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Je fais une fixette sur la Ligue des Champions. Le championnat avait débuté et mon genou allait mieux. Je marquai des buts incroyables et, très tôt, nous eûmes l’impression que le Scudetto ne nous échapperait pas. Mais, soyons francs, on n’en faisait plus toute une histoire. J’avais déjà remporté quatre fois le championnat d’Italie et été désigné meilleur joueur de la saison. Gagner la Ligue des Champions m’apparaissait crucial. Je n’étais jamais allé bien loin dans cette compétition et nous devions affronter Manchester United en huitième de finale.
United était l’une des meilleures équipes d’Europe. Ils avaient remporté le trophée l’année précédente et possédaient des joueurs tels que Cristiano Ronaldo, Wayne Rooney, Paul Scholes, Ryan Giggs et Nemanja Vidiæ, mais il n’y avait pas de meneur de jeu, aucun d’eux n’était décisif dans le club (c’était même l’inverse en fait, United formait une équipe, ça se voyait). Aucun joueur en particulier n’avait plus de valeur que l’équipe en elle-même. Aucun autre entraîneur qu’Alex Ferguson n’incarnait mieux cette philosophie (je devrais dire sir Alex Ferguson). Tout le monde connaît sir Alex. C’est comme un dieu en Angleterre et il protège ses stars. Il les fait tourner.
Ferguson est d’origine écossaise. C’est un homme issu des classes populaires et quand il rejoignit Manchester United en 1986, il ne se passait plus grand-chose dans le club. Les années glorieuses semblaient lointaines. C’était un vrai bordel, les joueurs avaient l’habitude de sortir et de se saouler. Ils trouvaient que c’était cool ? Ferguson allait leur déclarer la guerre. Mince alors ! Boire de la bière ! Il leur inculqua la discipline. Il remporta vingt et un titres et fut anoblit en 1999 quand United remporta le championnat, la Coupe, et la Ligue des Champions la même saison. On peut donc se faire une idée de la rivalité qui existait entre un mec de cette trempe et Mourinho. On ne parlait que de ça.
En résumé, il y avait Mourinho contre sir Alex et Cristiano Ronaldo contre Zlatan. Il s’écrivait des tas d’articles sur nous. Nous étions les deux têtes d’affiche de Nike et nous avions tourné une pub ensemble, un duel de gestes techniques et de tirs au but, un spot rigolo avec Éric Cantona qui tenait le rôle d’un présentateur télé. Mais je ne le connaissais pas. Durant les prises, nous ne nous sommes pas croisés. Nous faisions tout séparément et tout ce tapage dans les médias ne m’embêtait pas plus que ça. Je me sentais d’attaque. Je pensais que nous avions de bonnes chances et, bien sûr, Mourinho nous avait minutieusement préparés. Le match aller à San Siro fut décevant. Nous ne parvînmes qu’à accrocher un match nul et je n’étais pas vraiment rentré dans le match. Après quoi, bien sûr, les journaux anglais me descendirent. Mais c’était leur problème, pas le mien. Ils pouvaient y aller, écrire toutes les idioties qu’ils voulaient, je m’en fichais totalement. Mais je voulais vraiment gagner au match retour, à Old Trafford, pour poursuivre notre chemin en Ligue des Champions. C’était ce que je désirais profondément et je me souviens encore des applaudissements et de la clameur du stade quand je suis entré en courant sur la pelouse.
L’ambiance était saturée d’électricité, Mourinho portait un costume et un pardessus noirs. Il avait l’air grave et, comme d’habitude, il ne s’asseyait pas. Il se tenait près de la ligne de touche pour suivre la partie comme un général sur un champ de bataille et, à plusieurs reprises, le public a crié : « Assieds-toi, Mourinho ! » Souvent, il agitait les mains. « Fonce là-dedans et file un coup de main, Ibra ! » rugit-il. J’étais trop isolé en pointe et j’étais méchamment surveillé. On comptait beaucoup sur moi. Ce fut le cas toute la saison, Mourinho nous faisait jouer en 4-5-1, j’étais en pointe. J’avais la responsabilité de marquer des buts et, pour sûr, j’aimais ça. Il fallait assumer.
