CHAPITRE XXXII
Talen se laissa tomber sur le parapet depuis la petite fenêtre.
— Je pourrais entrer, annonça-t-il d’un ton confiant.
— Et la grille ? objecta Kalten.
— Purement décorative, et complètement rouillée depuis les siècles qu’elle est là. Je vais la faire sauter en un tournemain.
— Attendons Xanetia, décida Émouchet. Je veux savoir de quoi il retourne avant de tout casser.
— Je ne voudrais pas être désagréable, fit Mirtaï d’un ton suave, mais nous serons bien avancés si Talen est dans cette cellule quand la bagarre éclatera et qu’une demi-douzaine de Cyrgaïs se précipiteront à l’intérieur pour tuer Ehlana et Aleanne.
— Ils ne risquent pas d’entrer, rétorqua Talen, un sourire accroché aux oreilles. La porte est fermée à clé.
— C’est eux qui ont la clé.
— Je vais m’occuper de la serrure et ils n’entreront pas, je te le garantis.
— Quelqu’un a autre chose à proposer ? demanda Bévier.
— Rien du tout, compte tenu du peu de temps dont nous disposons, répondit Émouchet avec un coup d’œil angoissé vers l’est. Kalten, va voir cette grille.
Kalten grimpa jusqu’à la petite fenêtre, prit les barreaux à deux mains et exerça des tractions dessus, provoquant une pluie de poussière.
— Doucement ! souffla Mirtaï.
— C’est bon. Le mortier est pourri, annonça-t-il dans un murmure, puis il colla son oreille à la fenêtre. Ehlana veut te parler, Émouchet.
Émouchet grimpa vers la fenêtre.
— Oui, ma tendresse ? demanda-t-il tout bas, dans l’obscurité.
— Que vas-tu faire, Émouchet ? murmura-t-elle d’une voix si proche qu’il eut l’impression de pouvoir la toucher.
— Nous allons ôter la grille et Talen va passer par la fenêtre. Il va bloquer la serrure pour que personne ne puisse entrer dans la cellule. Puis nous allons secouer les gardes. Zalasta est encore dans le coin ?
— Non. Il est au temple, avec Ekatas. Il sait que tu es là, Émouchet. Il t’a senti, je ne sais pas comment. Santheocles a envoyé des hommes à ta recherche dans toute la ville.
— Nous les avons pris de vitesse. Ils ne sont sûrement pas au courant que nous sommes déjà là.
— Comment es-tu arrivé jusque-là, Émouchet ? Toutes les issues sont gardées.
— Nous avons escaladé la tour par l’extérieur. Quelles sont les habitudes des gardes ?
— Ils se lèvent avec le jour, préparent ce qui passe pour le petit déjeuner dans la salle de garde, et quelques-uns nous apportent à manger.
— Tu risques de déjeuner en retard, ce matin, mon amour, murmura-t-il avec un sourire crispé. Le cuistot aura d’autres soucis d’ici peu.
— Prends garde à toi, Émouchet.
— Ne t’inquiète pas, ma reine.
— Émouchet, appela tout bas Mirtaï. Xanetia est de retour.
— Je dois y aller, mon chou, murmura-t-il dans le noir. Tu seras bientôt libre. Je t’aime.
— Que c’est doux à entendre…
Émouchet redescendit sans bruit sur le parapet.
— Content de vous revoir, Anarae, dit-il. Alors, combien de gardes aurons-nous à affronter ?
— Je crains qu’ils ne soient une vingtaine au moins, Anakha.
— Les Cyrgaïs ne sont pas très futés, nota Bévier, mais une vingtaine d’hommes, ça risque de poser problème.
— Pas forcément, objecta Émouchet. D’après Aphraël, il n’y a que trois pièces ici : la salle principale, la cellule et la salle de garde. C’est bien ça, Anarae ?
— En effet, confirma Xanetia. La cellule et la salle de garde sont au nord. La grande salle du côté sud donne sur le temple de Cyrgon. J’ai lu dans la pensée d’un Cyrgaï à demi éveillé que cette tour était la retraite habituelle du roi Santheocles, car il prenait un certain plaisir à observer son domaine depuis le parapet – et par-dessus tout à recevoir l’adulation de ses sujets massés dans la cité en dessous.
— Les gardes ont-ils des heures de ronde ? demanda Bévier.
— Que non point, doux sire. En vérité, leur tâche essentielle consiste à sonner de la trompe pour annoncer au peuple que Santheocles va paraître sur le parapet afin de recevoir l’adulation des Cyrgaïs.
— Et en attendant, ils restent dans la salle de garde ? insista Émouchet.
— Tous, sauf quatre hommes : deux qui gardent la porte de la cellule, et deux qui surveillent l’escalier menant aux niveaux inférieurs de la tour.
— Peut-on entrer dans la cellule à partir de la salle de garde ? s’enquit Bévier.
— Non. Elle n’a qu’une porte.
— Quelle largeur fait la porte entre la salle de garde et la salle principale ?
— C’est une petite porte. On n’y saurait passer à deux de front.
