CHAPITRE PREMIER

Un brouillard glacé montait de la plaine. Le ciel était de plomb, sans couleur aucune. Le sol gelé résonnait comme du fer sous les sabots des chevaux. L’hiver refermait inexorablement le poing sur le Cap Nord.

L’armée d’Émouchet dressait sa muraille sur l’herbe couverte de givre, près des ruines de Tzada. Au milieu des chevaliers de l’église, parmi ces milliers de gaillards vêtus comme lui de cuir et d’acier, Bérit observait le terrible festin. Bérit était un jeune chevalier idéaliste, et il avait du mal à digérer le comportement de leurs nouveaux alliés.

Il essaya de fermer ses oreilles aux râles d’agonie. D’accord, ceux qui hurlaient n’étaient pas vraiment des gens. Juste des ombres, de vagues réminiscences d’hommes morts depuis longtemps. Et puis c’étaient des ennemis, les représentants d’une race cruelle et sauvage qui adorait un Dieu innommable.

Mais ils fumaient. C’était le plus horrible, pour Bérit. Il avait beau se dire et se répéter que ces Cyrgaïs étaient morts depuis belle lurette, que c’étaient des fantômes ressuscites par Cyrgon, une vapeur montait de leurs cadavres alors que les Trolls affamés se repaissaient de leurs entrailles, et ça, vraiment, ça lui restait en travers de la gorge.

— Ça ne va pas ? demanda gentiment Émouchet.

Des taches de givre blanc maculaient son armure noire, et son visage couturé de cicatrices était sinistre.

— Si, si, Émouchet, très bien, bredouilla Bérit, embarrassé. C’est juste que…

Il s’interrompit, à court de mots.

— Je sais. Moi aussi j’ai du mal à le supporter. Les Trolls ne sont pas délibérément cruels. Pour eux, nous ne sommes que de la nourriture. Ils obéissent à leur instinct, c’est tout.

— C’est bien le problème, Émouchet. À l’idée d’être mangé, mon sang se caille dans mes veines.

— Ça t’aiderait si je te disais que j’aime mieux être à notre place qu’à la leur ?

— Pas beaucoup, répondit Bérit avec un pauvre petit rire. Je ne dois pas être fait pour ce genre de chose. Tous les autres ont l’air de trouver ça normal.

— Personne ne trouve ça normal, Bérit. Nous éprouvons tous la même chose. Essaie de reprendre le dessus. Nous avons déjà rencontré des armées revenues du passé. Dès que les Trolls auront tué les généraux cyrgaïs, les autres disparaîtront, ce qui devrait régler le problème. Ça me donne une idée, ajouta-t-il en fronçant les sourcils. Il faut que j’en parle à Ulath.

— Allons-y, proposa Bérit avec empressement.

Ils rejoignirent Ulath, Tynian et Bévier un peu plus loin, en première ligne.

— J’ai une question à te poser, Ulath, commença Émouchet en retenant Faran.

— Mmm, je suis flatté, fit Ulath en ôtant son casque conique et en astiquant ses cornes d’Ogre sur la manche de son surcot. Quel est le problème ?

— Chaque fois que nous avons affronté ces antiques guerriers, ils se sont ratatinés quand nous avons tué les chefs. Comment les Trolls vont-ils prendre ça ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Tu es notre expert en Trolls, non ?

— Enfin, Émouchet, ça ne s’est encore jamais produit. La situation est inédite. Je ne peux pas prévoir ce qui va se passer.

— Essaie de deviner, rétorqua Émouchet, agacé.

Les deux hommes se toisèrent un moment du regard.

— Pourquoi harceler Ulath avec ça, Émouchet ? demanda calmement Bévier. Nous n’avons qu’à avertir les Dieux des Trolls de ce qui va se passer et leur laisser régler le problème.

Émouchet se frotta pensivement le menton, faisant crisser sa barbe.

— Pardon, Ulath, fit-il, un ton plus bas. Je suis perturbé par le bruit que font ces joyeux fêtards en mangeant.

— Je te comprends, répondit Ulath d’un ton pénétré. À propos de boustifaille… Les Trolls risquent de ne pas se contenter de rations déshydratées quand ils ont toute cette bonne viande fraîche à portée de canine. Les Dieux des Trolls mettront un point d’honneur à tenir la promesse qu’ils ont faite à Aphraël, ajouta-t-il en remettant son casque, mais je pense que nous ferions mieux de les prévenir de ce qui les attend. Je préférerais qu’ils aient leurs ouailles bien en main quand le souper va se racornir. Je n’aimerais pas leur servir de dessert.

