CHAPITRE XXVIII
Nous sommes à Cyrga, Aphraël, annonça silencieusement Émouchet après avoir lancé le sort.
Comment as-tu réussi à entrer ? demanda-t-elle, surprise.
C’est une longue histoire. Dis à Khalad que j’ai marqué le passage qui mène dans la vallée. Il comprendra.
Tu as trouvé l’endroit où ma mère est emprisonnée ?
Par déduction.
Alors je ferais mieux de venir, décida-t-elle après réflexion.
Comment nous retrouveras-tu ?
Tu me serviras de phare. Continue à me parler.
Attends, nous sommes juste sous le nez de Cyrgon, ici. Tu n’as pas peur qu’il détecte ta présence ?
Je t’ai envoyé Xanetia pour qu’il ne détecte rien, justement. Comment avez-vous trouvé le moyen d’entrer dans la ville ?
C’est Talen qui en a eu l’idée.
Tu vois ? Et toi qui ne voulais pas l’emmener. Quand comprendras-tu qu’il faut me faire confiance ? Allez, continue à me parler. Je t’ai presque localisé. Dis-moi comment Talen a réussi à vous faire franchir les murailles de Cyrga.
Il lui raconta toute l’histoire.
— C’est bon, dit-elle, juste dans son dos. J’ai compris.
Il se retourna. Elle était dans les bras de Xanetia.
— Je constate que les Cyrgaïs n’ont pas encore découvert le feu, dit-elle en regardant autour d’elle. Il fait plus noir que dans une vieille botte, ici. Où sommes-nous au juste ?
— Dans la ville basse, ô Divine, répondit Bévier. Ce sont les quartiers populaires. On y trouve les baraques des esclaves et des entrepôts. Le tout est gardé par des Cynesgans, et ils ne sont pas particulièrement futés.
— Parfait. Sortons de la rue.
Talen tâtonna le mur d’un des entrepôts à la recherche d’une porte.
— Par ici, souffla-t-il.
— Elle n’est pas verrouillée ? s’étonna Kalten.
— Elle ne l’est plus, rectifia Talen. Ils le suivirent à l’intérieur.
— Xanetia, s’il te plaît… ? demanda Aphraël. On n’y voit goutte, ici.
Le visage de Xanetia se mit à luire doucement, éclairant les environs immédiats.
— Eh, il y a peut-être à manger, là-dedans ? avança Kalten d’un ton plein d’espoir. Le brouet qu’ils nous ont donné ce soir n’était pas très nourrissant.
— Ça ne sent pas la nourriture, répondit Talen.
— Vous explorerez un autre jour, coupa sèchement Aphraël. Nous avons plus urgent à faire pour l’instant.
— Où sont les autres ? demanda Émouchet.
— Bergsten a pris Cynestra, répondit-elle. Il arrive par le sud avec les chevaliers de l’Église. Ulath et Tynian ont emmené les Trolls à Zhubay et ils ont dévoré la moitié de la cavalerie cynesgane. Betuana et Engessa descendent vers le sud-ouest avec les Atans. Vanion et Séphrénia sèment de faux indices de ta présence dans le désert. Kring et Tikumé se sont fait pourchasser par des Cyrgaïs, la cavalerie cynesgane et les guerriers de Klæl. À propos, ces monstres ne devraient plus nous poser de problème : Khalad a trouvé un moyen de les neutraliser.
— Tout seul ? demanda Talen, surpris.
— Klæl avait trouvé des grottes où ses soldats pouvaient se cacher pour respirer, et Khalad a trouvé le moyen de les faire exploser. Le résultat est assez spectaculaire.
— C’est bien mon frère, dit fièrement Talen.
— En effet, acquiesça la Déesse-Enfant d’un ton réprobateur. Il invente sans cesse de nouvelles horreurs. Stragen et Caalador ont réussi à convaincre le Dacite de Beresa qu’une flotte gigantesque s’apprêtait à envahir le sud de… mais tu sais déjà tout ça, Émouchet.
— Alors tout se passe comme prévu ? Pas de surprise, de contretemps ?