Mais le jeu de United était plus précis, j’étais de plus en plus isolé, il y avait trop d’adversaires autour de moi, et je maudissais cette situation. Pire encore, après à peine trois minutes de jeu, Ryan Giggs frappa un corner et Vidiæ marqua de la tête. C’était la douche froide. Tout Old Trafford se leva et tonna :
« You’re not special anymore, José Mourinho. »
Mourinho et moi étions les plus hués. Mais les choses se calmèrent progressivement et, objectivement, il ne nous fallait qu’un but pour passer. Il nous suffisait d’obtenir le 1 à 1 et la victoire serait à nous. C’est alors que je me mis à briller. Les choses allèrent encore mieux quand, à la demi-heure de jeu, on m’adressa un long centre dans la surface et je mis une tête très appuyée. Je rabattai le ballon vers la ligne de but, il rebondit sur la barre transversale et sortit. C’était passé près, ce qui me persuada davantage que nous allions marquer. Nous avions occasion sur occasion. Adriano tenta un tir de volée qui frappa un des poteaux. Non, ça ne voulait pas rentrer. Au lieu de ça, Wayne Rooney partit en dribbles à l’extérieur de la surface de réparation et centra sur Cristiano qui marqua un deuxième but de la tête. Ce fut horrible. C’était raide, les minutes passaient et nous n’avons pas réussi à égaliser. Vers la fin du match, le stade entier chantait : « Bye bye, Mourinho. It’s over. » Je trépignais de rage. Je suis entré dans les vestiaires. Je me souviens que Mourinho essayait de nous remonter le moral, genre, « maintenant on va se concentrer sur le championnat ». Avant et durant les matchs, il était dur comme un roc et, parfois, après avoir pris le temps pendant quelques jours d’analyser la défaite, il pouvait nous engueuler de nouveau pour que nous ne répétions pas nos erreurs. Mais dans un cas de figure comme celui-ci, il n’y avait pas grand-chose à dire. Ça n’aurait servi à rien. Nous étions suffisamment abattus comme ça.
Nous avions tous des envies de meurtre, surtout moi. Je voulais avancer. Je suis insatiable. J’ai toujours eu la bougeotte. Enfant, je changeais d’école, de maison, de club même. On peut dire que c’est dans mes gènes et, là, assis en train de regarder mes pompes, je me suis mis à l’envisager : je ne gagnerais jamais la Ligue des Champions avec l’Inter. Je pensais que l’équipe n’était pas assez forte et dès les premières interviews d’après le match, je donnai des indices qui trahissaient ma pensée. Ou plutôt, je me suis contenté d’être honnête, contrairement à d’habitude, quand on répète : « Ah ! Mais bien sûr, on la gagnera l’année prochaine. » Un journaliste me demanda :
« Penses-tu pouvoir remporter la Ligue des Champions si tu restes à l’Inter ?
— Je ne sais pas. On verra. »
En répondant ainsi je pouvais être certain que les supporters se douteraient de quelque chose.
C’était le début d’une période de tensions et j’en parlais à Mino. « Je veux partir. Je veux aller en Espagne. » Bien sûr, il comprit exactement ce que je voulais dire. L’Espagne, c’était soit le Real Madrid soit Barcelone, les deux plus grosses équipes, et le Real me tentait bien. C’était un club de grande tradition qui avait eu des joueurs comme Ronaldo, Zidane, Figo, Roberto Carlos et Raúl. Mais, petit à petit, je penchais de plus en plus en faveur du Barça. Ils avaient été excellents et possédaient des gars comme Lionel Messi, Xavi et Iniesta.
Mais quelle serait la meilleure approche ? Ce n’était pas simple. Je ne pouvais pas clamer : « Je veux aller au Barça. » Pas seulement parce que cela aurait été désastreux pour ma réputation à l’Inter. Mais surtout parce que cela serait revenu à déclarer : « Je suis prêt à jouer gratis. » On ne peut pas offrir ses services comme ça. Les dirigeants comprennent immédiatement qu’ils peuvent vous acheter pour presque rien. Non, un club doit venir vers vous. Les dirigeants doivent avoir envie de vous avoir à n’importe quel prix. Mais ce n’était pas le véritable problème.
