CHAPITRE V
Elle était à bout de forces. Elle se sentait sale et elle était presque toujours trempée. Ses vêtements étaient froissés, déchirés, et ses cheveux dans un état indescriptible. Mais ça n’avait pas d’importance. Elle supportait volontiers l’inconfort et les humiliations si cela pouvait empêcher le fou qui les avait enlevées de faire souffrir la pauvre Aleanne.
Elle n’avait pas compris tout de suite que Scarpa était fou. Elle s’était vite rendu compte qu’il était violent et soumis à des pulsions incontrôlables, toutefois la preuve de sa démence ne lui était apparue que peu à peu.
Il était cruel, mais Ehlana avait déjà eu affaire à des gens cruels. On les avait précipitées à travers les galeries humides qui menaient vers les faubourgs de Mathérion, puis elles avaient été brutalement hissées sur des chevaux qui attendaient là, attachées sur leur selle et entraînées à tombeau ouvert le long de la route qui menait au port de Micae, sur la côte sud-est de la péninsule, à soixante-quinze lieues de là. Un homme normal ne maltraite pas les animaux dont dépend sa vie. C’était le premier indice de la folie de Scarpa. Il crevait ses bêtes, les fouettait sauvagement jusqu’à ce qu’elles titubent d’épuisement. Et ses seules paroles au cours de ces quatre terribles journées avaient été : « Plus vite ! Plus vite ! »
Ehlana se rappelait avec un frémissement d’horreur cette interminable cavalcade. Ils avaient…
Son cheval trébucha, la projetant en avant, ce qui ramena son attention au présent immédiat. La corde qui attachait ses poignets au pommeau de la selle s’enfonça dans sa chair et elle se remit à saigner. Elle essaya de trouver une position où la corde ne s’enfoncerait plus dans les plaies déjà ouvertes.
— Que faites-vous ? demanda Scarpa d’une voix tranchante, presque stridente.
Il ne pouvait lui adresser la parole sans hurler.
— J’essaie simplement d’empêcher la corde de m’entrer dans les poignets, messire Scarpa, répondit-elle d’un ton soumis.
Il lui avait appris, dès le début de sa captivité, à s’adresser à lui de cette façon et elle avait vite découvert que, si elle manquait à la règle, c’était la pauvre Aleanne qui en faisait les frais. Elle était sauvagement maltraitée, et privée de boire et de manger.
— Tu n’es pas là pour être à l’aise, femelle ! tempêta-t-il. Tu es là pour obéir ! Je t’ai vue faire ! Si tu essaies encore de te détacher, j’emploierai du fil de fer !
Il avait les pupilles anormalement dilatées, et le blanc de ses yeux exorbités prenait une étrange coloration bleuâtre.
— Oui, messire Scarpa, dit-elle d’un ton soumis.
Il la regarda comme s’il voulait la mordre, son regard dément cherchant avec avidité un prétexte pour la punir ou l’humilier.
Elle s’obligea à baisser les yeux et à regarder la piste pleine d’ornières qui s’enfonçait dans la forêt malodorante, envahie par les lianes.
À Micae, on les fit monter sur un bateau de corsaire à la coque peinte en noire. On les entraîna brutalement sous le pont, et on les enferma dans une cabine minuscule qui puait l’eau de cale et où il faisait tout noir. Au bout de deux heures de mer, la porte s’était ouverte, et Krager était entré avec deux marins boucanés portant l’un ce qui ressemblait à un repas décent et l’autre, deux seaux d’eau chaude, du savon et un ballot de chiffons en guise de serviettes. Ehlana s’était retenue pour ne pas lui sauter au cou.
— Je suis vraiment désolé pour tout ça, Ehlana, avait dit Krager d’un ton d’excuse en plissant les paupières comme s’il était myope. Mais je n’ai pas le contrôle de la situation. Faites très attention à ce que vous dites à Scarpa. Vous avez probablement remarqué qu’il n’a pas toute sa raison.
Il avait promené sur la cabine un regard un peu égaré, posé une poignée de chandelles sur la table bancale et il était reparti en refermant la porte derrière lui.
Cinq jours plus tard, un peu après minuit, ils étaient arrivés à Anan, un port situé à la limite de la jungle qui bordait la côte sud de la Darésie. On les avait fait précipitamment monter dans une voiture fermée dont le baron Parok tenait les rênes. Pendant le transfert du vaisseau à la voiture, Ehlana avait discrètement observé chacun de ses ravisseurs, à la recherche de la moindre défaillance. Krager, malgré son ivrognerie, était bien trop rusé, et Parok connaissait Scarpa depuis longtemps. Il était évident que la folie de son ami ne le gênait pas. Puis elle avait froidement jaugé Elron. Elle avait remarqué que le poète astelan, si infatué de sa personne, ne pouvait soutenir son regard. Il croyait avoir tué Mélidéré, et il était manifestement bourrelé de remords. Elron était un poseur, une grande gueule, mais c’était un chien qui aboyait et ne mordait pas. Ce n’était pas un homme d’action et il ne semblait guère priser le goût du sang. Puis elle se rappela qu’il paraissait très fier de sa longue chevelure, la première fois qu’elle l’avait vu, et elle se demanda de quel moyen de pression Scarpa avait usé pour l’amener à se raser le crâne afin de se faire passer pour un Péloï. Elle supposait qu’Elron ne lui pardonnerait pas de sitôt le sacrifice de ses cheveux. Il paraissait embarqué dans l’affaire à son corps défendant, ce qui faisait de lui le maillon faible de la chaîne. Elle avait rangé cette information dans un coin de sa tête. Elle trouverait peut-être l’occasion d’en tirer profit.
