CHAPITRE XV
Quand Émouchet se réveilla, le lendemain matin, dans la caserne des Atans, il neigeait sur Sarna. De gros flocons tourbillonnaient dans le vent qui descendait des monts d’Atan, au nord. Il regarda un moment par la fenêtre, s’habilla et alla rejoindre ses compagnons.
Itagne était assis près du poêle, dans la salle d’état-major, un paquet de documents sur les genoux.
— J’ai fait une sacrée boulette, au printemps dernier, dit-il en voyant entrer Émouchet. Avant qu’Oscagne ne m’expédie à Cynestra, j’enseignais les relations internationales à l’Université. J’ai commis l’erreur de donner un devoir à faire à mes étudiants, et maintenant j’ai toutes ces horreurs à lire, conclut-il avec un frisson.
— C’est si mauvais que ça ?
— Vous ne pouvez pas imaginer. Les étudiants ne devraient pas avoir le droit d’approcher d’une plume à moins de dix pas. J’ai déjà trouvé quinze versions différentes de mon propre cours, toutes rédigées dans un style épouvantable, et je ne parle pas des fautes d’orthographe.
— Où est Vanion ?
— Il est allé voir les blessés. Vous n’avez pas vu Aphraël, ce matin ?
Émouchet secoua la tête.
— Elle peut être n’importe où.
— Vous êtes vraiment venus de Dirgis en volant ?
— Oui, oui. Et avant ça, nous étions à Beresa. C’est une expérience assez nouvelle, et elle commence toujours par la même discussion. Elle doit reprendre sa vraie forme pour voler, vous comprenez.
— Une lumière éblouissante ? Un halo irisé et tout ça ?
— Non. Rien de ce genre. Elle adopte en notre présence l’aspect d’une petite fille, mais en réalité, c’est une jeune femme. L’ennui, c’est qu’elle ne voit pas la nécessité de s’habiller. Les Dieux n’ont manifestement aucune notion de pudeur. Elle offre un aspect assez troublant en vérité.
— Ça, j’imagine.
La porte ouvrit et Vanion entra en secouant sa cape pleine de neige.
— Comment vont les hommes ? demanda Émouchet.
— Pas très fort. Nous avons perdu pour rien beaucoup d’hommes de valeur. Je regrette de ne pas avoir réfléchi quand nous sommes tombés sur les guerriers de Klæl. J’aurais dû me douter de quelque chose en constatant qu’ils ne nous poursuivaient pas après notre premier assaut.
— Combien de temps a-t-il duré ?
— J’ai eu l’impression que ça durait des heures, mais en une dizaine de minutes, tout devait être fini.
— Quand tu seras à Samar, je voudrais que tu racontes ça à Kring et à Tikumé. Il serait bon de savoir combien de temps ces monstres peuvent passer dans notre atmosphère avant d’étouffer.
Ils n’avaient pas grand-chose à faire, en réalité, et la matinée tirait en longueur quand, peu avant midi, Betuana arriva en courant sans effort apparent dans les tourbillons de neige. Il se dégageait d’elle une énergie presque surhumaine. Elle n’était même pas essoufflée.
— C’est ravigotant, dit-elle en ôtant sa cape. Quelqu’un aurait un peigne ?
Une sonnerie de trompe retentit à l’autre bout de la pièce. Ils se retournèrent d’un bond. La Déesse-Enfant était calmement assise dans le vide, entourée par un halo de lumière.
— C’est mieux comme ça, Émouchet ? demanda-t-elle suavement.
Il leva les yeux au ciel.
— Pourquoi est-ce toujours sur moi que ça tombe ? gémit-il. J’y renonce, Aphraël. Tu as gagné.
— Comme d’habitude.
Elle se posa en douceur et son halo s’estompa.
— Viens ici, Betuana, je vais te peigner, moi.
Elle tendit les mains. Un peigne apparut dans l’une et une serviette dans l’autre. Betuana s’assit dans un fauteuil devant elle.
— Alors, qu’a-t-il dit ? demanda Aphraël en enroulant les cheveux trempés de Betuana dans la serviette.
