12

 

 

« Ibra, viens ici. »

Fabio Capello était probablement le meilleur entraîneur européen des dix dernières années. Il m’appela et je me suis demandé ce que j’avais bien pu faire. J’étais submergé par cette peur enfantine des convocations, des réunions, sans compter que Capello faisait peur à tout le monde. Wayne Rooney confia une fois que, quand Capello vous frôle dans un couloir, on a le sentiment que l’on va mourir, et c’est la vérité. Tous les jours, il prend un café et vous passe à côté sans même vous adresser un regard. C’en est presque terrifiant. Parfois, il marmonne un bref « ciao », sinon il disparaît dans son coin comme si nous n’existions pas.

J’ai déjà dit qu’en Italie les stars n’obéissent pas au doigt et à l’œil à l’entraîneur. Cela ne s’applique pas à Capello. Tous les joueurs, sans exception, sont aux ordres dès qu’il se présente. On se tient bien devant Capello. Je connais un journaliste qui lui avait posé la question suivante :

« Comment parvenez-vous à obtenir le respect de la part des joueurs ?

— Le respect ne s’obtient pas. Il s’impose. »

Sa réponse m’avait marqué.

Quand Capello se met en colère, presque personne n’ose le regarder dans les yeux et s’il vous donne une occasion de le faire vous ne vous y risqueriez pas. En gros, vous pourriez aussitôt vous retrouver à l’extérieur du stade à vendre des hot dogs. On ne parle pas de ses problèmes à Capello, ce n’est pas un pote. Il ne parle pas aux joueurs, pas de cette façon. Il est le Sergente di ferro, le sergent de fer, et, quand il vous appelle, ce n’est pas bon signe. Mais on ne sait jamais. Il peut aussi bien casser les gens que les faire progresser. Je me souviens d’une séance où nous venions juste de commencer un travail de positionnement tactique. Capello balança un coup de sifflet et gueula :

« Rentrez au vestiaire. Dégagez du terrain. » Et personne ne savait de quoi il retournait.

« Qu’est-ce qu’on a fait ? Que veux-tu dire ?

— Vous ne fichez rien. Vous êtes nuls ! »

L’entraînement était terminé. Cela était déconcertant mais, bien sûr, il avait une idée derrière la tête. Il voulait que nous revenions le lendemain matin remontés comme des pendules. J’aimais cette approche, parce que, comme je l’ai déjà dit, je n’ai pas grandi en me faisant câliner. J’aime les gens qui ont du cran, de la prestance, et Capello avait confiance en moi.

« Tu n’as rien à prouver, je sais qui tu es et ce que tu es capable de faire », m’affirma-t-il les premiers jours et cela m’avait rassuré.

Je pouvais souffler un peu. La pression avait été insoutenable. Beaucoup de journalistes s’étaient interrogés sur mon transfert et trouvaient que je ne marquais pas assez de buts. La plupart pensaient que je ne serais que remplaçant : Comment Zlatan peut-il s’en tirer dans une équipe comme celle-ci ? Est-ce que Zlatan est prêt pour jouer en Italie ?

Est-ce que l’Italie est prête pour Zlatan ? rétorquait Mino et il avait absolument raison.

Avec la presse, il faut être capable de ripostes aussi cinglantes que celle-ci. Il faut savoir lui retourner sa brutalité et, parfois, je me demande si j’y serais arrivé sans l’aide de Mino. Je ne le crois pas. Vu la façon dont j’ai débarqué de l’Ajax à la Juventus, la presse m’aurait bouffé tout cru. En Italie, ce sont des malades du football et, alors que les Suédois écrivent sur un match le jour d’avant et le jour d’après, ici, c’est toute la semaine. Ça n’arrête pas. Vous êtes constamment jugé. Ils vous examinent en long, en large, et avant de s’y faire, c’est dur.

Mais, maintenant, j’avais Mino. Il me servait de bouclier et j’étais sans cesse en contact avec lui. L’Ajax, en comparaison, qu’est-ce que c’était ? Un jardin d’enfants ! Ici, si je voulais marquer un but à l’entraînement, il ne me fallait pas simplement passer Cannavaro et Thuram ; il y avait aussi Buffon dans la cage et aucun d’entre eux ne prenait des gants avec moi parce que j’étais le dernier arrivé – c’était même le contraire.