 

— Ehlana ? s’exclama Séphrénia.

— Pas si fort, souffla Aphraël.

Elle jeta un coup d’œil autour d’elle. Elles étaient à une certaine distance des dernières lignes de l’armée, mais elles n’étaient pas seules. Aphraël tendit la main et effleura le cou de Ch’iel, la blanche haquenée de Séphrénia qui s’éloigna docilement pour paître l’herbe gelée un peu plus loin.

— Je ne peux pas entrer dans les détails, reprit la Déesse-Enfant, mais Mélidéré a été gravement blessée, et Mirtaï est hors d’elle. Ils ont dû l’enchaîner.

— Qui a fait ça ?

— Je n’en sais rien, Séphrénia ! Personne ne parle à Danaé. Je ne saisis qu’un mot : « otage ». Quelqu’un a réussi à s’introduire au château et à enlever Ehlana et Aleanne. Sarabian est dans tous ses états. Il a fait placer des gardes partout dans les couloirs, et Danaé ne peut pas sortir de sa chambre pour se renseigner.

— Nous devons prévenir Émouchet.

— Sûrement pas ! Il devient dingue quand Ehlana est en danger. D’ici une semaine, le soleil se couchera définitivement, ici, et tout prendra en glace, choses, bêtes et gens. Attendons qu’il ait ramené son armée à Mathérion et que tout le monde soit en sécurité avant de le mettre au courant. Il l’apprendra bien assez tôt, de toute façon.

— Tu as probablement raison, convint Séphrénia, puis elle ajouta d’un ton méditatif : Je suppose que ce mot, otage, explique tout. Tu as un moyen de localiser ta mère ?

Aphraël secoua la tête.

— Ce serait trop dangereux. Si je commence à fourrer mon nez dans ses affaires, Cyrgon s’en rendra compte et je ne voudrais pas qu’il fasse quelque chose à ma mère avant d’avoir pris le temps de réfléchir. Notre principal problème, pour l’instant, est d’empêcher Émouchet de perdre complètement la boule quand il découvrira ce qui s’est passé.

Tout à coup, elle étouffa un hoquet et écarquilla ses grands yeux noirs.

— Qu’y a-t-il ? demanda Séphrénia, affolée. Que se passe-t-il ?

— Je ne sais pas ! s’écria Aphraël. Quelque chose de monstrueux !

Son regard erra frénétiquement en tous sens, puis elle s’apaisa, son front pâle se plissa comme si elle se concentrait intensément, et ses yeux s’étrécirent de fureur.

— Séphrénia, quelqu’un utilise un sort interdit ! dit-elle d’une voix aussi dure que le sol gelé.

— Tu es sûre ?

— Absolument. Ça pue le sort interdit à plein nez.

 

Djarian, le nécromancien, était d’une maigreur cadavérique, et avec ses yeux enfoncés dans les orbites on aurait vraiment dit une momie. Il émanait de lui une odeur de moisi qui prenait à la gorge. Comme les autres prisonniers sty-riques, il était enchaîné, et sous l’étroite surveillance des chevaliers de l’Église qui savaient contrer les sortilèges styriques. Un crépuscule glacial, oppressant, tombait sur le campement, près des ruines de Tzada. Émouchet et ses compagnons allaient interroger les prisonniers. Les Dieux des Trolls avaient fermement repris leurs créatures en main dès la fin de leurs agapes. Les Trolls étaient maintenant réunis autour d’un gigantesque feu de joie, à quelques lieues de là, dans la prairie, et se livraient à une sorte de cérémonie religieuse.

— Pas la peine de te casser, Bévier, conseilla tout bas Émouchet tandis qu’on traînait Djarian devant eux. Pose-lui des questions anodines jusqu’à ce que Xanetia nous fasse signe qu’elle lui a fouillé la cervelle.

— Je peux faire durer le plaisir autant que tu voudras, acquiesça Bévier. Bon, allons-y.

Son surcot d’une blancheur éclatante rougeoyait à la lueur vacillante des flammes, lui donnant une allure très ecclésiastique. Il fit précéder son interrogatoire par une interminable prière. Puis il se mit à la tâche.