— Nous pourrions la tenir, Kalten et moi.
— La salle de garde a-t-elle d’autres issues ? demanda Kalten.
— Une unique fenêtre, répondit Xanetia. La même que celle-ci, mais elle n’est point grillagée.
— Ce qui réduit nos adversaires aux quatre gardes de la salle principale, conclut Kalten. Nous pourrions, Bévier et moi, empêcher les autres de sortir pendant des mois s’il le fallait.
— Nous nous occuperons, Émouchet et moi, de ceux qui se trouvent à la porte de la cellule et en haut de l’escalier, proposa Mirtaï.
— Aidons Talen à entrer dans cette cellule, décida Émouchet en constatant que les ténèbres blanchissaient à l’est.
Kalten grimpa à nouveau vers la fenêtre et commença à entamer le mortier avec sa dague.
— Allez surveiller l’autre côté, Anarae, chuchota Émouchet. Prévenez-nous si quelqu’un monte cet escalier.
Elle acquiesça et disparut au coin de la tour. Émouchet attaqua le plâtre du côté gauche de la grille tandis que Kalten poursuivait sa tâche de l’autre côté.
— Fais attention quand elle se détachera, murmura Émouchet. Il ne manquerait plus qu’elle tombe sur le parapet.
— De mon côté, c’est bon, chuchota Kalten. Je la tiens pendant que tu finis de la libérer.
Émouchet redoubla d’efforts, projetant une averse de poussière et de fragments de mortier sur le parapet, en dessous.
— Ça y est, annonça-t-il.
— Allons-y.
Kalten banda ses muscles et il y eut un raclement tandis que la grille se détachait du mur. Puis, d’un seul mouvement, Kalten la projeta par-dessus la balustrade.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’étrangla Émouchet.
— Je m’en débarrasse.
— Tu as pensé au bruit qu’elle va faire en heurtant le sol ?
— Cinq cents pieds plus bas ? On ne l’entendra pas d’ici. Et si un Cyrgaï ou un marchand d’esclaves cynesgan la reçoit sur la tête, je m’en remettrai.
Émouchet passa la tête par l’ouverture.
— Ehlana ? Je t’envoie Talen. Crie ou fais du bruit dès qu’il aura brouillé la serrure de sorte que les gardes ne sortent pas par la porte.
Émouchet dégagea la voie et le gamin souple comme une anguille s’insinua dans la fenêtre. Soudain, il resta coincé.
— Ça ne marche pas, dit-il. Tire-moi de là, Kalten. Émouchet sentit son cœur se serrer tandis qu’il aidait Kalten à extraire le gamin de son piège.
— Attendez une minute.
Talen se retourna sur le côté, tendit les bras au-dessus de sa tête.
— Allez-y, poussez ! ordonna-t-il en se tortillant dans l’encadrement de la fenêtre.
— Tu vas t’arracher la peau, l’avertit Kalten.
— Ça repoussera. Allez !
Les deux hommes s’exécutèrent, et après pas mal de contorsions et quelques jurons étouffés, le gamin réussit à passer.
— Ça va ? demanda Émouchet.
— Ouais, mais grouillez-vous. De mon côté, ce sera vite vu. Les deux hommes se laissèrent retomber sur le parapet.
— Dépêchons-nous ! ordonna sèchement Émouchet. Mirtaï et les trois chevaliers filèrent rapidement vers la face sud de la tour.
— Tout doux, Anakha, fit la voix de Xanetia, semblant venir de nulle part.
— Ils ont commencé à bouger ? demanda Bévier.
— J’entends du bruit dans la salle de garde.
Le mur sud de la tour était percé de deux grandes fenêtres sans vitres encadrant une large porte. Émouchet jeta prudemment un coup d’œil par le coin d’une des deux fenêtres. La salle était telle que l’avait décrite Aphraël : assez vaste, meublée avec parcimonie de bancs, de quelques tabourets et de tables basses, et éclairée par des lampes à huile rudimentaires. Deux Cyrgaïs raides comme des statues montaient la garde devant une petite porte, sur le mur du fond, à droite. L’escalier, sur la gauche de la pièce, était gardé lui aussi et fermé sur trois côtés par un mur bas. L’autre porte, celle qui donnait sur la salle de garde, se trouvait aussi du côté gauche, non loin de l’escalier.
Émouchet observa soigneusement les gardes, leurs armes, leur équipement. C’étaient des hommes à la musculature impressionnante, vêtus de pectoraux archaïques, de casques à plumet et de courtes jupes de cuir. Chacun portait un grand boucher rond attaché au bras gauche, et tenait une lance de huit pieds. Une épée et une lourde dague étaient accrochées à leur ceinturon.
Émouchet replongea sous le niveau de la fenêtre.
— Vous feriez aussi bien de jeter un coup d’œil, murmura-t-il.
Kalten, Mirtaï et Bévier s’exécutèrent, l’un après l’autre.
— La porte donnant sur le parapet est-elle verrouillée ? souffla Émouchet.
