CHAPITRE VI
Ils chevauchaient, blottis dans leur cape. Le ciel était d’un gris uniforme et un vent glacial soufflait du golfe de Micae. Encore heureux qu’il ne pleuve pas, se dit Bérit. Il se répéta qu’ils ne devaient pas aller trop vite. Ce qu’ils faisaient n’était qu’une infime partie d’une stratégie dont l’enjeu était infiniment plus vaste, mais la confrontation à laquelle ils s’apprêtaient approchait, et il avait hâte d’en finir.
— Comment fais-tu pour rester aussi calme ? demanda-t-il un après-midi à Khalad, alors que le vent du large soufflait particulièrement fort.
— Je suis un paysan, Émouchet, répondit Khalad en grattouillant sa courte barbe noire. Regarder pousser les choses vous apprend à ne pas espérer que les choses vont s’arranger en une nuit.
— Je n’ai jamais réfléchi à l’effet que ça pouvait faire de rester assis en attendant que les choses poussent.
— On ne reste pas souvent assis quand on est paysan, répliqua Khalad. Il y a toujours plus de choses à faire que d’heures dans la journée, et si on s’ennuie, on peut toujours observer le ciel. Une période de sécheresse ou une soudaine chute de grêle peuvent anéantir une année de travail.
— Je comprends que tu sois si doué pour prédire le temps, rumina Bérit. Mais ça n’explique pas tout. On dirait que rien ne t’échappe. Quand nous étions sur ce train de radeaux, tu devinais instantanément quand il changeait de cours, même imperceptiblement.
— Il suffit de faire attention, messire. Le monde qui nous entoure passe son temps à nous hurler des informations, mais la plupart des gens n’y prennent pas garde. Ça me dépasse. Je ne comprends pas que vous puissiez manquer autant de choses.
— Très bien, répondit Bérit, un peu froissé. Dis-moi ce que le monde te hurle en ce moment et que je n’entends pas !
— Il me dit que nous allons avoir besoin d’un bon abri, ce soir. Le temps va se gâter. Vous voyez ces mouettes ?
— Oui. Et alors ?
— Que mangent les mouettes, messire ? soupira Khalad.
— N’importe quoi. Surtout du poisson, j’imagine.
— Alors pourquoi volent-elles vers nous ? Ce n’est pas à l’intérieur des terres qu’elles vont trouver leur pitance. Elles s’éloignent du golfe parce qu’elles ont vu quelque chose qui ne leur a pas plu : de hautes vagues, probablement. Il y a une tempête en mer, et elle vient vers nous. Voilà ce que le monde me hurle en ce moment précis.
— Alors c’est du bon sens ?
— Du bon sens et de l’expérience, Émouchet. Comme la plupart des choses, ajouta Khalad avec un petit sourire. Je sens que le Styrique de Krager nous observe encore, je ne sais où. S’il n’est pas plus attentif que vous, il va passer une très mauvaise nuit.
— Je ne sais pas pourquoi, cette nouvelle ne me plonge pas dans un désespoir absolu, commenta Bérit avec un sourire sardonique.
C’était un gros bourg aux rues de terre battue où les cochons se promenaient en liberté, et ils comptèrent au moins six maisons à un étage. Il y avait une auberge dans ce qui semblait être la rue principale. C’était une solide construction de bois couverte de chaume devant laquelle étaient arrêtées deux voitures tirées par des mules. Ulath retint le vieux cheval fatigué qu’il avait acheté au village de pêcheurs.
— Je propose que nous prenions une chambre, suggéra-t-il. L’après-midi tire à sa fin, et je commence à en avoir assez de dormir à la dure. Et puis je ne serai pas fâché de prendre un bain.
Tynian regarda les montagnes de Tamoulie qui se détachaient, comme une eau-forte, à quelques lieues de là vers l’ouest.
— Ça m’ennuie de faire attendre tes copains Trolls, fit-il avec le plus grand sérieux.
— Bah, nous n’avons pas de rendez-vous précis, rétorqua Ulath sur le même ton. Et puis ça n’aurait pas d’importance, de toute façon. Ils n’ont qu’une très vague notion du temps.
Ils attachèrent leurs chevaux devant l’écurie, dans la cour de l’auberge, et entrèrent dans la bâtisse.
— Nous voudrions une chambre, annonça Ulath avec un accent tamoul à couper au couteau.