La voiture les avait emmenées du front de mer à une vaste demeure située dans les faubourgs d’Anan où Scarpa avait parlé avec un Styrique au visage émacié, à la peau grêlée caractéristique de sa race. Le Styrique s’appelait Keska, et il avait le regard de ceux qui se sont irrémédiablement damnés.
— Je me fous que ce soit désagréable ! avait hurlé Scarpa à un moment donné. C’est le temps qui compte, Keska, le temps ! Faites-le, un point c’est tout ! Tant que nous n’en mourrons pas, nous pourrons le supporter !
Le lendemain matin, la signification de cet ordre leur apparut. Keska était manifestement un de ces magiciens styriques réprouvés, mais il n’était pas très bon. Il arrivait, au prix d’efforts aussi épuisants qu’ostensibles, à comprimer la distance qui les séparait de leur destination, mais il ne gagnait que quelques lieues à chaque fois, et la manœuvre s’accompagnait d’un atroce inconfort. Tout se passait comme si le magicien maladroit les soulevait et les projetait aveuglément vers l’avant, de toutes ses forces, et Ehlana n’en revenait pas de se retrouver entière après chacun de ces bonds affreusement pénibles. Elle se sentait tout endolorie, pleine de bleus et de bosses, mais elle s’efforçait de ne pas le laisser voir. Aleanne pleurait presque continuellement, maintenant, torturée par l’horreur de leur situation.
Ehlana s’obligea à penser au présent et regarda autour d’elle avec circonspection. Le ciel couvert s’assombrissait. Le moment de la journée qu’elle redoutait le plus arriverait bientôt.
Scarpa regarda Keska avec mépris. Il était affalé sur sa selle comme un sac de pommes de terre, manifestement épuisé.
— Nous sommes assez loin, dit-il. Faites descendre les femmes de cheval et dressez le campement.
Une lueur malsaine brilla dans ses yeux de braise.
— La reine dépenaillée des Élènes va devoir mendier son souper. J’espère qu’elle saura se montrer convaincante, cette fois. Ça me crève vraiment le cœur de lui refuser sa pitance quand elle ne m’implore pas assez sincèrement.
— Ehlana, chuchota Krager en lui effleurant l’épaule.
Le feu n’était plus que braises, et Ehlana entendait des ronflements de l’autre côté du campement de fortune.
— Qu’y a-t-il ? répliqua-t-elle sèchement.
— Pas si fort !
Il portait encore le justaucorps de cuir noir des Péloïs, des poils noirs se dressaient sur son crâne rasé, et il puait la vinasse.
— C’est une fleur que je vous fais, là. Ne m’attirez pas d’ennuis. Je suppose que vous avez compris, maintenant, que Scarpa était complètement fou.
— Vraiment ? répliqua-t-elle d’un ton sardonique. Quelle nouvelle stupéfiante !
— Je vous en prie, ne me compliquez pas les choses. J’ai commis une erreur de jugement. Si j’avais su à quel point ce bâtard de Styrique était dérangé, je ne me serais jamais lancé dans cette aventure ridicule.
— Vous avez toujours été attiré par les dingues, Krager.
— C’est un de mes petits travers. Scarpa croit pouvoir doubler son père – et Cyrgon, par la même occasion. Il ne pense pas vraiment qu’Émouchet vous échangera contre le Bhelliom, et il a plus ou moins réussi à en convaincre les autres. Vous avez sûrement compris maintenant ce qu’il éprouvait pour les femmes.
— Il en a assez souvent fourni la démonstration, dit-elle amèrement. Aurait-il du goût pour les petits garçons, comme le baron Harparin ?
— Scarpa n’a qu’une passion : lui-même. Je l’ai vu passer des heures à se tailler la barbe. C’est un prétexte pour adorer son image dans le miroir. Vous n’avez pas encore eu la chance d’apprécier toutes les facettes de sa délicieuse personnalité. Les détails de ce voyage lui occupent l’esprit, ou ce qui en tient lieu chez lui. Attendez que nous soyons arrivés à Natayos ; vous verrez ce que c’est quand il se met à délirer. À côté de lui, Martel et Annias étaient la raison même. Je ne peux pas rester très longtemps, alors écoutez-moi bien. Scarpa croit qu’Émouchet aura le Bhelliom avec lui quand il viendra, en effet, mais il ne croit pas qu’il y renoncera pour vous récupérer. Scarpa est absolument convaincu que votre mari vient pour en découdre avec Cyrgon, et qu’ils se détruiront mutuellement au cours de l’affrontement.