— M’est avis qu’il serait imprudent d’y compter, Anakha, répondit Xanetia. Les constructions cyrgaïs sont rudimentaires, et bien fol qui se fierait à leurs serrures.
— Vous avez raison, souffla-t-il. Retournons de l’autre côté. Ils regagnèrent la paroi est.
— Ça s’éclaircit, nota Kalten en indiquant l’horizon.
— On va passer par les fenêtres, grommela Émouchet. On se marcherait dessus en essayant de passer par la porte, de toute façon. Bien, Kalten et moi, on s’occupe de celle-ci. Bévier, Mirtaï, vous prenez l’autre. Méfiez-vous : ces lances semblent être leur arme favorite, et ils doivent savoir s’en servir. Alors, on leur tombe dessus à bras raccourcis et on profite de l’effet de surprise pour bloquer la porte de la salle de garde et l’escalier.
— L’escalier, c’est pour moi, décréta Mirtaï. Vous, occupez-vous de faire sortir nos amies de cette cellule.
— Entendu. Dès qu’elles seront dehors, je déchaîne le Bhelliom. Ça devrait sensiblement changer les données du problème.
Soudain, une voix claire entama un chant poignant qui déchira le silence de la cité endormie.
— C’est le signal ! fit Kalten. C’est Aleanne ! Talen a fini ! Allons-y !
— D’accord, fit Émouchet en reculant pour laisser passer Bévier et Mirtaï. Au signal, on fonce.
Bévier et Mirtaï se faufilèrent à quatre pattes sous la première fenêtre et prirent position sous la seconde.
— Restez à l’écart, Anarae, murmura Émouchet à Xanetia, toujours invisible. Ce n’est pas un combat pour vous, ajouta-t-il en se rembrunissant, car il ne sentait pas sa présence. Très bien, Kalten. On y va !
Les deux hommes rampèrent silencieusement, l’épée à la main, sous la large fenêtre. Émouchet se redressa légèrement pour jeter un coup d’œil le long du parapet. Bévier et Mirtaï attendaient sous l’autre fenêtre. Il respira un bon coup et banda ses muscles.
— En avant ! hurla-t-il en mettant la main sur le rebord de la fenêtre, et il se rua dans la pièce.
L’instant d’avant, il y avait quatre Cyrgaïs à l’intérieur. Maintenant ils étaient dix.
— C’est la relève de la garde, Émouchet ! brailla Bévier en faisant tournoyer sa hache mortelle à deux mains.
Ils avaient encore l’avantage de la surprise, mais la situation avait dramatiquement évolué. Émouchet poussa un juron et coupa en deux un Cyrgaï qui portait un seau – sans doute le petit déjeuner des prisonnières. Puis il se jeta sur les quatre gardes sidérés qui se précipitaient devant la porte de la cellule. L’un d’eux se débattait avec la serrure tandis que les trois autres s’efforçaient de prendre position. Ils étaient disciplinés, on ne pouvait dire le contraire, et leurs longues lances posaient un problème mortel.
Émouchet balança un puissant revers de sa large épée sur leurs lances. Kalten fit de même de son côté. Des bruits confus se faisaient entendre à l’autre bout de la salle, mais Émouchet était trop occupé à rejoindre le garde qui s’efforçait d’ouvrir la porte de la cellule pour s’y intéresser.
Il réussit à casser deux des lances, et les Cyrgaïs les rejetèrent pour dégainer leur épée. Le troisième soldat, dont la lance était encore intacte, recula d’un pas pour protéger celui qui farfouillait toujours fébrilement dans la serrure.
Émouchet risqua un rapide coup d’œil de l’autre côté de la salle et vit Mirtaï soulever au-dessus de sa tête un garde agité de mouvements frénétiques et le balancer dans l’escalier. Deux autres étaient morts ou agonisants. Comme dans la salle du trône d’Otha, à Zémoch, Bévier tenait la porte de la salle des gardes pendant que Mirtaï, tel un grand chat doré, massacrait les gardes qui montaient l’escalier. Émouchet ramena rapidement son attention sur ses adversaires.
Les Cyrgaïs n’étaient pas très habiles à l’épée et leurs boucliers démesurés restreignaient encore leurs mouvements. Émouchet feinta vers la tête de l’un d’eux, et l’homme leva instinctivement son bouclier. Émouchet rectifia instantanément la position et enfonça la pointe de son épée dans le pectoral étincelant. Le Cyrgaï poussa un cri atroce et tomba en arrière, le sang jaillissant de l’entaille.
Pendant ce temps, le Cyrgaï qui s’acharnait sur la serrure renonça à la déverrouiller et commença à donner des coups d’épaule sur le panneau. Émouchet entendait craquer le bois. Il redoubla d’énergie. Si le Cyrgaï enfonçait la porte-Soudain, elle s’ouvrit vers l’intérieur. Le Cyrgaï tira son épée avec un cri de triomphe.
Il s’étrangla dans sa gorge. Une lueur surnaturelle emplit soudain la pièce.
Xanetia se dressait sur le seuil de la cellule, plus brillante que le soleil, sa main mortelle tendue devant elle.
