CHAPITRE XXV
Zalasta faisait une drôle de tête quand Ekatas ouvrit la porte de la petite cellule humide et puante du haut de la tour. Le doute et le remords qui l’avaient envahi quand il avait amené Ehlana et Aleanne à Cyrga avaient laissé place à un calme détachement. D’un coup d’œil il engloba l’horrible petite pièce. Les deux femmes étaient enchaînées au mur. Le sol était couvert de paille moisie. Elles n’avaient pas touché aux bols de gruau froid posés par terre.
— Ça ne va pas, ça, Ekatas, fit Zalasta d’une voix atone.
— Ce ne sont pas vos oignons, rétorqua hargneusement le grand prêtre, comme toujours lorsqu’il s’adressait à lui. Les prisonniers font l’objet d’une étroite surveillance, à Cyrga.
— Pas ces prisonnières-là, rétorqua Zalasta en entrant dans la cellule.
Il prit les chaînes qui retenaient les deux femmes contre le mur et les réduisit en rouille, puis en poussière.
— La situation a changé, Ekatas, lança-t-il en aidant Ehlana à se relever. Fais nettoyer cette crasse.
— Je n’ai pas d’ordres à recevoir d’un Styrique, rétorqua Ekatas en se redressant de toute sa hauteur. Je suis le grand prêtre de Cyrgon.
— Je suis vraiment navré, Ehlana, reprit Zalasta. J’ai la tête ailleurs, depuis quelque temps. Ces Cyrgaïs n’ont apparemment pas compris ce que je leur disais, mais je vais y remédier. Je t’ai dit quelque chose, reprit-il d’une voix terrible en se tournant vers Ekatas. Qu’attends-tu pour obéir ?
— Sortez de là, Zalasta, ou je vous enferme avec elles.
— Ah oui, vraiment ? répliqua Zalasta avec un petit sourire. Je te croyais moins bête que ça. Je n’ai pas de temps à perdre en enfantillages de ce genre, Ekatas. Fais nettoyer cette bauge. Je dois ramener nos invitées au temple.
— Je n’ai pas reçu d’instructions en ce sens.
— Pourquoi aurait-il fallu que tu en reçoives ?
— Cyrgon parle par ma bouche.
— Justement. Les instructions ne viennent pas de Cyrgon.
— Cyrgon est le Dieu de cet endroit.
— Plus maintenant, répondit Zalasta en le lorgnant d’un œil compatissant. Tu ne t’en es même pas rendu compte, hein, Ekatas ? Le monde s’ébranlait et se convulsait autour de toi et tu ne l’as pas remarqué. Comment peux-tu être aussi obtus ? Cyrgon a été supplanté. C’est Klæl qui règne sur Cyrga, maintenant, et Klæl s’exprime à travers moi.
— Ce n’est pas possible ! Vous mentez !
Zalasta sortit de la cellule et empoigna le grand prêtre par le devant de sa robe.
— Regarde-moi, Ekatas, ordonna-t-il. Regarde-moi bien et ose répéter que je mens.
L’autre essaya d’échapper à la poigne mortelle du Styrique, mais il ne put s’empêcher de croiser son regard. Il blêmit et se mit à hurler.
— Pitié ! s’écria-t-il d’une voix étranglée. Arrêtez ! Arrêtez !
Il se plaqua les mains sur les yeux, ses jambes se dérobèrent sous son poids. Zalasta le lâcha comme s’il ne pouvait plus supporter son contact et l’autre tomba à terre, agité de sanglots incontrôlables.
— Tu as compris, maintenant ? demanda Zalasta d’un ton presque indulgent. Nous avons essayé, Cyzada et moi, de vous avertir, ton petit Dieu et toi, du danger que vous couriez en invoquant Klæl, mais vous n’avez pas voulu nous écouter. Cyrgon voulait réduire le Bhelliom en esclavage, et maintenant il est l’esclave de son adversaire. Et puisque Klæl parle par ma voix, j’imagine que ça fait de toi mon esclave. Lève-toi, Ekatas ! ordonna-t-il en flanquant un coup de pied dans les côtes du prêtre qui se tordait à terre en pleurant. Lève-toi quand ton maître te parle !