— Il a d’abord dit non, répondit-elle. Il l’a redit une deuxième, puis une troisième fois. Il a cédé au bout de la douzième fois.
— Je savais que ça marcherait, répondit Aphraël en lui frottant les cheveux avec la serviette.
— J’ai été polie, mais ferme, reprit Betuana en souriant. Il a peur de toi, ô Divine.
— Je sais, fit Aphraël en passant le peigne dans les cheveux aile-de-corbeau de la reine. Il a peur que je lui prenne son âme ou je ne sais quoi.
— Je lui ai expliqué que je le harcèlerais jusqu’à ce qu’il me donne son accord, poursuivit Betuana. Et il a fini par accepter. Il a dit : « Qu’elle fasse ce qu’elle veut après tout, mais fichez-moi la paix ! »
— Ils en arrivent tous là, confirma Aphraël avec un haussement d’épaule. Il suffit d’insister assez longtemps pour obtenir ce qu’on veut.
— C’est de la persécution, ô Divine, protesta Émouchet.
— Toi, tu veux entendre des sonneries de trompes à chacune de mes apparitions, hein ?
— Euh… merci beaucoup mais non, vraiment.
— Bon, maintenant que j’ai son autorisation, je vais emmener Engessa dans mon île. Tu devrais envoyer un messager à ton mari pour le prévenir, au sujet des guerriers de Klæl. Je connais Androl. Je me demande comment tu vas te débrouiller pour le dissuader de les attaquer. Je n’ai jamais vu pareille tête brûlée.
— Je ferai de mon mieux, promit Betuana d’un ton un peu dubitatif.
— Bonne chance. Là, fit Aphraël en tendant le peigne à Betuana. J’emmène Engessa dans mon île, je le dégèle et je m’y mets.
Ulath ordonna la halte à proximité de la ville, et Bhlokw invoqua Ghnomb. Le Dieu troll du Manger apparut, tenant dans une de ses énormes pattes l’arrière-train à moitié dévoré d’un gros animal.
— Nous sommes arrivés à l’endroit où le nommé Bérit a reçu pour ordre d’aller, annonça Ulath. Il serait bon maintenant que nous sortions du Non-Temps et que nous entrions dans la zone de temps disloqué.
Ghnomb le regarda comme s’il n’y comprenait rien.
— U-lat et Tin-in chassent les pensées, expliqua Bhlokw. Les hommes-choses ont deux ventres : un dans le ventre et un dans la tête. Il faut qu’ils se remplissent les deux. Leur ventre du ventre est plein pour le moment mais ils demandent à réintégrer la zone de temps disloqué pour se remplir le ventre de la tête.
Une sorte de vague compréhension parut s’inscrire sur le faciès de brute de Ghnomb.
— Pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt, Ulath-de-Thalésie ?
Ulath chercha désespérément une réponse.
— C’est Bhlokw qui s’est aperçu que nous avions un ventre dans la tête, intervint Tynian, volant à son secours. Nous ne le savions pas. Nous savions seulement que notre esprit avait faim. Ghnomb a bien pensé en envoyant Bhlokw chasser avec nous. Bhlokw est un très bon chasseur.
Bhlokw s’illumina.
— Le ventre que nous avons dans la tête voudrait manger les pensées des malfaisants, reprit Ulath. Elles se traduisent par les bruits d’oiseaux que font les hommes-choses en parlant. Nous écouterons leurs bruits d’oiseaux sans être vus en restant dans le temps disloqué, puis nous suivrons la piste de nos proies et elles nous mèneront à l’endroit où est cachée la compagne d’Anakha.
— C’est bien pensé, approuva Ghnomb. Je ne savais pas qu’on pouvait chasser comme ça. C’est presque aussi bien que de chasser des choses à manger. Je t’aiderai à traquer tes proies.
— Nous en sommes très heureux, apprécia Tynian. Arjun, la capitale de l’Arjuna, était une grosse cité située sur la rive sud du lac. Le palais royal et les imposantes demeures de la noblesse étaient accrochés aux pentes, du côté sud de la ville, le quartier commerçant se trouvant au bord de l’eau.