Le Cyrgaï poussa un long hurlement, bouscula ses deux compagnons, courut vers la fenêtre et passa à travers.
Il criait toujours quand il disparut par-dessus la balustrade.
Les deux Cyrgaïs qui se trouvaient à la porte de la cellule se mirent à courir dans la pièce comme des souris terrifiées.
— Mirtaï ! rugit Émouchet. Écartez-vous ! Laissez-les partir !
L’Atana qui soulevait un autre ennemi au-dessus de sa tête le balança dans l’escalier, se retourna d’un bloc et s’effaça pour permettre aux deux gardes démoralisés de prendre la fuite.
— Écarte-toi, doux sire ! ordonna Xanetia. Moi présente, nul ne franchira cette porte !
Bévier jeta un coup d’œil à son visage luisant et s’exécuta. Les Cyrgaïs qui se trouvaient dans la salle de garde l’aperçurent et claquèrent la porte.
— Tout va bien, Ehlana ! appela Émouchet.
Talen sortit en premier, la face livide, l’air choqué. Sa tunique était déchirée en plusieurs endroits et la longue estafilade sanguinolente qui lui barrait le bras en disait long sur le combat qu’il avait mené pour passer par l’étroite fenêtre. Il regardait Xanetia avec épouvante.
— Elle est entrée par la fenêtre dans une bouffée de fumée, Émouchet, dit-il d’une voix étranglée.
— De brouillard, jeune Talen, rectifia Xanetia. La fumée ne sied point à la chair humaine.
Elle était plantée, plus luisante que jamais, devant la porte de la salle de garde. Un drôle de vacarme se faisait entendre à l’intérieur.
— Ma parole, ils déménagent, là-dedans ! fit Bévier en riant. Ils doivent empiler les meubles devant la porte.
Aleanne sortit en courant de la cellule et se jeta au cou de Kalten. Ehlana émergea alors de sa prison. Elle était en haillons et sa guimpe, serrée comme un bandage, faisait ressortir ses cernes mauves sur sa peau plus blanche encore que d’ordinaire.
— Oh, Émouchet, dit-elle d’une voix rauque en lui tendant les bras.
Il la serra sur son cœur, de toutes ses forces.
Loin, en dessous, monta un hurlement sauvage.
Anakha ! fit la voix rugissante du Bhelliom dans l’esprit d’Émouchet. Sentant approcher le péril, Cyrgon s’est réveillé ! Libère-moi !
Émouchet tira la bourse qui faisait une bosse sous sa tunique et dénoua maladroitement les cordons.
— Cyrgon sait que nous avons libéré Ehlana ! s’écria Émouchet d’une voix tendue en sortant le coffret de la bourse. Ouvre-toi ! ordonna-t-il.
Le couvercle se souleva et la lueur bleue du Bhelliom baigna la pièce. Émouchet souleva délicatement le joyau.
— Ils montent, Émouchet ! l’avertit Mirtaï.
— Écartez-vous ! dit-il sèchement. Rose Bleue ! Peux-tu barrer la voie à nos ennemis qui gravissent en cet instant même l’escalier ?
Le Bhelliom ne répondit pas, mais le mur à hauteur de taille qui entourait le haut de l’escalier s’écroula et dégringola dans les profondeurs. Cela fit un vacarme épouvantable et un nuage de poussière impressionnant.
Préviens Aphraël que sa mère est saine et sauve, suggéra laconiquement le Bhelliom. Et que le combat commence.
Émouchet lança le sortilège. Aphraël ! appela-t-il silencieusement, mais avec urgence. Ehlana est libérée ! Dis aux autres qu’ils peuvent entrer !
Le Bhelliom peut-il rompre l’illusion de Cyrgon ? demandât-elle sans y mettre plus de formes que le Bhelliom.
Rose Bleue, reprit Émouchet dans le secret de sa pensée, l’illusion de Cyrgon freine l’avance de nos amis sur la ville. Peux-tu la briser afin que leurs forces convergent sur cet endroit maudit ? Il en sera ainsi fait, mon fils.
Il y eut un instant de silence, et il leur sembla que la terre tremblait légèrement sous leurs pieds. Puis des vagues moirées strièrent le ciel.
Du temple d’un blanc lépreux, en dessous d’eux, monta un hurlement insoutenable, exprimant une souffrance indicible.
— Nom d’un chien, fit doucement Flûte en apparaissant au centre de la salle. C’est la première fois que je vois briser un sort qui a tenu plus de dix mille ans. Ça doit faire rudement mal. Ce pauvre Cyrgon doit passer un sacré quart d’heure !
— Ce n’est pas fini, Déesse-Enfant, fit le Bhelliom par les lèvres de Kalten. Économise cette jubilation intempestive pour le moment où tout danger sera passé.
— Non mais dis donc !
— Chut, Aphraël ! Anakha, nous devons nous occuper de notre défense. Ce que sait Cyrgon, Klæl le sait aussi. Le combat est proche. Nous devons nous préparer.