— Pas pour nous. Mais je n’en dirais pas autant de Cyrgon. Les Delphae ont presque complètement dispersé l’armée de Scarpa, de sorte que la menace qui pesait sur Mathérion est pratiquement écartée. J’ai enrôlé certains membres de ma famille pour m’aider à compresser le temps et l’espace. Dès qu’Ehlana sera en sécurité, je ferai passer la consigne et des quantités d’armées viendront frapper à la porte de Cyrga.
— Tu as parlé de la trouvaille de Khalad aux autres ? demanda Talen.
— Mon cousin Setras s’en occupe. Il manque parfois de suite dans les idées, mais j’ai bien repassé la leçon avec lui. Il devrait arriver à transmettre le message. Tout est paré. Les autres n’attendent qu’un signe de nous pour se mettre en mouvement, alors à nous de jouer. Quelqu’un a réussi à jeter un coup d’œil, ici ?
— J’ai un peu exploré la ville basse, ô Divine, répondit Xanetia.
Aphraël tira du néant une grande feuille de parchemin, une plume, et les tendit à Talen qui esquissa un plan de la ville sous la dictée de Xanetia.
— Je n’ai pu franchir l’enceinte intérieure, fit-elle d’un ton d’excuse. Les portes sont toujours fermées, car les Cyrgaïs vivent à l’écart de leurs mercenaires cynesgans et des esclaves qui s’échinent à les entretenir.
— C’est déjà quelque chose, dit Flûte en examinant le dessin de Talen. Bon, Bévier, c’est toi l’expert en fortifications. Où est le point faible ?
— Avez-vous vu des puits, Anarae ? demanda-t-il en étudiant le croquis.
— Je n’en ai point remarqué, doux sire.
— Il y a un lac devant l’entrée de la ville, rappela Kalten.
— Ils seraient bien avancés si la cité était assiégée, répliqua Bévier. Il y a forcément une source d’eau à l’intérieur des murs, soit un puits, soit une sorte de citerne. Quand les assiégés sont à court d’eau, ils ne résistent pas longtemps.
— La ville n’a pas forcément été conçue pour soutenir un siège, objecta Mirtaï. Personne n’est censé la trouver ; elle est invisible.
— Les murailles sont un peu trop solides pour n’être qu’un caprice d’architecte. Cyrga est une ville forte, et les Cyrgaïs ont beau être complètement tarés, personne n’est assez crétin pour construire un fort sans prévoir un approvisionnement en eau. C’est ce que j’ai de mieux à te proposer, Divine Aphraël. Trouvons comment ils se ravitaillent en eau dans la ville basse et dans la ville haute. Il y a peut-être un point faible, là. Sinon, nous n’aurons plus qu’à escalader la muraille intérieure. À moins que tu ne préfères creuser un tunnel par-dessous.
— Espérons que nous ne serons pas obligés d’en arriver là, répondit Aphraël. Nous sommes en territoire ennemi et plus longtemps nous traînerons dans le coin, plus nous risquerons d’être découverts. L’idéal serait que nous réussissions à libérer Ehlana et Aleanne dès ce soir. Je vais prévenir les autres afin qu’ils se mettent en mouvement. Nous ne dormirons pas beaucoup cette nuit. Très bien, Xanetia, allons chercher de l’eau. Vous autres, restez ici. Je n’ai pas envie de vous courir après dans toute la cité quand nous reviendrons.
— Tu es fou, Gardas ? se récria Bergsten. Je ne suis pas censé admettre son existence, alors tu penses si je vais m’asseoir pour tailler une bavette avec lui !
— Aphraël m’avait prévenu que vous risquiez de faire des histoires, remarqua le jeune homme au visage avenant que Gardas, un chevalier alcion, avait escorté jusqu’à la tente du patriarche. Est-ce que ça vous aiderait si je faisais un miracle ?
— Ne faites pas ça, je vous en prie ! s’exclama Bergsten. J’ai déjà assez d’ennuis comme ça !
— Dolmant a eu des problèmes, lui aussi, quand je suis allé le voir, observa le cousin d’Aphraël. Les serviteurs du Dieu élène sont quand même bizarres. Il ne s’énerve pas, lui, alors pourquoi en faites-vous tout un plat ? Enfin, les règles normales sont plus ou moins suspendues jusqu’à la fin de la crise. Nous avons enrôlé Edaemus et le Dieu des Atans qui ne nous avaient pas adressé la parole depuis des dizaines de milliers d’années. Aphraël m’a demandé de vous dire quelque chose à propos des guerriers que Klæl a amenés avec lui. Un certain Khalad a trouvé le moyen de les détruire.