Ekatas se releva tant bien que mal, son visage ruisselant de larmes exprimant une horreur insondable.
— Dis-le, Ekatas, reprit implacablement Zalasta. Je veux te l’entendre dire. À moins que tu ne préfères contempler la mort d’une autre étoile ?
— M-m-maître, bredouilla-t-il.
— Encore. Un peu plus fort, si ça ne te fait rien.
— Maître ! articula Ekatas dans un cri.
— C’est mieux. Allez, va réveiller les crétins qui se prélassent dans la salle de garde, et dis-leur de nettoyer ce taudis. Nous aurons beaucoup à faire quand je reviendrai du temple. Anakha apporte le Bhelliom à Cyrga ; nous devons nous apprêter à l’accueillir. Amenez votre suivante, Ehlana. Klæl veut vous voir. Nous ne vous avons pas bien traitées, j’en ai conscience, reprit-il d’un ton d’excuse. Mais il ne faut pas vous laisser abattre par nos mauvaises manières. Rappelez-vous qui vous êtes, drapez-vous dans votre dignité. Klæl respecte le pouvoir et ceux qui le brandissent.
— Que dois-je lui dire ?
— Rien. Il découvrira ce qu’il a besoin de savoir en vous regardant. Il ne comprend pas votre mari et le seul fait de vous voir lui donnera des indices sur sa vraie nature. Anakha est l’inconnue de toute cette affaire, depuis le début. Klæl comprend le Bhelliom. Mais sa créature le déconcerte.
— Vous avez bien changé, Zalasta.
— C’est possible, admit-il. J’ai l’impression que je ne ferai pas de vieux os. Le contact de Klæl a un curieux effet sur les individus. Mais il vaudrait mieux ne pas le faire attendre. Je veux que cette pièce soit impeccablement nettoyée quand je reviendrai, dit-il en regardant Ekatas qui tremblait toujours de tous ses membres.
— J’y veillerai, ô maître, promit Ekatas avec une servilité grotesque.
— Comment ferez-vous pour retrouver les Trolls quand vous retournerez dans le Non-Temps ? demanda Itagne, intrigué. Quand vous êtes entrés à Sarna, le temps s’est remis à bouger pour Tynian et vous. Comment ferez-vous pour revenir au moment où vous avez laissé les Trolls ?
— Je vous en prie, Itagne, ne me posez pas de questions métaphysiques, répondit Ulath d’un ton funèbre. Nous retournerons à l’endroit où nous avons laissé les Trolls et ils y seront, un point c’est tout. Nous nous occupons de l’endroit et les Dieux des Trolls du moment. Pour le reste…
— Où sont les Trolls en ce moment ?
— Juste à la sortie de la ville, répondit Tynian. Nous nous sommes dit que ce ne serait pas une bonne idée de les amener à Sarna avec nous. Ils commencent à nous échapper un peu.
— Y a-t-il quelque chose dont nous devrions être informés, Tynian-chevalier ? demanda Engessa.
— Cyrgon a profondément bouleversé le comportement des Trolls quand il s’est fait passer pour Ghworg, en Thalésie, expliqua Ulath en s’appuyant au dossier de son fauteuil. Il les a confondus avec les Hommes-de-l’aube. Les Hommes-de-l’aube étaient des animaux domestiques comparés aux Trolls qui vivent en meutes. Les animaux domestiques acceptent tous les membres de la même espèce, mais ceux qui vivent en meute sont plus sélectifs. Ça nous arrange, pour le moment, que les Trolls se comportent comme s’ils étaient domestiqués. Ça nous permet de les faire aller tous dans la même direction, mais nous commençons à avoir des problèmes. Les meutes se séparent. Ça se gueule pas mal dessus et il y a même quelques coups de crocs.
Tynian jeta un coup d’œil à Betuana. Elle était assise un peu à l’écart, tout de noir vêtue. Il fit discrètement signe à Engessa.
— Comment va-t-elle ? demanda-t-il tout bas.