Le problème était mon statut actuel et les termes de mon contrat en Italie. On considérait que le prix à payer pour me recruter était prohibitif. Si un joueur ne pouvait pas partir, c’était bien moi. C’est d’ailleurs ce qui se disait fréquemment. À part moi à l’Inter, Kaká au Milan AC, Messi au Barça et Cristiano Ronaldo à United étaient aussi dans ce cas-là. On pensait que personne ne pourrait s’aligner sur nos contrats. Notre prix de vente était trop élevé. Même Mourinho en parla. « Ibra reste, affirma-t-il. Aucun club ne peut payer les sommes que l’on demande. Personne ne peut miser cent millions d’euros. » Tout me paraissait absurde.
J’étais trop cher pour le marché ? Je n’étais qu’une damnée Mona Lisa qui ne pouvait être revendue ? Je ne savais pas. La situation était difficile et, après tout, j’avais peut-être été stupide de vendre la mèche comme ça aux médias. Sans doute aurait-il mieux valu servir toujours la même soupe, comme beaucoup d’autres vedettes : « Je resterai fidèle à mon club », blablabla.
Mais je ne sais pas faire. Je ne pouvais pas mentir. Mon avenir n’était pas tout tracé et sans même en dire plus cela en dérangea plus d’un, surtout les fans. Ils y virent une trahison, quelque chose comme ça, et pas mal de gens commencèrent à s’inquiéter. Allais-je être moins motivé pour jouer avec l’équipe ? Surtout après avoir ouvert ma gueule en balançant des trucs comme : « J’aimerais tenter quelque chose de nouveau. Je suis en Italie depuis près de cinq ans maintenant. J’aime le football technique et c’est celui qui se pratique en Espagne. » On causait beaucoup, on spéculait.
Mais je n’avais aucune stratégie, aucune ruse qui me permette de quitter le club. J’étais juste sincère et rien n’était simple, en tout cas, pas pour un joueur de mon niveau. J’étais le mec le plus important de l’Inter et personne ne voulait que je parte. Chaque fois que j’évoquais le sujet, ça faisait du boucan. Et il était fort possible que tout cela ne soit qu’une pure perte de temps. Nous n’avions aucune offre et mon prix n’allait certainement pas baisser. Bien sûr, je désirais aller ailleurs. Mais cela n’avait pas d’influence sur mon jeu, pas du tout, j’étais maintenant tout à fait guéri, meilleur que jamais, et je faisais toujours tout ce que je pouvais pour faire réagir Mourinho.
Par exemple, contre la Reggina, je fis une belle percée, une série de dribbles, en partant presque du milieu de terrain. Je réussis à passer trois défenseurs. C’était déjà une belle performance en soi et les spectateurs s’attendaient sans doute que je conclue l’action par une frappe puissante. Mais voyant que le gardien s’était bien trop avancé, j’eus une vision, une idée et, de mon pied gauche, j’ai lobé le type et rien n’aurait pu être plus parfait. La balle s’éleva en décrivant un arc de toute beauté pour entrer par la lucarne et le stade entier m’acclama, tout le monde sauf Mourinho bien sûr, qui restait impassible dans son costume gris, mâchant son chewing-gum en fronçant légèrement les sourcils. En somme, comme d’habitude. Pourtant, c’était plus qu’un simple but, cela me valut de rejoindre Marco Di Vaio, de Bologne, à la première place du classement des buteurs du championnat. Être le meilleur buteur en Italie ce n’est pas rien et je me suis mis à me focaliser de plus en plus là-dessus. En fait, j’avais besoin d’un challenge. Je devins plus agressif que jamais devant le but et personne n’aime autant les buteurs que les fans italiens. Et personne ne déteste autant un buteur qui veut quitter son club pour cette même raison et cela n’a pas arrangé mes affaires quand j’ai annoncé après le match : « Je suis à fond pour remporter le championnat cette année, mais pour ce qui est de la prochaine, nous verrons. »
Cela va sans dire, la tension montait d’un cran : qu’est-ce qui lui prend, à Ibra ? Que se passe-t-il ? Le chemin était encore long avant la « silly season » et nous n’avions rien de concret. Mais les journaux spéculaient déjà. Ils parlaient de moi et de Cristiano Ronaldo de Manchester United. Le Real Madrid pourrait-il nous acheter tous les deux ? Pouvait-il se le permettre ? La rumeur persistait. Par exemple, certains se demandaient si le Real Madrid conclurait un accord en échangeant leur star Gonzalo Higuaín contre moi.