Djarian répondait aux questions d’une voix sépulcrale, hargneuse, mais Bévier ne paraissait pas remarquer son hostilité. Il affectait une courtoisie exquise, presque tatillonne, soulignée par le fait qu’il portait des mitaines de laine comme un rond-de-cuir. Il se penchait souvent en avant pour reformuler une question qu’il avait déjà posée et souligner triomphalement une contradiction dans les réponses du prisonnier.

Djarian ne sortit de sa réserve que pour vilipender Zalasta et Cyrgon qui l’avaient abandonné là, sur ce champ de bataille hostile.

— Sacré Bévier, murmura Kalten à l’oreille d’Émouchet. J’ai l’impression d’entendre parler un tabellion.

— Il le fait exprès. Les hommes de loi aiment piéger les gens par leurs questions, et Djarian le sait. Bévier l’oblige à penser très fort aux choses qu’il est censé nous cacher, et c’est tout ce dont Xanetia a besoin. Décidément, nous avions sous-estimé notre Bévier.

— C’est toutes ces prières, répondit doctement Kalten. On a du mal à prendre au sérieux un homme qui passe son temps en dévotions.

— Nous sommes des chevaliers de l’Église, Kalten, des membres d’un ordre religieux.

— Et alors ? Je ne vois pas le rapport.

— Il a abandonné toute espérance, rapporta Xanetia un peu plus tard, lorsqu’ils furent réunis autour de l’un des grands feux que les Atans avaient allumés pour lutter contre le froid mordant.

La lueur des flammes donnait au visage de l’Anarae et à sa robe de laine écrue une belle couleur dorée.

— Alors, nous avions raison ? demanda Tynian. Cyrgon accroît la puissance des sorts de Djarian, ce qui lui permet de soulever des armées entières ?

— En effet, confirma-t-elle.

— Cet éclat contre Zalasta était-il sincère ? demanda Vanion.

— En vérité, doux sire, Djarian et ses complices sont fort mécontents de la façon dont Zalasta les traitait. Ils en étaient tous arrivés à ne plus espérer de véritable amitié de sa part. Ils n’ont plus de but commun et chacun cherche à tirer le meilleur parti de cette douteuse alliance. Surtout, leur secret désir est de s’assurer la possession du Bhelliom.

— Il est toujours bon de semer la zizanie entre ses ennemis, commenta Vanion. Mais nous ne pouvons tout à fait éliminer la possibilité qu’ils fassent à nouveau cause commune après ce qui s’est passé ici aujourd’hui. Avez-vous pu, Anarae, tirer de lui une information précise concernant leurs projets ?

— Hélas non, seigneur Vanion. Ils n’étaient aucunement préparés aux événements. Mais une chose ressortait dans l’esprit de ce Djarian, et cela pourrait représenter un danger. Les réprouvés qui entourent Zalasta craignent tous Cyzada d’Esos, car lui seul est versé en magie zémoch, et a donc accès à cette porte qu’Azash a ouverte et qui donne sur l’autre monde. Des horreurs qui passent l’imagination sont à portée de sa main. Djarian est d’avis que, puisque tous leurs plans ont jusqu’à présent échoué, le désespoir pourrait pousser Cyrgon à exiger de Cyzada qu’il utilise son pouvoir à nul autre pareil pour susciter des créatures des ténèbres et les déchaîner contre nous. Vanion hocha la tête d’un air entendu.

— Quel effet le plan de Stragen a-t-il eu sur eux ? demanda Talen.

— Ils sont fort déconfits en vérité. Comme ils ne disposaient d’aucune force capable d’affronter les Atans, Zalasta et ses acolytes comptaient sur les agents secrets du ministère de l’Intérieur pour assassiner des fonctionnaires tamouls dans les royaumes vassaux de l’Empire afin d’en déstabiliser les gouvernements.

— Tu devrais noter ça dans tes tablettes, Émouchet, remarqua Kalten. L’empereur Sarabian avait exprimé certaines réserves quand il a approuvé le plan de Stragen. Il sera sûrement ravi d’apprendre que Stragen s’est contenté de prendre nos ennemis de vitesse. S’il n’était pas intervenu, ce sont nos propres gens qui seraient morts. Ce n’est pas très moral, ajouta Kalten d’un ton réprobateur, mais il faut courir vite si on veut avoir une chance d’arriver au sommet.

Le lendemain matin, le ciel était toujours couvert et des nuages menaçants bouchaient l’horizon, à l’ouest. C’était la fin de l’automne et ils étaient très loin au nord. Le soleil donnait l’impression de se lever au sud, teintant le ciel, au-dessus du mur du Bhelliom, en orange vif, après quoi ses rayons obliques, rougeâtres, embrasaient le ventre des nuages.