Ulath et Tynian cachèrent leurs chevaux et poursuivirent à pied dans la grisaille du temps disloqué de Ghnomb. Une fois dans la ville proprement dite, ils se séparèrent et commencèrent à chercher de quoi nourrir le ventre qu’ils avaient dans la tête pendant que Bhlokw cherchait des chiens.
Le soir tombait lorsque Ulath ressortit d’une des tavernes sordides qui abondaient sur les quais, à l’est de la ville.
— On va y passer des mois, marmonna-t-il dans sa barbe.
Le nom de Scarpa avait été prononcé dans plusieurs des conversations qu’il avait surprises, et chaque fois il s’était rapproché en tendant l’oreille, mais Scarpa et son armée étaient un sujet de conversation assez fréquent dans la région et Ulath n’avait rien glané d’utile.
— Ôte-toi de mon chemin ! fit une voix hargneuse, péremptoire.
Ulath se retourna pour voir ce personnage arrogant.
C’était un Dacite richement vêtu, monté sur un cheval noir, ombrageux, et son visage affichait toutes les marques d’une vie dissolue. Ulath, qui ne l’avait jamais vu, le reconnut tout de suite. Le crayon de Talen avait admirablement rendu ses traits.
— Ah, murmura-t-il, voilà qui est mieux.
Il suivit le cheval fougueux et son cavalier.
Ils s’arrêtèrent devant l’une des grandes demeures qui jouxtaient le palais royal. Un serviteur en livrée sortit au trot de la maison.
— Nous vous attendions avec impatience, messire, déclara-t-il en s’inclinant obséquieusement.
— Occupe-toi de mon cheval ! lança l’Élène en mettant pied à terre. Tout le monde est là ?
— Oui, baron Parok.
— C’est stupéfiant. Ne reste pas planté là, imbécile ! Emmène-moi tout de suite auprès d’eux.
— Oui, messire.
Ulath leur emboîta le pas, ravi de cette bonne aubaine.
Le serviteur fit entrer le visiteur dans une sorte de bureau aux murs couverts de livres – des livres qui donnaient l’impression de n’avoir jamais été ouverts. Il y avait là une douzaine d’hommes : quelques Elènes, des Arjunis, et même un Styrique.
— Mettons-nous tout de suite au travail, annonça le baron Parok en lançant son chapeau à plume et ses gants sur la table. Quelles sont les nouvelles ?
— Le prince Émouchet est arrivé à Tiana, annonça le Styrique.
— Comme prévu.
— Mais nous n’avions pas prévu qu’il traiterait ainsi mon parent. Cette brute qu’il appelle son écuyer a suivi notre messager et l’a agressé. Il lui a arraché tous ses vêtements et vidé les poches.
Parok éclata d’un gros rire.
— Je connais ton cousin, Zorek, s’esclaffa-t-il. Je suis sûr qu’il ne l’avait pas volé. Qu’a-t-il dit au prince pour mériter pareil traitement ?
— Il lui a transmis le message, messire, et son malappris d’écuyer a fait une remarque insolente concernant le trajet. Mon cousin, offusqué, a répondu qu’ils devaient l’effectuer en quatorze jours seulement.
— Ça ne figurait pas dans les instructions, cracha Parok. Émouchet l’a tué ?
— Non, messire, répondit Zorek d’un ton morne.
— Dommage, lança Parok avec humeur. Il va falloir que je le fasse moi-même. Les Styriques outrepassent parfois leurs prérogatives. Quand j’aurai le temps, je passerai sur le corps de ton cousin à cheval et j’accrocherai ses boyaux à une grille, en espérant que ça vous servira de leçon à tous. Vous êtes payés pour faire ce qu’on vous demande, pas pour improviser. Qui doit lui transmettre le prochain message ?
— Moi, messire, répondit un Édomite à la bedaine avantageuse.