— En effet, acquiesça Émouchet. Bon, vous autres, je voudrais que vous vous répartissiez le long du parapet. Ouvrez bien les yeux. Klæl arrive, et je n’aimerais pas qu’il me tombe dessus par-derrière. L’escalier est complètement bloqué ?
— Une souris ne pourrait passer à travers tous ces gravats, confirma Mirtaï.
— Nous pouvons oublier les gardes, annonça Bévier qui avait collé son oreille à la porte. Ils poursuivent le réaménagement de la pièce.
— Parfait, fit Émouchet en ouvrant la porte donnant sur le parapet. Ne jouez pas aux héros. C’est entre le Bhelliom et Klæl que ça se passe.
Le ciel, à l’est, blanchissait à l’approche du jour lorsqu’ils prirent pied sur le parapet. La Cité Occulte vibrait encore du cri d’agonie de Cyrgon.
— Regardez ! fit Talen en tendant le doigt vers la falaise de basalte, de l’autre côté du lac, au sud.
Une horde de silhouettes minuscules dans le lointain, et encore noires dans la maigre lumière, se déversaient dans le Vallon des Héros et s’engageaient dans la cuvette, devant les portes de Cyrga.
— Qui est-ce ? s’écria Ehlana en agrippant le bras d’Émouchet.
— Vanion, répondit-il. Vanion et à peu près tous les autres : Betuana, Kring, Ulath, les Trolls, Séphrénia…
— Séphrénia ? s’écria Ehlana. Mais elle est morte !
— Tu ne pensais pas que j’allais laisser Zalasta tuer ma sœur, tout de même ? se récria Flûte.
— Il a dit qu’il l’avait poignardée en plein cœur !
La Déesse-Enfant écarta son objection d’un haussement d’épaules.
— C’est vrai, mais le Bhelliom l’a rétablie. Et tu peux compter sur Vanion pour faire payer ça à Zalasta.
Talen revint au trot vers eux.
— Bergsten arrive par l’autre côté, annonça-t-il. Ses chevaliers ont écrasé trois régiments de Cyrgaïs sans ralentir l’allure.
À cet instant, il y eut une explosion, loin en dessous d’eux. Le toit du temple livide entra en éruption, projetant des blocs de calcaire dans toutes les directions, tandis que les ténèbres infinies de Klæl jaillissaient de la maison de Cyrgon. Il étendit ses énormes ailes cireuses. Les fentes embrasées de ses yeux balayèrent fébrilement les environs.
— Je t’en prie, Anakha, élève-moi de sorte que mon frère puisse me contempler, fit la voix détachée du Bhelliom, par les lèvres de Kalten.
D’une main tremblante, Émouchet brandit la rose de saphir au-dessus de sa tête.
Avec la raideur d’un mannequin de bois, Kalten écarta les bras d’Aleanne et s’approcha du parapet. Il s’exprima dans une langue qu’aucune bouche humaine n’aurait pu articuler, et l’on entendit probablement ses paroles jusqu’à Chyrellos, à l’autre bout du monde.
Klæl éleva vers eux l’indicible monstruosité de sa face et rugit en réponse, sa gueule hérissée de crocs bavant des flammes.
Fais bien attention, Anakha, dit la voix calme du Bhelliom dans l’esprit d’Émouchet. Je vais provoquer mon frère égaré afin que, aveuglé de fureur, il accepte l’affrontement. Tiens bon face à l’horreur approchante, car de ton courage et de la force de ton bras dépendent notre succès ou notre échec.
Je ne comprends pas, Rose Bleue. Dois-je frapper Klæl ?
Que nenni, Anakha. Ta tâche consiste à me libérer.
Le monstre formidable et ténébreux dressé en dessous d’eux écarta sauvagement les ruines du temple de Cyrgon dans lesquelles il se dressait à mi-corps et s’approcha du palais en tendant avidement les bras. Arrivé devant les portes massives, il brandit la foudre qu’il étreignait dans son poing énorme et les anéantit.
Kalten poursuivit ses invectives assourdissantes tandis que Klæl rugissait de plus belle en se frayant un chemin vers les ailes inférieures du palais, détruisant tout ce qui se trouvait sur le chemin menant à la tour.
Lorsqu’il y parvint enfin, il escalada la paroi, ses griffes gigantesques s’agrippant aux pierres, ses ailes griffant l’air matinal.
Que dois-je faire, Rose Bleue, pour te libérer ? demanda avidement Émouchet.
Nous devons nous recombiner brièvement, mon frère et moi, afin de redevenir tels que nous étions jadis, faute de quoi je demeurerai à jamais prisonnier de ce cristal d’azur. Oui, mon fils, prisonnier tout comme Klæl le sera à jamais de la forme monstrueuse qui est à présent la sienne. Dans notre combinaison temporaire, nous serons tous deux libérés.
Vous combiner ? Comment ?
Quand il sera parvenu à cette hauteur dérisoire et poussera un hurlement d’exaltation, tu devras, mon fils, me projeter dans sa gueule béante.
Qu’est-ce à dire ?