Capello avait un adjoint qui s’appelait Italo Galbiati. Galbiati était plus âgé, je l’appelais « le vieux ». C’était un bon gars. Avec Capello, ils jouaient un peu au bon flic et au mauvais flic. Capello balançait les trucs durs, raides, tandis que Galbiati s’occupait du reste et, après le tout premier entraînement, Capello me l’envoya : « Italo, tu t’en occupes. »

Les autres joueurs étaient tous partis à la douche et j’étais complètement épuisé. J’aurais bien aimé en rester là. Mais un gardien des espoirs franchit la ligne de touche et je pigeai ce qui allait se passer. Italo allait m’envoyer des balles, bam ! bam ! Il les frappait sous tous les angles : centres, passes, lobs, balles contrées par le mur défensif et je devais tirer au but, une frappe succédant à une autre, sans avoir le droit de sortir de la « boîte », la zone des neuf mètres. C’était ma place, disait-il. C’est là que j’étais censé me trouver et taper, taper, et il n’y avait aucun moyen de souffler ou d’y aller tranquillement. Le rythme était effréné.

« Anticipe, plus fort, plus de détermination, sans hésitation », criait Italo et cela devint la routine.

Del Piero et Trézéguet me rejoignaient parfois mais la plupart du temps j’étais seul. Seul avec Italo et l’on pouvait taper cinquante, soixante, cent ballons. De temps à autre, Capello faisait une apparition.

« Je vais extirper l’Ajax qui est en toi.

— O.K., très bien.

— Je me fiche du style hollandais. Un deux, un deux, faire le mur, produire du jeu et de la technique. Dribbler toute une équipe ? Je peux me passer de ça. Je veux des buts. Tu comprends ? Il faut que je t’inculque la mentalité italienne. Tu dois acquérir l’instinct du tueur. »

Voilà le processus que je commençais à intégrer. J’en avais discuté avec Van Basten, avec Mino, mais je ne me voyais toujours pas dans la peau d’un chasseur de but, même si ma place était bien à la pointe de l’attaque. Je me voyais plus comme un type qui savait un peu tout faire et j’avais encore en tête pas mal de feintes et de coups appris sur le terrain sous les fenêtres de ma mère. Mais, sous la direction de Capello, je fus transformé. Sa rudesse était contagieuse et je devins moins un artiste qu’un cogneur qui voulait gagner à n’importe quel prix.

Non que je ne voulais pas gagner auparavant. Je suis né avec une mentalité de vainqueur. Parce que, tout de même, ne l’oubliez pas, le football a été le moyen de me faire remarquer ! Ce sont grâce à toutes mes actions sur le terrain que je ne suis pas resté un enfant comme les autres à Rosengård. C’étaient les « Waouh ! » et les « Regarde-moi ça ! » qui m’ont poussé. J’ai grandi sous les applaudissements que je suscitais par ma gestuelle et, pendant longtemps, je vous aurais certainement traité d’idiot si vous aviez soutenu qu’un but affreux avait la même valeur qu’un exploit.

Sauf que là, je commençais à comprendre que personne ne viendrait me féliciter pour la note artistique ou mes talonnades si l’équipe perdait. Personne n’en aurait rien eu à faire si vous aviez marqué un but de rêve sans victoire au bout et, progressivement, j’ai dû m’endurcir et devenir plus guerrier. Bien sûr, je n’avais pas non plus arrêté d’en prendre et d’en laisser, j’écoute, j’écoute pas. Quelle que soit la dureté de Capello, je m’accrochais à mes propres manies. Je me souviens de mes leçons d’italien. J’étais assez à l’aise avec les langues. Sur le terrain, pas de problème. Le football a ses propres codes. Mais, en dehors, j’étais parfois totalement perdu et le club m’envoya une prof. Il était prévu que je la voie deux fois dans la semaine pour apprendre la grammaire. La grammaire ? Je retournais à l’école ou quoi ? Je n’avais pas besoin de ça. Je le lui dis : « Gardez l’argent et ne dites rien à personne, ni à votre patron ni à personne. Restez chez vous. Faites comme si vous étiez venue ici et, surtout, ne le prenez pas pour vous », et, effectivement, elle fit ce que je lui dis.

Elle s’en alla et joua le jeu. Genre, « merci, à la prochaine », mais n’allez pas croire pour autant que je ne connaissais pas l’italien.