Tous portaient des pelisses de fourrure sur leur armure et se blottissaient le plus près possible des feux de camp, mais les flammes semblaient impuissantes à repousser le froid mortel qui régnait sur le toit du monde.

Soudain des grondements sourds retentirent vers le sud, et des éclairs de lumière blafarde, inquiétante, strièrent le ciel.

— Le tonnerre ? demanda Kalten, incrédule. Il n’y a pas d’orages en cette saison !

— Ça arrive, répondit Ulath en faisant la moue. Une fois, au nord de Heid, je me suis retrouvé dans un orage qui s’est changé en blizzard. C’était une expérience assez curieuse.

— Qui est de corvée de popote ? demanda Kalten, sans réfléchir.

— Toi, répondit Ulath du tac au tac.

— Tu sais bien que ce n’est pas une question à poser, Kalten, fit Tynian en riant. Qu’est-ce qui t’a pris ?

Kalten grommela et se leva pour tisonner le feu.

— Je pense que nous devrions regagner la côte, déclara Vanion d’un ton songeur. Le temps s’est maintenu jusqu’à présent, mais ce serait tenter le diable que de rester plus longtemps.

Émouchet acquiesça d’un hochement de tête. Le tonnerre grondait de plus en plus fort lorsque les nuages d’un rouge maléfique pâlirent soudain, traversés d’éclairs. Puis il y eut un bruit sourd, rythmé, obsédant.

— Encore un tremblement de terre ? s’écria Kring, alarmé.

— Non, répondit Khalad. C’est trop régulier. On dirait que quelqu’un tape sur un énorme tambour. Hé, qu’est-ce que c’est que ça ? fit-il en tendant le doigt vers le mur du Bhelliom.

On aurait dit qu’une colline se dressait derrière les forêts, au-dessus de la falaise. Une colline qui bougeait-Elle était éclairée à contre-jour, de sorte qu’ils n’en distinguaient pas les détails, mais au fur et à mesure qu’elle s’élevait, ils s’aperçurent que c’était une sorte de dôme aplati d’où dépassaient deux protubérances pointues, pareilles à d’énormes ailes. La chose montait toujours. Ils constatèrent bientôt que ce n’était pas un dôme mais plutôt un gigantesque triangle debout sur la pointe, les deux ailes partant des côtés. La pointe semblait enfoncée dans une colonne massive. L’ensemble paraissait aussi noir que la nuit, et ces immenses ténèbres s’élevaient et s’enflaient toujours.

Puis cette monstruosité se figea.

Elle ouvrit les yeux.

Ce qui n’était au début que deux fentes farouches devint des yeux embrasés, obliques, comme des yeux de félin, mais brillant d’un feu aussi intense que le soleil. L’imagination se cabrait à l’idée de l’énormité de la chose. Ce qu’ils avaient pris pour des ailes gigantesques était les oreilles de la créature.

Elle ouvrit la bouche et hurla, et ils comprirent que ce qu’ils avaient entendu n’était pas le tonnerre.

La créature rugit à nouveau, dévoilant ses crocs pareils à des éclairs d’où s’échappaient des flammes qui étaient du sang.

— Klæl ! s’écria Aphraël d’une voix stridente.

Alors, telles deux montagnes au sommet arrondi, les épaules se soulevèrent au-dessus de la falaise, et deux ailes de chauve-souris se déployèrent comme des voiles noires.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? hurla Talen.

— Klæl ! répéta Aphraël, dans un hurlement.

— Qu’est-ce que c’est qu’un Klæl ?

— Pas un Klæl, Klæl tout court, abruti ! Azash et les autres Dieux Aînés l’avaient banni ! Un imbécile l’a fait revenir !

L’énormité qui se dressait au-dessus de l’escarpement continua à s’élever, révélant des bras monstrueux, dotés de mains aux doigts innombrables. Le tronc était gigantesque, et des éclairs grouillaient sous sa peau, révélant fugitivement des détails ignobles de son anatomie.

La présence monstrueuse domina bientôt le sommet de l’escarpement de quatre-vingts, puis de cent pieds.

Émouchet sentit vaciller sa conscience. Comment avaient-ils pu… ?

— Rose bleue ! dit-il âprement. Fais quelque chose !