— Betuana-reine respecte le deuil, répondit Engessa, sur le même ton. La perte de son époux l’a profondément affectée. Ils étaient très proches, même si ça ne se voyait pas, admit Engessa en regardant la reine d’un œil embrumé. On n’observe plus guère le deuil rituel, à notre époque. Je veille à ce qu’elle n’attente pas à sa propre vie. C’était fréquent, il y a quelques siècles.
— Nous vous attendions plus tôt, disait Itagne. Si j’ai bien compris, le Non-Temps permet aux Trolls d’aller d’un endroit à l’autre presque instantanément.
— Pas tout à fait, rectifia Ulath. Il nous a fallu près d’une semaine pour venir des montagnes de Tamoulie. Nous devions regagner le temps réel de loin en loin afin qu’ils puissent chasser et se nourrir. Les Trolls affamés ne font pas de bons compagnons de voyage. Bon, alors, que s’est-il passé ? Nous ne pouvions entrer en contact avec Aphraël dans le Non-Temps.
— Émouchet a eu des informations concernant l’emplacement de Cyrga, répondit Itagne. Il va s’efforcer de les suivre bien qu’elles ne soient pas très précises.
— Comment va le patriarche Bergsten ?
— Il a pris Cynestra. Enfin, on la lui a remise sur un plateau. Vous vous souvenez de l’Atana Maris ?
— La jolie fille qui commandait la garnison de Cynestra ? Celle qui en pinçait pour vous ?
Itagne eut un petit sourire.
— Elle-même. C’est une fille assez directe, et je l’aime beaucoup. Quand elle a vu approcher Bergsten, elle a décidé de lui offrir la cité sur un plateau. Elle a nettoyé les rues des Cynesgans qui y grouillaient et ouvert les portes devant les chevaliers de l’Église. Bergsten a dû l’empêcher de force de lui apporter la tête du roi Jaluah sur un autre plateau.
— Dommage, murmura Ulath. Voilà ce qui arrive quand un brave homme entre en religion.
— Vanion et Kring établissent des forts à une journée de cheval à l’intérieur de la Cynesga, poursuivit Itagne. Nous allons faire la même chose ici, mais nous avons tenu à vous attendre avant de commencer.
— Quelqu’un a rencontré une opposition significative ? demanda Tynian.
— C’est difficile à dire au juste, répondit Itagne d’un ton songeur. Nous avançons en Cynesga centrale, mais les soldats de Klæl nous donnent du fil à retordre. Plus nous les repoussons, plus ils se concentrent. Si nous ne trouvons pas un moyen de les neutraliser, nous serons obligés de nous ouvrir un chemin à la machette à travers eux, et d’après ce que me dit Vanion, ils ne se laisseront pas ouvrir à la machette sans réagir. La tactique de Kring marche bien, mais quand nous nous rapprocherons de Cyrga…
Il écarta les mains devant lui dans un geste d’impuissance.
— Nous trouverons bien une solution, répondit Ulath. Autre chose ?
— C’est encore vague, répondit Itagne. Les fadaises que Stragen et Caalador ont raconté à Beresa ont détourné l’essentiel de la cavalerie cynesgane de la frontière est. La moitié d’entre eux courent maintenant vers la côte sud tandis que l’autre moitié monte vers un petit village du nord appelé Zhubay. Caalador a ajouté un regroupement imaginaire d’Atans à la flotte imaginaire de Stragen. À eux deux, ils ont réussi à neutraliser l’armée cynesgane et à l’envoyer à la chasse au dahu.
— Vous avez dit que la moitié allait vers le nord ? demanda Tynian d’un petit ton innocent.
— Vers Zhubay, oui. Ils pensent apparemment que les Atans se massent là-bas, je ne sais pour quelle raison.
— C’est incroyable, fit Ulath, très pince-sans-rire. Il se trouve que nous allons dans cette direction, Tynian et moi. Vous pensez que les Cynesgans seraient déçus s’ils rencontraient des Trolls plutôt que des Atans ?
— Ça, il faudrait le leur demander, répondit Itagne, sur le même ton.
Ils savaient tous ce qui allait arriver à Zhubay.