Je ne voulais vraiment pas prendre de leçons mais j’appris par d’autres moyens, dans le vestiaire, à l’hôtel, et je trouvais cela facile à comprendre. Je progressai vite et j’étais suffisamment crétin et arrogant pour baragouiner même si ma grammaire n’était pas bonne. Je me suis même lancé en italien face à des journalistes, avant de zapper sur l’anglais et je pense qu’ils avaient apprécié. Voilà un type qui ne maîtrise pas mais il essaie, ce qui est ma façon de faire à peu près tout. Une fois j’écoute, une autre je n’écoute pas.

Par ailleurs, je me suis métamorphosé physiquement et mentalement. Je me rappelle le premier match avec la Juventus. C’était le 12 septembre, nous jouions contre Brescia, et je débutais sur le banc. La famille Agnelli, propriétaire du club, était dans les loges VIP et à l’évidence elle était venue voir ce que je valais. Est-ce qu’il vaut le prix auquel nous l’avons acheté ? Après la mi-temps, je suis entré à la place de Nedvìd, un autre des joueurs de Mino, qui, l’an passé, avait été élu meilleur joueur du monde. Il est sans doute l’un des joueurs les plus accrocheurs à l’entraînement que je connaisse. Nedvìd allait faire du vélo pendant une heure avant notre séance d’entraînement. Après quoi il allait courir une heure supplémentaire. Ce n’était pas le type facile à remplacer même si ce n’est pas une catastrophe de ne pas bien démarrer dès le premier match. Cela dit, ce n’est pas très bon non plus. Je me revois en train de courir sur le côté gauche, le long de la ligne de touche, avec deux défenseurs sur moi. La situation semblait totalement inextricable. Mais j’ai poussé une accélération, j’ai percé, et j’entendais les supporters dans les tribunes : « Ibrahimoviæ, Ibrahimoviæ ! » C’était génial et ce n’était que le début.

Les gens ont alors commencé à m’appeler « Ibra » (c’est Moggi qui avait trouvé ça) et même « le Flamand », pendant un temps. J’étais encore mince. Je mesurais un mètre quatre-vingt-dix-huit mais je ne pesais que quatre-vingt-quatre kilos. Capello pensait que ce n’était pas suffisant.

« Tu n’as jamais fait de musculation ?

— Jamais. »

Je n’avais jamais soulevé de fonte et il trouva cela passablement scandaleux. Il m’envoya voir le préparateur physique pour me faire cravacher en salle et, pour la première fois de ma vie, je commençai à faire attention à ce que je bouffais. O.K., il y avait toujours trop de pâtes aux repas, mais on verra ça plus tard. Tout était de plus en plus minutieux à la Juventus et je soulevai de la fonte pour prendre du poids, devenir un joueur plus puissant. À l’Ajax, les types étaient livrés à eux-mêmes. Étrange, vraiment, avec tous ces jeunes talents ! En Italie, nous détestions ces moments d’avant et d’après les entraînements. Avant les matchs, nous restions à l’hôtel et prenions trois repas par jours. Il n’y avait rien d’étonnant à ce que je grossisse.

Je suis monté jusqu’à quatre-vingt-dix-huit kilos, mon poids maximum, et je sentais que c’était trop. Je devins un peu malhabile et il fallut que j’allège les séances de gym pour faire plus de jogging à la place. Mais, surtout, je devins plus fort, plus rapide, et j’appris à être impitoyable avec les stars du club. Je n’aurais eu aucun mérite à leur laisser la place. Capello me le fit comprendre. « Tu dois tenir ton rang. Tu ne peux pas laisser les stars te coincer, en fait, c’est tout le contraire. Ils doivent s’écarter. » J’ai avancé mes pions. J’avais grandi. J’ai gagné le respect, ou, mieux, je m’imposai.

Pas à pas je suis devenu ce que je suis aujourd’hui, celui qui sort d’une défaite tellement furibard, en rogne, que personne n’ose l’approcher. Certes, cela peut paraître négatif. J’ai effrayé un tas de jeunes joueurs. Je gueule et je fais du bruit. J’ai des accès de rage.