L’aubergiste était un petit homme à l’air sournois. Il les soupesa du regard, nota leurs uniformes militaires dépareillés et eut une moue dégoûtée. Les soldats n’étaient pas toujours les bienvenus dans les communautés rurales, et il y avait des tas d’excellentes raisons à cela.
— Eh bien, répondit-il d’une voix geignarde, je ne sais pas. C’est la haute saison…
— La fin de l’automne ? releva Tynian, sceptique. C’est ça, votre haute saison ?
— Il y a toujours des voituriers, par ici.
Ulath jeta un coup d’œil dans la salle basse, enfumée, de la taverne.
— J’en vois trois, dit-il sèchement.
— Il en viendra bientôt d’autres, rétorqua le bonhomme.
— Ben voyons, répondit Tynian d’un ton sarcastique. En attendant, nous sommes ici et nous avons de quoi payer. Vous allez risquer un gain assuré contre l’improbable arrivée d’une voiture d’ici minuit ?
— Il ne veut pas accueillir deux vétérans pensionnés, caporal, fit Ulath. Allons discuter avec le commissaire du peuple. Je suis sûr qu’il sera intéressé par la façon dont ce gaillard traite les soldats de l’empire.
— Je suis un loyal sujet de Sa Majesté, répondit très vite l’aubergiste, et je serai honoré d’avoir deux courageux vétérans de son armée sous mon toit.
— Combien ? coupa Tynian.
— … Une demi couronne ?
— Il n’en a pas l’air très sûr, hein, sergent ? remarqua Tynian. Vous avez sûrement mal compris, l’ami. Nous ne voulons pas acheter la chambre ; nous voulons seulement y dormir une nuit.
— Huit sous, contra Ulath d’un ton définitif en pétrifiant le Tamoul du regard.
— Huit ? répéta celui-ci d’une petite voix pépiante.
— C’est à prendre ou à laisser, et nous n’allons pas y passer la journée. Nous préférons aller voir le commissaire du peuple tant qu’on y voit encore quelque chose.
— Vous êtes dur, sergent.
— Personne n’a jamais prétendu que la vie était un chemin de roses. Ça vous intéresse ou pas ? insista Ulath en faisant sauter quelques pièces dans sa main.
L’aubergiste les prit à regret.
— Tu gâches tout le plaisir, tu sais ? protesta Tynian, comme les deux compères menaient leurs chevaux à l’écurie.
— Je crève de soif, répondit Ulath. Et puis deux ex-soldats, ça doit savoir ce que coûte une piaule. Je me demande si messire Gerda m’en voudrait de raser sa barbe, fit-il en se grattant la figure à deux mains. Ça me démange comme un boisseau de puces.
— Quand tout sera fini et que ces dames nous rendront notre bobine, Gerda se retrouvera glabre. Il pourrait ne pas apprécier, objecta Tynian.
Ils dessellèrent leurs chevaux, les menèrent dans les stalles et retournèrent dans la taverne. C’était un établissement tamoul ; les tables étaient beaucoup plus basses que chez les élènes, et la salle était chauffée par un poêle de porcelaine (qui fumait, au demeurant, comme une cheminée élène). Le vin était servi dans de petits gobelets délicats et la bière dans des quarts de métal bon marché. Au fond, seule l’odeur était identique.
Ils entamaient leur seconde chope de bière quand un Tamoul vêtu d’un manteau de laine sur lequel on lisait le menu du mois entra dans la salle et vint droit vers eux.
— Je voudrais voir vos papiers, si ça ne vous ennuie pas, déclara-t-il d’un ton supérieur.
— Et si ça nous ennuie ? rétorqua Ulath.
— Pardon ? rétorqua l’individu en clignant les yeux.
— Vous avez dit : « si ça ne vous ennuie pas ». Et si ça nous ennuie, que se passe-t-il ?
— L’autorité dont je suis investi me permet d’exiger de les voir.
— Alors pourquoi vous demandez si ça nous plaît ou pas ? demanda Ulath en péchant une feuille de papier cornée dans sa tunique rouge. Chez nous, au régiment, les chefs faisaient pas tant de manières.
Le Tamoul parcourut les documents qu’Oscagne leur avait fournis pour accréditer leur déguisement.
— Ils ont l’air en règle, reprit-il d’un ton plus conciliant. Pardonnez ma brusquerie. Avec tous ces déserteurs, vous comprenez… C’est sûr que la vie militaire est moins attrayante en période de troubles. Je vois que vous venez de la garnison de Mathérion, ajouta-t-il d’un ton nostalgique.