— Émouchet a le Bhelliom, pauvre imbécile, et le Bhelliom ne fera qu’une bouchée de votre Dieu.
— Ce n’est pas le problème. Il se peut qu’Émouchet l’emporte, mais ce n’est pas certain. Le principal, pour nous, c’est ce que pense Scarpa. Or il est persuadé qu’Émouchet et Cyrgon s’anéantiront mutuellement et qu’il n’aura plus qu’à se baisser pour ramasser le Bhelliom.
— Et Zalasta ?
— Il donne l’impression de penser que Zalasta ne fera pas de vieux os après la fin des hostilités. Scarpa est prêt à tuer tous ceux qui se mettront en travers de son chemin.
— Il tuerait son propre père ?
— Les liens du sang n’ont aucun sens pour lui, répondit Krager avec une moue désabusée. Quand il était plus jeune, il a décidé que sa mère et ses demi-sœurs en savaient trop long sur lui, et des choses peu reluisantes, alors il les a tuées. La décision ne lui a pas coûté cher ; il les détestait, de toute façon. Si Émouchet et Cyrgon s’entretuent, et si Zalasta disparaît malencontreusement, Scarpa restera seul en lice. Il a une armée dans cette jungle, et s’il met la main sur le Bhelliom, il pourrait bien arriver à ses fins. Il se voit déjà marcher sur Mathérion, prendre la ville, massacrer le gouvernement et se couronner empereur. Personnellement, cette perspective ne m’enchante pas, alors, pour l’amour du Ciel, tâchez de vous contrôler. Votre rôle, dans son plan, est mineur, mais vous revêtez une importance vitale pour les projets de Zalasta. Et pour les miens. Si vous énervez Scarpa, il vous tuera aussi promptement qu’il a ordonné à Elron d’exécuter votre dame de compagnie. Nous croyons, Zalasta et moi, qu’Émouchet renoncera au Bhelliom pour vous récupérer, mais pour ça, il faut que vous soyez en vie. Ne mettez pas ce fou en rogne. S’il vous, tue, nos plans tomberont dans le lac.
— Pourquoi me racontez-vous tout ça, Krager ?
— Bah, si les choses tournent mal, j’espère que vous témoignerez en ma faveur lors du procès.
— J’ai bien peur, Krager, qu’il n’y en ait pas, répondit-elle doucement. Émouchet vous a donné à Khalad, et Khalad a déjà rendu sa sentence.
— Khalad ? fit Krager d’une voix quelque peu défaillante.
— Le fils aîné de Kurik. Il semble penser que vous avez joué un rôle dans la mort de son père, et il compte vous faire payer ça. Vous pourrez toujours essayer de l’en dissuader, bien sûr, mais je vous conseille de parler vite. Khalad est un jeune homme emporté, et vous risquez de vous retrouver suspendu à un croc de boucher avant d’avoir eu le temps de prononcer trois paroles.
Krager ne répondit pas. Il disparut dans l’obscurité où seul brillait son crâne rasé. Ce n’était pas une grande victoire, convint intérieurement Ehlana, mais c’était toujours ça.
— Ils font vraiment ça ? fit Scarpa d’une voix âpre, avide.
— C’est une vieille coutume, Maître Scarpa, répondit suavement Ehlana en gardant les yeux baissés alors qu’ils suivaient le sentier boueux. Mais l’empereur Sarabian projette d’interdire cette pratique.
— Elle sera rétablie aussitôt après mon couronnement, fit Scarpa, les yeux étincelants. C’est une marque de respect tout à fait appropriée.
Scarpa portait une vieille cape élimée de velours violet, qu’il drapait théâtralement sur une de ses épaules en une grotesque imitation de manteau de cour, et il prenait des poses dramatiques à chacune de ses déclarations.
— Comme vous dites, messire Scarpa.
C’était fastidieux de répéter toujours la même chose, mais ça lui occupait l’esprit, et quand Scarpa pensait aux us et coutumes à la cour impériale de Mathérion, il ne songeait pas à rendre la vie impossible à ses captives.
— Décrivez-moi ça à nouveau ! ordonna-t-il. Il faut que je sache avec précision comment les choses doivent se passer si je veux pouvoir châtier ceux qui ne le feront pas comme il faut.
Ehlana étouffa un soupir.
— À l’approche de Sa Majesté impériale, les membres de la cour s’agenouillent…
— Ils mettent les deux genoux en terre ?
— Oui, messire Scarpa.
— Excellent ! Excellent ! s’exclama-t-il avec exaltation. Continuez !
— Puis, au passage de l’empereur, ils se penchent en avant, posent les mains à plat par terre et touchent les dalles du sol avec leur front.
— Splendide ! fit-il avec un gloussement strident, presque enfantin.
Surprise, elle lui jeta un regard en coulisse. Ses yeux exorbités lui donnaient une expression grotesque, presque extatique. Il semblait en proie à une transe quasi religieuse.