J’ai conservé ce type de comportement depuis mon passage à la Juventus et, exactement comme Capello, j’ai cessé de me préoccuper de qui était qui. Qu’ils s’appellent Zambrotta ou Nedvìd, s’ils ne donnaient pas le maximum à l’entraînement, ils allaient m’entendre. Capello n’a pas seulement purgé l’Ajax. Il a fait de moi un type qui arrive dans un club pour gagner le championnat, quoi qu’il en soit ; cela m’a beaucoup aidé, aucun doute là-dessus. Cela m’a métamorphosé en tant que joueur de football.

Sans pour autant me calmer. Il y avait dans l’équipe Jonathan Zebina, un défenseur français. Il avait joué avec Capello à la Roma et avait remporté le titre en 2001. Il était maintenant parmi nous. À mon avis, il n’allait pas très bien. Il avait des problèmes personnels et jouait de façon très agressive à chaque entraînement. Un jour, il me tacla vraiment méchamment. J’allai vers lui et collai mon visage au sien.

« Si tu veux jouer au dur, préviens-moi, je peux le faire aussi. »

Et il me mit un coup de tête, bang !, juste comme ça. Je n’avais pas eu le temps de réfléchir. C’était un geste réflexe : je le frappai instantanément. Il n’avait même pas eu le temps de me ficher son coup de boule. J’avais dû le frapper lourdement. Il s’écroula dans l’herbe et je n’avais aucune idée de ce qui allait suivre. Peut-être Capello se mettrait à courir en hurlant. Mais Capello ne bougea pas, il se tenait un peu à l’écart, totalement froid, comme si ce qui était arrivé ne le regardait pas. Évidemment, personne ne disait quoi que se soit, genre : « Que se passe-t-il ? Comment ? » Ça chuchotait de tous les côtés et je me souviens de Cannavaro, avec lequel nous nous entraidions toujours.

« Ibra, dit-il, qu’est-ce que t’as fait ? »

Pendant un moment, je crus qu’il était fâché.

Puis il me fit un clin d’œil, pour signifier : « Cet abruti de Zebina le méritait. » Il ne l’aimait pas non plus, à cause de la façon dont il se comportait depuis quelques jours. Mais Lilian Thuram, un Français, était d’un tout autre avis.

« Ibra, tu es jeune et stupide. On ne fait pas des choses comme ça. Tu es fou. »

Mais il n’eut pas le temps d’aller plus loin. Un rugissement s’éleva du terrain, dont une seule personne était capable.

« Thuuuram ! cria Capello. Ferme ta gueule et dégage de là. »

Bien sûr, Thuram se fit discret, il était comme un petit garçon et je m’en allai aussi. Il fallait que je me calme.

Deux heures plus tard, je vis un type dans la salle de massage qui se mettait de la glace sur le visage. Zebina. Je devais l’avoir salement amoché. Il avait encore mal. Il aurait un œil au beurre noir pour un bout de temps et Moggi nous flanqua un avertissement à tous les deux. Mais Capello ne cilla pas. Pas de sermon, pas même une réunion. Il ne dit qu’une chose : « C’était bon pour l’équipe. »

Et c’était terminé. Il était comme ça. Il était dur. Il voulait de l’adrénaline. On pouvait se battre et se mordre comme des chiens mais il y avait une chose qu’en aucun cas nous ne pouvions faire : remettre en question son autorité ou agir de façon irréfléchie. Ça le rendait fou.

Je me rappelle un quart de finale de Ligue des Champions contre Liverpool. Nous avions perdu 2 à 0 et, avant le match, Capello avait exposé notre tactique et déterminé qui allait marquer tel ou tel joueur sur les corners de Liverpool. Mais Lilian Thuram décida qu’il marquerait un autre type. Il alla sur un autre joueur de Liverpool et c’est ainsi que nous encaissâmes un but. Dans le vestiaire, un peu plus tard, Capello fit son discours habituel en faisant les cent pas pendant que nous étions assis sur les bancs en rond autour de lui, en nous demandant ce qu’il allait se passer.

« Qui t’a demandé de marquer un autre joueur ? demanda-t-il à Thuram.

— Personne, je pensais que c’était mieux comme ça. »

Capello soupira, une fois, deux fois, et il répéta :

« Qui t’a demandé de marquer un autre joueur ?

— Je pensais que c’était mieux comme ça. »

La réponse de Thuram était identique et Capello posa la question une troisième fois et il obtint encore la même explication. C’est alors qu’il explosa, comme une bombe à retardement.