— C’était une bonne garnison, acquiesça Tynian. À part les inspections et tous ces cuivres à fourbir… Asseyez-vous, commissaire.
— Vice-commissaire seulement, caporal, fit le Tamoul avec un petit sourire en se posant sur un tabouret. Il n’y a pas de commissaire en titre dans cette région reculée. Où allez-vous ?
— On rentre chez nous, répondit Ulath. À Verel, en Daconie.
— Ne m’en veuillez pas, sergent, mais vous n’avez pas l’air d’un Dacite.
— Je tiens de ma mère. Elle était astelane. Dites-moi, vice-commissaire, est-ce qu’on gagnerait du temps en prenant par les montagnes de Tamoulie pour aller à Sopal ? On pensait traverser la mer d’Arjun en bateau jusqu’à Tiana, et continuer à cheval jusqu’à Saras, puis Verel.
— Je vous déconseille de passer par les montagnes, mes amis. Il paraît que les ours de la région se reproduisent comme des lapins. Tous les voyageurs qui en reviennent, ces temps-ci, disent en avoir vu d’énormes. Par bonheur, ils fuient quand on approche.
— Des ours, vous dites ?
— Les paysans du coin parlent de monstres, mais tout le monde sait ce qu’est une grosse créature hirsute qui vit seule dans les montagnes, hein ?
— Ce qu’ils peuvent être impressionnables, ces paysans ! s’esclaffa Ulath en vidant sa chope. Une fois, on était à l’entraînement, un paysan s’est précipité vers nous en racontant qu’il était pourchassé par une meute de loups. On est allés jeter un coup d’œil, et on a découvert qu’il s’agissait d’un renard isolé. La taille et le nombre des animaux sauvages que voient les paysans semblent augmenter avec les heures.
— Et la quantité de bière ingurgitée, ajouta Tynian.
Ils bavardèrent encore un moment avec le fonctionnaire maintenant courtois, puis celui-ci leur souhaita bon voyage et s’en alla.
— Eh bien, je suis content de savoir que nos amis les Trolls sont descendus si loin au sud, commenta Ulath. Comme ça, nous n’aurons pas à les chercher.
— Leurs Dieux les guidaient, Ulath, souligna Tynian.
— Tu ne connais pas le sens de l’orientation des Trolls, fit Ulath en riant. Leur boussole n’a que deux directions : le nord et le pas-nord. Tu penses si c’est commode.
La tempête éclata subitement, avec sauvagerie, comme souvent à la fin de l’automne. Khalad avait écarté la possibilité de trouver refuge dans les marais salants et obliqué vers la plage. Au fond d’une petite crique, il trouva le tas de bois flotté qu’il cherchait. Quelques heures de travail acharné leur procurèrent un abri relativement confortable.
La tornade frappa à la tombée de la nuit. Le vent hurlant chassait la pluie à l’horizontale, devant lui, et les vagues qui s’écrasaient sur la plage faisaient un bruit de tonnerre.
Mais Khalad et Bérit étaient bien au sec. Ils se prélassaient, adossés aux branches décolorées par l’eau qui formaient le mur du fond de leur tanière, les pieds tendus vers un feu crépitant.
— Tu m’étonneras toujours Khalad, fit Bérit. Comment savais-tu qu’il y avait des planches parmi tout ce bois flotté ?
— Il y en a toujours. Les hommes font leurs bateaux avec des planches, et les bateaux coulent. Les planchent flottent au gré du vent, jusqu’à ce que le courant les ramène à un endroit abrité où elles s’accumulent avec les branches et les troncs d’arbre. Cela dit, la découverte de ce panneau d’écoutille a été un coup de pot, ajouta-t-il en levant la main pour tapoter le plafond de l’abri. Ça souffle, dehors, et il ne doit pas faire chaud. La pluie va sûrement se changer en grêle d’ici la minuit.
— C’est vrai, acquiesça Bérit avec un sourire en banane. Je plains ceux qui dormiront dehors cette nuit.
— Et moi donc ! renchérit Khalad en lui rendant son sourire. Vous imaginez ce qui peut se passer dans sa tête ? ajouta-t-il en baissant la voix, bien que ce fût parfaitement inutile.
— Je doute qu’il se passe grand-chose dans sa tête, railla Bérit. Mais il ne doit pas être à la noce. Il a un message à nous remettre ; l’ennui, c’est qu’il a pour ordres de ne pas entrer en contact avec nous avant demain matin. Et comme il a très peur de celui qui lui a donné ses ordres, il s’y conformera à la lettre. Comment va ce jambon ?