— Et les Tamouls qui gouvernent le monde seront sous ma domination ! déclama-t-il. Je disposerai du pouvoir absolu ! Je tiendrai le monde entre mes mains, et la désobéissance sera punie de mort !
Ehlana l’écouta délirer en réprimant un frisson.
Il était revenu vers elle dans le soir humide, attiré par une insatiable avidité. Ehlana comprit que sa connaissance de l’étiquette et du protocole en usage à la Cour lui donnait un énorme ascendant sur lui. Elle était seule à pouvoir satisfaire sa convoitise. Elle résolut d’en tirer parti, de profiter de ce pouvoir, alors même que Krager et les autres se retiraient avec un mélange de répugnance et d’effroi au fond de ce campement boueux, en pleine forêt.
— Vous avez dit neuf femmes ! fit Scarpa d’une voix presque implorante. Pourquoi pas quatre-vingt-dix-neuf ? Pourquoi pas neuf cents ?
— C’est la coutume, messire Scarpa. La raison est assez évidente, il me semble.
— Bien sûr, bien sûr, répondit-il, et il se perdit dans de sombres ruminations. J’en aurai neuf mille ! décréta-t-il. Toutes plus désirables les unes que les autres. Et quand j’en serai rassasié, mes soldats pourront les avoir ! Qu’aucune ne s’imagine que mes faveurs lui donnent une emprise sur moi ! Les femmes ne sont que des putains, toutes ! Je les achèterai et les rejetterai quand j’en serai las !
Il regardait le feu de camp, les yeux hors de la tête. Les flammes embrasaient ses globes oculaires bleutés de lueurs vacillantes pareilles à la folie qui brûlait derrière.
Il se pencha vers elle, posa une main sur son bras.
— J’ai vu ce que les autres ne peuvent voir. Ils sont trop stupides, dit-il sur le ton de la confidence. Ils regardent, mais ils ne voient pas. Moi, je vois. Oh oui, je vois ! Ils sont tous de mèche, tous ! Ils m’observent. Ils m’ont toujours observé. Je ne peux échapper à leur regard. Ils me regardent, me regardent, me regardent – et ils parlent, ils parlent derrière mon dos, ils s’envoient leur haleine parfumée à la cannelle dans la figure. Tous pourris, tous corrompus – ils complotent, ils intriguent contre moi, ils veulent m’abattre. Ils me font les yeux doux, et leurs cils voilent leurs yeux, dissimulent les dagues de leur haine, ils me regardent, me regardent, bredouillait-il, de plus en plus bas. Ils parlent, ils parlent derrière mon dos, et ils croient que je n’entends pas ce qu’ils disent. Ils murmurent, mais je les entends. Je les entends susurrer, j’entends le bruit sifflant de leurs chuchotements. Ils me suivent partout, leurs rires, leurs murmures. J’entends le sifflement, le sifflement, de leurs murmures, murmures, toujours et sans cesse. C’est mon nom – Ssscar-pa, Ssscar-pa, Ssscar-pa, encore et toujours – qui siffle à mes oreilles. Elles exhibent leurs membres ronds, elles roulent les yeux, leurs yeux bordés de suie. Et eux, ils complotent, ils conspirent, leurs murmures sifflants, ils cherchent à me nuire. Ssscar-pa, Ssscar-pa, ils essaient de m’humilier, balbutia-t-il, les yeux exorbités, des flocons d’écume maculant ses lèvres et sa barbe. Je n’étais rien. Ils ont tout fait pour que je ne sois rien. Ils m’appelaient le bâtard de Selga, ils me donnaient des sous pour que je les mène vers les lits de ma mère, de mes sœurs, et ils me donnaient des taloches, me crachaient dessus, riaient quand je pleurais, et ils désiraient ma mère et mes sœurs, et toujours ce sifflement dans mes oreilles, et je sentais le bruit – le doux bruit enjôleur de la chair corrompue, le sale désir violet grouillant dans le sifflement liquide de leurs murmures et…
Puis ses yeux déments s’emplirent de terreur. Il se recroquevilla et recula devant elle, tomba par terre et se roula dans la boue en gémissant : « Non, mère, pitié ! Ce n’est pas moi qui ai fait ça ! C’est Silbie ! Pitié, pitié, pitié ! Ne m’enferme plus là-dedans ! Pas dans le noir, pitiépitiépitié, pas dans le noir ! Pas dans le noir ! »
Il se releva en titubant et s’enfuit dans la forêt en continuant à hurler « pitiépitiépitié » ; ses cris se perdirent dans le lointain.
Le cœur serré, Ehlana pencha la tête et se mit à pleurer.
Zalasta les attendait à Natayos. Le XVIe siècle et le début du XVIIe avaient vu éclore en Arjuna une civilisation florissante, fondée par le commerce des esclaves. Une rafle mal inspirée dans le sud de l’Atan et les impardonnables bourdes politiques des administrateurs tamouls de la région avaient déclenché une expédition punitive atana aux conséquences radicales. Natayos était un joyau, une cité aux bâtiments somptueux bordant de larges avenues. La jungle y avait repris ses droits. Les façades disparaissaient sous les lianes, les salles majestueuses hébergeaient des singes babillards et des oiseaux multicolores, les caves et les pièces plus sombres grouillaient de rats et de serpents.