Il m’engloutira avec avidité. Veille à bien agir de la sorte. Au moment de notre union, nous serons, Klæl et moi, libérés de notre forme actuelle, et notre combat commencera. Tu n’échoueras point, ô mon fils, car tel est ton devoir, et la destinée pour laquelle je t’ai fait.
Émouchet inspira profondément.
Je ne te ferai point défaut, ô mon père, jura-t-il de toute son âme.
Au comble de la rage, ses ailes cireuses s’étendant, vibrantes, dans le vent pour y prendre appui, Klæl montait toujours plus haut sur la paroi de la tour. Émouchet sentit un étrange détachement s’emparer de lui. Il regarda bien en face le Dieu des Enfers et n’éprouva nulle crainte. Sa tâche était simple, au fond. Il n’avait qu’à projeter la rose de saphir dans cette gueule béante et, si l’occasion ne se présentait pas, se jeter dedans, le poing crispé sur le Bhelliom. Il n’éprouvait aucun regret, pas la moindre tristesse tandis que cette résolution irrévocable s’imposait à lui. Ça valait mieux que de mourir, comme tant de ses amis, dans un combat dérisoire, dont personne ne se souviendrait, pour une frontière ou une autre. Ça, au moins, ça avait un sens, et pour un soldat, il n’y avait pas de plus belle mort.
Klæl continuait à monter, toujours plus haut, la main avidement tendue vers son frère haï. Quelques toises à peine en dessous d’Émouchet, les fentes de ses yeux brillaient d’une lueur cruelle, triomphale, et des flammes ruisselaient de ses crocs, tandis qu’il éructait de haine.
Alors Émouchet bondit sur l’antique créneau et se redressa de toute sa hauteur, brandissant le Bhelliom dans son poing en hurlant son défi :
— Pour Dieu et ma reine !
Klæl à son tour se dressa et tendit sa terrible serre.
Puis, comme un ressort tendu à bloc, Émouchet frappa. Son bras se détendit…
— Allez ! hurla-t-il en lançant le joyau étincelant.
La rose de saphir jaillit de sa main telle une flèche et disparut dans la gueule embrasée de Klæl.
La tour trembla alors qu’un frisson ébranlait l’énormité noire, luisante, accrochée à sa paroi. Émouchet eut toutes les peines du monde à se maintenir sur son perchoir précaire. Kalten tomba à la renverse sur le parapet.
Les ailes de Klæl se déployèrent dans toute leur hideur et furent prises de spasmes effroyables. Le monstre incommensurable s’enfla, devint plus énorme encore. Puis il se contracta, se rétracta, se recroquevilla.
Et il explosa.
La détonation ébranla le monde. Émouchet fut projeté à bas du créneau et tomba lourdement sur le parapet. Il roula sur lui-même, se releva en souplesse et se précipita vers la rambarde de pierre.
Deux êtres de lumière, l’un bleuté, l’autre d’un rouge fuligineux, s’empoignaient dans le vide, à dix pieds de là. Ils se livraient un combat élémentaire, primitif, où s’affrontaient la volonté et la puissance à l’état pur. C’étaient des êtres sans visage, et leur forme n’était que vaguement esquissée. Ils étaient cramponnés l’un à l’autre, tels des lutteurs de force égale dans une kermesse villageoise, chacun appliquant toute sa force à vaincre son adversaire.
Émouchet et ses amis étaient appuyés aux créneaux, figés, épouvantés, incapables d’intervenir en quoi que ce soit.
Puis les deux adversaires se séparèrent et se dressèrent, le dos rond, les bras fléchis, chacun face à son frère immortel dans une communion inconcevable.
Je m’en remets à toi, Anakha, fit la voix calme du Bhelliom, dans l’esprit d’Émouchet. Si nous devions continuer d’exister, Klæl et moi, ce monde serait assurément détruit, comme cela est souvent advenu auparavant. Tu es de ce monde et dois donc être mon champion. Des contraintes pèsent sur toi qui ne m’entravent point. Le champion de Klæl est aussi de ce monde et pareillement limité.
Ainsi soit-il, puisque telle est ta volonté, ô mon père, répondit Émouchet. Je serai ton champion s’il le faut. Qui devrai-je combattre ?
Un immense rugissement de rage monta des profondeurs, et une flamme vivante jaillit du temple détruit.
Voici ton adversaire, mon fils, répondit l’esprit d’azur. Klæl l’a invoqué pour te combattre.
Cyrgon !
En effet.
Mais c’est un Dieu !
N’en es-tu pas un toi-même ?
Émouchet sentit son esprit vaciller.
Plonge en toi-même, Anakha. Tu es mon fils, et je t’ai fait pour être le réceptacle de ma volonté. Je vais libérer cette volonté en toi, faisant ainsi de toi le champion de ce monde. Sens le pouvoir qui t’infuse.
Ce fut comme la soudaine ouverture d’une porte qui avait toujours été fermée. Émouchet sentit son esprit et sa volonté s’enfler infiniment alors que la barrière tombait, et cette expansion s’accompagnait d’un calme inébranlable.