— C’est inutile, Anakha, répondit la voix calme du Bhelliom par les lèvres de Vanion. Klæl n’a échappé que momentanément à l’emprise de Cyrgon. Cyrgon ne prendra pas le risque de laisser sa créature m’affronter directement.

— Cette chose appartient à Cyrgon ?

— Pour le moment. Avec le temps, cela changera, c’est alors Cyrgon qui appartiendra à Klæl.

— Que fait-il ? hurla Betuana.

L’horreur qui se dressait au-dessus de la falaise avait levé un de ses énormes poings et pilonnait le sol à coups d’éclairs incandescents. La falaise, ébranlée, se craquela, se désagrégea en morceaux qui tombaient, avec un bruit de tonnerre, dans la forêt. Des fragments de plus en plus grands se détachaient de la paroi et dégringolaient dans un vacarme épouvantable, assourdissant.

— Klæl n’a jamais maîtrisé ses ailes, observa calmement le Bhelliom. Il voudrait bien se battre contre moi, mais la hauteur du mur l’effraie. C’est pourquoi il se prépare un escalier.

Dans un tumulte digne du tremblement de terre qui lui avait donné naissance, la paroi bascula comme au ralenti et s’écrasa sur la forêt. L’entassement d’alluvions montait de plus en plus sur une bonne demi-lieue.

L’énorme créature poursuivit la destruction de la falaise, formant une chaussée abrupte qui arrivait presque jusqu’en haut.

Puis la chose appelée Klæl disparut, et un vent hurlant balaya la paroi, chassant les nuages de poussière soulevés par le glissement de terrain.

Entendant un autre bruit, Émouchet se retourna. Les Trolls s’étaient jetés à plat ventre et gémissaient de terreur.

— Nous avons toujours été au courant de son existence, remarqua pensivement Aphraël. Nous nous faisions peur en nous racontant ses histoires. Il y a un certain plaisir pervers à se donner la chair de poule. Mais je me demande si j’y ai jamais vraiment cru.

— Qu’est-ce que c’est au juste ? demanda Bévier.

— Le mal, répondit-elle en haussant les épaules. Nous sommes censés incarner l’essence du bien – c’est du moins ce que nous nous racontons. Klæl est juste le contraire. C’est notre façon d’expliquer l’existence du mal. Si nous n’avions pas Klæl, force nous serait d’endosser la responsabilité du mal, et nous sommes un peu trop imbus de nous-mêmes pour cela.

— Ce Klæl serait donc le roi des Enfers ? demanda Bévier.

— En quelque sorte. À ceci près que l’Enfer n’est pas un endroit mais un état d’esprit. D’après la légende, quand Azash et les autres Dieux Aînés ont émergé, Klæl était déjà là. Ils voulaient le monde pour eux seuls, et Klæl leur barrait la route. Après que plusieurs d’entre eux eurent été anéantis en essayant individuellement de se débarrasser de lui, ils ont décidé de s’allier pour lui régler son compte.

— D’où vient-il ? Au départ, je veux dire ? insista Bévier, qui se préoccupait beaucoup des causes premières.

— Comment veux-tu que je le sache ? Je n’étais pas là à l’époque. Demande au Bhelliom.

— Je m’intéresse moins aux origines de ce Klæl qu’à ce qu’il est capable de faire, intervint Émouchet.

Il prit le Bhelliom dans la bourse qu’il portait toujours à la ceinture.

— Rose Bleue, dit-il, je pense que nous devrions parler de Klæl.

— Ce serait peut-être une bonne chose, Anakha, répondit le joyau, par les lèvres de Vanion.

— D’où est-il… d’où cette chose vient-elle ?

— Klæl ne vient de nulle part, Anakha. Tout comme moi, Klæl a toujours été.

— Qu’est-ce que… qu’est-il au juste ?

— Nécessaire. Sans vouloir t’offenser, Anakha, la nécessité de Klæl passe ton entendement. La Déesse-Enfant te l’a suffisamment expliqué – dans la limite de ses facultés.

— Alors ça, vraiment ! balbutia Aphraël.

Un léger sourire effleura les lèvres de Vanion.