« Est-ce que je t’ai demandé de marquer un autre joueur ? Hein ? C’est moi qui prends les décisions ou quelqu’un d’autre ? C’est moi, tu m’entends ? C’est moi qui te dis ce que tu dois faire. Tu saisis ? »

Il donna alors un coup de pied dans la table de massage et se tourna vers nous extrêmement vite. Dans ce genre de situation, personne n’ose lever les yeux. Tout le monde était assis, fixant le sol, Trézéguet, Cannavaro, Buffon, tous sans exception. Personne ne bougeait d’un iota et personne ne ferait ce que Thuram n’a d’ailleurs plus jamais réédité. Tous évitaient ses yeux pleins de fureur. Il faisait beaucoup de scènes comme celle-ci. C’était dur. Je n’espérais rien en particulier mais, en attendant, je continuais à bien jouer.

Capello avait fait sortir Alessandro Del Piero pour me donner plus d’espace. En dix ans de carrière, personne n’avait encore mis Del Piero sur le banc. Mettre Del Piero sur le banc, c’était écarter l’icône du club, ce qui scandalisa les supporters. Il huèrent Capello et crièrent à Del Piero : « Il Pinturicchio, il fenomeno vero.1»

Del Piero avait remporté sept fois le championnat italien avec la Juventus en étant un joueur décisif chaque saison. Il avait remporté la Ligue des Champions et était aimé de la famille propriétaire du club. Il était la grande star du club. Mais Capello n’est pas un entraîneur ordinaire. Il n’en a jamais rien eu à cirer des statuts. Il ne parlait qu’en termes d’équipe et je lui en étais reconnaissant. Mais cela me mettait aussi la pression. Quand Del Piero était sur le banc, je devais être particulièrement bon. J’entendais de moins en moins son nom dans les tribunes. J’entendais, « Ibra, Ibra » et, en décembre, les supporters m’élirent joueur du mois, c’était énorme.

J’étais sérieusement en train de faire mon trou en Italie, même si, bien sûr, au football, tout ne tient qu’à un fil. Un jour vous êtes un héros et le lendemain un moins que rien. L’entraînement particulier avec Galbiati avait produit des résultats, sans aucun doute. À force de jouer des ballons devant le but j’étais devenu plus efficace et plus fort dans la zone des neuf mètres. J’avais digéré toute une série de situations nouvelles, elles coulaient dans mes veines, et je n’avais pas trop à réfléchir, ça partait, bam ! bam !

Mais, ne l’oublions pas : être dangereux devant le but relève d’une sensation, de l’instinct. On l’a ou on ne l’a pas. On peut l’acquérir, certes, mais on peut la perdre tout aussi vite quand la confiance disparaît et je ne me suis jamais considéré comme un simple buteur. J’étais le joueur qui voulait faire la différence à tous les niveaux. Je voulais être capable de savoir tout faire et, en janvier, je perdis mon style.

En cinq sorties, je n’avais pas réussi à marquer une seule fois. En trois mois, je n’avais marqué qu’un but, je ne sais pas pourquoi. C’était comme ça et Capello a commencé à me bousculer. Comme il m’avait motivé, maintenant il me rabaissait. « Tu n’as vraiment rien foutu. Tu ne vaux rien. » Néanmoins il me laissait jouer.

Del Piero était toujours sur le banc et je supposais qu’il me criait dessus pour me secouer, enfin, c’est ce que j’espérais. Pour sûr, Capello voulait des joueurs qui avaient confiance en eux mais ils ne pouvaient pas non plus être « trop » sûrs d’eux, trop prétentieux. Il déteste l’excès de confiance et c’est pour cette raison qu’il agissait de la sorte. Il forme des joueurs puis les limoge et je ne savais absolument plus où j’en étais.

« Ibra, viens ici ! »

Ma peur d’être convoqué ne me quittera jamais et je me demandai d’abord si j’avais piqué un vélo ou si j’avais filé un coup de boule à la mauvaise personne. Sur le chemin du vestiaire, où il m’attendait, je tentais d’échafauder des excuses intelligentes. Mais c’est difficile quand vous ne savez pas de quoi il retourne. On ne peut qu’espérer que ça se passe du mieux possible. Quand je suis entré, Capello ne portait sur lui qu’une serviette.