— Eh bien, tu ferais mieux d’attendre un peu. Le cousin de Zorek a bouleversé notre programme avec son initiative intempestive. Tu laisseras poireauter cet Émouchet une bonne semaine avant de l’envoyer à Derel. Messire Scarpa veut que son armée fasse mouvement vers le nord avant de l’envoyer à Natayos pour l’échange.
— Baron Parok, intervint d’un ton hautain un Arjuni en pourpoint de brocart, ce contretemps constitue une menace pour mon roi. Cet Émouchet est notoirement connu pour son comportement irrationnel, et il détient toujours le joyau de pouvoir. Sa Majesté ne veut pas que ce barbare élène s’attarde en Arjuna. Envoyez-le immédiatement à Derel. S’il doit détruire un endroit, autant que ce soit celui-là plutôt qu’Arjun.
— Vous avez l’oreille extraordinairement fine, Milanis, fit Parok d’un ton sardonique. Vous arrivez donc à entendre ce que dit le roi Rakya quand vous êtes à une lieue du palais ?
— Je suis ici, baron, pour protéger les intérêts de Sa Majesté. J’ai les pleins pouvoirs pour m’exprimer en son nom. L’alliance de Sa Majesté avec messire Scarpa n’est pas gravée dans le marbre. Débarrassez-nous du prince Émouchet. Nous ne voulons pas de lui en Arjuna.
— Et si je refuse ?
Le duc de Milanis haussa les épaules.
— Sa Majesté rompra l’accord et rapportera ce que vous préparez – et ce que vous avez déjà fait – à l’ambassadeur de Tamoulie.
— Le vieil adage selon lequel on ne peut pas se fier à un Arjuni se vérifie une fois de plus, à ce que je vois.
— Faites ce qu’on vous dit, Parok, répliqua sèchement le duc. Et, de grâce, épargnez-nous ces récriminations fastidieuses et ces préjugés raciaux. Le rapport de Sa Majesté est déjà prêt. Elle sautera sur le premier prétexte pour le faire porter à l’ambassadeur.
Un serviteur entra avec un plateau de verres et une carafe de vin. Ulath profita de ce que la porte était ouverte pour quitter la pièce. Il fallait qu’il retrouve Tynian et Bhlokw, puis ils auraient un long message à transmettre à Aphraël.
Mais une fois dehors, il se laissa très brièvement aller. Il fit un bond sur place en poussant un hurlement de triomphe et battit des mains avec allégresse, comme un gosse. Puis il reprit son sérieux et partit à la recherche de ses amis.
Messire Heldin, qui faisait office de précepteur pandion en l’absence d’Émouchet, rejoignit le patriarche Bergsten à la tête de la colonne.
— Alors ? demanda Bergsten.
— Je n’en ai pas trouvé un seul, répondit Heldin de sa voix de basse. Messire Tynian a embarqué tous les Pandions capables de prononcer deux mots de styrique.
— Vous connaissez les sorts.
— Oui, mais Aphraël ne m’entend pas. J’ai la voix trop grave pour elle.
— Ce qui soulève des questions très intéressantes sur le plan théologique, fit Bergsten d’un ton rêveur.
— Je vous propose que nous y réfléchissions ultérieurement, Votre Grâce. Pour le moment, nous devons informer Vanion et Émouchet de ce qui s’est passé au Zémoch. La guerre pourrait être finie avant que le messager de messire Fontan ne leur parvienne.
— Allez voir les autres ordres, suggéra Bergsten.
— Ça ne marchera pas, Votre Grâce. Chacun des ordres opère par l’intermédiaire du Dieu styrique personnel qui lui a enseigné les secrets. Nous devons prendre contact avec Aphraël. C’est elle qui a l’oreille d’Émouchet.
— Heldin, pendant votre noviciat, vous avez passé trop de temps à vous exercer au combat, et pas assez à étudier. La théologie a un but, vous savez.
— Oui, Votre Grâce, soupira Heldin en levant les yeux au ciel comme s’il s’apprêtait à subir un sermon.
— Je vous dispense de ces grands airs, reprit Bergsten. Je ne parle pas de la théologie élène mais des croyances erronées des Styriques. Combien y a-t-il de Dieux au Styricum ?