Et puis des hommes étaient revenus à Natayos. L’armée de Scarpa y avait établi son quartier général et des Arjunis, des Cynesgans, des bataillons de brigands élènes avaient déblayé le quartier situé près de la porte nord de l’antique cité, afin de le rendre à peu près habitable.
Zalasta était appuyé sur son bâton près de la porte, le visage crispé par la fatigue, une expression de désespoir insondable dans les yeux. En voyant arriver son fils avec les prisonnières, il avait piqué une colère mémorable. Il l’avait pris à partie en styrique, langue qui semblait faite pour aboyer et qu’Ehlana ne comprenait pas. Elle eut au moins la satisfaction de voir une morne appréhension s’inscrire sur la face de Scarpa. Malgré ses grands airs, il semblait encore craindre le vieux Styrique qui l’avait accidentellement engendré.
Sans doute piqué au vif par une épithète plus cinglante que les autres, Scarpa répliqua sur un ton hargneux. Zalasta réagit avec sauvagerie. Il envoya valdinguer son fils les quatre fers en l’air, brandit son bâton et marmonna quelques paroles. Un éclair éblouissant heurta Scarpa, qui se redressait tant bien que mal, en plein ventre. Il se plia en deux, les mains crispées sur l’estomac, et se mit à pousser des hurlements atroces. Il tomba dans la poussière en lançant des ruades, torturé par d’insoutenables souffrances. Zalasta regarda froidement son fils se tordre de douleur pendant de longues minutes.
— Tu as compris, maintenant ? demanda-t-il d’une voix glaciale, en tamoul, cette fois.
— Oui, oui, Père ! piaula Scarpa. Arrête, je t’en prie !
Zalasta le laissa encore déguster un moment, puis il leva son bâton.
— Tu n’es pas le maître, ici, déclara-t-il. Tu n’es qu’un imbécile à la cervelle ramollie. Je trouverais sans peine douze hommes plus compétents que toi pour diriger cette armée, alors ne me pousse pas à bout. La prochaine fois, je laisserai le sort suivre son cours normal. La douleur est une maladie, Scarpa. Au bout de quelques jours, de quelques semaines au plus, le corps finit par se désagréger. On peut mourir de douleur. Ne m’oblige pas à te le démontrer.
Il se tourna vers Ehlana, le visage blême, luisant de sueur.
— Mes excuses, Majesté. Ce n’était pas ce que j’avais prévu.
— Et qu’aviez-vous prévu, Zalasta ? demanda-t-elle fraîchement.
— C’est après votre mari que j’en ai, Ehlana. Je n’ai jamais voulu vous causer de tels désagréments. Ce crétin que je dois malheureusement reconnaître pour mon fils a pris sur lui de vous martyriser. Je vous promets que, s’il recommence, il ne vivra pas jusqu’au coucher du soleil.
— Je vois. L’humiliation, les souffrances n’étaient pas votre idée, mais la captivité, si. Où est la différence, Zalasta ?
Il poussa un soupir et passa une main lasse sur ses yeux.
— C’était nécessaire, répondit-il.
— Pour quelle raison ? Séphrénia ne vous cédera jamais, vous le savez. Même si vous réussissiez à vous emparer du Bhelliom et des anneaux, vous ne parviendriez pas à vous faire aimer d’elle.
— Il y a d’autres éléments à prendre en considération, dit-il d’un ton funèbre. Venez, je vais vous mener à vos quartiers.
— Un cul-de-basse-fosse, j’imagine ?
— Non, Ehlana, soupira-t-il. Un endroit propre et confortable, j’y ai personnellement veillé. Vos tourments ont pris fin, je vous le promets.
— Mes tourments, comme vous dites, prendront fin quand nous serons réunis, mon mari, ma fille et moi.
— C’est du prince Émouchet que ça dépend. Il n’a qu’à suivre nos instructions. Vos quartiers ne sont pas loin. Suivez-moi, je vous prie.
Il les mena vers un bâtiment proche et ouvrit la porte.
Leur prison était presque luxueuse. C’était un appartement avec plusieurs chambres, une salle à manger, un grand salon et même une cuisine, manifestement dans le palais d’un noble personnage. Le plafond des étages supérieurs s’était depuis longtemps écroulé, mais celui des pièces du bas, qui était supporté par de grandes arches, était resté intact. On y avait mis des meubles dépareillés mais sculptés, il y avait des tapis par terre et des tentures devant les fenêtres. Lesquelles avaient été récemment munies de barreaux, remarqua Ehlana.