Khalad tira sa dague et souleva, avec la pointe, le couvercle de la marmite nichée dans les braises, au bord du feu. Une odeur fort agréable emplit l’abri.
— Dès que les haricots seront cuits, nous pourrons manger.
— Si notre ami est sous le vent, cette odeur devrait achever de lui mettre le moral à zéro, ricana Bérit.
— C’est un Styrique, Émouchet, et les Styriques ne mangent pas de porc.
— Certes, mais c’est un renégat ; il a peut-être renoncé à ses interdits alimentaires.
— Nous le saurons demain. Quand il viendra nous voir, nous lui offrirons de manger un morceau. Si vous coupiez quelques tranches de pain ? Je vais les faire griller sur le couvercle.
Le vent était un peu tombé, le lendemain matin, et la pluie s’était réduite à quelques averses sporadiques qui crépitaient sur le toit de l’abri. Ils prirent leur petit déjeuner et commencèrent leurs préparatifs de départ.
— S’il attend la fin de l’averse, nous ne sommes pas partis, fit Khalad. On va le faire sortir de son trou. Vous voulez un conseil, Émouchet ?
— Je suis toujours preneur.
— Vous ressemblez à Émouchet, mais vous ne parlez pas tout à fait comme lui, et vous n’avez pas ses attitudes. Quand le Styrique viendra, prenez l’air sévère et plissez les yeux. Émouchet regarde tout le monde en plissant les yeux. Et puis essayez de parler bas, d’une voix égale. Émouchet parle d’une voix très grave quand il est en colère et il appelle souvent les gens « voisin ». Il a le chic pour charger ce mot de sens.
— C’est vrai qu’il appelle tout le monde « voisin » ! Khalad, tu as mon autorisation pour me reprendre toutes les fois que je m’éloignerai du véritable Émouchet.
— Votre autorisation ?
— Bon, mettons que je me sois mal exprimé.
— C’est le moins qu’on puisse dire.
— Disons que ça commençait à chauffer pour nos fesses à Mathérion, expliqua Caalador en regardant l’homme au visage dur assis en face de lui.
L’homme au visage dur, qui s’appelait Orden, éclata de rire.
— Je vois ce que vous voulez dire. Ça m’est arrivé une ou deux fois à moi aussi.
Le dénommé Orden était un brigand élène de Vardenais qui tenait une taverne miteuse sur le front de mer, à Delo. C’était un costaud qui avait bien réussi à cet endroit parce que la pègre élène se sentait à l’aise dans le décor familier de sa taverne, et parce qu’il ne rechignait pas à leur acheter certaines choses – au dixième de leur valeur – sans poser de questions.
— Nous sommes à la recherche d’un nouveau secteur d’activité. Des agents de l’Intérieur nous ont arrêtés pour nous poser des questions embarrassantes. Le détachement était dirigé par une personnalité du ministère.
Il eut un grand sourire et regarda Bévier, qui arborait la physionomie d’un de ses frères cyriniques, un chevalier à l’air pas commode qui avait perdu un œil dans une bagarre au Rendor et masquait son orbite vide avec un cache noir.
— Mon ami n’a-qu’un-œil ici présent n’a pas apprécié l’attitude du personnage, alors il lui a fait sauter la tête avec ce drôle de joujou qu’il trimbale partout.
Orden regarda l’arme que Bévier avait posée sur la table à côté de sa chope de bière.
— C’est une hache de lochabre, pas vrai ?
Bévier acquiesça d’un grommellement. Kalten ne pouvait s’empêcher de penser que Bévier en faisait un peu trop. Le cache sur l’œil aurait suffi, mais Bévier avait fait du théâtre amateur au temps de sa folle jeunesse, et il avait parfois tendance à exagérer. Il espérait sans doute paraître redoutablement compétent. On aurait dit un psychopathe.
— La lochabre a un long manche, d’habitude, non ? avança Orden.
— Le manche tenait pas sous ma tunique, gronda Bévier, alors je l’ai raccourci de quelques pieds. C’est mieux. Ça oblige à hachicoter la victime. Mais le sang et les hurlements me dérangent pas.
Orden réprima un frémissement et blêmit quelque peu.
— C’est l’arme la plus inquiétante que j’aie jamais vue, avoua-t-il.
— C’est pour ça que je l’aime bien, lui confia Bévier.
— Dans quelle branche pensiez-vous vous engager, Ezek ? demanda Orden en regardant Caalador.