— Vous voudrez bien leur transmettre mes excuses, Ulath-chevalier, fit Betuana avec un petit sourire attristé.
— Nous n’y manquerons pas, Majesté, promit Ulath. Si nous arrivons à en trouver un seul encore entier quand les Trolls auront folâtré avec eux pendant quelques heures.
— Foutez le camp ! hurla Kalten en fonçant, à cheval, sur les créatures vaguement canines massées autour d’une chose étalée sur le gravier du désert.
Les bêtes détalèrent en éclatant d’un rire strident, sans âme.
— Des chiens ? demanda Talen, dégoûté.
— Des hyènes, répondit laconiquement Mirtaï.
— C’est un homme, répondit Kalten en revenant. Ou du moins ce qui en reste.
— Il faut l’enterrer, suggéra Bévier.
— Elles le déterreraient, objecta Émouchet. Et puis si on se met à les enterrer tous, on n’est pas sortis de l’auberge.
Il balaya, d’un ample geste du bras, la plaine jonchée d’ossements qui s’étendait jusqu’aux montagnes noires arc-boutées sur l’horizon, à l’ouest.
— J’ai eu tort de vous emmener, Anarae, dit-il d’un ton d’excuse. Les choses ne vont pas s’arranger tout de suite. Et avant cela…
— Nous y étions préparée, Anakha, répondit-elle. Kalten regarda les vautours qui tournaient en rond au-dessus de leurs têtes.
— Saloperies, marmonna-t-il.
Émouchet se dressa sur ses étriers et scruta les environs.
— Le soleil ne se couchera pas avant plusieurs heures, mais nous ferions peut-être mieux de reculer d’une lieue ou deux et de dresser le campement tout de suite. Nous ne pouvons faire autrement que de passer une nuit ici. Espérons que nous ne serons pas obligés d’en passer une deuxième.
— Les piliers qui nous servent de point de repère sont beaucoup plus brillants au lever du soleil, de toute façon, remarqua Talen.
— Espérons que ce point brillant a bien un rapport avec les piliers, ajouta Kalten d’un air dubitatif.
— C’est en nous guidant dessus que nous sommes arrivés ici, pas vrai ? Ça doit être ce qu’Ogerajin appelait « la Plaine des Ossements ».
— Nous n’avons pas encore vu la cité, Talen, lui rappela Kalten. Alors j’attendrais un peu, à ta place, pour composer la lettre de remerciement.
— J’ai tout l’argent dont j’aurai jamais besoin, Orden, déclara Krager avec emphase.
Il s’adossa à son fauteuil, regarda par la fenêtre les bâtiments du port de Delo, et s’octroya une nouvelle gorgée de vin.
— À ta place, Krager, je ne le crierais pas sur les toits, répondit Orden. Surtout sur le front de mer.
— J’ai engagé des gardes du corps, Orden. Vous pourriez me dire s’il y a un bateau qui part pour Zenga, en Cammorie, d’ici les prochaines semâmes ?
— Qui pourrait avoir envie d’aller à Zenga ?
— C’est ma ville natale et j’ai le mal du pays, répliqua Krager. Et puis j’aimerais bien marcher sur la figure de tous ceux qui me traitaient de bon à rien quand j’étais petit.
— Vous n’auriez pas rencontré un dénommé Ezek quand vous étiez à Natayos ? demanda Orden. Je pense que c’était un Deiran.
— Ça me dit quelque chose. Je me demande s’il ne travaillait pas pour le type qui tenait la taverne.
— C’est moi qui l’ai envoyé là-bas. Avec les deux autres, Col et Shallag. Ils voulaient rejoindre la bande de Narstil.
— Ils l’ont peut-être fait, mais ils travaillaient à la taverne quand je suis parti.
— Ça ne me regarde pas, mais si vous vous en sortiez si bien à Natayos, pourquoi êtes-vous parti ?
— L’instinct, Orden, répondit Krager d’un air rusé. Quand j’éprouve ce petit frisson glacé à la base du crâne, je sais que c’est le moment de mettre les voiles. Avez-vous jamais entendu parler d’un dénommé Émouchet ?