— Un millier, Votre Grâce, répondit très vite Heldin. Séphrénia en faisait toujours grand cas. Et les mille Dieux Cadets se considèrent comme les membres d’une même famille.
— C’est stupéfiant. Vous avez entendu certaines des choses que vous a enseignées Séphrénia. Tous les Pandions adorent Aphraël, n’est-ce pas ?
— Adorer est un terme trop fort, Votre Grâce.
— Je connais Aphraël, répondit Bergsten avec un petit sourire. Elle a des motifs bien particuliers. Elle essaie de s’approprier l’humanité entière. Enfin, je suis – ou plutôt j’étais – membre de l’ordre des Génidiens. Nous invoquions Hanka ; les Cyriniques adressent leurs prières à Romalic et les Alcions à Setras. Ces Dieux styriques doivent bien se parler de temps en temps, dans leur paradis céleste, vous ne pensez pas ?
— Ne m’accablez pas, Bergsten. J’ai oublié certaines choses, mais je ne suis pas stupide.
— Je n’ai jamais dit ça, mon pauvre vieux. Vous avez besoin d’un guide spirituel et voilà tout. Notre Sainte Mère est là pour ça. Faites-moi part de vos problèmes spirituels, mon fils. Je vous guiderai en douceur – et si la douceur ne marche pas, j’ai toujours ma hache.
— Je constate que Votre Grâce croit à une Église musclée, nota Heldin comme s’il suçait un citron.
— Ça, mon fils, c’est mon problème spirituel, pas le vôtre. Maintenant, allez me chercher un Alcion. D’après la légende, Aphraël et Setras seraient très proches. Setras devrait pouvoir passer certains messages à cette petite cousine voleuse.
— Votre Grâce ! se récria Heldin.
— L’Église tient Aphraël à l’œil depuis des siècles, Heldin. Elle connaît bien votre précieuse petite Déesse et tous ses trucs. Ne la laissez jamais vous embrasser, mon ami, ou elle vous volera votre âme avant que vous ayez eu le temps de dire ouf.
La caravane qui suivait la piste accidentée, creusée d’ornières, menant vers Natayos, comportait cette fois une douzaine de charrettes à bœufs chargées de tonneaux de bière. Senga avait recruté quelques douzaines de brigands hirsutes et dépenaillés pour l’assister. Kalten avait intégré en douceur Caalador et Bévier dans le groupe.
— Je pense toujours que c’est une bêtise, Senga, dit Kalten à son brave homme d’employeur. Le marché était à vous ; pourquoi baisser vos prix ?
— Parce que je gagnerai encore plus d’argent comme ça.
— Ça n’a pas de sens.
— Écoute, Col, expliqua patiemment Senga, les dernières fois que je suis venu, je n’avais qu’une carriole. Comme je n’avais pas beaucoup de bière à distribuer, je pouvais en demander ce que je voulais.
— Ça, je comprends.
— Maintenant que j’en ai une quantité à peu près illimitée à ma disposition, je fais mon bénéfice sur la quantité et non plus sur le prix.
— C’est ça qui ne tient pas debout.
— Je vais t’expliquer : qu’est-ce que tu préfères, voler dix couronnes à un couillon ou un sou à dix mille couillons ?
Kalten compta rapidement sur ses doigts.
— Oh, fit-il. Maintenant, je comprends. C’est très fort, Senga.
Senga se rengorgea un tantinet.
— Il faut toujours penser à long terme, Col. Le vrai problème, tu vois, c’est que tout le monde peut faire de la bière. Ce n’est pas très difficile ; il suffit d’avoir la recette. N’importe quel gaillard un peu futé pourrait installer sa brasserie ici même. Je ne voudrais pas engager une guerre des prix alors que les choses marchent si bien pour moi.
Ils avaient quitté le campement de Narstil au point du jour et le temps qu’ils arrivent à Natayos, la matinée était déjà bien avancée. Ils franchirent les portes sans encombre, passèrent en bringuebalant devant la maison aux fenêtres garnies de barreaux et s’arrêtèrent à l’endroit habituel. En tant que plus proche associé de Senga, Kalten avait été promu chef de la sécurité. La réputation de sévérité qu’il avait acquise au campement de Narstil lui valait qu’aucun des brigands ne discuterait ses ordres, et la présence de Bévier, avec son bandeau sur l’œil, sa hache de lochabre et son air de psychopathe en rupture de ban, ajoutait à son autorité.