— Dites ça à Gardas, suggéra Bergsten. Il pourra me passer le message et je n’aurai pas d’ennuis.
— Je vous demande pardon, Bergsten, mais Aphraël a bien insisté pour que je vous dise tout ça de vive voix. Faites semblant de croire que je suis un rêve si ça peut vous faire plaisir. J’avoue que je n’y comprends rien, leur confia-t-il, et ses grands yeux lumineux reflétèrent un vide abyssal. Aphraël est beaucoup plus intelligente que moi, mais nous nous adorons, alors elle me pardonne ma stupidité. Elle est terriblement gentille. Elle est gentille même avec votre Dieu ; pourtant il est parfois rudement embêtant… Mais où en étais-je ?
— Eh bien, Divin Setras, répondit Gardas, vous parliez à Sa Grâce des soldats de Klæl…
— Vraiment ? Ah oui, je me souviens. Il ne faut pas me laisser ainsi digresser, Gardas. Je m’égare facilement. Donc, ce Khalad, un jeune homme d’une intelligence stupéfiante, j’imagine, s’est dit qu’il devait y avoir une certaine similitude entre la terrible chose que respirent les guerriers de Klæl et une autre chose appelée « grisou ». Vous avez une idée de ce que ça peut bien être, Bergsten ? Au fait, dois-je vous appeler « Votre Grâce », comme Gardas ? Êtes-vous vraiment si gracieux ? Vous me paraissez affreusement balourd…
— C’est une formule de politesse, Divin Setras, expliqua Gardas.
— Ah. Mais ces formalités ne sont pas de mise entre nous, n’est-ce pas, Bergsten ? On pourrait presque dire que nous sommes de vieux amis, maintenant, non ?
Le patriarche d’Emsat déglutit péniblement.
— Oui, Divin Setras, soupira-t-il. J’imagine qu’on pourrait le dire. Si vous me parliez de la stratégie mise au point par l’écuyer d’Émouchet ?
— Mais bien sûr ! Oh, encore une petite chose : nous devons être devant la porte de Cyrga demain matin.
— Je vous en prie, Liatris, dit patiemment la baronne Mélidéré. Il faut qu’elles aillent jusqu’au bout.
— C’est trop dangereux, répéta obstinément Liatris, la femme atana de Sarabian. Si je tue Chacole et Torellia, les autres détaleront sans demander leur reste.
— Et nous ne connaîtrons jamais leurs complices, objecta le patriarche Emban, et nous ne pourrons jamais être sûrs qu’ils ne tenteront pas le coup à nouveau.
La princesse Danaé était assise un peu à l’écart, Mmrr sur ses genoux. Les images se superposaient, ce qui était toujours un peu étrange. Elle avait l’impression que les gens qui se parlaient dans le salon bleu étaient debout dans les rues sombres de Cyrga.
— Je suis touché du souci que vous prenez de ma santé, Liatris, mais je ne suis pas aussi désarmé que j’en ai l’air, fit Sarabian en décrivant des moulinets avec sa rapière.
— Et nous ferons poster des gardes à proximité, ajouta Oscagne. Chacole et Torellia ont forcément des acolytes au sein du gouvernement. Sans doute des rescapés du coup d’État avorté.
— Je leur arracherai leur identité avant de les mettre à mort, décréta Liatris.
Au mot « arracher », Sarabian réprima une grimace.
— Nous approchons, Divine Aphraël, fit la voix de Xanetia, à la fois près et loin. Je crois sentir de l’eau.
La ruelle ténébreuse s’ouvrait sur une sorte de place, une centaine de pas plus loin.
— Il nous les faut tous, Liatris, insista Elysoun. Vous réussiriez peut-être à en tirer un ou deux noms, mais si nous capturons les auteurs de la tentative d’assassinat, nous avons une chance de nettoyer la cité impériale. Dans le cas contraire, notre mari devra passer le restant de ses jours l’épée à la main.
— Écoutez ! murmura Xanetia dans l’autre ville. J’entends un bruit d’eau.