Il venait de prendre sa douche. Ses lunettes étaient pleines de buée et le vestiaire était à peu près dans son état normal. Luciano Moggi aimait les belles choses mais le vestiaire se devait d’être minable. Ça faisait partie de sa philosophie. « Il est plus important de gagner que d’avoir un joli vestiaire », soutenait-il, et je m’en accommodais. Mais, si quatre d’entre nous se douchaient en même temps, l’eau nous montait jusqu’aux chevilles et nous savions tous qu’il n’était pas question de s’en plaindre. Moggi n’y aurait vu qu’une confirmation de sa théorie.

« Tu vois, tu vois, pour gagner on n’a pas besoin de faire joli », c’est pourquoi le vestiaire gardait cet aspect-là. Capello s’avança vers moi, à moitié nu, dans cette pièce cradingue, et je me demandai encore : qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que je t’ai fait ? Il y a un truc avec Capello, c’est que, particulièrement quand vous êtes seul avec lui, vous vous sentez tout petit. Il devenait de plus en plus imposant à mesure que l’on rétrécissait.

Il me somma de m’asseoir et, bien sûr, je m’exécutai. En face de moi il y avait une vieille télé avec un magnétoscope encore plus vieux dans lequel Capello introduisit une cassette.

« Tu me rappelles un joueur que j’ai eu à Milan.

— Je pense que je sais de qui vous parlez.

— Ah oui ?

— On me l’a dit tellement de fois.

— Parfait. Je ne veux pas que tu aies peur de la comparaison. Tu n’es pas le nouveau Van Basten. Tu as ton propre style et je pense que tu es meilleur que lui. Mais Marco Van Basten se déplaçait plus subtilement dans la zone de tir. Voilà un film où nous avons compilé ses buts. Étudie ses mouvements. Imprègne-t’en. Prends-en de la graine. »

Puis Capello me laissa seul dans le vestiaire et j’ai commencé à regarder et, bon, c’était véritablement tous les buts de Van Basten, sous tous les angles, dans tous les sens. La balle s’abattait sur les neuf mètres et Marco Van Basten arrivait, encore et encore. Je suis resté assis là pendant dix à quinze minutes en me demandant quand je pourrais y aller.

Est-ce que Capello avait laissé quelqu’un derrière la porte pour me surveiller ? Ce n’était pas complètement exclu. Je décidai de me taper toute la cassette. Il se passa vingt-cinq voire trente minutes, et là je pensai, bon, ça devrait suffire. Je me suis barré. Je me suis faufilé à l’extérieur et, pour être honnête, je n’aurais pas su dire si j’avais appris quelque chose. Mais j’avais compris le message. Toujours le même : Capello voulait que je marque des buts. Il fallait que je me mette ça dans le crâne, dans tous mes mouvements, dans tout mon système, et je savais que l’heure était grave.

Nous étions en tête du championnat, au coude à coude avec le Milan AC et pour que nous puissions gagner, il fallait que je marque des buts. C’était un constat, rien de plus, et je me souviens d’avoir vraiment beaucoup travaillé dans les neuf mètres. Mais on m’avait à l’œil. Les défenseurs adverses fondaient sur moi comme des loups parce que le bruit courait que j’avais du caractère. Les joueurs et les spectateurs tentaient de me provoquer tout le temps en m’insultant, ils me malmenaient, que des horreurs. Gitan, vagabond, ils disaient des trucs sur ma mère et ma famille, ils gueulaient des tas de conneries et, de temps en temps, j’explosais. Il y avait des coups de boule ou des signes qui ne trompaient pas. Mais je joue mieux quand je suis en colère et les choses allaient se détendre. Le 17 avril, je marquai trois buts contre Lecce. Les supporters devinrent fous, les journalistes écrivirent : « On a dit qu’il ne marquait pas assez de buts. Maintenant, il en a quinze au compteur. »

J’étais le troisième meilleur buteur du championnat italien. On disait que j’étais le joueur le plus important de la Juventus. J’étais félicité partout, tout était « Ibra, Ibra ».

Mais il y avait quelque chose d’autre dans l’air. Un cataclysme se préparait.

1- Référence au peintre italien du xve siècle Pinturicchio, littéralement « le vrai phénomène », pour dire : « Le grand artiste, le vrai, c’est toi. »