De cette façon, le club n’aurait pas à payer au prix fort. Higuaín ferait partie de la transaction. Mais comme je le disais, on ne faisait que des suppositions, ou plutôt, il n’y avait rien dans les médias que des bavardages. Peu importe que tout soit faux, cela produisait son effet et beaucoup voulaient me remettre à ma place. Il se disait beaucoup qu’aucun joueur ne pouvait être plus important que le club et qu’Ibra était un ingrat, un déserteur, etc. Mais je m’en tapais.
Contre la Fiorentina, je gardai le rythme et, durant les arrêts de jeu, je frappai, de très loin, un formidable coup franc (qui fut mesuré à cent neuf kilomètres à l’heure) qui claqua dans le filet et tout indiquait que nous allions empocher le titre. Il s’était instauré une sorte de bras de fer. Il y avait un bon et un mauvais côté en tout. Mieux je jouais, plus les supporters en rajoutaient sur mon projet de quitter le club. Avant notre match contre la Lazio, le 2 mai 2009, l’ambiance était explosive. Les Ultras, les mêmes qui avaient brandi « Bienvenue Maximilian », avaient prouvé qu’ils pouvaient se montrer chaleureux. Mais ils pouvaient aussi être détestables, pas seulement envers l’équipe adverse mais aussi contre leurs propres joueurs, et je m’en aperçus à peine entré sur le terrain. San Siro était chaud bouillant.
Toute la semaine, il y avait eu d’innombrables articles dans les journaux à propos de mon désir de quitter l’Italie et de tenter quelque chose de nouveau. Personne ne pouvait l’ignorer. Tôt dans le match, j’essayai de trouver le chemin de la surface de réparation. Je me battis mais je n’arrivai pas à obtenir de ballon et, dans ce genre de cas, d’habitude, les supporters applaudissent. L’air de dire, bien essayé. Mais là, les Ultras me huaient et se moquaient de moi. Mais pour qui se prennent-ils ? On bossait comme des damnés sur le terrain, nous étions en tête du championnat et voilà ce que l’on récoltait. Pour les faire taire je mis mon doigt sur la bouche. Mais les choses ne s’arrangèrent pas et juste avant la mi-temps, le score était toujours de 0 à 0. Malgré nos efforts, ils se mirent à siffler toute l’équipe et, sur le coup, cela me rendit dingue ou, plus précisément, j’eus une poussée d’adrénaline.
J’allais leur montrer – je joue bien mieux quand je suis en colère. Ne l’oubliez pas : si vous me voyez en furie, il n’y a pas de quoi s’inquiéter. D’accord, il m’arrive peut-être de faire des choses stupides et de prendre des cartons rouges. Mais, la plupart du temps, c’est bon signe. J’ai bâti ma carrière sur le désir de revanche et, en seconde mi-temps, j’interceptai un ballon à quelque quinze mètres en dehors de la surface. Je me retournai. Je fonçai. Je feintai et je marquai un but entre deux défenseurs. C’était un pur tir de rage, un joli but. Mais ce n’est pas ce qui retint l’attention.
On remarqua surtout mon attitude, parce que, après ce but, je n’avais manifesté aucune émotion. J’étais reparti en courant vers notre camp, le visage tourné vers les Ultras en leur faisant signe de se taire en remettant mon doigt sur la bouche. Fermez-la. Voilà ma réponse à leur bassesse. Je marque des buts et vous sifflez. Cela devint la grande affaire du match. C’était du jamais-vu.
Les supporters et la grande star du club s’affrontaient ouvertement et sur la ligne de touche se tenait Mourinho qui, bien sûr, n’avait pas manifesté le moindre signe de joie. Mais qui s’y serait attendu ? Quoi qu’il en soit, à l’évidence, il était d’accord avec moi. Mince alors, s’en prendre à sa propre équipe. Il leva la tête en direction des tribunes, l’air de dire : « Vous êtes débiles. » Évidemment, les choses étaient déjà tendues avant le match et cela allait de mal en pis, le stade grondait. Pourtant, je jouais toujours aussi bien. J’étais complètement enragé et je fis la passe décisive vers l’avant pour le 2 à 0. J’assurais et j’étais content que l’arbitre siffle la fin du match. Mais ce n’était pas terminé, loin de là. Alors que je quittais la pelouse, on m’informa que les chefs des Ultras m’attendaient dans le vestiaire. Je ne savais pas comment ils avaient pu arriver jusque-là.