— Nous envisageons de devenir bandits de grand chemin ou quelque chose dans ce goût-là, répondit « Ezek », qui avait l’apparence d’un Deiran entre deux âges. Le grand air, l’exercice, une nourriture saine, pas de gens d’armes dans les parages, vous voyez le genre. Notre tête est mise à prix – un assez bon prix – et maintenant que l’empereur a démantelé l’Intérieur, les Atans sont chargés du maintien de l’ordre. Vous saviez qu’on ne pouvait pas soudoyer un Atan ?
Orden acquiesça d’un air funèbre.
— Oh oui, je sais. C’est révoltant. Si vous me décriviez votre Caalador, Ezek ? fit-il en le regardant par en dessous. Je ne mets pas votre parole en doute, mais la situation est un peu troublée en ce moment. Tous les policiers à qui nous graissions la patte sont morts ou en prison. Nous devons faire preuve de prudence, vous comprenez.
— Tout à fait, Orden, lui assura Caalador. C’est bien normal, compte tenu des circonstances. Caalador est un Cammorien. Il a les cheveux ondulés, la face rougeaude. Il est assez massif. Il a les épaules larges et une bedaine confortable.
— Que vous a-t-il dit ? insista Orden en plissant les paupières. Répétez-moi exactement ses paroles.
— Eh bé, mon bon âmi, répondit Caalador en prenant son accent péquenaud le plus caricatural, c’vieux Cââlâdor nous â dit d’venir ici, â Delo, et d’quérir un gaillard du nom d’Orden, â cause que c’t’Orden connaît tous les t’nants et aboutissants du monde souterrain d’lâ région.
Orden se détendit et partit d’un gros rire.
— C’est bien notre Caalador, confirma-t-il. J’ai compris que vous disiez vrai avant d’avoir entendu trois mots.
— Sûr qu’il est doué pour les langues, acquiesça Caalador. Mais il est moins stupide qu’il n’en a l’air.
Kalten dissimula un sourire derrière sa main.
— Çâ, j’sus ben d’accord ! confirma Orden en imitant son accent. L’ennui, Ezek, c’est que trois bandits de grand chemin isolés n’arriveront jamais à joindre les deux bouts dans la jungle. Il n’y a pas beaucoup de grands chemins, et peu de passage. Vous feriez mieux de vous joindre à une bande du coin. Les hommes gagnent bien leur vie en pillant les propriétés isolées et en organisant des raids contre les villages. Il faut beaucoup de main-d’œuvre pour ça, alors vous avez de bonnes chances de trouver du boulot. Vous voulez vous éloigner de la ville ?
— Le plus possible, confirma Caalador.
— Narstil opère non loin des ruines de Natayos. Je peux vous assurer que la police n’ira pas vous ennuyer là-bas. Un certain Scarpa a une armée dans ces ruines. C’est un révolutionnaire dément qui veut renverser le gouvernement tamoul. Ce n’est pas sans risque, mais il y a pas mal d’argent à se faire dans le secteur.
— Je pense que vous avez mis le doigt sur ce que nous cherchions, répondit avidement Caalador.
Kalten laissa discrètement échapper un soupir de soulagement. Orden avait fourni exactement la réponse qu’ils attendaient. S’ils rejoignaient cette bande de malfrats, ils seraient tout près de Natayos. C’était un coup de chance inespéré.
— Je vais vous dire, Ezek, reprit Orden. Je vais vous écrire un mot de recommandation pour Narstil.
— Ça, j’apprécierais, Orden.
— Mais avant que je gâche mon encre et mon papier, si on se mettait d’accord sur ce que vous allez me donner pour écrire cette lettre ?
Le Styrique était trempé et bleu de froid sous la boue dont il était éclaboussé. Il tremblait si fort qu’ils l’entendirent claquer des dents lorsqu’il les héla.
— J’ai un message pour vous ! appela-t-il. Pas de bêtises, hein ! Ne vous énervez pas !
Il parlait élène, ce dont Bérit se réjouit car son styrique n’était pas fameux. C’était l’un des gros défauts de leur subterfuge.
— Approche, voisin, dit-il au pauvre type qui s’avançait sur la plage. Les mains bien en vue, je te prie.
— Je n’ai que faire de tes injonctions, Élène ! lança le Styrique. C’est moi qui donne les ordres, ici.
— Eh ben, ne va pas plus loin et délivre ton message, répondit sèchement Bérit. Prends ton temps, voisin. J’ai tout le mien. J’attendrai bien au sec et les pieds au chaud que tu te décides.