Danaé reporta son attention sur ce qui se disait dans le salon bleu. Il fallait beaucoup de concentration pour suivre les deux conversations à la fois.
— Je regrette, Liatris, reprit Sarabian avec fermeté, mais je vous interdis de tuer Chacole et Torellia. Nous nous occuperons d’elles après la tentative d’assassinat contre ma personne.
— Comme vous voudrez, répondit Liatris avec raideur.
— Je voudrais que vous protégiez Elysoun et Gahenas, poursuivit-il. Gahenas est probablement la plus menacée pour l’instant. Elysoun peut encore être utile aux gens impliqués dans le complot, mais Gahenas en sait trop pour leur sécurité, et je suis sûr qu’ils vont essayer de la tuer. Alors faisons-la sortir du palais des femmes dès ce soir.
— … sous la rue, disait Xanetia. M’est avis, ô Divine, que de l’eau coule sous nos pieds.
— En effet, acquiesça la Déesse-Enfant. Remontons-la jusqu’à sa source. Il doit bien y avoir un moyen d’obtenir de l’eau dans la cité.
— Comment avez-vous été mêlée à cette affaire, Elysoun ? demanda Liatris.
— Je jouis d’une plus grande liberté de mouvement que vous autres, répondit-elle avec un haussement d’épaules. Chacole avait besoin d’une personne de confiance pour transmettre des messages hors du palais des femmes. J’ai fait semblant de tremper dans leur combine. Elle s’est laissée rouler dans la farine comme une gamine. Ce n’est pas une Cynesgane pour rien.
— C’est là, ô Divine, murmura Xanetia en posant la main sur une grande plaque de fer scellée entre les dalles de pierre. On sent la ruée impétueuse de l’eau à travers le fer lui-même.
— Je te crois sur parole, répondit Aphraël en grinçant des dents à l’idée de toucher du fer. Comment l’ouvre-t-on ?
— Ces anneaux laissent supposer qu’on peut soulever la plaque.
— Retournons chercher les autres. Ça pourrait être le point faible que cherchait Bévier.
Danaé poussa un bâillement. Tout semblait sous contrôle ici. Elle se roula en boule, Mmrr blotti dans ses bras, et s’endormit instantanément.
— Tu ne pourrais pas tout simplement… euh…, fit Talen en remuant les doigts.
— C’est du fer, Talen, répondit Flûte avec une patience exagérée.
— Et alors ?
— Alors, je ne supporte pas le contact du fer.
— Comme le Bhelliom, observa Bévier en la regardant avec intensité.
— Oui, et alors ?
— Alors, ça laisse imaginer une sorte de lien.
— Tu as vraiment le don d’enfoncer des portes ouvertes, Bévier.
— Allons, un peu de tenue ! protesta Émouchet.
— Qu’as-tu contre le fer ? s’étonna Talen. C’est froid, dur, on peut lui donner différentes formes en tapant dessus avec un marteau et ça rouille.
— En effet. Tu sais ce que c’est qu’un aimant ?
— C’est un morceau de fer qui attire les autres morceaux de fer, non ? Je crois avoir entendu Platime parler d’une chose appelée le magnétisme, une fois.
— Et tu t’en es souvenu ? C’est stupéfiant !
— C’est pour ça que le Bhelliom a dû se cristalliser dans un saphir, insista Bévier. C’est le magnétisme du fer, n’est-ce pas ? Le Bhelliom ne le supporte pas… comme toi. C’est ça, hein ?
— Je t’en prie, Bévier, fit Aphraël d’une voix vibrante. Le seul fait d’y penser me donne la chair de poule, alors n’en parlons pas, s’il te plaît. D’autant que, pour l’instant, notre problème n’est pas le fer, mais l’eau. Un cours d’eau passe sous les rues de la ville basse et va dans la direction de l’enceinte intérieure. Il y a une grande plaque de fer au milieu de la rue, pas loin d’ici, et on entend l’eau courir dessous. Je pense que c’est ce que tu cherchais. L’eau emprunte un tunnel d’une sorte ou d’une autre, et entre dans la ville haute, ou du moins je l’espère. Je m’en assurerai dès que vous aurez soulevé cette plaque pour moi, messieurs.
— Vous avez vu des patrouilles dans les rues ? demanda Kalten.