Mais ils étaient bien là, dans le couloir, sept ou huit mecs, et pas du genre à me demander, pardon, on peut se parler deux minutes ? C’étaient des types qui ressemblaient à ceux que j’avais côtoyés dans la rue : des mecs qui transpirent l’agressivité et tout le monde devint nerveux. Mon pouls grimpa à cent cinquante. Je balisais vraiment. Mais je me dis : tu ne peux pas reculer maintenant. D’où je viens, on ne fait pas marche arrière. Je suis donc allé à leur rencontre et je vis immédiatement que cela les mit mal à l’aise mais ils frimaient. Quoi ? Ibra vient vers nous ?
« Est-ce que quelqu’un aurait quelque chose à dire ? leur demandai-je.
— Ouais, bon, quelques-uns sont énervés…
— Bien, dites-leur de descendre sur la pelouse et nous allons régler ça mano a mano ! »
Puis je me cassai, mon cœur cognait. Mais ça faisait du bien. J’avais surmonté le stress. Je m’étais imposé. Mais la pagaille ne s’arrêta pas là. Le club des supporters réclama officiellement un rendez-vous. Allons donc ! Pourquoi devrais-je les revoir ? En quoi ça me concernait ? J’étais footballeur. Les fans doivent être loyaux envers leur club. Très bien. Mais une carrière de footballeur est courte. Il doit s’occuper de ses propres intérêts. Il passe de club en club. Les fans le savent. « Si vous vous excusez sur votre site officiel pour vos sifflets et vos sarcasmes, tout ira bien », leur dis-je. On oubliera tout ça. Mais il ne se passa rien de tout ça ; en fait, les Ultras décidèrent que désormais ils n’allaient plus ni me huer ni m’encourager. Ils prétendraient que je n’existais pas. Je leur souhaitais bien du plaisir.
Il n’était pas facile de m’ignorer, ni à ce moment-là ni plus tard. J’étais en forme et les ragots allaient de plus belle. Est-ce qu’il part ? Est-ce qu’il reste ? Qui peut se le payer ? C’était un bras de fer et j’avais peur que tout cela se termine dans une impasse. Je craignais de devenir un de ces joueurs qui finalement restent au club la queue entre les jambes. Ça me tapait tellement sur les nerfs que j’appelai Mino. Y avait-il des propositions ? Est-ce que quelque chose bougeait ? Rien du tout et il apparaissait de plus en plus évident qu’il allait falloir débourser une somme record pour me tirer de là et même, si cela arrivait, il aurait fallu que je fasse profil bas vis-à-vis de tout ce qui se passait dans les médias. Ce n’était pas facile. Pas dans une telle situation. J’étais en contact permanent avec Mino et je plaçais de plus en plus tous mes espoirs sur le Barça. Le Barça gagna la Ligue des Champions cette saison-là. Il battit Manchester United 2 à 0 grâce à des buts d’Eto’o et de Messi et je me dis : waouh, c’est le club qu’il me faut. J’appelais tout le temps Mino.
« Mais que diable fais-tu ? La sieste ?
— Va te faire voir. Tu ne vaux rien. Personne ne veut de toi. Tu vas devoir revenir au Malmö FF.
— Va te faire foutre ! »
À l’évidence, il faisait tout ce qu’il pouvait pour trouver une solution et pas seulement parce qu’il défendait toujours son bout de gras. C’était le marché que nous avions toujours rêvé de conclure. Bien sûr, tout pouvait tomber à l’eau et se terminer par envoyer balader les Ultras et les dirigeants sans avoir rien réussi à finaliser. À l’inverse, cela pouvait aussi être l’événement le plus fabuleux et nous étions prêts à jouer gros.