— Ne t’offusque point de mes paroles, Aphraël. Je t’aime toujours, en dépit de tes limites. Tu es jeune, l’âge t’apportera sagesse et compréhension. Enfin…, soupira le Bhelliom, revenons-en à nos moutons. Klæl fut banni par les Dieux Aînés, tu l’as dit, mais son esprit, ainsi que le mien, s’attarde encore dans les roches mêmes de ce monde, comme de tous ceux que j’ai créés. En outre, ce que les Dieux Aînés pouvaient faire, ils pouvaient aussi le défaire, et le sort qui a rappelé Klæl était implicite dans celui qui l’a proscrit. Il est clair qu’un mortel familiarisé avec les sorts des Dieux Aînés a inversé le sort de bannissement, faisant revenir Klæl.

— Est-ce qu’il… est-ce que ça peut être détruit ?

— Ni « il », ni « Ça », Anakha – Klæl. Eh non, Klæl ne peut être détruit. Comme moi, il est indestructible. Klæl est éternel.

— Il ne manquait plus que ça, marmonna Émouchet, la mort dans l’âme.

— C’est en partie de ma faute. J’étais tellement absorbé par la naissance de mon dernier enfant que mon attention s’est égarée. Il m’incombait de chasser Klæl mais je m’étais investi dans la confection d’un nouveau monde, et cet enfant m’apportait tant de joie que j’ai retardé le bannissement de Klæl. Puis la poussière rouge m’a emprisonné, et la nécessité de chasser Klæl est retombée sur les Dieux Aînés. Le bannissement a été imparfait en raison de leur imperfection, et c’est ainsi que Klæl a pu revenir.

— Grâce à Cyrgon ? demanda Émouchet d’un ton morne.

— Le sort de bannissement – et de rappel – est styrique. Cyrgon n’aurait pu le prononcer.

— Ça doit donc être Cyzada, avança Séphrénia. Il aurait très bien pu le connaître. Mais je doute qu’il l’ait utilisé de son plein gré.

— C’est sûrement Cyrgon qui l’a obligé à le lancer, petite mère, suggéra Kalten. Ça ne va pas très fort pour Cyrgon et Zalasta, ces temps derniers.

— Quand même, rappeler Klæl ! fit Aphraël en frémissant.

— Les gens désespérés font des choses désespérées, philosopha Kalten. J’imagine que les Dieux désespérés…

— Que faisons-nous pour Klæl, Rose Bleue ? coupa Émouchet.

— Tu ne peux rien faire, Anakha. Tu as bien agi lorsque tu as rencontré Azash, et il est indéniable que tu auras raison de Cyrgon dans le conflit qui vous oppose. Mais tu es sans pouvoir contre Klæl.

— Alors nous sommes perdus, fit Émouchet, le moral à zéro.

— Perdus ? Bien sûr que non ! Tu te laisses trop aisément abattre, mon ami. Je ne t’ai pas créé pour affronter Klæl. C’est mon devoir. Klæl nous perturbera dans une certaine mesure. Telle est d’ailleurs sa volonté. Puis, comme le veut la coutume, nous nous affronterons, lui et moi.

— Et tu le banniras à nouveau ?

— Rien n’est jamais certain, Anakha. Je te l’ai souvent dit, l’avenir nous est celé. Mais je puis t’assurer que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour cela, de même que Klæl s’efforcera de m’éliminer. Cela dit, j’engagerai la confrontation avec confiance, car le doute amoindrit la résolution et la crainte engourdit l’esprit. On doit partir au combat avec le cœur léger et dans de joyeuses dispositions.

— Tu es parfois très sentencieux, Faiseur de Mondes, fit Aphraël avec un soupçon de mépris.

— Je t’en prie, ce n’est pas le jour, la gronda gentiment le Bhelliom.

— Anakha !

C’était Ghworg, le Dieu du Tuer. L’énorme présence traversa la prairie, ouvrant un sombre sentier dans l’herbe argentée par le givre.

— J’entendrai les paroles de Ghworg, répondit Émouchet.

— Est-ce toi qui as suscité Klæl ? Est-ce toi qui as demandé à Klæl de nous aider en tourmentant Cyrgon ? Si tel est le cas, ce n’était pas bien pensé. Renvoie-le.

— Ce n’est pas mon fait, Ghworg. Non plus que celui de la gemme-fleur. Nous pensons que c’est Cyrgon qui a suscité Klæl pour nous causer de grandes souffrances.

— La gemme-fleur peut-elle nuire à Klæl ?

— Ce n’est pas certain. Le pouvoir de Klæl est comparable à celui de la gemme-fleur.

Le Dieu du Tuer s’accroupit sur le sol gelé en grattant sa face hirsute avec son énorme patte.