Des bûches crépitaient dans les immenses cheminées, moins pour réchauffer l’atmosphère – il ne faisait jamais vraiment froid en Arjuna, même en hiver – que pour chasser l’odeur de moisi déposée par mille ans d’humidité. Il y avait des lits aux draps frais, des vêtements à la mode arjunie, mais surtout, dans une pièce de belles dimensions, une grande baignoire de marbre encastrée dans le sol. Ehlana ne pouvait détacher ses yeux de ce luxe inouï. Elle était tellement fascinée qu’elle entendit à peine les excuses de Zalasta. Après quelques vagues répliques, le Styrique comprit que sa présence était devenue inopportune, et il prit poliment congé.
— Aleanne, ma chère, fit Ehlana d’une voix rêveuse, c’est une grande baignoire. Elle serait sûrement assez grande pour nous deux, qu’en dis-tu ?
— Sûrement, Majesté, répondit la douce fille en regardant la baignoire avec envie.
— Combien de temps penses-tu qu’il faudrait pour la remplir d’eau chaude ?
— Il y a un tas de grands pots et de bouilloires dans cette cuisine, et toutes les cheminées sont allumées. Ça ne devrait pas prendre très longtemps.
— Merveilleux ! fit Ehlana avec enthousiasme. Qu’attendons-nous ?
— Qui est au juste ce Klæl ? demanda Ehlana, quelques jours plus tard, quand Zalasta vint la voir.
Il leur rendait souvent visite, comme si cela allégeait son sentiment de culpabilité. Il tenait de longs discours décousus, parfois incohérents, et leur en disait sans doute plus qu’il n’en avait l’intention.
— Klæl est un être éternel, répondit-il.
Ehlana remarqua en passant qu’il avait perdu le fort accent élène qui l’irritait tant naguère. Encore une ruse, se dit-elle.
— Klæl est beaucoup plus éternel que les Dieux de ce monde, poursuivit-il. Il est d’une certaine façon lié au Bhelliom. Ce sont des principes opposés, ou quelque chose dans ce goût-là. J’étais un peu affolé quand Cyrgon m’a expliqué leur relation, aussi n’ai-je pas fait très attention.
— Ça, j’imagine, murmura-t-elle.
Ses relations avec Zalasta étaient particulières. Compte tenu des circonstances, les récriminations et les lamentations auraient été une perte de temps, aussi Ehlana était-elle aimable. Zalasta semblait lui en être reconnaissant, ce qui le rendait plus ouvert, et il est probable qu’elle tirait ainsi davantage d’informations de ses discours.
— Quoi qu’il en soit, poursuivit-il, Cyzada fut terrifié quand Cyrgon lui demanda d’invoquer Klæl. Il s’efforça de l’en dissuader, mais le Dieu ne voulut rien savoir. Il est entré dans une rage indicible quand Émouchet a arraché les Trolls à son emprise. Nous n’avions jamais pensé qu’Émouchet libérerait les Dieux des Trolls.
— C’était une idée de messire Ulath, lui apprit Ehlana. Il en connaît un rayon sur les Trolls.
— Il faut croire. En tout cas, Cyrgon a obligé Cyzada à invoquer Klæl, mais sitôt que Klæl est apparu, il s’est mis en quête du Bhelliom. Cyrgon fut assez déconfit. Il comptait profiter de l’effet de surprise. Son projet est tombé à l’eau quand Klæl s’est précipité au Cap Nord pour affronter le Bhelliom. Émouchet connaît son existence, maintenant, même si je ne vois pas comment il pourrait lutter contre lui. L’invocation de Klæl était une stupidité depuis le début. Il est incontrôlable. C’est ce que j’ai essayé d’expliquer à Cyrgon, mais il ne veut rien entendre. Notre but est de prendre possession du Bhelliom, et Klæl et le Bhelliom sont des ennemis éternels. Dès que Cyrgon aura mis la main sur le Bhelliom, Klæl l’attaquera, et je suis à peu près certain que Klæl est infiniment plus puissant que lui. Je crains que les Cyrgaïs ne soient, par bien des côtés, le reflet de leur Dieu, fit-il en jetant un coup d’œil machinal autour de lui, par prudence. Cyrgon abhorre toute forme d’intelligence. Il fait parfois preuve d’une stupidité atterrante.
— Il me répugne de le souligner, Zalasta, dit-elle hypocritement, mais vous semblez avoir une fâcheuse tendance à vous associer avec des débiles mentaux. Annias n’était peut-être pas bête, mais son obsession du pouvoir faussait son jugement, tout comme la soif de vengeance déformait celui de Martel. Si j’ai bien compris, Otha était plus bête que ses pieds, et Azash était tellement primitif qu’il était incapable d’une réflexion cohérente et n’avait qu’une chose en tête : des désirs.
— Vous savez tout, n’est-ce pas, Ehlana ? dit-il. Comment avez-vous trouvé tout ça ?
— Je ne suis pas vraiment libre d’en discuter.
— Enfin, ça n’a pas d’importance, dit-il distraitement. Comment va Séphrénia ? demanda-t-il avec un soudain intérêt.
— Pas mal du tout. Elle a été très troublée quand elle a appris la vérité à votre sujet. Ce n’était pas très malin d’attenter à la vie d’Aphraël, vous savez. C’est ce qui l’a convaincue de votre traîtrise.