— Le prince Émouchet ? Tout le monde le connaît de nom. Il a une sacrée réputation.
— Pour ça oui. Il veut ma peau depuis vingt bonnes années. Ce genre de chose vous affûte l’instinct.
Il s’accorda une interminable lampée de rouge d’Arcie.
— Vous devriez songer à arrêter de boire, suggéra Orden en regardant d’un air entendu le gobelet de Krager. Quand on tient une taverne, on finit par connaître les symptômes. Vous devez avoir le foie dans un sacré état, mon ami. Vous avez déjà les yeux tout jaunes.
— Je réduirai une fois en mer.
— Si vous voulez rester en vie, réduire ne suffira pas. Vous devriez arrêter pour de bon. Croyez-moi, les ivrognes n’ont pas une mort agréable. J’en ai connu un qui a gueulé pendant trois semaines sans discontinuer avant de crever. C’était affreux.
— Mon foie va très bien, fit Krager avec jovialité. C’est juste l’éclairage qu’il y a ici. Quand je serai en mer, j’espacerai les cuites. Tout ira bien.
Mais il avait l’air égaré, tout à coup, et à la seule idée d’arrêter de boire, ses mains s’étaient mises à trembler.
Orden haussa les épaules. Il avait fait ce qu’il pouvait pour le mettre en garde.
— C’est votre peau, après tout. Je vais me renseigner. Je vous dirai si je trouve un vaisseau qui vous permettra d’échapper à la vindicte du prince Émouchet.
— Et vite, Orden, insista Krager en levant son gobelet. En attendant, si on en prenait un autre ?
Ekrasios et son groupe de Delphae arrivèrent à Norenja en fin d’après-midi, par une journée étouffante. Le soleil ne se coucherait pas avant deux bonnes heures. Ekrasios et son ami d’enfance, Adras, rampèrent dans la jungle vers le bord de la clairière afin d’observer les ruines.
— Te semble-t-il qu’ils opposeront une quelconque résistance ? demanda tout bas Adras.
— C’est difficile à dire, répondit Ekrasios. Anakha et ses compagnons ont dit que ces rebelles étaient mal entraînés. M’est avis que leur réaction à notre soudaine apparition dépendra de la personnalité de leurs officiers. Mieux vaudrait leur laisser la voie libre vers la forêt environnante. Si nous les encerclons, le désespoir les acculera au combat.
Adras acquiesça d’un hochement de tête.
— Ils ont fait un effort pour réparer les portes, dit-il en indiquant l’entrée de la cité.
— Les portes ne poseront pas de problème. Je vais apprendre à nos compagnons le sort qui modifie la malédiction d’Edaemus. Ces portes sont faites de bois, et le bois est aussi corruptible que la chair. Bien, allons-y. Il faut que nous trouvions une autre porte afin de fournir une échappatoire à ceux que nous affronterons cette nuit.
— Et s’il n’y en a pas ?
— Eh bien, ceux qui fuiront devront trouver leur propre issue. Il me répugne de déchaîner le plein pouvoir de la malédiction d’Edaemus, mais si la nécessité m’y oblige, je ne reculerai pas devant ce triste devoir. S’ils fuient, grand bien leur fasse. S’ils décident de rester et de livrer combat, nous agirons en conséquence. Je t’assure, Adras, que lorsque le soleil se lèvera, demain, nul être vivant ne demeurera dans l’enceinte de Norenja.
— Bonté divine ! s’exclama Bérit en jetant un coup d’œil par-dessus le bord de la ravine. Mais ce sont des monstres !
— Pas si fort ! souffla Khalad. Ils ont peut-être l’ouïe fine.
Les terribles guerriers qui couraient vers l’ouest sur le gravier cuit et recuit par le soleil étaient plus grands que des Atans. Leur pectoral d’acier poli leur moulait étroitement le torse, soulignant leur musculature. Ils portaient des casques ornés de cornes ou d’ailes, dont la visière semblait forgée à leur ressemblance individuelle. C’était la débandade, et leur souffle rauque était audible, même à cette distance.
— Que font-ils ? demanda Bérit. La frontière est dans l’autre direction.