— Cyrgon n’est rien, Anakha, tonna-t-il. Nous pouvons faire souffrir Cyrgon, demain – ou plus tard, un autre jour, il sera toujours temps. Nous devons tourmenter Klæl maintenant. Cela ne peut attendre.

Émouchet posa un genou sur le sol gelé.

— Voilà de sages paroles, Ghworg.

Ghworg retroussa ses lèvres en une grimace hideuse qui pouvait passer pour un sourire.

— Le mot que tu emploies n’est point usité chez nous, Anakha. Si Khwadj disait « Ghworg est sage », je le mettrais à mal.

— Je ne l’ai pas dit pour te mettre en colère, Ghworg.

— Tu n’es pas un Troll, Anakha. Nos coutumes ne te sont point familières. Nous devons en faire voir à Klæl de sorte qu’il s’en aille. Comment pouvons-nous faire cela ?

— C’est impossible. Seule la gemme-fleur peut le faire partir.

Ghworg frappa le sol gelé avec un rictus affreux.

— C’est Cyrgon qui a fait venir Klæl, reprit Émouchet en levant la main. Klæl s’est joint à Cyrgon pour nous accabler. Causons-lui de grandes souffrances aujourd’hui. Si nous le faisons, Cyrgon craindra d’aider Klæl quand la gemme-fleur entreprendra de le mettre à mal et de le chasser.

Ghworg médita ses paroles au prix d’un effort évident.

— Tu parles bien, Anakha, dit-il enfin. Comment pourrions-nous causer les plus grandes souffrances à Cyrgon ?

— L’esprit de Cyrgon n’est pas comme le tien, Ghworg, ou comme le mien, répondit Émouchet. Nos pensées sont droites. Celles de Cyrgon sont tordues. Il a lancé tes enfants contre nos enfants dans les terres de l’hiver, pour nous faire venir ici afin de les combattre. Mais tes enfants n’étaient pas son arme principale. L’arme la plus puissante de Cyrgon viendra des terres du soleil pour attaquer nos amis dans la ville qui brille.

— J’ai vu cet endroit. C’est là que la Déesse-Enfant nous a parlé pour la première fois.

— Il y a des hautes terres ici, et au sud, reprit Émouchet en essayant de se remémorer les détails de la carte de Vanion. Et puis, encore plus loin au sud, les hautes terres s’abaissent et deviennent plates.

— Je vois l’endroit, confirma Ghworg. Tu décris bien, Anakha.

Émouchet en déduisit, non sans surprise, que Ghworg semblait capable de visualiser tout le continent.

— Au milieu de cet endroit plat se trouvent d’autres hautes terres que les hommes-choses appellent les montagnes de Tamoulie. Les enfants de Cyrgon passeront par ces hautes terres pour arriver à la cité qui brille. Il fera froid dans les hautes terres, de sorte que tes enfants n’y souffriront pas du soleil.

— Je vois où tu veux en venir, Anakha. Nous emmènerons nos enfants vers ces hautes terres, et nous y attendrons les enfants de Cyrgon. Nos enfants ne mangeront pas ceux d’Aphraël. Ils mangeront ceux de Cyrgon à la place.

— Ce qui lui causera de grandes souffrances, ainsi qu’à ses serviteurs.

— Alors nous le ferons. Nos enfants vont gravir l’escalier de Klæl, annonça Ghworg en indiquant le glissement de terrain. Puis Ghnomb arrêtera le temps. Nos enfants seront dans les Hautes terres avant que le soleil se couche, ce soir. Bonne chasse.

Il se releva et rejoignit ses compagnons et leurs Trolls encore terrifiés.

— Nous devons faire comme si tout était normal, dit Vanion alors qu’ils se réunissaient près du feu, dans l’après-midi.

Émouchet remarqua que le soleil se couchait déjà.

— Klæl a probablement le pouvoir d’apparaître où et quand il veut, dit-il. Nous ne pouvons pas prévoir ses mouvements, mais nous pouvons anticiper ceux de nos autres « amis ». Scarpa sort des jungles d’Arjuna, et je m’attends à voir surgir une autre troupe de Cynesga. Les Trolls vont probablement ralentir Scarpa, mais ils ne peuvent guère s’éloigner des montagnes du sud de la Tamoulie à cause du climat. Après le choc initial de la rencontre avec les Trolls, Scarpa tentera sans doute de les contourner. Nous devons poster des troupes en certains points stratégiques pour faire obstacle à Scarpa aussi bien qu’à une armée venant de Cynesga. Samar serait le meilleur endroit pour ça, conclut-il en consultant sa carte.