Maintenant, tu es vraiment Anakha, mon fils ! exulta le Bhelliom. Ta volonté est désormais la mienne. Tout est possible. C’est ta volonté qui a vaincu Azash. Je n’étais que ton instrument. Tu seras à présent le mien. Applique ton invincible pouvoir à la tâche. Prends-le entre tes mains et façonne-le. Forge des armes avec ton esprit, et affronte Cyrgon. Si ton cœur est sincère, il ne pourra te vaincre. Maintenant, va. Cyrgon t’attend.
Émouchet inspira profondément et regarda la place jonchée de gravats, loin en dessous de lui. La flamme qui avait émergé du temple détruit s’était condensée en une forme humaine flamboyante dressée devant les ruines d’une blancheur fantomatique.
— Viens, Anakha ! rugit la chose. Notre rencontre était annoncée depuis le commencement des âges ! Tu auras l’honneur à nul autre pareil de périr de ma main, car telle est ta destinée !
— Ne vends pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué, Cyrgon ! hurla Émouchet en réponse, renonçant délibérément au langage archaïque, creux et pompeux. Ne t’en va pas ! J’arrive !
Il prit appui, d’une main, sur la pierre du rempart et sauta par-dessus avec légèreté. Il resta suspendu dans le vide.
— Lâche-moi, Aphraël ! ordonna-t-il.
— Que fais-tu ? s’exclama-t-elle.
— Je te dis de me lâcher !
— Tu vas tomber !
— Mais non. J’ai la situation bien en main. Ne t’en mêle pas. Cyrgon m’attend. Lâche-moi, s’il te plaît !
Ce n’était pas comme s’il volait, encore qu’il eût la certitude qu’il aurait pu voler s’il avait voulu. Il se sentait incroyablement léger. Il descendit en planant vers les ruines de la maison de Cyrgon. Ce n’était pas comme s’il ne pesait plus rien ; c’était plutôt que son poids était sans importance. Sa volonté était plus forte que la gravité. L’épée à la main, il descendait, telle une plume portée par le vent, ignorant la peur.
Cyrgon l’attendait en bas. Le Dieu Aîné drapa autour de lui les flammes qui constituaient sa silhouette embrasée, condensa leur incandescence selon la forme antique de l’armure que portaient ceux qui l’adoraient : la cuirasse d’acier étincelant, le casque à cimier, le grand bouclier rond, l’épée.
Émouchet eut une vision fulgurante tandis qu’il dérivait dans l’air soudain frais. Cyrgon était moins stupide que conservateur. Il détestait, il haïssait le changement. C’est pourquoi il avait à jamais figé ses Cyrgaïs dans le temps et banni de leur esprit tout potentiel d’évolution, toute capacité d’innovation. Son peuple, que le vent du temps n’effleurerait jamais, resterait pour l’éternité tel qu’il était quand il l’avait conçu. Il avait forgé un idéal et l’avait imposé à force de lois, de coutumes, d’une aversion innée pour le changement, et ainsi figés, ses Cyrgaïs étaient condamnés. Ils étaient perdus depuis que le premier d’entre eux avait posé son pied chaussé de sa sandale sur la face de ce monde en perpétuel changement.
Émouchet eut un imperceptible sourire. Cyrgon avait besoin d’une leçon sur les avantages du changement, et la première leçon porterait sur les mérites de l’équipement moderne, des armes et des tactiques. Émouchet pensa « armure », et fut aussitôt bardé d’une armure noire, vernie. Il envoya négligemment promener son épée d’exercice et son arme de cérémonie, plus longue et plus lourde, pesa dans sa main. Il était maintenant un chevalier pandion en armure, un soldat de Dieu – le soldat de plusieurs Dieux, rectifia-t-il tristement. Il était, presque par défaut, le champion de sa reine, de son Église et de son Dieu, et même, s’il avait bien lu dans la pensée du Bhelliom, de sa sœur si belle et parfois si vaine – la Terre.
Il se posa enfin sur le sol, parmi les ruines du temple.
— Loué soit le jour de notre rencontre, Cyrgon, dit-il gravement.
— Loué soit ce jour, répondit le Dieu. Je t’avais mal jugé. Tu fais le poids, aujourd’hui. Je désespérais de toi et craignais que tu ne prennes jamais conscience de ta réalité. Ton apprentissage a été long. M’est avis qu’il a pâti de ton affinité avec Aphraël.
— Nous perdons du temps, Cyrgon, lança Émouchet, coupant court à l’échange d’aménités. Allons-y. Je suis déjà en retard pour le petit déjeuner.
— Ainsi soit-il, Anakha ! fit Cyrgon, ses traits classiques se figeant en une expression approbatrice. Défends-toi !
Et il lui lança un terrible coup d’épée à la tête. Mais Émouchet avait déjà levé son arme, de sorte que les lames se heurtèrent dans le vide, entre eux.
C’était bon de se battre à nouveau. Il n’y avait pas de politique, ici, pas de paroles confuses ou de fausses promesses, juste le tintement de l’acier, propre, net, et le glissement fluide des muscles et des tendons sur l’os.