— On n’arrivera à rien comme ça, Col, murmura Caalador alors que Kalten et lui montaient la garde près de l’une des charrettes où se pressaient les hommes. Ce brave Senga a tellement peur qu’un client se sauve sans payer qu’on est attachés plus court que des chiens à la niche.
— Attends un peu, Ezek, conseilla Kalten. Quand tout le monde sera ivre mort, nous retrouverons notre liberté de mouvement.
Bévier s’approcha d’un pas traînant, sa hache de lochabre à la main. Les gens s’écartaient machinalement devant lui, allez savoir pourquoi.
— Je viens d’avoir une idée, dit-il.
— Tu as envie de tuer quelqu’un ? avança Kalten.
— Un peu de sérieux, Col. Si tu suggérais à ton ami Senga de s’établir de façon permanente à Natayos ? Il suffirait de nettoyer une de ces bâtisses en ruine pour en faire une taverne, et on pourrait la faire marcher, tous les trois. Ce serait plus malin que de vendre de la bière à l’arrière d’une voiture et ça nous donnerait un bon prétexte pour rester ici.
— Là, ce vieux Shallag marque un point, remarqua Caalador. Il donne l’impression de boire du sang au petit déjeuner, mais il y a une tête en état de marche derrière son bandeau noir.
— Ça nous permettrait, en effet, de surveiller les choses de près, convint Kalten après réflexion. Senga s’en faisait à l’idée que quelqu’un puisse fonder sa propre brasserie ici, fit-il pour le bénéfice des soldats qui traînaient dans le coin. Ça devrait dissuader les amateurs de s’établir ici. Je vais demander à Senga ce qu’il en pense.
Il trouva le brave brigand assis à une table improvisée derrière l’une des carrioles. Il comptait son magot d’un air rêveur.
— Ah, Col, c’est absolument génial, ronronna-t-il.
— Ce ne sont que des sous.
— Je sais, mais il y en a tellement.
— Shallag vient d’avoir une idée. Et si on déblayait une de ces maisons vides pour y installer une taverne ?
— Une vraie taverne, tu veux dire ? Avec un comptoir, des tables, des chaises et tout le fourniment ?
— Pourquoi pas ? Maintenant que votre brasseur travaille à plein régime, vous devriez arriver à fournir, et la clientèle est là. En vous établissant ici, vous pourriez vendre de la bière tous les jours et pas seulement une fois par semaine. La vente serait étalée dans le temps. Au lieu de faire la queue tous en même temps, les clients viendraient par petits paquets ; ce serait plus commode.
— Je n’y aurais jamais pensé, admit Senga. Je pensais plutôt faire ma pelote et courir vers la frontière. Mais c’est vrai, Col, je pourrais monter une vraie taverne ici, une véritable, honnête et légitime affaire. Je n’aurais plus besoin de voler.
— Je connais vos prix, Senga. Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas demain que vous deviendrez honnête.
Senga laissa passer.
— Je pourrais l’appeler « Le Palais de Senga », poursuivit-il d’un ton rêveur. Ou plutôt non. C’est un peu trop pompeux pour un débit de bière. Je l’appellerai tout simplement « Chez Senga ». Ce serait un monument beaucoup plus durable que la dalle sur laquelle on inscrira mon nom quand je serai pendu. Mais ça ne marchera jamais, fit-il avec un soupir de regret. Sitôt que nous aurions tourné les talons, Scarpa et ses hommes viendraient boire tout mon fonds sans payer.
— Pourquoi partir, alors ? Il n’y a qu’à rester ici pour veiller au grain.
— Narstil prendrait très mal que nous ne retournions pas au campement la nuit.