Pendant ce temps, je devais jouer. Nous avions déjà assuré le Scudetto. Mais je voulais vraiment être le meilleur buteur du championnat, le Capocannoniere. Obtenir un tel titre signifiait entrer dans les annales et aucun Suédois n’y était parvenu depuis Gunnar Nordhal en 1955. Je tenais ma chance, même si rien n’était encore fait. Au classement, nous étions trois dans un mouchoir de poche. Entre Marco Di Viaio de Bologne, Diego Milito du Genoa et moi, c’était très serré. Cela ne concernait pas Mourinho, pas vraiment. Il entraînait une équipe. Mais, alors qu’il se tenait debout dans le vestiaire, il dit : « À partir de maintenant, nous allons également nous assurer qu’Ibra remporte le titre de meilleur buteur », et ça devint le gros truc. Tout le monde m’aiderait. Tous les joueurs le déclarèrent publiquement.
Mais Balotelli, ce crétin, lors d’un de nos derniers matchs, avait la balle dans la surface et j’arrivai en courant complètement démarqué. En position parfaite. Mais Balotelli préféra continuer à dribbler et je le regardai, l’air de dire : qu’est-ce que tu fabriques ? Tu ne veux pas m’aider ? J’étais furieux mais, d’accord, il était jeune. Il avait marqué des buts. Je ne pouvais pas commencer par l’engueuler dans ces circonstances. Mais j’étais en colère, tout le banc était en colère : mince, avoir couru jusque-là et tirer au but alors que Zlatan était en bonne position, et je me disais que si les choses devaient se dérouler ainsi, le classement des buteurs se passerait de moi. Merci Balotelli. Mais je dépassai ça.
Je marquai un but lors du match suivant et il n’en restait qu’un à jouer. J’étais prêt pour le sprint final. Marco Di Viao et moi avions inscrit vingt-trois buts et Diego Milito, du Genoa, était juste derrière nous avec vingt-deux. Nous étions le 31 mai. Tous les journaux écrivaient là-dessus. Qui allait l’emporter ?
Il faisait chaud ce jour-là. Le titre était joué. Il était acquis depuis un moment. Mais il y avait de la tension dans l’air. Avec un peu de chance, ce serait mes adieux au football italien. C’est ce que j’espérais. Je n’en savais rien. Mais sans me préoccuper de savoir si ce serait mon chant du cygne ou pas, je voulais faire un grand match et remporter le trophée du meilleur buteur. Mince, je n’avais pas l’intention de finir sur un 0 à 0 !
Bien sûr, cela ne dépendait pas que de moi, mais aussi de Di Vaio et de Milito qui jouaient au même moment. Di Viaio et Bologne affrontaient Catane, tandis que Milito et le Genoa jouaient contre Lecce et, sans aucun doute, ces cons allaient marquer des buts. J’étais plus que prêt à répliquer. Il fallait que je marque et il ne suffit pas de le vouloir pour le faire. Si l’on en fait trop, la mécanique peut se gripper. Tous les buteurs le savent. On ne peut pas être obnubilé par le but. Tout est affaire d’instinct. Il faut juste s’y préparer. Je m’en rendis compte tout de suite, ce match contre l’Atalanta Bergame serait épique. Après quelques minutes le score était déjà de 1 à 1.
À la douzième minute, Esteban Cambiasso frappa juste de l’extérieur de la surface de réparation une longue balle tandis que je me tenais là sur la même ligne que les défenseurs. Je partis, j’étais à la limite du hors-jeu et ils n’arrivaient pas à me suivre. Je courus à la vitesse de l’éclair et j’arrivai face au gardien tout seul. Mais il y eut un faux rebond et je tapai dans la balle avec mon genou avant d’entrer en collision avec le gardien. Mais juste avant, je parvins à tirer un coup de canon sur la droite et je marquai le but du 2 à 1. Dès lors, je passai en tête du classement des buteurs. C’est ce que me criaient les gens tout autour et je commençais à avoir bon espoir, ça pouvait marcher. Mais les événements n’étaient pas terminés et je ne comprenais pas vraiment ce qui se passait. Bien sûr, de la ligne de touche, on me gueulait : « Milito et Di Vaio ont marqué. » Mais je n’y croyais pas. Il me semblait que les gars sur le banc me racontaient des craques. Ça arrive souvent dans le football, on se chambre entre nous, et je continuai de jouer. Je faisais la sourde oreille et je croyais qu’un seul but suffirait. Mais sur les autres terrains, le scénario était incroyable.