— Que non point, doux sire, répondit Xanetia. Des siècles d’isolement ont manifestement émoussé la vigilance des Cynesgans responsables de la défense de l’enceinte extérieure.
— Le rêve de tout cambrioleur, murmura Talen. Je pourrais faire fortune dans cette ville.
— Et que volerais-tu ? demanda Aphraël. Les Cyrgaïs ne croient ni à l’or ni à l’argent. Ils n’ont même pas de monnaie.
— C’est monstrueux !
— Bon, nous parlerons économie une autre fois. Pour l’instant, je m’intéresse à leur mode d’approvisionnement en eau.
— Espèce d’idiot ! tonna la reine Betuana, jetant à bas le deuil rituel dans lequel elle se drapait splendidement.
— Nous devions nous en assurer, Betuana-reine, répondit Engessa. Et je me refuse à envoyer un homme là où je ne saurais aller moi-même.
— Je suis très mécontente, Engessa-Atan ! Ta rencontre avec les guerriers de Klæl ne t’a donc rien appris ? Et s’ils t’avaient surpris à l’entrée de la grotte, tu les aurais à nouveau affrontés seul ?
— Il était peu probable qu’ils agissent ainsi, répondit-il avec raideur. Le messager d’Aphraël nous a dit que les Klæl-bêtes se réfugiaient dans les grottes afin d’y respirer un air différent. L’air à l’entrée de la grotte était le même qu’au-dehors. De toute façon, ce n’est pas le problème. C’est fait, et il n’en est rien résulté de mal.
Elle fit un effort pour se contrôler.
— Et qu’as-tu prouvé par cette folle témérité, Engessa-Atan ?
— Que les Klæl-bêtes ont scellé la grotte à l’aide d’une paroi d’acier, Betuana-reine. On peut penser qu’il est possible de l’ouvrir d’une façon ou d’une autre. Les Klæl-bêtes pénètrent à quelques centaines de pas dans la grotte, referment la barrière, respirent à leur aise pendant un moment. Puis ils ressortent et donnent à nouveau l’assaut.
— Cette information valait-elle que tu risques ta vie ?
— L’avenir, ma reine, le dira. La tactique mise au point par Kring-domi nous met hors de portée des Klæl-bêtes, mais je n’aime pas fuir ainsi.
Les yeux de Betuana se durcirent encore.
— Moi non plus, convint-elle. Je déshonore la mémoire de mon époux chaque fois que je tourne les talons et prends la fuite.
— D’après le cousin d’Aphraël, Khalad-écuyer aurait découvert qu’on peut faire brûler le mélange formé par notre air et celui que respirent les Klæl-bêtes.
— Je n’ai jamais vu brûler de l’air.
— Moi non plus. Si le piège que j’ai tendu aux Klæl-bêtes marche, nous le verrons peut-être tous les deux.
— De quel genre de piège s’agit-il, Engessa-Atan ?
— Une lanterne, ma reine. Une lanterne bien cachée. Je l’ai refermée de sorte que les Klæl-bêtes ne voient pas la lumière quand ils ouvriront leur porte d’acier, en ressortant. Sans qu’ils le voient, leur air se mêlera au nôtre et le mélange se fraiera un chemin jusqu’à la chandelle allumée dans la lanterne. Nous saurons alors si Khalad-écuyer a dit vrai.
— Nous attendrons donc qu’ils rouvrent cette porte. Je ne partirai pas d’ici avant de savoir si cet air qui brûle les a tués. Comme dit Ulath-chevalier, seul un fou laisse des ennemis vivants derrière lui.
Ils se tapirent derrière une surrection rocheuse et attendirent, les yeux braqués sur l’entrée de la grotte à peine visible à la lumière des étoiles.
— Il est à craindre, Betuana-Reine, qu’ils ne ressortent pas tout de suite, nota Engessa.
— Engessa-Atan, dit fermement Betuana, je pense depuis longtemps que ce formalisme est déplacé entre nous. Nous sommes des soldats, et des camarades. Tu voudras bien t’adresser à moi comme il convient entre des soldats et des camarades.
— À tes ordres, Betuana-Atana.