— J’avais perdu la tête, avoua-t-il. Cette maudite Delphaïque a détruit, d’un mouvement de menton, trois cents ans d’efforts acharnés.
— Ça ne me regarde évidemment pas, mais vous auriez peut-être mieux fait d’accepter que la vie de Séphrénia soit entièrement dévolue à Aphraël. Vous n’étiez pas de taille à lutter contre la Déesse-Enfant.
— Et vous, Ehlana, vous auriez pu accepter l’idée qu’Émouchet consacre sa vie à une autre ? répliqua-t-il avec hargne.
— Non, convint-elle. J’imagine que je n’aurais jamais pu m’y faire. L’amour nous amène parfois à faire des choses étranges, n’est-ce pas, Zalasta ? Mais au moins, j’ai annoncé clairement la couleur. Les choses auraient peut-être tourné autrement pour vous si vous ne vous étiez pas rabattu sur la traîtrise et la félonie. Aphraël n’est pas complètement déraisonnable, vous savez.
— Peut-être pas, convint-il, puis il ajouta, avec un profond soupir : Enfin, nous ne le saurons jamais.
— Non. C’est beaucoup trop tard, maintenant.
— Regardez, ma reine : le vitrier a fendu la vitre en la mettant en place, murmura Aleanne en indiquant le coin inférieur de la fenêtre. Il devait être très maladroit.
— Tu en sais, des choses, remarqua Ehlana.
— Mon père a été apprenti vitrier quand il était jeune, répondit la fille aux yeux de biche. Il réparait les fenêtres dans le village.
Elle appliqua délicatement la pointe chauffée au rouge du tisonnier sur la perle de plomb qui maintenait en place le triangle de verre bulleux.
— Si je m’y prends bien, dit-elle en fronçant le sourcil, nous devrions pouvoir enlever ce petit morceau de verre afin d’écouter ce qui se dit dans la rue, et le remettre en place de telle sorte qu’ils ne s’aperçoivent de rien. Je me suis dit que vous aimeriez peut-être savoir ce qu’ils se racontent, et j’ai l’impression qu’ils se réunissent souvent sous cette fenêtre.
— Tu es un vrai trésor, Aleanne ! s’exclama Ehlana en lui sautant au cou.
— Attention, ma dame ! s’écria Aleanne, alarmée. Le tisonnier !
Aleanne avait raison. La fenêtre se trouvait au coin du bâtiment où logeaient Zalasta, Scarpa et leurs lieutenants. Lorsqu’ils voulaient parler sans être entendus par les soldats, ils se glissaient dans l’impasse, juste devant la fenêtre. Les morceaux de verre scellés dans son cadre étaient translucides, et en prenant un minimum de précautions, la modification de la vitre permit à Ehlana d’écouter et d’observer certaines choses sans être vue.
Le lendemain de sa conversation avec Zalasta, elle le vit approcher, l’air profondément désespéré, Scarpa et Krager sur les talons.
— Cesse de te morfondre, Père, disait Scarpa d’un ton pressant. Les soldats en font des gorges chaudes.
— Et alors ? rétorqua sèchement Zalasta.
— Alors, Père, reprit Scarpa de sa voix profonde, théâtrale, nous ne pouvons les laisser faire. Ce sont des animaux à l’intelligence rudimentaire. Si tu continues à te promener en tirant une tête de gamin qui vient de perdre son chien, ils vont penser que quelque chose ne va pas et ils vont déserter. J’ai consacré trop de temps et d’efforts à réunir cette armée pour que tu les fasses fuir en t’apitoyant sur ton sort.
— Tu ne comprendras jamais, Scarpa, répliqua Zalasta. Tu ne sais pas ce que c’est que l’amour. Tu n’aimes rien ni personne.
— Oh si, Père ! lança Scarpa. Je m’aime. C’est le seul amour qui ait un sens.
Ehlana, qui regardait Krager à ce moment-là, le vit passer discrètement dans son dos le gobelet qu’il tenait toujours à la main. Il le vida par terre, le porta à ses lèvres, aspira bruyamment les dernières gouttes qu’il contenait et laissa échapper un rot sonore.
— Oups, pardon ! fit-il d’une voix avinée en s’appuyant au mur pour ne pas tomber.
Scarpa lui jeta un coup d’œil irrité, mais Ehlana revit rapidement son jugement sur Krager. Il n’était pas toujours aussi soûl qu’il en avait l’air.
— Tout ça n’a servi à rien, Scarpa, gémit Zalasta. Je me suis allié avec des fous et des dégénérés, en pure perte. Je pensais qu’une fois Aphraël disparue, Séphrénia se tournerait vers moi. Je me trompais. Elle préférerait mourir.
Scarpa étrécit les yeux.
— Eh bien, qu’elle crève ! lança-t-il froidement. Tu ne peux pas te fourrer dans la tête que toutes les femmes se valent ? Ce sont des objets utilitaires, comme des ballots de paille ou des barriques de vin. Regarde Krager. Tu crois qu’il aime les barriques vides ? Ce sont les pleines qui lui plaisent. Pas vrai, Krager ?