Cyrgon était rapide, aussi rapide que Martel au temps de sa jeunesse, et malgré sa haine des innovations, il apprenait vite. L’enchaînement complexe des mouvements du poignet, du bras et de l’épaule qui caractérisait le bretteur aguerri semblait lui venir spontanément, comme malgré lui.
— C’est revigorant, pas vrai ? fit Émouchet avec un sourire carnassier en frappant le Dieu Aîné à l’épaule. Ouvre ton esprit, Cyrgon. Rien n’est gravé dans le marbre, pas même une chose aussi simple que – ça !
Et il lui infligea une nouvelle entaille, atteignant cette fois son bras armé.
L’immortel se précipita sur lui, son boucher rond, démesuré, en avant, s’efforçant de toute sa volonté, de toutes ses forces, de surmonter son adversaire mieux entraîné.
Émouchet plongea le regard dans la perfection de son visage et y lut du regret, un insondable désespoir. Il verrouilla son épaule comme le lui avait appris Kurik, banda le bras portant son boucher, opposant une barrière infranchissable aux mouvements inefficaces, désordonnés, de son adversaire. Il esquivait les coups avec aisance, de son épée levée.
— Rends-toi, Cyrgon ! dit-il. Rends-toi et vis. Rends-toi et Klæl sera banni. Nous sommes de ce monde, Cyrgon. Laisse Klæl et le Bhelliom lutter pour d’autres mondes. Prends ta vie, ton peuple, et va-t’en. Je ne veux pas te tuer.
— Je méprise cette offre insultante, Anakha ! hurla Cyrgon.
— J’estime avoir satisfait aux exigences de l’honneur de la chevalerie, marmonna Émouchet avec un certain soulagement. Dieu sait ce que j’aurais fait si tu avais accepté. Ainsi soit-il, mon frère, dit-il en levant à nouveau son épée. Nous n’étions pas faits pour vivre dans le même monde. Regarde bien, mon frère, fit-il entre ses dents, les mâchoires crispées, et il sentit son corps et sa volonté grandir en lui. Regarde et prends-en de la graine.
Alors il déchaîna cinq cents ans d’entraînement couplés à une colère monstrueuse contre le pauvre petit Dieu impotent qui avait violé la paix du monde, une paix à laquelle il aspirait lui-même depuis qu’il était rentré de son exil au Rendor. Une quarte tout ce qu’il y a de plus classique, et il déchira la cuisse de Cyrgon. Il lui porta la botte imparable de Martel et balafra son visage parfait. Tierce, feinte, le coup d’estoc de Vanion – et il sectionna le haut du bouclier rond, démesuré, de Cyrgon. De tous les chevaliers de l’Église, les Pandions étaient les plus doués à l’épée, et de tous les Pandions, Émouchet était le meilleur. Le Bhelliom avait fait de lui l’égal d’un Dieu, mais Émouchet se battait comme un homme. Un homme superbement entraîné, pas au mieux de sa forme et sûrement trop vieux pour ce genre de performance, mais qui jouissait d’une foi absolue : s’il tenait le destin du monde entre ses mains, il livrerait ce dernier combat.
Son épée devint floue à la lumière du soleil nouvellement levé, frémissant, vibrant. Déconcerté, le Dieu Aîné tenta de riposter.
L’occasion se présenta ; Émouchet en sentit la symétrie parfaite. Cyrgon lui offrit la même ouverture exactement que Martel dans le temple d’Azash. Martel avait pleinement compris la signification de cette série d’assauts. Mais pas Cyrgon. Le coup qui le transperça le prit totalement par surprise. Il se raidit, son épée tomba de ses doigts gourds et il recula en titubant, frappé à mort.
Émouchet reprit son assiette et leva son épée ensanglantée devant son visage en guise de salut.
— Une innovation, Cyrgon, dit-il d’une voix détachée. Tu n’étais pas mauvais dans ton genre, mais tu aurais dû te tenir au courant.
Cyrgon gisait, inerte, sur les pavés de la cour, sa vie immortelle coulant de la fente ouverte dans son pectoral.
— Et maintenant, Anakha, tu vas prendre le monde ? hoqueta-t-il.
Émouchet s’accroupit à côté du Dieu abattu.
— Non, Cyrgon, répondit-il avec lassitude. Je ne veux pas du monde. Juste un petit coin à moi.
— Alors pourquoi m’avoir affronté ?
— Je ne voulais pas que tu t’en empares, voilà pourquoi. Parce que s’il avait été à toi, mon petit coin aurait été beaucoup moins tranquille. Tu t’es bien battu, Cyrgon, dit-il en prenant la main livide. Je te respecte. Salut à toi, et adieu.
— Salut à toi, Anakha, et adieu, répondit Cyrgon dans un murmure.
Il y eut un immense hurlement de rage et de frustration. Émouchet leva les yeux et vit une forme humaine, d’un rouge fuligineux, filer vers le ciel matinal. Klæl reprenait son interminable voyage vers la plus lointaine étoile, et au-delà.