Ils patientèrent ainsi en guettant la faille noire ouverte dans la paroi du pic. Soudain, un grondement sourd, profond, stupéfiant ébranla le silence, fit trembler le sol, et un gigantesque geyser de flammes jaillit de la grotte, calcinant les maigres broussailles accrochées au sol. Le feu rugit un long moment, puis il se calma peu à peu et s’apaisa définitivement.
Engessa et sa reine contemplèrent le spectacle jusqu’au bout en ouvrant de grands yeux. Quand ce fut fini, Betuana se leva et dit d’un petit ton détaché :
— Eh bien, maintenant, j’ai vu brûler de l’air. Ça valait le coup d’attendre. C’est un bon piège que tu as posé là, Engessa-Atan, dit-elle en souriant à son camarade encore un peu ébranlé. Hâtons-nous à présent de rejoindre les Trolls. Nous devons être à Cyrga avant le matin.
— À tes ordres, Betuana-Atana, répondit-il.
— Tous ensemble, à trois, fit Émouchet en prenant l’anneau à deux mains. Essayez de ne pas faire de bruit en la reposant. Très bien : un, deux…
Kalten, Bévier, Mirtaï et Émouchet bandèrent leurs muscles, soulevèrent la lourde plaque de fer rouillé incrustée dans les vieux pavés usés et la déplacèrent latéralement, découvrant partiellement le grand trou carré.
— On pose, fit Émouchet entre ses dents. Doucement ! Ils déposèrent délicatement le couvercle sur les pierres.
— C’est plus facile de cambrioler une maison, souffla Kalten.
— Retournez-vous, ordonna Flûte.
— N’oublie pas de t’habiller, lui rappela Émouchet.
— Ça ne ferait que me gêner. Si ça ne te plaît pas, ne regarde pas, dit-elle d’une voix plus grave, plus profonde. Je reviens tout de suite. Ne vous éloignez pas.
Bévier ferma les yeux de toutes ses forces et remua silencieusement les lèvres comme s’il priait avec ferveur.
Ils attendirent pendant un moment qui leur parut interminable. Puis ils entendirent un bruit d’éclaboussure loin, en bas. Le clapotis était accompagné par un rire étouffé.
— Ça va ? murmura Talen en s’agenouillant au bord du puits.
— Très bien.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
— Les Cyrgaïs. Je n’aurais jamais cru qu’ils puissent être aussi bêtes. L’eau jaillit d’une source artésienne, tout près du mur d’enceinte. Ils ont construit une espèce de citerne autour, puis ils ont creusé un tunnel qui passe sous le mur intérieur et amène l’eau à un très grand bassin situé sous le pain de sucre qui constitue le socle de la ville haute.
— Et alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, jusque-là. Ils ont compris que leur approvisionnement en eau était un point faible. Ils ont pris bien soin de construire un treillage de pierre à la sortie du tunnel. Personne ne risque d’y entrer à partir de la citerne. Ce puits a dû être fait par la suite, sans doute pour leur permettre de nettoyer la canalisation.
— Ce qui paraît normal. C’est de l’eau potable, après tout.
— Oui, mais quand ils ont creusé le puits, ils ont oublié quelque chose. L’autre bout de la canalisation, dans la ville haute, est ouvert à tous les vents. Il n’y a ni barreaux, ni treillis, ni chaînes, rien.
— Tu veux rire ?
— C’est exactement ce que je faisais tout à l’heure, non ?
— Ce sera plus facile que je ne pensais, conclut Kalten. Le courant est rapide ? demanda-t-il tout bas en scrutant les ténèbres du puits.
— Assez rapide, mais c’est aussi bien. Comme ça, vous n’aurez pas à retenir votre souffle trop longtemps.
— Comment ? fit-il en s’étranglant.
— Retenir votre souffle. Pour nager sous l’eau.
— En ce qui me concerne, c’est hors de question, répondit-il d’une voix atone. Je nagerais en armure, s’il le fallait, mais pas sous l’eau. Ça me panique.
— Il dit vrai, Aphraël, confirma Émouchet. Dès qu’il a la tête sous l’eau, il se met à hurler.
— Impossible. Il se noierait.
— Exactement. Je ne sais combien de fois j’ai dû lui marcher sur la poitrine pour lui faire recracher l’eau qu’il avait avalée. Ça arrivait tout le temps quand nous étions gamins.
— Il ne manquait plus que ça…, soupira-t-elle en levant les yeux au ciel.