Krager eut un sourire béat et rota à nouveau.
— Oups, pardon !
— Je ne vois vraiment pas ce qui t’obsède chez elle, continua Scarpa, remuant le couteau dans la plaie. Ce n’est qu’une traînée, maintenant. Vanion l’a eue des douzaines de fois. Serais-tu tombé assez bas pour te contenter des restes d’un Élène ?
En proie à une rage impuissante, Zalasta frappa le mur du poing.
— Il est probablement tellement habitué à l’avoir qu’il ne perd même plus de temps à lui murmurer des gracieusetés, poursuivit Scarpa. Il fait son affaire avec elle, il se retourne et se met à ronfler. Tu sais comment sont les Élènes quand ils sont en rut. Et elle ne vaut probablement pas mieux. Ce n’est plus une Styrique. Il a fait d’elle une Élène. Pire, une bâtarde. Je n’en reviens pas que tu gaspilles tes émotions pour une bâtarde. Elle ne vaut pas mieux que ma mère ou mes sœurs, ajouta-t-il avec un rictus. Et tu sais ce qu’elles valaient, celles-là.
Le visage de Zalasta se convulsa, il renversa la tête en arrière et poussa un hurlement animal.
— Je voudrais qu’elle soit morte !
Une expression rusée s’inscrivit sur le visage livide de Scarpa.
— Eh bien, tu devrais la tuer, souffla-t-il d’un ton insinuant. Quand une femme a couché avec un Élène, on ne peut plus lui faire confiance, tu le sais. Même si tu arrivais à la convaincre de t’épouser, elle ne te serait pas fidèle. Tue-la, Père, conseilla-t-il en posant une main faussement consolatrice sur son bras. Au moins, tu conserveras d’elle un souvenir intact, ce qu’elle ne sera plus jamais elle-même.
Zalasta se remit à hurler, se griffa la barbe avec ses ongles interminables. Puis il tourna les talons et s’en fut en courant. Krager se redressa, parfaitement dégrisé tout à coup.
— Vous avez pris un sacré risque, vous savez, dit-il d’un ton mesuré.
Scarpa le regarda avec attention.
— Bien joué, Krager, murmura-t-il. J’ai vraiment cru que tu étais complètement ivre.
— Question d’entraînement. Vous avez eu de la chance qu’il ne vous ait pas anéanti. Ou noué les tripes, comme l’autre fois.
— Il ne pouvait pas, fit Scarpa avec un sourire insupportable de prétention. Je suis assez bon magicien moi-même, et je sais qu’il faut avoir les idées claires pour lancer un sort. J’ai soigneusement entretenu sa colère. Il n’aurait pas trouvé la force de déchirer une toile d’araignée. Enfin, espérons qu’il réglera son compte à cette Séphrénia. Ça devrait achever de faire perdre la tête à Émouchet. Sans compter qu’une fois l’amour de sa vie réduit en un tas de viande froide, Zalasta mettra probablement fin à ses jours.
— Vous le détestez vraiment, n’est-ce pas ?
— Comment faire autrement ! Il aurait pu m’emmener avec lui quand j’étais enfant, mais il venait me voir une fois dans les nuages, pour me montrer ce que ça voulait dire d’être styrique, et il repartait, me laissant seul, en butte aux avanies de ces putains. S’il n’a pas le cran de se couper le cou tout seul, je lui donnerai volontiers un coup de main. Où est ta barrique de vin, Krager ? demanda-t-il avec un grand sourire, les yeux soudain étincelants. J’ai envie de me soûler la gueule, là. Et il éclata d’un rire dément, un rire sans joie, totalement dépourvu d’humanité.
— Ça ne sert à rien ! fit Ehlana en lançant le peigne à l’autre bout de la pièce. Regarde ce qu’ils ont fait à mes cheveux !
Elle enfouit son visage dans ses mains et se mit à pleurer.
— Ce n’est pas désespéré, ma Dame, répondit Aleanne de sa douce voix. En Cammorie, on se coiffe de cette façon, fit-elle en réunissant les cheveux blonds d’Ehlana sur le côté droit de sa tête, puis elle les ramena de l’autre côté. Vous voyez, ça cache tous les endroits dénudés, et c’est même assez chic.
Ehlana se regarda dans le miroir d’un air plein d’espoir.
— Ce n’est pas si mal, après tout, convint-elle.
— Avec une fleur sur l’oreille droite, l’effet serait tout simplement ravissant.
— Aleanne, tu es merveilleuse ! s’exclama joyeusement la reine. Qu’est-ce que je ferais sans toi ?
Cela leur prit près d’une heure, mais au bout du compte les endroits disgracieusement scalpés furent dissimulés, et Ehlana eut l’impression d’avoir retrouvé une partie de sa dignité.
Et puis, ce soir-là, Krager vint la voir. Il était planté sur le pas de la porte, les yeux chassieux, un sourire aviné collé sur la face.
— Le temps des moissons est revenu, Ehlana, annonça-t-il en tirant sa dague. J’ai besoin d’une autre mèche de vos cheveux.