— Regarde celui qui est à la traîne derrière les autres ; il a un javelot cassé planté entre les omoplates, répondit Khalad. Pour moi, ça veut dire qu’ils sont tombés sur les Péloïs de Tikumé. Ils ont bien essayé d’aller vers la frontière mais ça ne leur a pas réussi, alors ils rebroussent chemin.
— Pour aller où ? demanda Bérit, déconcerté. Ils ne peuvent respirer nulle part, sur cette planète.
Khalad passa prudemment la tête au-dessus de la ravine et scruta le désert.
— On dirait qu’ils vont vers ces collines, à une demi-lieue vers l’ouest. Ça me donne une idée… Ce goulet descend des collines, et si nous baissons la tête, ils ne nous verront pas. Je te propose que nous suivions ces gaillards. Qui sait, nous découvrirons peut-être quelque chose d’intéressant ?
— Qui sait ? répéta Bérit en haussant les épaules.
Ils firent descendre leurs chevaux dans le cours d’eau à sec et avancèrent sans bruit pendant un quart d’heure.
— Ils sont toujours là ? souffla Bérit.
— Je regarde.
Khalad gravit prudemment la paroi abrupte, jeta un coup d’œil et redescendit tout aussi prudemment.
— Ils se traînent de plus en plus péniblement vers les collines, répondit-il. Le goulet se rétrécit, un peu plus loin. Laissons les chevaux ici.
Ils continuèrent en rentrant la tête dans les épaules pour rester hors de vue, et poursuivirent à quatre pattes lorsque la ravine commença à monter.
Khalad scruta à nouveau les environs.
— J’ai l’impression qu’ils passent entre les collines, dit-il tout bas. Nous allons monter sur cette crête et jeter un coup d’œil derrière.
Les deux hommes sortirent du lit du cours d’eau, maintenant peu profond, et rampèrent jusqu’à un endroit d’où ils pouvaient voir ce qui se passait derrière la colline qu’avait repérée Khalad.
Une sorte de bassin était niché entre les trois collines posées sur le désert. Le bassin était lui-même désert.
— Où sont-ils passés ? murmura Bérit.
— Ils allaient vers ce bassin, j’en suis sûr, insista Khalad, perplexe. Tiens, voilà celui qui a un javelot dans le dos.
Ils regardèrent le guerrier blessé descendre dans le bassin en titubant. Il leva son visage masqué et hurla quelque chose.
Khalad et Bérit attendirent en retenant leur souffle.
Deux autres guerriers émergèrent d’une faille à flanc de colline, descendirent vers le fond du bassin et aidèrent leur camarade blessé à gravir la pente et à entrer dans l’ouverture.
— Maintenant, tu as la réponse, fit Khalad. Ils ont parcouru je ne sais combien de lieues en plein désert pour entrer dans cette caverne.
— Mais pourquoi ? À quoi ça peut bien leur servir ?
— Je n’en ai pas idée, Bérit, mais je pense que c’est important. Retournons chercher les chevaux. Nous pouvons encore faire quelques lieues avant le coucher du soleil.
Ekrasios s’accroupit à la lisière de la forêt en attendant que les torches s’éteignent et que toute activité cesse à l’intérieur des murs de Norenja. Les événements de Panem-Dea avaient confirmé la description des rebelles que messire Vanion leur avait fournie à Sarna. À la première occasion, les soldats amateurs détaleraient, ce qui convenait parfaitement à Ekrasios. Il lui répugnait de déchaîner la malédiction d’Edaemus, et tous ceux qui fuiraient n’auraient pas à être anéantis. Adras revint au bord de la jungle, dans le brouillard de la nuit.
— Tout est prêt, Ekrasios, annonça-t-il très vite. Les portes tomberont au moindre contact.
— Eh bien, allons-y, répondit Ekrasios en relâchant le contrôle rigide qui atténuait sa lumière intérieure. Prions pour que tous ceux qui se trouvent dans ces murs puissent fuir.
— Et s’ils n’en font rien ?
— Alors, ils devront mourir. Nous sommes liés par notre promesse envers Anakha. Nous évacuerons ces ruines – d’une façon ou d’une autre.