— C’est un message écrit, répondit l’homme en styrique.
Enfin, Bérit crut que c’était ce qu’il avait dit.
— Écoute, l’ami, intervint très vite Khalad. La situation est assez tendue et il y a suffisamment de risques de malentendu comme ça, alors ne m’agace pas en parlant une langue que je ne comprends pas. Messire Émouchet ici présent parle styrique, mais pas moi, et si je t’enfonce ma lame dans le bide, elle te tuera aussi sûrement que la sienne. Je le regretterai beaucoup après, naturellement, mais tu seras mort quand même.
— Je peux entrer ? demanda le Styrique en élène.
— Viens donc, voisin, répondit Bérit.
Le messager au visage grêlé approcha de la porte de l’abri et regarda le feu d’un œil d’envie.
— Tu n’as pas l’air en forme, mon bonhomme, nota Bérit. Tu ne connais aucun sort pour éloigner la pluie ?
Le Styrique ignora le sarcasme.
— J’ai pour ordre de vous remettre ceci, dit-il en tirant de sa robe de tissu grossier un paquet recouvert de toile huilée.
— Préviens-nous avant de fourrer la patte dans tes fringues comme ça, lui conseilla Bérit d’une voix grave, en le regardant entre ses paupières étrécies. Comme vient de le dire mon ami, ce ne sont pas les occasions de méprise qui manquent. Me surprendre quand je suis si près de toi n’est pas le meilleur moyen de conserver tes boyaux dans leur emballage naturel.
Le Styrique déglutit péniblement et recula aussitôt que Bérit eut pris le paquet.
— Tu veux une tranche de jambon pendant que messire Émouchet lut son courrier, l’ami ? proposa Khalad. Du bon jambon bien gras qui te lubrifiera les intérieurs.
Le Styrique eut un haut-le-cœur.
— La graisse de porc bien suintante, moi je dis que c’est le velours du gosier, reprit chaleureusement Khalad. Ça doit venir de tous les détritus et des ordures à moitié pourries que mangent les cochons.
Bérit crut que le Styrique allait vomir.
— Bon, tu as délivré ton message, voisin, dit-il froidement. Nous ne te retenons pas. Tu as sûrement des choses importantes à faire.
— Vous êtes sûr d’avoir compris le message ?
— Je l’ai lu. Les Élènes ne sont pas des illettrés comme les Styriques. Mais il ne m’a pas fait très plaisir, alors je te préviens charitablement que tu n’as pas intérêt à traîner dans le coin.
Le messager styrique recula de quelques pas, le visage crispé par l’appréhension. Puis il tourna les talons et s’enfuit en courant.
— Qu’est-ce que ça dit ? demanda Khalad.
Bérit souleva doucement la mèche de cheveux de la reine qui authentifiait le message.
— Ça dit qu’il y a un changement de programme. Nous devons descendre vers le sud des montagnes de Tamoulie et prendre vers l’ouest. Ils veulent que nous allions à Sopal, maintenant.
— Tu ferais mieux de prévenir Aphraël.
Il y eut un petit trille familier. Les deux jeunes gens se retournèrent d’un bond.
La Déesse-Enfant était assise en tailleur sur les couvertures de Khalad et jouait un petit air styrique mélancolique sur sa flûte de Pan.
— Pourquoi me regardez-vous comme ça ? demanda-t-elle. Je vous avais dit que je veillerais sur vous, non ?
— Est-ce bien sage, ô Divine ? demanda Bérit. Ce Styrique est encore tout près ; il pourrait sentir ta présente.
— Ça m’étonnerait, fit Aphraël avec un sourire. Il est trop occupé à se concentrer pour empêcher son estomac de se retourner comme une chaussette. Ce discours sur la graisse de porc était répugnant, Khalad. Tu n’étais pas obligé d’entrer dans tous ces détails.
— Je ne savais pas que tu étais dans le coin. Que veux-tu que nous fassions ?
— Allez à Sopal comme ils vous le demandent. Je vais prévenir les autres. Qu’as-tu fait à ce jambon, Khalad ? demanda-t-elle après réflexion. On dirait que tu as réussi à en faire quelque chose de presque mangeable.
— Ça doit être les clous de girofle, répondit-il avec une moue pensive. Ma mère m’a appris qu’on pouvait rendre n’importe quoi mangeable ou presque en y mettant assez d’épices. Tu devrais y penser la prochaine fois que tu voudras nous faire manger de la chèvre.
Elle lui tira la langue et disparut.