— Sarna, objecta la reine Betuana.

— Les deux, contra Ulath. En massant des troupes à Samar, nous couvririons tout le sud des monts d’Atan jusqu’à la mer d’Arjun, et nous serions en position de frapper vers l’est et le sud des montagnes de Tamoulie si Scarpa parvenait à échapper aux Trolls. Et les troupes basées à Sarna pourraient couper la route des invasions qui traverse les monts d’Atan.

— Là, il a raison, approuva Bévier. Nous diviserions nos forces, mais nous n’avons guère le choix.

— Nous pourrions envoyer les chevaliers et les Péloïs à Sarna et les Atans à Samar, ajouta Tynian. La vallée de la Sarna se prête bien aux opérations de cavalerie, et les montagnes qui entourent Sarna sont le milieu naturel des Atans.

— Ce sont deux positions défensives, objecta Engessa. On ne gagne pas une guerre sans prendre l’offensive.

— La Cynesga ? avança Émouchet d’un air dubitatif.

— Oui, dès que les chevaliers de l’Église seront arrivés, décida Vanion. Quand Komier et les autres entreront en Cynesga par l’ouest, nous ferons de même par l’est. Cyrgon sera pris en tenaille, et il pourra susciter tous les Cyrgaïs qu’il voudra, les carottes seront cuites pour lui.

— Jusqu’au moment où il appellera Klæl à la rescousse, ajouta sardoniquement Aphraël.

— Même pas, ô Divine, objecta Émouchet. En jouant le coup de cette façon, nous avons le choix du lieu et du moment du combat. Cyrgon nous lance Klæl dessus, je libère le Bhelliom – qui n’attend que ça. Et nous n’avons qu’à nous installer confortablement pour assister à l’affrontement.

— Si les Trolls ont escaladé la muraille, nous pouvons le faire aussi, déclara Engessa, le lendemain matin.

— Oui, mais ça nous prendra plus de temps à cause des chevaux, objecta Tikumé. Il faudra que nous écartions les rochers de notre chemin.

— Nous t’aiderons, Tikumé-domi, proposa Engessa.

— Eh bien, c’est d’accord, résuma Tynian. Les Atans et les Péloïs iront vers le sud pour prendre position à Sarna et à Samar. Nous emmènerons les chevaliers jusqu’à la côte et Sorgi nous ramènera en bateau à Mathérion. De là, nous poursuivrons par l’intérieur des terres.

— L’ennui, c’est que Sorgi devra faire la navette au moins une demi-douzaine de fois, objecta Émouchet. Je suppose que tu vas encore m’humilier en public, ajouta-t-il en voyant Khalad lever les yeux au ciel d’un air accablé. J’ai oublié quelque chose ?

— Les radeaux, Émouchet, répondit Khalad. Sorgi a attaché les radeaux les uns aux autres pour les emmener aux marchés du sud. Faites monter les chevaliers sur les bateaux, les chevaux sur les radeaux, et nous arriverons tous ensemble à Mathérion en un seul voyage.

— J’oubliais ces radeaux, admit Émouchet d’un air penaud.

— Ça risque de ne pas aller très vite, objecta Ulath.

Xanetia, qui les écoutait avec attention, intervint presque timidement.

— Cela t’aiderait-il, doux sire, si le vent soufflait ?

— Ça nous aiderait beaucoup en vérité ! s’exclama Khalad. Nous pourrions tisser des voiles rudimentaires avec des écorces d’arbres.

— Mais Cyrgon – ou Klæl – ne risque-t-il pas de percevoir ton intervention, ma chère sœur ? avança Séphrénia.

— Cyrgon ne peut détecter la magie delphaïque, répondit Xanetia. Anakha pourrait peut-être demander au Bhelliom s’il en va de même pour Klæl.

— Comment est-ce possible ? s’enquit Aphraël, sincèrement intriguée.

— Edaemus a ainsi conçu sa malédiction que notre magie passe inaperçue de nos ennemis, puisque c’est ainsi que nous vous considérions à l’époque, tes pareils et toi-même, ô Divine – cela dit sans t’offenser…

— Compte tenu des circonstances, j’aurais mauvaise grâce à m’offusquer, répondit Flûte en plantant un gros baiser sur la joue de Xanetia.