avais gagné en confiance et des posters commençaient à fleurir : « Zlatan, le fils de Dieu », ce genre de trucs. On scandait mon nom. Je n’avais jamais été aussi bon et, certes, c’était génial. Mais comme d’habitude, dès que quelqu’un brille, les autres sont jaloux. Il y avait déjà quelques tensions dans l’équipe, particulièrement parmi les jeunes joueurs qui voulaient tous se faire remarquer pour être vendus à de grands clubs. J’imagine aisément que Rafael Van der Vaart était un de ceux qui ne se réjouissaient pas de cette évolution.

À cette époque, Rafael était sans doute l’un des joueurs les plus populaires du pays. Il était certainement le chouchou de cette frange de supporters qui n’apprécient guère les étrangers dans leur équipe. Et Ronald Koeman en avait fait son capitaine même s’il n’avait même pas vingt et un ans. Je suis sûr que sa fierté en avait pris un coup, d’autant qu’il était également la principale proie de la presse à sensation. Il s’était entiché d’une nana célèbre et sans doute ne lui était-il pas facile d’affronter ma nouvelle réussite sur le terrain dans un tel contexte. Je savais que Rafael se prenait pour une grande star et il ne voulait pas de rival. Je ne sais pas. Il était aussi très impatient d’être transféré, comme nous tous. Il aurait fait n’importe quoi pour être le premier, je crois. Mais, c’est vrai, je ne le connaissais pas et, bon, je m’en fichais.

Nous étions au début de l’été 2004 et la guerre entre nous ne s’est véritablement déclarée qu’en août. En mai et juin, ça allait encore. Nous avions de nouveau assuré le titre national et Maxwell, mon pote, avait été élu meilleur joueur du championnat, j’étais heureux pour lui. S’il y a bien quelqu’un à qui je n’ai rien à reprocher, c’est lui. Je me souviens que nous étions allés à Haarlem pour manger dans la pizzeria où Mino avait grandi et où je me mis à discuter avec sa sœur. Une chose semblait la tracasser plus que tout. Il s’agissait de son père. « Papa roule dans le quartier avec une Porsche Turbo. C’est un peu bizarre. Ce n’est pas vraiment le genre de voiture qu’il conduisait dans le temps. Est-ce que ça a un rapport avec toi ?

— Ton père… »

Ma Porsche me manquait mais je vis alors qu’elle était entre de bonnes mains et, cet été-là, je voulais vraiment éviter les folies et me concentrer juste sur le football. Le championnat d’Europe au Portugal approchait. C’était ma première grande compétition internationale et pour la première fois j’étais membre à part entière de l’équipe suédoise. Je me souviens du coup de fil d’Henrik Larsson, alias Henke. Henke était pour moi un modèle. Il était en fin de contrat avec le Celtic. Il allait être vendu à Barcelone à la rentrée et juste après notre défaite contre le Sénégal lors de la Coupe du Monde, il avait déclaré qu’il ne jouerait plus en équipe nationale. « Je veux m’occuper de ma famille. » De la part d’un type comme ça, il n’y avait rien à redire.

Mais il faisait grandement défaut. Nous allions jouer dans le même groupe que l’Italie et nous avions besoin de compter sur nos meilleurs joueurs. Je suppose que pas mal de gens avaient fait une croix sur son éventuel retour. Mais, lorsqu’il me confia qu’il regrettait sa décision et qu’il voulait revenir, cela me ragaillardit.

Désormais, en attaque, ce serait lui et moi. Nous serions plus forts et je sentais chaque jour un peu plus la pression monter. La rumeur courait que, pour moi, le moment arrivait de percer au niveau international. Tout le monde allait m’observer, les superviseurs et les entraîneurs étrangers. Quelques jours avant notre départ pour l’Euro, les supporters et les journalistes grouillaient autour de moi et, dans ces situations, c’était agréable d’avoir Henke. Il a lui-même été mêlé à quelques histoires qui ont fait du bruit mais l’agitation autour de moi avait quelque chose de malsain et je n’oublierai jamais comment il répondit au conseil que je lui demandai.

« Bon sang, tout de même, Henke, que puis-je y faire ? Si quelqu’un doit le savoir, c’est toi. Comment dois-je faire avec tout ça ?

— Désolé, Zlatan, tu es un grand garçon maintenant. Aucun joueur suédois jusqu’ici n’a déclenché un tel cirque autour de lui ! »

Un jour, un journaliste norvégien s’est pointé avec une orange. On causait de ces satanées oranges depuis que John Carew (qui jouait à Valence, dont la couleur dominante est l’orange) avait critiqué mon style de jeu et je lui avais répondu : « Ce que fait John Carew avec un ballon de foot, je le fais avec une orange. » Ce journaliste voulait que je prouve ce que je pouvais faire avec le fruit.

Pourquoi ferais-je de la pub à ce mec ? Pourquoi devrais-je exécuter ce petit tour ?

« Tu peux garder ton orange, la peler et la manger. Ça te filera des vitamines. » Et, bien sûr, les médias exploitèrent la phrase, soulignant tout ce qu’elle a de vaniteux et de présomptueux et ça jacassait à propos de mes rapports tendus avec les médias.

Mais était-ce si étrange ?