Diego Milito pointait à la troisième place du classement. C’est un Argentin. Il détenait un record hallucinant de buts marqués. Juste quelques semaines auparavant il avait été libéré pour rejoindre l’Inter de Milan. Donc, si je ne quittais pas le club, nous devrions jouer ensemble la saison prochaine. Mais là, contre Lecce, il fut redoutablement efficace. Il marqua deux buts en moins de dix minutes, totalisant maintenant vingt-quatre buts, tout comme moi, et l’on pouvait sentir sans problème que le troisième but pouvait arriver à tout moment. Mais il ne s’agissait pas que de Milito. Marco Di Vaio avait lui aussi marqué. Je ne savais rien de celui-ci. Mais nous étions maintenant tous les trois à égalité en tête du classement et, dans ce cas-là, il est impossible de désigner un vainqueur. On ne peut pas partager. Il faut être seul en tête pour remporter le titre. Et même si sur le moment je ne savais rien de tout cela, il m’apparut évident que je devrais marquer un but supplémentaire. Je le sentais rien qu’à l’ambiance. Je le voyais sur le visage des types sur le banc, à la pression qui montait dans les tribunes. Les minutes passaient mais rien ne bougeait. On aurait dit qu’on se dirigeait vers un nul. Le score était de 3 à 3, il restait dix minutes à jouer. Mourinho fit entrer Hernán Crespo, nous avions besoin de sang neuf.
Il voulait que nous soyons plus offensifs et il agitait ses bras, pour signifier : « montez et allez-y ! » Étais-je en train de perdre l’occasion de remporter le trophée du meilleur buteur ? J’en avais bien peur et je redoublai d’effort. Je gueulais pour qu’on me passe la balle. Beaucoup de joueurs étaient fatigués. Le match avait été très disputé. Mais Crespo, lui, était frais. Il dribbla sur le côté droit et je m’élançai vers le but. Il m’adressa un long centre et, immédiatement, j’étais à la lutte pour m’emparer du ballon. J’écartai un des joueurs et je me retrouvai dos au but et tandis que la balle rebondissait je vis une occasion. Mais je n’étais pas dans le bon sens, donc, que faire ? J’ai talonné. J’ai talonné vers l’arrière et, même si j’ai marqué un tas de buts sur talonnade dans ma carrière, dont celui contre l’Italie dans le championnat d’Europe, bien sûr, mais aussi celui avec ce coup de karaté contre Bologne, celui-là, en de telles circonstances, fallait pas rêver.
Il ne pouvait pas rentrer. Il était digne des exploits que je réalisais dans le quartier de ma mère et on ne gagne pas le trophée du meilleur buteur du championnat avec ce genre de geste dans l’ultime match. Ça n’arrive jamais. Mais la balle roula dans le but. Le score était de 4 à 3, j’ai enlevé mon maillot même si je savais que cela me coûterait un avertissement. Mais, mon Dieu, c’était énorme et je suis allé me placer près du drapeau de coin, torse nu, et, évidemment, tout le monde est venu s’empiler sur moi. Crespo et tous les autres. Ils m’écrasaient le dos. Cela ressemblait à une agression, ils me hurlaient dessus, l’un après l’autre : « Ça y est, tu as gagné le trophée du meilleur buteur ! »
Et, doucement, je me suis mis à me rendre compte, c’était historique, c’était ma revanche. Quand je suis arrivé en Italie, on disait : « Zlatan ne marque pas assez de buts. » Et voilà, j’avais remporté le trophée du meilleur buteur. Il n’y avait plus aucun doute. Cependant, je la jouais tranquille. Je suis reparti en courant vers le terrain et une chose inhabituelle me fit stopper net.
C’était Mourinho, l’homme au visage de pierre. L’homme qui jamais ne faisait un geste, qui ne bougeait pas un cil, s’était réveillé. Il était comme possédé. Il se déchaînait comme un gosse, il faisait des bonds et je souris : ben quand même, j’y suis arrivé. Mais qu’est-ce qu’il ne faut pas faire !
Il m’avait obligé à remporter le trophée du meilleur buteur d’une talonnade.