— Voyons, Senga, vous n’avez plus besoin de Narstil, maintenant. Vous êtes un honnête homme d’affaires. Et un honnête homme d’affaires ne devrait pas s’acoquiner avec des bandits.
Senga éclata de rire.
— Ça va un peu trop vite pour moi, Col. Laisse-moi le temps de m’y faire.
Puis il lâcha un juron.
— C’est une idée magnifique, mais il y a un obstacle majeur.
Il faudrait que j’obtienne l’autorisation de Scarpa pour m’installer ici, et je me vois mal lui demander cette faveur. Je n’approcherais pas de lui pour un empire.
— Vous n’aurez pas à le faire, Senga. Je me suis un peu promené dans le campement de Narstil, hier, et je suis tombé sur un très joli petit tonneau de rouge d’Arcie. Il est même muni d’un robinet d’argent. Le gaillard qui l’a volé n’avait aucune idée de sa valeur. Il ne buvait que de la bière. Je le lui ai racheté pour une demi-couronne. Je vous le revends et vous pourrez en faire cadeau au dénommé Krager. Laissez-lui le soin de circonvenir Scarpa afin de vous autoriser à vous installer ici.
— Col, tu es génial ! Combien veux-tu de ce tonnelet ?
— Bah… mettons cinq couronnes.
— Cinq couronnes ? Dix fois ce que tu l’as payé ? Mais c’est du vol !
— C’est un spécialiste qui nous parle… Je vous aime bien, Senga, mais les affaires sont les affaires, hein ?
Ils trouvèrent Krager assis sur un bout de mur écroulé. Il regardait de ses yeux chassieux les soldats assoiffés qui faisaient la queue sur la place. Il tenait une chope qu’il portait à ses lèvres avec un dégoût manifeste.
— Ah, maître Krager ! s’exclama Senga d’un ton jovial. Videz votre quart et goûtez-moi plutôt ça ! fit-il en tapotant le tonnelet qu’il portait sous le bras.
— Encore de la pisse d’âne, avança Krager.
— Essayez, vous verrez bien, insista Senga.
Krager renversa son quart d’étain par terre et le tendit à Senga qui le remplit à moitié de rouge d’Arcie.
Krager lorgna le contenu du récipient, le huma d’un air méfiant… et leva les yeux au ciel d’un air extatique.
— Oh, Seigneur, Seigneur, murmura-t-il avec vénération. Il en prit une petite gorgée et sembla littéralement frémir de délices.
— Je pensais bien que ça vous plairait, fit Senga. Maintenant que j’ai réussi à vous intéresser, j’ai une proposition à vous faire. Je voudrais installer une taverne ici, à Natayos, mais pour ça j’ai besoin de l’autorisation de messire Scarpa. Je vous serais reconnaissant de lui présenter l’affaire sous un jour favorable.
— Reconnaissant… jusqu’à quel point ? demanda très vite Krager.
— Disons jusque-là, répondit Senga en tapotant le tonnelet. Dites à messire Scarpa que je ne vous causerai aucun ennui. Je nettoierai une de ces maisons vides, un peu à l’écart du campement principal. Je réparerai moi-même le toit. Je fournirai mon propre service de sécurité et je veillerai à ce que les hommes ne s’enivrent pas trop.
— Allez-y, maître Senga, fit Krager en tendant les mains vers le tonnelet. Vous avez mon assurance personnelle que messire Scarpa sera d’accord.
Senga recula d’un pas.
— Après, maître Krager, dit-il fermement. Pour le moment, je suis plein de considération. La reconnaissance viendra quand Scarpa aura donné son autorisation.
Tout à coup, Elron traversa la place, bousculant la foule en hurlant.
— Krager ! appela-t-il d’une voix stridente. Viens tout de suite ! Messire Scarpa est fou de rage ! Nous devons le rejoindre immédiatement au quartier général !
— Que se passe-t-il ? demanda Krager en se levant.
— Cyzada vient de rentrer de Cynesga. Klæl est allé voir le gaillard que nous suivons depuis le début. Ce n’est pas Émouchet, Krager ! Il lui ressemble, mais Klæl a tout de suite compris que ce n’était pas lui !