— C’est déjà mieux, ici, fit Kalten en mettant pied à terre. D’abord, les ossements sont plus vieux…
Ils avaient été contraints, par la force des choses, à camper dans le hideux cimetière la nuit précédente, et ils avaient tous hâte d’en sortir.
Émouchet répondit d’un grognement en regardant la falaise de basalte fracturée qui semblait marquer la limite est des Montagnes Interdites. La lumière du soleil levant se reflétait sur les deux pics entrelardés de quartz dressés devant les montagnes d’un noir roussâtre.
— Pourquoi nous arrêtons-nous ici ? demanda Mirtaï. Cette falaise est encore à un quart de lieue.
— Je pense que nous devons nous rapprocher de ces deux pics, répondit Émouchet. Talen, tu te souviens des paroles exactes d’Ogerajin ?
— Voyons un peu, fit le gamin en fronçant le sourcil. C’est ça : « Au-delà de la Plaine des Ossements tu arriveras aux Portes de l’Illusion derrière lesquelles se dissimule la Cité Occulte de Cyrga », récita-t-il, les yeux mi-clos, le visage légèrement levé. « L’œil du mortel ne peut percevoir ces portes. Farouches et immuables, elles se dressent, telle une muraille fracturée, à la limite des Montagnes Interdites, et te barrent le chemin. Porte cependant ton regard vers les deux piliers blancs de Cyrgon et dirige tes pas vers le vide qui les sépare. Ne te fie point au témoignage de ton œil, car la muraille qui paraît infranchissable n’est qu’un brouillard et ne te fera point barrage. »
— C’est extraordinaire. Comment te souviens-tu de tout ça ? demanda Bévier, intrigué.
— J’ai un truc, répondit Talen avec un petit sourire satisfait. Je ne pense pas aux mots mais à l’endroit où j’étais quand je les ai entendus.
— Je ne reconnaissais même plus ta voix, remarqua Bévier.
— Ça fait partie du truc, confirma Talen. C’était la voix d’Ogerajin. Enfin, presque.
— Bien, intervint Émouchet. Voyons s’il délirait complètement ou s’il savait ce qu’il racontait. Voilà les piliers, fit-il en regardant les deux pics étincelants dans la lumière matinale. D’ici, reprit-il après avoir fait quelques pas vers la droite, on n’en voit plus qu’un. Et d’ici… aussi, dit-il en avançant vers la gauche. Voilà l’endroit, annonça-t-il non sans excitation en retournant à son point de départ. Ces deux pics sont très près l’un de l’autre. Trois pas dans un sens ou dans l’autre, et on ne voit plus l’espace entre les deux. Il faut vraiment savoir ce qu’on cherche pour ne pas le rater.
— L’ennui, commença Kalten d’un ton sarcastique, c’est que si nous nous rapprochons, la falaise nous empêchera de voir les pics.
Talen leva les yeux au ciel.
— Tu n’as qu’à avancer vers la falaise pendant qu’Émouchet restera ici, les yeux braqués sur la faille. Il te dira si tu dévies vers la droite ou la gauche.
— Ça va, ça va, fit Kalten en regardant les autres, un peu penaud. On va pas en faire une histoire.
Puis il s’approcha de la falaise.
— Un peu à droite, cria Émouchet. Kalten obtempéra.
— Pas tant que ça ! Reviens un peu vers la gauche. Kalten continua à avancer vers la falaise en rectifiant sa trajectoire conformément aux instructions d’Émouchet. Arrivé à la falaise, il frappa la paroi rocheuse des deux mains sur une certaine distance, puis il tira son épée, la planta dans le sol et revint vers ses amis.
— Alors ? appela Émouchet lorsqu’il fut à mi-chemin.
— Alors Ogerajin ne savait pas ce qu’il racontait, répondit Kalten.
Émouchet lâcha un juron.
— Tu veux dire qu’il n’y a pas d’ouverture ? s’écria Talen.
— Si, si, répondit Kalten. Mais elle est au moins à cinq pieds à gauche de l’endroit où ton cinglé de copain a dit qu’elle devait être.